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Lors de la préparation de ce numéro intitulé « Mixité conjugale et définition de soi », une des propositions qui nous était faite était d’explorer les références culturelles nouvelles des couples mixtes par rapport à leurs « groupes d’origine ». Or il me semble essentiel de relever le fait que, concernant les acteurs de la mixité conjugale, l’existence de « groupes d’origine » est un présupposé complexe qu’il faudrait tenter d’élucider; personnellement, on m’en attribue plusieurs – mais si je ne les ressens pas toujours comme « miens » je ne les ressens en tout cas pas du tout comme incompatibles. Pourquoi faudrait-il choisir? Pourquoi ne pourrait-on choisir selon les circonstances, sans être catalogué une fois pour toutes?

C’est ici que se fait sentir le besoin d’une épistémologie de la mixité, la nécessité de faire l’historique des notions. C’est ce que je vais tenter de faire en privilégiant deux aspects : la sociologie du langage et la littérature sociologique consacrée à la question de la mixité conjugale, essentiellement en contexte français, depuis le milieu du vingtième siècle. Mais d’abord je voudrais revenir sur ma propre implication dans le domaine; car tout comme la grande histoire, nos histoires personnelles et notre subjectivité influent sur nos objets de recherche.

1. Mon rapport personnel à l’objet « mixité conjugale »

Il y a une vingtaine d’années, Jean-Pierre Vernant affirmait devant nous[1] qu’au sein de la Résistance française (en 1942), ses camarades et lui n’attachaient aucune importance aux origines personnelles, que seul comptait l’engagement des uns et des autres dans la défense des valeurs humaines contre la barbarie. Et en effet, l’identité (les origines) n’a pas toujours été le problème – politique, en France, et donc personnel – qu’elle est devenue depuis plus d’un demi-siècle. Comme Amin Maalouf le dit dans Les identités meurtrières (1998), si l’insistance des gens à vouloir savoir « ce qu’il se sent au fin fond de lui-même » l’a longtemps fait sourire, il ne sourit plus. C’est trop grave.

Mes parents (père hongrois, mère allemande, un couple « mixte », donc) n’attachaient ni plus ni moins de valeur aux religions différentes qu’aux diverses langues de leurs familles : elles pouvaient être considérées comme des sources objectives de richesses éventuelles, mais sans que la transmission n’en soit rendue ni obligatoire ni nécessaire. J’explique leur point de vue – en les idéalisant certainement! – non seulement par l'indifférence relative qu'ils éprouvaient par rapport à ces facteurs – comme c’est le cas de la plupart des couples mixtes qui se forment et qui ont déjà pris une certaine distance par rapport à leurs histoires familiales (Karady, 1985) –, mais par le respect profond qu’ils avaient de leur enfant, qui n’avait nullement besoin d’hériter d’eux autre chose que la joie de vivre et la capacité de faire ses propres expériences. Ils m’ont légué leur expérience du déracinement, mais ce n’était pas une souffrance. Ils étaient aventureux et confiants – aucun regard en arrière, seulement l’anticipation d’un avenir toujours meilleur que seule la mort viendrait contrecarrer (sans que cela soit une raison suffisante de désespérer). Mais leurs attitudes s’expliquent également par l’air du temps, c’est-à-dire par la « masse de sentiments » dont parle John Stuart Mill[2], qu’on appelle aujourd’hui opinion publique ou sentiment général d’une époque, largement partagé, surtout quand les médias s’en mêlent. Les préoccupations identitaires qui nous semblent si naturelles et inévitables ne les préoccupaient pas à « leur époque »; ces préoccupations ont donc une histoire.

Ma dernière contribution en la matière est une interrogation : Mettre la mixité à la place de l’origine? (Varro, 2008). En effet, mes recherches ont débouché sur la mise en doute radicale de la notion d’origine, non pas comme élément descriptif (incontestable), mais comme analyseur principal des destins individuels. Car d’abord, l’origine (ou groupe d’origine) au singulier est une simplification outrancière et, ensuite, la notion annule le principe de libre arbitre – la liberté tout court – que chaque individu est en droit de revendiquer. Or l'expérience de la mixité nous libère des encombrements que constituent les appartenances.

1. 1 Ma première recherche : un sujet ambigu?

De mes propres recherches, je peux dire que c’est l’essai de John Stuart Mill, On the Subjection of Women (1869), qui en constitue le véritable fond philosophique. La subordination juridique d'un sexe à l'autre devrait, écrit-il, « être remplacée par un principe de parfaite égalité ». Mais il ajoute que la difficulté réside dans la « masse de sentiments » qui s’y oppose, qui résiste et nous fait comprendre pourquoi les « barbarismes auxquels les hommes s'accrochent depuis si longtemps » continuent à protéger les anciennes coutumes et institutions au-delà des avancées modernes d’une société.

Ma thèse (1981) portait en premier lieu sur cette subordination d’un sexe à l’autre, à savoir sur l’épreuve de force homme-femme dans le couple, en prenant comme terrain le couple franco-américain (qui reflétait ma propre situation à l’époque[3]). L’éditeur qui a conçu la couverture du livre (Varro, 1984), où l’on voit le symbole du féminisme sur fond bleu-blanc-rouge, ne s’y est pas trompé. La femme transplantée en France, triplement minorisée, en tant que femme, en tant qu’épouse et en tant qu’étrangère, était bien en état de subordination, une mineure dans tous les sens du terme par rapport au mari et à la famille. Mais l’ouvrage a été d’emblée perçu comme une étude du mariage « mixte » et assimilé à ce champ de recherches, lui-même absorbé dans la sociologie de l’immigration; sa dimension féministe – et par conséquent sa dénonciation de la domination masculine dans le couple – y a été quelque peu noyée.

Mon objet (sujet) avait également un fond littéraire, non seulement à cause de mes propres goûts et références, mais parce que l’histoire de l’Américaine en proie au séducteur européen, notamment français, était un grand classique de la littérature popularisée outre-Atlantique, entre autres par Henry James (1878, 1881) et Edith Wharton (1920). Concernant les situations réelles sur le terrain, ce qu’il faut souligner du point de vue philosophique aussi bien que littéraire, c’est que même lorsque les États-nations dont proviennent les conjoints paraissent être sur un pied d’égalité sur le plan international – les États-Unis en tant que puissance économique, la France comme puissance culturelle, par exemple –, l’inégalité dans les rapports sociaux de sexe l’emporte.

Enfin, le sujet était éminemment sociologique, en ce que les rapports sociaux de sexe reproduisent ou vont de pair avec les autres rapports d’oppression sociale et politique, comme les analyses de Kingsley Davis et de Robert Merton l'avaient démontré dès 1941.

1. 2. Évolution de la problématique à travers le temps

Au départ, mon objectif était donc d’étudier l’épreuve de force observée au sein des couples formés par des Français et des Nord-Américaines résidant en France. L’instrument choisi pour mesurer leurs rapports conjugaux était le bilinguisme des enfants. Car, comme un haut niveau de bilinguisme atteint par un enfant avant l’âge de onze ans renvoie à des choix concrets – notamment les langues que lui parleront les parents et le pays où il ou elle passera ses grandes vacances – et qu’à leur tour, ces choix dépendent des rapports conjugaux plus ou moins égalitaires des parents, l’analyse des configurations présentes dans le groupe étudié[4] a permis de formuler un certain nombre d’hypothèses. Une de celles-ci était que s’il n’existe pas de spécificité des couples mixtes et de leurs enfants à proprement parler, l’observation de familles « mixtes » permet de décrire la relation conjugale et le fonctionnement des familles en général. On a ainsi pu parler de la fonction « laboratoire » des familles mixtes.

Ce point de vue généraliste signifiait qu’idéologiquement et objectivement, j’étais en train d’oeuvrer en faveur d’un modèle universaliste – le « modèle républicain français » en l’occurrence – qui minimise les différences culturelles et souligne les points de rapprochement entre individus (et familles). J’ai insisté sur cette approche pendant plusieurs années, tout en admettant les inégalités qui interdisent de mettre sur le même plan des couples économiquement et socialement favorisés et ceux que la pauvreté, la législation et les médias discriminent (Philippe et Varro, 1994; Barats, 1996; Philippe, 1998).

1.2.1 Des prises de conscience

Par la suite, mon point de vue « universaliste » s’est progressivement complexifié, pour diverses raisons. La pratique de l’analyse du discours et le contact avec les théories fortes de la sociologie du langage – telles que le « marqué » et le « non marqué »[5] ou la « performativité du langage »[6] – m’ont fait prendre conscience de ce que ma posture avait d’illusoire (d’idéologique). Mais la prise de conscience la plus importante était sans doute de me rendre compte que mon approche était celle d’une « majoritaire » : bien que femme et bien que d’origine étrangère, mon appartenance socio-économique – héritée (de mes parents) ou acquise (par mes diplômes) – fait qu’en France je fais partie des « majoritaires non marqués » ou, pour parler plus clairement, non stigmatisés; seuls des « blancs » – socialement non marqués – peuvent ignorer la performativité d’une couleur de peau dans la société française, c’est-à-dire les conséquences qu’elle entraîne pour le sujet, que Myriam Perregaux analyse ainsi : « [...] le concept de whiteness, utilisé politiquement, représente dans sa généralité un système de relations de pouvoir dans lequel certains, de par la couleur symbolique de leur peau, sont privilégiés par rapport à d’autres. Et ceci est valable également pour d’autres sociétés, outre la société britannique » (Perregaux, 2001).

J’ai tenté de formuler cette transformation de mon point de vue dans mon dernier livre (Varro, 2003), où la mixité est devenue l’affirmation d’une égalité postulée et recherchée, sans que les particularismes individuels ne soient niés ou sous-estimés.

1.2.2 Importance du contexte historique, social et politique

Une autre prise de conscience, la plus difficile sans doute à admettre, concerne l’obligation de reconnaître que nos plus intimes convictions sont déterminées par le contexte politique et historique dans lequel nous évoluons, autrement dit que nous sommes produits par notre temps. Contrairement à ce que les tenants du modèle universaliste français ont longtemps prétendu, le constat qui s’impose désormais est que des spécificités existent bel et bien chez des enfants de couples mixtes, comme le montrent les travaux de Beate Collet et Emmanuelle Santelli (2012) sur les choix conjugaux des descendants d’immigrés maghrébins, ou ceux d’Anne Unterreiner (2011) sur les performances scolaires d’enfants de couples mixtes. On ne peut plus dire que les préoccupations identitaires des sujets ne sont que l’effet d’une « aliénation »; elles reflètent les réalités sociopolitiques d’aujourd’hui. Mais comment cela s’est-il produit? Qu’est-ce qui a changé? Le contexte a changé et la réalité est devenue autre.

Nous allons essayer de voir comment une nouvelle réalité a pu advenir en faisant un retour sur la littérature sociologique en la matière. Il faut d’abord insister sur le fait que la conscience de l’importance déterminante du contexte (de l’air du temps) s’impose dans tous les cas, à tout objet de recherche. Insister sur la nécessité de se souvenir qu’il y avait un autre temps, d’autres contextes (en France même), où l’identité personnelle et les origines n’avaient « pas d’importance », non parce qu’elles n’existaient pas, mais parce que d’autres thèmes focalisaient l’attention, occupaient les esprits et le devant de la scène, précisément à cause du contexte différent. Comme l’identité, la mixité est relative au temps et à l’espace. Elle est plus subjective qu’objective; mais souvent les couples sont renvoyés par leur entourage à des appartenances qui sont le fruit d’une simplification.

2. Apports de la sociologie du langage

L'identification passe par le langage : désignation des groupes, des langues et des nations, mais aussi de soi et des autres. La nomination fait advenir des réalités, exprime des solidarités et des inimitiés, crée – ou supprime – des frontières. C'est pourquoi il est indispensable, avant de parler des diverses manifestations de la « mixité », de préciser les termes employés. Il est vain de chercher des définitions définitives; la langue étant chose vivante, c'est le destin du dictionnaire d'être changeant et lacunaire. Mais comme archive, il est intéressant : il permet d'entrevoir la vie sociale d'une époque donnée, de saisir quelques-unes des facettes de sens qui se sont attachées à tel fait social à tel moment de l'histoire. Cette idée est centrale : c'est le sens qui vient aux mots, dans le processus de leur énonciation, de leur usage, non les mots qui contiennent le sens, bien qu'ils ne soient pas vierges au moment de leur emploi. Nous allons examiner non ce qu'un terme « contient », mais ce qu'il a construit – et ce qu'il pourrait construire.

2. 1 Qu’entend-on par mixte et mixité?

Réfléchissant aux faits sociaux que le lexique de la mixité met en place, on constate qu'il figure dans de nombreux domaines de la vie sociale : choix du conjoint-conjointe, famille, identité personnelle, éducation, politique, etc. Mais son utilisation a véhiculé ou fait naître des notions qui affectent les rapports sociaux dans un sens qui n’est pas toujours positif. Le mot « mixte » et ceux qui lui sont associés ont un passé sulfureux. Ils ont servi à stigmatiser des couples (officiellement) interdits : Juifs et Chrétiens pendant la période nazie, Blancs et Noirs dans les régimes d'apartheid (en Afrique du Sud jusqu'en 1993, dans certains états des États-Unis jusqu'en 1967). Métis, sang-mêlé, mulâtres, toute une partie de la classification française coloniale et esclavagiste s'y retrouve. Devant un tel passif, on peut se demander s'il est souhaitable même de persévérer dans l'emploi de l'expression, notamment dans la recherche. L'utilisation des termes mixte et mixité, qui s'intensifie actuellement en français, doit susciter la curiosité quant aux situations qui mobilisent ces termes et aux effets qu'ils produisent, à savoir leur performativité.

La performativité du langage est la distinction développée par le linguiste John Austin en 1962, à savoir l'opposition entre ce qu'il a appelé les énoncés constatifs (la description d'un événement), et les énoncés performatifs, qui sont autant d'actes effectifs (comme l'acte de promettre). Depuis sa découverte, les chercheurs ont remarqué qu'il y a très peu de mots qui soient purement descriptifs, que la plupart, surtout les catégories et les désignations, sont lourds de significations déjà là. Les termes n'ont pas seulement des retombées concrètes dans la vie quotidienne, mais contribuent à construire et à perpétuer des réalités sociales et personnelles. Loin d'être simplement descriptives, les désignations sont donc « performatives ». Tel est, par exemple, le cas du terme « couple mixte ».

2.1.1 Le mot et la chose

La difficulté la plus redoutable consiste à maintenir le cap entre « le mot et la chose », entre le mot et le référent, entre les définitions et les usages. En faisant le tour des exemples de mixité, on est amené à dépasser l'opposition binaire mixte-non mixte, parce que toutes les histoires individuelles sont des histoires de rencontres et de mélanges qui doivent composer pour coexister. Reconnaissant que tout le monde et tous les couples (y compris de même sexe) sont « mixtes », c'est enterrer l'illusion nostalgique d'une « pureté et d'une unité originelles » qui n'ont jamais existé. Il faut se rendre à l’évidence aussi qu'aucune mixité matrimoniale, amicale ou de voisinage ne peut empêcher les guerres. Dire le contraire relèverait d'un idéalisme béat, comme Sarajevo, une ville symbolique de notre temps, nous en a fait prendre conscience (Varro, dir., 2005). Dans des situations extrêmes où des populations s'opposent, la mixité devient difficile. Même lorsque « les armes se sont tues », le séparatisme perdure, opposant des dominants et des dominés, les premiers tirant gloire du fait d'être le « pôle non marqué » de la population, dans la norme parce que non mixtes ou majoritaires.

2.1.2 Bref historique du mot « mixte »

Des expressions composées avec l'adjectif « mixte » existent en français depuis le Moyen Âge. Emprunté vers 1120 au latin mixtus, participe passé adjectivé de miscere « mêler, mélanger » (qui a également donné le mot « métissage »), le mot « s'est répandu dans les lexiques spécialisés, en droit, en mathématique, en navigation, en bourse. Aujourd'hui, l'adjectif est employé au sens de “formé de personnes des deux sexes” (1887, école mixte) » (Dictionnaire historique de la langue française, 1992).

Pour les lexicologues, le terme mixte signifie « composé de plusieurs choses de différente nature ». L'expression « mariage mixte » figure dans le Littré (1959) à l'article mariage, dans une énumération primesautière : « mariage de conscience; in extremis; de la main gauche; sur la croix de l'épée; à la gaumine. Mariage mixte : celui qui est contracté par des personnes de religions ou de communions différentes ». À signaler, le sympathique « mariage républicain : supplice imaginé à Nantes par Carrier, consistant à jeter dans la Loire un homme et une femme attachés ensemble »!

2.1.3 Mixité et genre – religion – « race » – nationalité : un continuum?

La mixité comme rencontre des deux sexes n'est pas réservée au domaine scolaire et concerne toutes les sociétés ayant adopté la Déclaration universelle des droits de l'homme. Pourtant, l'évidence de la coprésence d’hommes et de femmes que la mixité désigne couramment a été remise en cause par le mouvement des femmes des années 1970, puisque c'était la non-mixité, justement, qui était l'une de leurs premières exigences : les réunions devaient être non mixtes, pour libérer la parole des femmes, inhibée dès qu'un seul homme était présent. En revendiquant la non-mixité, les féministes ont mis en lumière les rapports des sexes inégaux existants et le système d'oppression d'un sexe par l'autre à l'oeuvre dans la société globale. Aujourd'hui, la mixité au sens de coprésence des sexes s'est stabilisée par « figement » (école mixte, groupe mixte); par là même le terme est devenu disponible pour d'autres usages. L'expression mixité scolaire peut aujourd’hui prendre, par exemple, le sens de « brassage social », sans pour autant que son premier sens de « co-présence des sexes » ne soit perdu. De même, comme la mixité est supposée aller de soi dans tout mariage, le mariage mixte marque d'autres différences que la différence sexuelle (religion, « race », nationalité…). Ce qui était dit par l'adjectif mixte accolé à mariage était d'abord une différence de confessions entre conjoints « de religions ou de communions différentes ». Cet usage se retrouve chez les historiens de l'ancien droit : dès 1547, contre les thèses protestantes, le mariage catholique avait été proclamé « sacrement » et l'accord des époux devait être solennisé par la présence de leur propre curé et de deux témoins. Une difficulté survenait souvent en cas de mariage mixte ou même de mariage entre deux protestants, car la présence du curé était nécessaire à la validité de tout mariage. En outre, le terme n'était pas employé pour parler des unions entre chrétiens et non baptisés : du point de vue des pères de l'Église, en effet, ceux-ci sortaient de l'humanité et une telle union n'était pas considérée comme « mixte », elle était tout simplement interdite.

Pour le Petit Robert en 1968, l’expression « mariage mixte » n'existait que dans le langage savant et, à l'intérieur de ce registre, l'emploi courant faisait seulement référence à un mariage particulier, celui « entre catholiques et chrétiens d'une autre Église ». Près de trente ans plus tard, en 1994, la définition du Petit Robert avait radicalement changé : « deux personnes de religion, de race ou de nationalité différentes ». On est frappé aussi par l'introduction d'une nouvelle expression pour laquelle le sens donné était exclusivement racial : « couple mixte, formé de personnes de races différentes ». Mais en introduisant le critère de race – entre l'ancien critère religieux et le critère moderne de nationalité[7] – le dictionnaire était-il en fait plus proche de ce à quoi les gens pensaient quand ils employaient le terme couple ou mariage mixte? Le fait de légitimer le sens de « race différente » correspondrait-il en l'occurrence au point de vue d'une société en cours d’ethnicisation (le fait de percevoir et de hiérarchiser des personnes par rapport à leurs origines supposées)?

Depuis les débuts de l'esclavage, et tant que son souvenir perdure, la « race » au sens où on l'entend aujourd'hui a toujours été une réalité sociale en France. Promulgué en 1685 dans les Antilles françaises et en Guyane, le Code noir détaillait le statut et la qualité des esclaves, sans utiliser un vocabulaire racial (mais il allait de soi que les esclaves étaient noirs). Le Code de 1724 (pour la Louisiane) était plus explicite : « Défendons à nos sujets blancs de contracter mariage avec les Noirs. » En 1778, les mariages mixtes furent officiellement interdits en France. L'appartenance raciale a ainsi été un critère officiel en France à certains moments de l’histoire pendant lesquels le mariage « mixte » a été interdit par la loi (par le Code noir dans les colonies, par les lois antijuives sous le régime de Vichy). Après la Déclaration universelle des droits de l'homme (1789), la question s'était posée de savoir si les Juifs étaient des citoyens français. Il a fallu deux ans pour répondre par l'affirmative. La liberté pleine et entière de se marier fut légalement accordée par le Code civil (1804) qui donna préséance au mariage civil par rapport au mariage religieux. Mais cinquante ans plus tard, cette égalité républicaine fut annulée par les lois antijuives promulguées en 1940 et 1941 par le gouvernement de Vichy : une religion fut réinterprétée en termes de « race » et l'appartenance alternative à la race juive ou à la race aryenne est devenue un élément fondamental du statut des personnes.

Dans les instituts de démographie et de la statistique en France, les étrangers sont comptés depuis 1851 sans interruption et la catégorie mariagemixte existe au moins depuis les tableaux du recensement de 1962. Ainsi, l'usage administratif et juridique a conféré une valeur pratique et symbolique à la catégorie mariage – puis couple – « mixte » au sens de français-étranger. Selon des juristes, le « mariage mixte » possède un potentiel de complications en cas de dissolution. Ce qui est en cause n'est pas un jugement de valeur porté sur le couple ni une présupposition de leur rapport de forces inégalitaire, mais le constat que la seule différence de nationalité des conjoints – le fait que l'un des deux soit étranger – entraîne des conséquences spécifiques au sein du système français. Comme chaque conjoint relève d'un système juridique différent, des conflits de lois peuvent se greffer sur (ou occasionner) des conflits de culture. On se rend compte de l'étendue considérable des difficultés qui peuvent surgir entre personnes de cultures juridiques contrastées et de la manière dont ces conflits reflètent (et perpétuent) les différences entre les cultures elles-mêmes (Fulchiron, 1998).

La catégorie statistique et juridique de « mixité » tire sa légitimité du fait objectif de l'union de deux personnes appartenant à deux États différents; tel n'est pas le cas des référents incertains que sont les autres appartenances. Certes, avant la Révolution française, les registres d'état civil étaient tenus par l'Église catholique et l'identité religieuse était alors déclarée et officielle, donc une « réalité objective »; mais ce n'est plus le cas. Cependant, la mixité étatique peut aussi être vue comme une simple façade qui occulterait toutes sortes d'autres distinctions. En effet, le juridique provoque des spéculations sur la culture. Alors, même lorsque toute allusion aux facteurs personnels tels que la race ou la religion semble écartée, la seule nationalité peut entraîner à sa suite une véritable cascade identitaire : sont présupposées chez des conjoints désignés comme « mixtes » des différences religieuses, culturelles, linguistiques, ethniques, etc., dont certaines sont des euphémisations de l'idée de race[8]. L'emploi du terme mixte peut alors donner lieu à un racisme spécifique que Pierre-André Taguieff (1987) a nommé mixophobie (la « haine du métissage »).

2.2 Qu’entend-on aujourd’hui par « couple mixte » en France?

Certes, les couples mixtes ont toujours existé, mais les contextes de leur réception étaient différents. Le terme a deux acceptions principales : officiellement, un couple mixte est composé d’une Française ou d’un Français et d’une personne d’origine étrangère; mais sur le terrain – dans l’opinion de l’« homme de la rue », pilotée par les médias – un couple mixte est composé de deux personnes dont l’alliance suscite les « réactions du milieu » (Bensimon et Lautman, 1977), ce qui peut concerner n’importe quelle différence. Par ailleurs, la définition statistique de l’INSEE (1994, 1997) s’est récemment étendue aux couples formés par une Française ou un Français et une personne immigrée, même lorsque cette personne a acquis la nationalité française. Le social (subjectif) a pris le pas sur le juridique et l’administratif.

Les statistiques des mariages sont en outre faussées du fait de la désaffection pour l’institution du mariage au sein de la population française, alors que pour un couple franco-étranger en France, le mariage est souvent obligatoire si le couple veut pouvoir continuer à y vivre ensemble. De ce fait, il y a eu, jusqu’en 2003 – proportionnellement, par rapport à l'ensemble des mariages – de plus en plus de mariages mixtes; ce pourcentage décroît depuis, sans doute à cause des obstacles au mariage mixte érigés par le législateur, surtout depuis 1993 (voir plus loin la note 9 et le tableau en annexe). Depuis 2007, le pourcentage des mariages mixtes célébrés chaque année en France – en baisse depuis les 17 % atteints en 2003 – tend à se stabiliser autour de 13 %; pour mémoire, on peut rappeler qu’il y a trente ans, l’Insee ne comptait que 6 % de mariages mixtes célébrés dans l’année (en 1979). Cependant, si on compte tous les couples mixtes résidant en France en prenant en considération non leur nationalité mais leur lieu de naissance, alors « 44,5  % des hommes et 39,6 % des femmes nés à l’étranger ont un conjoint né en France » (Filhon et Varro, 2005).

2. 3 Un regard plus optimiste sur « mixte » et « mixité »

Les termes circulent, employés de façon « interne » par les acteurs sociaux pour désigner des réalités qu'ils vivent et que le discours officiel cristallise de façon « externe » à certains moments, leur donnant une dimension institutionnelle (objective) qui, aux yeux des usagers, conforte leurs croyances personnelles. Les causes de l'allergie que peut provoquer chez certains l'emploi de ces termes sont à chercher dans la chaîne sémantique qui les relie de longue date aux approches naturalistes, au déterminisme darwinien et autres taxinomies qui ont mené à des idéologies totalitaires et meurtrières. En fait, l'amalgame dans le dictionnaire entre mixité et race (voir ci-dessus) reflète assez fidèlement la situation sur le terrain : il est clair qu'un fossé existe entre la catégorisation juridicoadministrative et celles des usagers, chez qui couple mixte sert à désigner un grand nombre de facteurs d'hétérogamie, ceux évoqués plus haut, mais aussi des disparités d'âge, de statuts socio-économiques, de classes sociales, etc.

Il faut donc constamment réinterroger le terme : construit-il la différence et la séparation ou le rapprochement et l'union? Sommes-nous devant un glissement de sens, où mixte renverrait à la chaîne de signifiants qui prend son origine dans les sciences naturelles (Buffon parlait d’une « espèce mixte ») ou peut-on aujourd'hui louer ses capacités d'extension, qui, autorisant le mélange et la combinaison au lieu d'imposer des choix exclusifs, favoriserait la reconnaissance d'une réalité complexe, à la fois sur le plan social et individuel? La mixité représenterait-elle finalement une valeur positive? Contrairement à son histoire, souvent faite de discriminations et de souffrances, sur le plan langagier le terme présuppose plutôt un rapport égalitaire, les éléments en présence étant différents mais égaux ou en tout cas pas nécessairement inégaux. L'adjectif mixte et la notion de mixité, donc, signalent bien une différence par rapport à un fait social « non marqué », mais dans une opposition qui n'annule pas l'égalité catégorielle des partenaires (Achard, 1998).

3. Les points de vue adoptés dans les travaux français à travers le temps

La plupart des sociologues ont eu en commun de souligner les problèmes et difficultés des couples, et lorsqu’une approche positive était adoptée, c’était souvent pour affirmer que le mariage avec une Française ou un Français « prouve » l'intégration du conjoint étranger. Interprétation communément partagée par des sociologues et historiens de l’immigration, certains ont même avancé l’hypothèse que le couple mixte symbolise la société pluriculturelle et voient les conjoints comme des « représentants » de leurs pays d'origine (c'est une idée assez répandue également parmi les couples). Michèle Tribalat (1995) insiste sur l'assimilation réussie des enfants d'immigrés entre autres par le mariage avec une Française ou un Français « de souche » (expression qu’elle a contribué à remettre en circulation). Peu à peu, cependant, l'interprétation s’est complexifiée. Des études ont montré que la « mixité » n’implique pas nécessairement des étrangers, mais commence dès que l’on sort de chez soi (Talmon, 1970), puis que la mixité implique un rapport majoritaire-minoritaire ou dominant-dominé (un grand nombre d’études insistent sur ce fait), puis au contraire qu’elle peut fonder une éthique d’égalité (Achard, 1998).

Mais quel que soit le point de vue adopté, les réalités sociales, juridiques et administratives incluent un certain degré de xénophobie[9] qui complique la vie des étrangers, des immigrés et des couples mixtes. Cette xénophobie est certes exacerbée en temps de crises économiques ou de guerres, mais même en temps de paix, elle ne disparaît pas. On a relevé une phobie similaire à propos du bilinguisme. Les deux phénomènes, bilinguisme et mixité, renvoient selon moi au mythe du Un, disparu à tout jamais et qu’on chercherait vainement (depuis Platon) à retrouver (Nancy, 1992). L’illusion de l’unité, incarnée dans celle de la race pure et sans mélange, est à la base du nationalisme radical qui, après les autres génocides du 20e siècle, a mené à la purification ethnique (Krieg-Planque, 2003) en Bosnie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire – le terme « ivoirité » y a connu un certain succès. La mixité du couple, dans laquelle se réactualise l’étymologie du mot latin (dont l’autre branche est celle du « métissage »), conjugue toutes les craintes.

C’est sans doute en tant qu’ils sont emblématiques, même en temps de paix, que les couples mixtes se trouvent en butte aux brimades les plus officielles, y compris dans la France républicaine, comme en témoigne la succession des lois antiétran-gers/antimixité adoptées ou en projet. L’essentiel des dispositions législatives concernant les étrangers figure dans l’ordonnance du 2 novembre 1945, modifiée depuis 1974 par de nombreuses lois, dont les plus médiatisées ont répandu la notion du mariage « blanc » (frauduleux), qui jette la suspicion sur l’ensemble des couples mixtes[10].

3. 1 Quelques repères dans les recherches sur la mixité conjugale

Après la Seconde Guerre mondiale, les études sur les identités sociales, culturelles (religieuses) et ethniques (raciales) se sont multipliées en France comme outre-Atlantique. L’année 1950 peut servir de jalon chronologique pour les recherches françaises sur la mixité conjugale. Il ne s’agit pas de refaire ici le bilan sur la question; je l’avais tenté dans ma thèse de 1981 (comme tous les auteurs de thèses le font systématiquement, bien sûr) et nous disposons de recensements récents (cf. par exemple Le Gall, 2003). Je voudrais par contre esquisser la série de prises de conscience qui ont eu un impact sur la réflexion et ont abouti au point où, il me semble, nous nous trouvons aujourd’hui concernant la mixité conjugale.

On a d'abord pris conscience du grand nombre de définitions de la « culture » – plus de cent chez Kroeber et Kluckhon en 1952 – avec, pour effet secondaire, la prise de conscience de l'ethnocentrisme sous-jacent aux institutions nationales : la même année, en France, Frantz Fanon publie Peaux noires, masques blancs, exposé fondamental des effets du colonialisme sur le développement de la psyché et de l’identité des colonisés antillais, aliénées dans celles de l’« homme blanc ».

Cependant, avec les études[11] que publient Alain Girard et Jean Stoedzel en 1953 et 1954, ce n’est pas une prise de conscience qui s’est opérée, mais une prise de pouvoir, dont les effets se font sentir jusqu’à nos jours, puisque le mariage mixte est encore interprété aujourd’hui comme un indice d’intégration. Se fondant sur un sondage d'opinion de 1950 et forts de leur autorité d’experts reconnus (respectivement de l’Institut national d’études démographiques – INED, et de la Sorbonne), le démographe et le psychosociologue affirment que le mariage mixte démontre la « fusion » de la deuxième génération italienne et polonaise en France et qu'il est « le plus sûr indice de leur assimilation culturelle et de leur francisation ». L’année suivante, l’étude s’étend aux Algériens. La guerre d'Algérie avait éclaté en 1952 et les travailleurs algériens étaient en France dès avant la Première Guerre mondiale. Mais, bien que ceux-ci soient « sujets français », Girard et Stoedzel justifient leur inclusion parmi les étrangers en invoquant les différences ethniques et religieuses. En outre, ils notent « très peu de cas de familles mixtes » parmi eux : serait-ce un indice de défaut d’assimilation?

On voit là à la fois l’amalgame opéré entre données objectives (sociologiques) et subjectives (attitudes…) ainsi que l’introduction insidieuse des données d’opinion dans les interprétations et conclusions des experts, adossées à un appareillage statistique censé garantir leur scientificité. Parallèlement, pendant les années 1950, une tradition d'investigation des couples mixtes s'installe également de l’autre côté de la Méditerranée au sujet des mariages franco-maghrébins, dans le cadre des Cahiers nord-africains (revue qui en France deviendra Hommes et Migrations). En métropole, des romans rendent palpable l’expérience individuelle des situations. En 1955, Albert Memmi publie Agar, roman tragique de l’union d’une Alsacienne catholique avec un Tunisien juif, que l’arrivée d’un enfant jette dans la tourmente pour des raisons internes – familiales et personnelles. En 1967, Élise, ou la vraie vie de Claire Etcherelli décrit la situation d’un couple franco-algérien à Paris en pleine guerre d'Algérie, tragique pour des causes externes – sociales et politiques.

Dans son ouvrage de 1964, Le choix du conjoint, considéré comme fondateur des recherches sur la conjugalité en France, A. Girard définit le mariage mixte comme interracial, en précisant qu’il doit inclure d'autres caractères, tels que la religion et la nationalité des conjoints. Dans mon ouvrage de 2003, j’ai émis l’hypothèse qu’en exploitant l’enquête nationale de 1959 qui lui a servi de corpus, A. Girard avait été influencé par la littérature nord-américaine sur les mariages mixtes, ce qui expliquerait pourquoi l’idée de race avait fait son apparition dans sa théorisation (alors qu’elle ne figurait pas dans les données de l’enquête française). On assiste là à une confusion entre données quantitatives (la différence de nationalités des conjoints) et celles qu’on ne peut connaître en France que par des enquêtes qualitatives partielles (différence de confessions, d’ethnies, de « races »…), mais qui à coup sûr jouent dans les présupposés qui circulent dans l’espace social sur la conjugalité mixte comme renvoyant à des unions hors-normes, voire anormales.

3. 2 Profondeur historique des recherches

La préoccupation de l'INED concernant l'assimilation des étrangers s'insère dans un ensemble d'enquêtes qui remontent à 1946 (voir Bertaux, 2000). Mais la préoccupation de la recherche française généralement parlant est plus ancienne, remontant au 19e siècle pour les historiens (Noiriel, 1988), à 1919 au moins dans les sciences sociales (voir le bilan bibliographique établi par Michel Oriol en 1979). Par ailleurs, la recherche de l’explication – ou de la justification – de ces unions hors-normes fait son miel à cette époque de la notion d’exogamie « névrotique » utilisée par le psychanalyste Karl Abraham en 1913 dans un tout autre contexte. Cinquante ans plus tard, une étude américaine note le manque de recherches sur la psychopathologie du mariage mixte (Lehrman, 1967); comme l’indique le bilan d'études effectué par Annemarie Hamad en 1982, cette notion a eu une certaine postérité en France. Mais c’est essentiellement sur le plan politique et médiatique que l’on peut repérer l’impact sur la société française de la notion d’une mixité conjugale « pathologique » : avec la montée en puissance de l’extrême droite, le milieu des années 1970 a vu l’explosion du thème de l’immigration et sa cohorte de « problèmes », dont les effets sur la population dans son ensemble – en termes de présupposés, de préventions et de préjugés (Allal et al., 1977) – perdurent jusqu’à nos jours et les pathologies figurent en bonne place.

En 1980, Léon Poliakov publie Le couple interdit. Entretiens sur le racisme (altérité socio-culturelle et sexualité). Les publications sur la mixité matrimoniale s'accélèrent, la plupart étant orientées vers la souffrance de l’humain travaillé par la difficulté du vivre ensemble dans une société conflictuelle. Car on ne peut mettre sous le boisseau les événements politiques et législatifs qui se produisent dans le même temps ni négliger leur impact. L’évocation de la guerre d’Algérie peut suffire à rendre sensibles les difficultés éprouvées par des couples mixtes franco-algériens, à l’instar des couples franco-allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais des recherches ont montré que ces difficultés continuent à produire leurs effets bien après la fin de l’événement proprement dit, voire des générations après que leurs causes immédiates ont disparu (Varro, éd., 1995). Sur le terrain législatif, les couples mixtes figurent comme des fauteurs de troubles : « l’impératif de suspicion » (Barats, 1996) qui frappe les immigrés les affecte dans tous les domaines. Les lois qui se succèdent année après année pour régir l’entrée et la vie des étrangers en France (voir ci-dessus, note 9) contiennent toujours un article visant à contrôler les mariages mixtes.

L'hétérogamie, terme objectif qui désigne une différence d'état civil entre les époux, apparaît donc comme hors-norme et minoritaire. Mais tous les conjoints de nationalités différentes ne se définissent pas comme « mixtes », terme subjectif qui désigne une manière de vivre l’hétérogamie. Lors d’une table ronde sur les « Familles dites mixtes » au Congrès de l'ARIC de 1991, quinze auteurs ont débattu de l'opportunité d'employer le terme. Mais qu’ils l'acceptent ou qu'ils le réfutent, tous les couples où l’une ou l’un des partenaires est immigré sont happés par l’air du temps. Le fait que le numéro sur les « Mariages mixtes » organisé par la revue Hommes et Migrations en juillet 1993 ait suscité plusieurs articles sur la question des mariages « blancs », par exemple, illustre la réalité politique du soupçon qui, de près ou de loin, stigmatise tous les couples mixtes.

Une tangente vers la subjectivité a été prise pendant cette décennie et « l’intime » est entré dans la réflexion sociologique sur le couple, évoquant l’individualisme affirmé et l’amour dans le choix du conjoint-conjointe (Borgogno, 1997; Blin, 1997). Cette tendance – que l’on peut estimer libératrice pour les sujets – se renforce actuellement grâce à des travaux comme ceux de Catherine Therrien (2012). Son orientation anthropologique affirme la volonté de mettre derrière soi la vision négative de l’expérience conjugale mixte en mettant au premier plan ses aspects enrichissants et valorisants. Cette volonté ne devrait pourtant pas empêcher de percevoir les réalités politiques, sociales et juridiques de chaque contexte étudié et qui, en France, demeure source de préjugés et d’inégalités. Comme l’écrit Éric Maurin (2004 : 13) qui part de l’école pour analyser les ségrégations sociospatiales, « la société française était et reste très loin d’un idéal de mixité ».

Conclusion

Depuis plusieurs années déjà, Beate Collet et Emmanuelle Santelli (2003, 2012) creusent l’expérience conjugale des descendants d’immigrés. Leurs recherches actualisent le propos des conjugalités mixtes en suivant les nouvelles générations – qui ne sont plus « mixtes » juridiquement ou administrativement, puisque souvent les deux partenaires sont nés en France. Elles montrent la coexistence de typologies très différentes parmi ces couples, qui interdisent de les envisager tous de la même manière; autrement dit, elles montrent la diversité au sein d’une catégorie (descendants d’immigrés) que d’autres pourraient être tentés de voir comme formant un seul bloc. Leur approche enfonce le clou quant à la définition de la mixité. On voit bien que les critères objectifs qui font encore classiquement définir un couple comme mixte peuvent s’estomper, voire disparaître; la mixité n’en demeure pas moins une réalité du fait que les éléments subjectifs qui les font qualifier de « mixtes » sont tributaires du milieu sociopolitique dans lequel ils émergent.

L’évolution de la réflexion scientifique sur la mixité épouse chaque fois les contours d’une époque et ses hantises. D’où la nécessité de toujours faire l’histoire de la pensée. On constate bien aujourd’hui des spécificités chez des couples mixtes et leurs enfants, mais celles-ci n’ont pas toujours existé – ou n’ont pas toujours été perçues, ou admises; il faut les remettre en perspective par rapport au passé pour savoir d’où elles viennent, dans quel contexte elles se sont développées, et ce qu’elles peuvent signifier aujourd’hui.