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Introduction

L’articulation de la vie professionnelle avec la vie familiale (APF), dont la réalisation concrète repose majoritairement encore sur les femmes, est devenue ces dernières décennies une préoccupation des politiques publiques (voir entre autres dans l’espace de la recherche francophone Méda, 2001; Barrère-Maurisson, 2003; Tremblay, 2005; Nicole-Drancourt, 2009; Fusulier, 2012). À l’heure actuelle, en Belgique, comme dans de nombreux autres pays, le modèle d’APF qui paraît avoir le plus de légitimité est celui où l’investissement professionnel et l’investissement familial ne seraient pas incompatibles (« l’un ET l’autre ») autant pour les femmes que pour les hommes : un « modèle cumulatif faiblement genré » (Fusulier et al., 2005). Il s’agirait de favoriser la capacité de chaque personne (indépendamment de son sexe biologique et de son appartenance de genre) à combiner un travail productif et un travail reproductif sans que cela soit vécu sur le mode du conflit de rôle et sur celui de l’épuisement. Cependant, au sein d’une société donnée et d’un même environnement institutionnel, cette problématique de l’APF se décline de façons différentes selon les caractéristiques sociales des individus (genre, revenu, génération, cycle de vie, niveau d’éducation, situation familiale, valeurs…). Elle est aussi tributaire des caractéristiques et attitudes des entreprises et des organisations (leurs taille, secteur d’appartenance, situation économique, forme d’organisation du travail, politique managériale, culture et sous-cultures…). Si ces influences font déjà l’objet de nombreux travaux, une autre dimension sociologique qui pèse sur l’APF reste encore largement dans un angle mort : l’appartenance à un groupe professionnel, à une profession.

En 2006, nous avons alors lancé un projet de recherche pluriannuel sur la relation entre le travail rémunéré et la famille en privilégiant une entrée par la profession afin de mettre en avant le rôle de l’appartenance professionnelle dans la manière de vivre et de gérer cette relation et les tensions sous-jacentes (Fusulier et al., 2011).

Au fondement de ce programme de recherche, la notion de profession est donc centrale. Certes, il s’agit d’une catégorie sociologiquement discutable et discutée (Dubar et Tripier, 2005; Champy, 2009; Demazière et Gadéa, 2010). Selon le point de vue sociologique qui est le nôtre, son intérêt premier réside dans le fait qu’elle exprime l’existence d’un lieu de carrière et d’un milieu de socialisation où s’opère le passage du profane au professionnel à travers une initiation de l’individu à des normes et valeurs spécifiques (Hughes, 1958; Dubar, 1991). À cet égard, bien qu’il faille rester prudent (Marquis et Fusulier, 2008), on peut faire l’hypothèse que la profession est une unité d’analyse adéquate, puisqu’elle « travaillerait » l’individu dans son rapport à son activité rémunérée et, par effet de conséquence et d’interdépendance (y compris subjective et symbolique), à ses activités extraprofessionnelles. Autrement dit, nous considérons que la manière dont l’individu va vivre et définir sa propre problématique d’APF va aussi être forgée par les contraintes, les règles et cultures professionnelles. Dès lors, ce ne seraient pas seulement les caractéristiques individuelles, familiales, socioculturelles, organisationnelles ou institutionnelles qui interviendraient dans cette articulation, mais également ce qui relèverait de la régulation et de l’éthos des groupes professionnels. Pour Bernard Zarca (2009), l’éthos professionnel renvoie aux « dispositions acquises, par expérience et relatives à ce qui vaut plus ou moins sur toute dimension (épistémique, esthétique, sociale, etc.) pertinente dans l’exercice d’un métier […] » et consiste à « apprendre non seulement ce qu’il convient de faire pour respecter les règles non écrites de son art, mais encore comment échanger avec ses confrères et les juger en tant que professionnels : ce qui fait qu’on les admire, qu’on les estime ou qu’on les méprise » (p. 352). Selon ce point de vue, l’éthos professionnel constitue un dénominateur commun à un ensemble d’individus pratiquant une activité similaire qui se reconnaissent et sont reconnus comme membres d’un groupe professionnel, ce qui n’empêche pas ce dernier d’être stratifié et segmenté. L’application du concept d’éthos à la sociologie des groupes professionnels jouerait comme un prisme pour l’analyse des jugements et des comportements des membres d’un groupe pouvant être spatialement, voire temporellement, disjoints. Elle stimule à regarder si les attitudes individuelles sont, par leur similarité, la manifestation d’une attitude collective (Fusulier, 2011).

Cette entrée ne remet aucunement en question l’indubitable constat selon lequel le genre intervient fortement sur les comportements individuels et constitue l’un des éléments structuraux majeurs de la transaction sociale autour de l’APF. Il est impossible de ne pas tenir compte des rapports sociaux de sexe et de la division sexuée du travail productif et reproductif, qui font dire à Hélène Périvier et Rachel Silvera (2010) que la conciliation est « maudite » en pesant toujours si lourdement sur les épaules des femmes. Il ne s’agit évidemment pas d’éluder le poids du genre dans la compréhension de la manière dont les individus vivent et organisent l’articulation de leur vie professionnelle avec leur vie familiale, mais d’ouvrir un nouveau chantier sur les cultures, régulations et éthos professionnels.

Nous voudrions ici préciser un point de vocabulaire qui n’est pas sans importance pour la bonne compréhension du propos. En effet, nous recourons au terme « articulation » pour désigner de la façon la plus neutre possible l’existence d’une relation entre la vie professionnelle et la vie familiale. Toutefois, cette articulation peut être vécue sur différents registres allant du conflit à l’harmonie. Le terme « conciliation », dont nous faisons usage aussi, exprime quant à lui la tentative à rendre l’articulation plus harmonieuse, bien qu’elle soit marquée par une tension entre les deux milieux de vie.

Dans cet article, afin d’étudier la problématique de l’APF sous l’angle des groupes professionnels, nous avons choisi de travailler sur deux métiers de services constitués autour d’activités relationnelles généralement enchâssées dans des organisations : les policiers/policières et les infirmières/infirmiers[1]. Pourquoi ces deux groupes? Premièrement, nous avons abordé la question de l’APF dans des professions relevant d’un type d’activité particulier : les activités relationnelles au sein desquelles les dimensions personnelle, intersubjective et éthique sont fondamentales (Demailly, 2008). Par la nature relationnelle de l’activité, mais aussi l’aspect vocationnel qui peut y être lié, ces professions sont considérées a priori comme particulièrement exigeantes en termes d’investissement pratique, subjectif et émotionnel (Fusulier et al., 2009). En outre, elles manifestent une configuration professionnelle favorable au développement d’une régulation et d’un éthos professionnels : elles sont clairement identifiables et véhiculent un sentiment d’appartenance; elles sont institutionnellement représentées par des associations professionnelles qui défendent leurs intérêts propres; les modalités pour y accéder et le rapport à la formation et au savoir sont spécifiques et légalement protégés; elles sont des lieux de carrière et de socialisation professionnelle à temporalité longue dans un marché fermé. Toutefois, à côté de ces similarités, ces professions se distinguent quant au genre et la nature du travail auquel il est lié. Selon les statistiques à notre disposition[2], en Belgique, la profession d’infirmière est féminine à près de 88 % alors que la profession de policier est masculine à plus de 75 %. Certes, cette composition sexuelle n’est probablement pas sans impact sur le développement d’une régulation et d’un éthos professionnels, et d’attitudes particulières vis-à-vis de l’APF.

Notre projet est toutefois moins d’étudier cet impact, si ce n’est en creux, que les implications de l’appartenance professionnelle quant 1) au ressenti de la tension travail/famille; 2) l’usage et la légitimité des dispositifs d’articulation travail/famille; et, plus largement, 3) la régulation de la tension travail/famille. Pour ce faire, nous prenons appui sur les résultats d’une enquête par questionnaire[3] réalisée en 2008 et 2009 auprès de 314 infirmières-parents et de 284 policiers-parents, ayant au moins un enfant de six ans ou moins à charge. Nous analysons les résultats profession par profession en ayant pour objectif de saisir les composantes saillantes de la régulation dominante dans chacune d’elles. Pour ce faire, nous suivons un canevas de présentation similaire pour chaque étude de cas où nous mobilisons une série d’indicateurs qui pris individuellement sont assez rustres, mais une fois mis en relation offrent une image significative de la façon dont se vit et s’organise tendanciellement l’APF. Il s’est tout d’abord agi de livrer quelques caractéristiques sociodémographiques de notre échantillon, d’étudier ensuite les conditions d’emploi et de travail, le sens de l’engagement professionnel, la tension travail/famille, le soutien organisationnel, l’étanchéité ou la porosité entre les deux sphères d’existence (travail/famille) et l’usage des dispositifs légaux censés soutenir l’APF en Belgique (voir annexe). Nous synthétisons alors ce qui apparaît être les éléments structurants de la régulation de l’articulation de la vie professionnelle et de la vie familiale au sein de la profession. En guise de conclusion, nous insistons sur les différences entre les deux régulations en proposant de les interpréter comme une opposition entre un modèle « séquentiel » et un modèle « intégratif » d’APF. Ce faisant, nous concluons par une ouverture conceptuelle qui nous invite à poursuivre la réflexion et les travaux sur le sujet.

1. S’engager dans la profession infirmière et mener une vie de famille : une difficile conciliation

L’analyse des réponses des infirmières laisse clairement apparaître que l’articulation entre les mondes du travail et de la famille ne va pas de soi. Mais avant d’aborder ce diagnostic, il importe de livrer quelques éléments descriptifs et compréhensifs de notre échantillon, c’est-à-dire la caractérisation sociodémographique des répondantes, le rapport à la profession exprimé par les infirmières et leurs conditions d’emploi et de travail.

1.1. Le profil sociodémographique des répondants

Notre échantillon est constitué de 314 infirmières de première ligne qui ont un enfant de six ans ou moins. Les quatre cinquièmes des questionnaires proviennent de trois centres hospitaliers dont la direction a accepté de participer à l’enquête et le solde des membres d’une association professionnelle. Il y a inévitablement une surreprésentation des infirmières qui travaillent dans le secteur hospitalier.

Sur le plan de la répartition par sexe, notre échantillon comprend 84 % d’infirmières et 16 % d’infirmiers, taux qui sont proches des statistiques officielles pour l’ensemble de la population de ce groupe professionnel (cf. supra). Tous les répondants exercent leur métier en Région wallonne ou dans la Région de Bruxelles-Capitale.

En cohérence avec la population visée, l’échantillon est constitué, pour plus des trois quarts des répondants, de trentenaires (29 à 39 ans); 8 % ont moins de 29 ans et 18 % ont 40 ans ou plus. Le niveau de qualification est très majoritairement (à près de 80 %) celui de l’enseignement supérieur de type court (infirmières bachelières/graduées) et d’un peu plus de 10 % relevant de l’enseignement secondaire supérieur au maximum (infirmières brevetées), le solde (un peu moins de 10 %) étant celui des infirmières qui ont atteint un niveau de l’enseignement supérieur de type long ou universitaire.

En ce qui concerne la situation familiale : 92 % des infirmières vivent en couple, 5 % se déclarent seules et 4 % dans une autre situation. Le nombre d’enfants est de deux pour 45 % des répondants, d’un seul pour 37 % et de trois ou plus pour 18 %. Seuls 3 % d’entre elles déclarent avoir également une personne adulte à leur charge. Concernant la situation des conjoints, 17 % en ont un qui exerce la même profession.

1.2 Le sens de l’engagement professionnel

Lorsqu’on interroge les infirmières sur les raisons du choix de leurs études, l’aspect vocationnel ressort très majoritairement, puisque 86 % présentent la volonté de pratiquer ce métier comme étant la raison la plus importante. Certes, il y a sans doute là un biais attaché à la formulation de la question, ce qui n’invalide pas pour autant l’indicateur surtout s’il est couplé à d’autres indicateurs du rapport à la profession. Il est d’ailleurs remarquable de constater combien les infirmières témoignent d’un rapport positif à cette dernière. Ainsi, il y a une quasi-unanimité (95 %) pour avancer qu’elles sont fières d’exercer leur profession. Plus de 80 % des répondants déclarent que c’est le métier qui correspond à ce qu’ils ont toujours voulu faire, que leur travail leur procure une grande satisfaction et que leur activité professionnelle prend une grande place dans leur vie. Ils sont plus de 90 % à considérer qu’ils s’investissent beaucoup dans leur travail, et celui-ci est présenté comme la principale source d’épanouissement par un peu plus de la moitié des répondants. Ils sont également plus de la moitié à ne pas être « du tout d’accord » ou « plutôt pas d’accord » avec la proposition suivante : « J’arrêterais probablement de travailler si je n’avais plus besoin d’argent. »

Soit parce qu’il est peu attractif, soit parce qu’il n’est pas ce qui fait le plus sens, le salaire est mentionné par moins de 30 % comme l’un des trois aspects estimés les plus importants qui les motivent à rester dans leur fonction. La dimension instrumentale du travail n’est pas pour autant absente, car la « sécurité d’emploi » est la raison la plus largement mobilisée par les infirmières pour expliquer leur attachement à leur travail. Les autres dimensions les plus plébiscitées sont : le « contact avec la population », « l’utilité à la société » et également la « bonne ambiance de travail » (voir Encaré 1.).

Tableau 1

Raisons de l’attachement à la profession selon le sexe – en pourcentage, arrondi à l’unité supérieure à partir de 0,5 %

Raisons de l’attachement à la profession selon le sexe – en pourcentage, arrondi à l’unité supérieure à partir de 0,5 %

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Les hommes et les femmes ne se positionnent pas totalement de la même manière en ce qui concerne les raisons d’attachement à leur emploi actuel. Si la sécurité d’emploi est l’élément le plus important pour les deux sexes, l’élément relationnel, qui vient en deuxième position, recouvre des dimensions différentes pour les hommes et pour les femmes : celles-ci considèrent le contact avec la population comme étant le deuxième élément le plus important alors que pour les hommes, c’est la bonne ambiance de travail qui tient cette deuxième position.

1.3 Les conditions d’emploi et de travail

La situation d’emploi de notre échantillon est caractérisée par la sécurité : plus de 90 % des répondants ont un statut stable (11 % sont statutaires dans les hôpitaux publics et 81 % sont en contrat à durée indéterminée), seuls 4 % sont en contrat à durée déterminée[4]. Onze pour cent ont une activité professionnelle complémentaire : quatorze hommes et vingt femmes, soit une proportion d’hommes relativement élevée, certainement à mettre en rapport avec le modèle de l’homme principal pourvoyeur de revenu.

Le régime contractuel du temps de travail est à temps plein pour près de 70 % des infirmières, à 4/5e temps pour 10 %, à 3/4 temps pour 9 %, à 1/2 temps pour 9 % et moins d’un mi-temps pour 2 %. Soulignons que 42 % des répondants disent avoir la possibilité de travailler à temps partiel et en faire usage. Autrement dit, le recours au temps partiel est fréquent dans ce groupe professionnel. Au moment de l’enquête, 36 % des femmes et 10 % des hommes étaient en situation de réduction temporaire de leur temps de travail.

Sur le plan des revenus financiers, 39 % gagnent moins de 1500 € nets par mois et 51 %, de 1500 à 2000 €. Cette distribution intègre bien entendu les nombreux temps partiels. Pour celles et ceux qui travaillent à temps plein, 70 % gagnent moins de 1750 € nets par mois (seulement 2 % gagnent plus de 2500 €). Remarquons que moins de 2 % de l’ensemble de nos répondants jugent pouvoir « joindre très facilement les deux bouts en fin de mois », 43 %, « plutôt facilement », 8 %, très difficilement et 44 %, « plutôt difficilement ».

Le travail à horaire atypique fait partie de la réalité de cette profession. Ainsi, le travail tôt le matin (avant 7 h) est présent chez près de 50 % des infirmières et le travail tard le soir et le week-end est fréquent pour les infirmières (65 %). En revanche, le travail de nuit est moins fréquent et inexistant pour près d’un tiers de notre échantillon.

Pour 45 % des répondants, l’horaire est variable d’un jour à l’autre et pour 20 %, d’une semaine à l’autre. Le degré de prévisibilité de ces horaires est aussi variable : 29 % des répondants connaissent leurs horaires plus d’un mois à l’avance; 31 %, de trois semaines à un mois à l’avance; 34 %, d’une à deux semaines à l’avance; seuls 4 % les connaissent seulement quelques jours à l’avance.

Face à des horaires en général contraignants, le degré d’autonomie par rapport au temps de travail est souvent considéré comme un facteur favorisant l’articulation de la vie professionnelle et de la vie familiale. Or 62 % de la population infirmière déclarent ne jamais avoir la possibilité de déterminer elles-mêmes leurs horaires et 17 %, que très rarement; 45 % mentionnent qu’elles ne peuvent jamais quitter le travail plus tôt ou arriver au travail plus tard pour des raisons personnelles et 36 %, seulement très rarement.

L’échantillon des infirmières qui ont répondu au questionnaire est essentiellement issu de trois centres hospitaliers (CH). En les comparant, on constate que l’organisation des horaires est assez différente entre les CH. En effet, 64 % des répondants du CH3 déclarent avoir un horaire variable d’un jour à l’autre contre 37 % pour le CH2 et 21 % pour le CH1. Trente-trois pour cent du personnel de ce dernier ont un horaire identique toutes les semaines (13 % pour le CH2 et 5 % pour le CH3) et 27 % ont un horaire variable d’une semaine à l’autre (24 % pour le CH2 et 13 % pour le CH3). En ce qui concerne la prévisibilité des horaires, 45 % des répondants du CH1 et 35 % des répondants du CH3 déclarent que leur horaire est fixé plus d’un mois à l’avance contre 4 % seulement au CH2. La majorité du personnel de celui-ci (57 %) évoque un horaire prévisible d’une à deux semaines à l’avance, contre 29 % pour le CH3 et 23 % pour le CH1. On le constate, il existe une latitude managériale et organisationnelle non négligeable en la matière.

1.4 Une tension travail/famille perceptible

Malgré un rapport positif à la profession, une tension dans l’APF est nettement palpable. En effet, si 55 % des répondants ont le sentiment d’arriver à bien concilier leur vie professionnelle avec leur vie familiale, 41 % ont néanmoins le sentiment de sacrifier leur vie familiale pour leur vie professionnelle. Seuls 5 % d’entre eux pensent sacrifier leur vie professionnelle pour leur vie familiale. Le sentiment de tension ou de sacrifice d’une sphère pour une autre est présent de la même manière chez les femmes et chez les hommes.

Tableau 2

Sentiment général concernant l’APF – en pourcentages, arrondis à l’unité supérieure à partir de 0,5 %

Sentiment général concernant l’APF – en pourcentages, arrondis à l’unité supérieure à partir de 0,5 %

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D’autres points de tension se manifestent aussi chez les infirmières. Nous les avons listés ci-dessous par ordre d’importance :

  • leur entourage trouve qu’elles travaillent trop (55 %);

  • elles n’ont plus d’énergie à consacrer à leur famille quand elles rentrent du travail (49 %);

  • elles rentrent du travail souvent plus tard que ce qui était prévu (49 %);

  • elles sont tout à fait d’accord ou plutôt d’accord sur le fait qu’assez souvent elles ont envie de rester à la maison plutôt que d’aller au travail (44 %);

  • elles ont le sentiment d’être tiraillées entre les attentes professionnelles et familiales (43 %);

  • elles culpabilisent par rapport à leur travail (37 %);

  • elles ont le sentiment d’avoir des difficultés à mettre des limites dans leur travail (35 %);

  • elles ratent souvent un rendez-vous personnel à cause du travail (34 %).

Ces quelques indicateurs d’un débordement du travail sur la famille soulignent qu’être infirmière et parent se vit pour une part importante sous le mode de la tension.

1.5 Un soutien organisationnel mitigé à l’égard de la conciliation

Une profession certes valorisée par ses membres, une tension travail/famille perceptible en lien avec des horaires contraignants, mais qu’en est-il du sentiment d’être dans un milieu attentif à la vie familiale des travailleurs? Ce sentiment s’exprime notamment autour de la prise en considération de la situation parentale dans la fixation des horaires et la planification des congés ainsi que du soutien ressenti de la part des collègues et de la hiérarchie en matière de conciliation de la vie professionnelle avec la vie familiale.

Elles sont 61 % à déclarer que le fait d’avoir des enfants intervient dans la planification des congés, mais seulement 22 % estiment qu’il y a une prise en compte de leur situation parentale pour la fixation des horaires.

Le sentiment de soutien horizontal, c’est-à-dire le soutien des collègues, par rapport à l’APF, est élevé, puisque 76 % des infirmières en font mention. Par contre, le sentiment d’avoir le soutien des supérieurs directs tombe à 55 % et même à 20 % quant au sentiment de soutien de la part de la direction.

Tableau 3

Sentiment d’un soutien organisationnel concernant l’APF selon le sexe – en pourcentages, arrondis à l’unité supérieure à partir de 0,5 %

Sentiment d’un soutien organisationnel concernant l’APF selon le sexe – en pourcentages, arrondis à l’unité supérieure à partir de 0,5 %

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D’une manière générale, l’espace professionnel infirmier ne semble pas perçu par ses membres (femmes et hommes) comme très « soutenant » de la conciliation de la vie professionnelle avec la vie familiale. Cela peut partiellement expliquer le sentiment de tension entre travail et famille évoqué plus haut.

Les dispositifs supplémentaires aux congés pour raison parentale les plus couramment mis en place par les centres hospitaliers dans lesquels les répondants travaillent sont : la récupération des heures supplémentaires en congés, la possibilité de congés pour raisons personnelles, le congé d’allaitement, l’écartement prophylactique[5] et la réduction du temps de travail. Le service de garde pour enfants, qui apparaît a priori comme une bonne solution pour faciliter l’articulation travail/famille, est étonnamment peu utilisé par ceux qui pourraient y prétendre (9 % des répondants disent l’utiliser et 30 % déclarent avoir cette possibilité mais ne pas en faire usage). Les possibilités de jouer sur les horaires (flexitime) sont très faibles (déclarées possibles par 14 % des répondants). Seulement 4 % des personnes enquêtées évoquent l’existence d’un service d’information concernant l’APF. Au côté des dispositifs destinés exclusivement aux femmes, comme le congé d’allaitement, la pause d’allaitement et l’écartement prophylactique, des différences d’usage entre les hommes et les femmes s’observent en ce qui a trait à la réduction temporaire du temps de travail (56 % des femmes l’utilisent contre 9 % des hommes) et au recours au travail à temps partiel (48 % des femmes contre 13 % des hommes).

1.6 Une séparation de la vie professionnelle et de la vie familiale

Autour de l’axe de la porosité de la sphère professionnelle vis-à-vis des préoccupations familiales, nous observons que les infirmières sont majoritaires à dire ne jamais pouvoir s’occuper de leurs affaires personnelles pendant leurs horaires de travail (60 %).

La porosité ne semble pas davantage jouer dans le sens de l’importation du travail dans la sphère familiale, car 68 % des répondants déclarent ne jamais ramener du travail à la maison, proportion certes importante, mais qui doit être rapportée à la spécificité des soins infirmiers.

Ces deux résultats laissent entendre qu’il existe, à l’intérieur du groupe professionnel infirmier, une frontière relativement étanche entre ce qui relève de la gestion de la vie professionnelle et de la gestion de la vie familiale. Cette étanchéité se perçoit également à travers des questions plus subjectives sur le degré d’acceptabilité des phénomènes de porosité et de débordement entre la sphère professionnelle et la sphère familiale. Si les réponses sont en général situées dans l’entre-deux, à savoir du « plutôt pas d’accord/plutôt d’accord », elles soulignent néanmoins la conception dominante que le travail n’a pas à déborder sur la vie familiale. Cette conception est visible dans les réponses aux propositions concernant l’empiétement du travail sur la vie familiale, l’importation du travail à la maison ou la disposition à être joignable en dehors du temps de travail qui sont manifestement peu acceptées. Par exemple, seul 1 % des infirmières déclare être tout à fait d’accord avec l’idée que leur travail peut empiéter sur leur vie familiale (84 % d’entre elles ne sont pas d’accord ou pas du tout d’accord avec cette idée).

Inversement, bien que les prises de position soient moins tranchées, la majorité des infirmières n’est pas favorable à ce que la vie familiale interfère avec la vie professionnelle. En effet, la perspective de recevoir des appels privés sur le lieu de travail (62 % sont plutôt pas d’accord ou pas du tout d’accord) ou de quitter le travail plus tôt ou d’arriver plus tard au travail pour raisons familiales (53 % sont plutôt pas d’accord ou pas du tout d’accord) n’a guère une grande légitimité dans ce groupe professionnel.

Cela dit, en fonction des besoins d’un collègue et de l’organisation, ou d’une situation professionnelle à gérer, les répondants font globalement montre d’une disponibilité pour leur travail. Ils ne sont que 23 % à être tout à fait d’accord ou plutôt d’accord avec la proposition « Accepteriez-vous de quitter le travail à la fin de l’horaire prévu alors qu’il reste des situations à gérer », ce qui serait peut-être l’indice d’un éthos du service affirmé et en relation avec le sens de l’engagement professionnel.

1.7 Un usage fréquent et légitime des dispositifs formels d’APF

Les possibilités d’arrangements informels, l’autonomie dans l’organisation du temps de travail et le soutien du milieu de travail (à l’exception du soutien entre collègues) ne paraissent, tendanciellement, pas très présents dans le groupe professionnel infirmier pour favoriser la conciliation de la vie professionnelle avec la vie familiale. L’usage des dispositifs formels d’articulation travail/famille semble quant à lui favorisé, ce qui est d’ailleurs compréhensible en lien avec la règle d’étanchéité susmentionnée.

Le congé de maternité et le congé de paternité sont fortement institutionnalisés en Belgique (Fusulier, 2009), et manifestement aussi dans la profession, puisque 94 % des infirmières disent avoir pris l’entièreté du congé de maternité pour la naissance de leur dernier enfant et 87 % des infirmiers déclarent avoir pris entièrement ou partiellement le congé de paternité.

Le congé parental ou pour convenance personnelle est également fortement utilisé dans ce groupe professionnel (voir Encadré 4) : 62 % des répondants déclarent en avoir fait usage lors de la naissance de leur dernier enfant. La prise de ce type de congé est cependant marquée par une différence entre les sexes (67 % des femmes en ont fait usage contre 37 % des hommes).

Tableau 4

Congé parental ou pour convenance personnelle, droit et usage selon le sexe – en pourcentages, arrondis à l’unité supérieure à partir de 0,5 %

Congé parental ou pour convenance personnelle, droit et usage selon le sexe – en pourcentages, arrondis à l’unité supérieure à partir de 0,5 %

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Concernant les modalités d’usage de ce congé, le 1/5e temps est privilégié par 41 % des utilisateurs, ensuite vient le mi-temps avec 31 % et le temps plein avec 24 %, un petit solde de 4 % déclare une autre modalité.

En ce qui concerne l’interruption de carrière, 29 % des répondants disent en avoir fait usage, ici également selon une modalité privilégiant le temps partiel (47 % à mi-temps et 35 % à 1/5e temps) plutôt que le temps plein (14 %). L’effet du sexe sur l’usage de ce type de congé est largement documenté dans la littérature scientifique sur l’APF. Notre étude ne fait pas exception : l’usage d’une interruption de carrière reste significativement moindre chez les hommes (4 %) que chez les femmes (34 %).

Il est intéressant de noter que dans les deux cas (congé parental/pour convenance personnelle et interruption de carrière), les raisons de la non-utilisation de ces dispositifs sont surtout justifiées par rapport :

  1. à leurs conditions financières jugées peu intéressantes (63 % des infirmières)

  2. à la possibilité d’y recourir plus tard (36 %)

  3. au fait d’avoir pu s’arranger autrement (20 %)

Les répondants sont très peu nombreux à considérer que cette décision est due à des pressions de leur milieu de travail (des collègues ou de la hiérarchie, des effets anticipés négatifs sur la carrière, une culture professionnelle peu réceptive, etc.). D’ailleurs, d’une façon générale, la prise d’un congé parental ou des autres congés supplémentaires au congé de maternité ou de paternité, ainsi que d’une formule de réduction temporaire du temps de travail, est considérée comme très bien acceptée par le milieu professionnel (autour de 95 % de réponses positives).

1.8 Une régulation du monde professionnel infirmier spécifique

Les principaux résultats de cette analyse qui s’appuie, rappelons-le, sur un échantillon d’infirmières ayant à charge au moins un enfant de six ans ou moins, dont la majorité travaille dans des hôpitaux, indiquent que la régulation de l’APF se caractérise tendanciellement par :

  • une norme modérée du travail à temps plein, en particulier pour les mères, mais aussi pour les pères;

  • un rapport positif à la profession et un engagement professionnel important;

  • une tension travail/famille perceptible;

  • une disponibilité pratique importante durant les horaires atypiques;

  • une certaine étanchéité entre la vie professionnelle et la vie familiale, et donc une faible porosité entre les sphères;

  • peu d’arrangements informels et de soutiens organisationnels et hiérarchiques;

  • un usage fréquent et légitime des dispositifs formels d’APF.

En somme, la régulation générale combine un sens aigu de l’engagement professionnel et un éthos de service en même temps qu’une séparation entre la sphère du travail et la sphère familiale. À cet égard, les dispositifs formels (congé parental, interruption de carrière, temps partiel…) paraissent jouer un rôle de premier plan dans la réduction de la tension travail/famille en permettant une mise à distance temporaire de la sphère professionnelle pour se consacrer à la sphère familiale en limitant ipso facto une interférence continue entre elles.

Maintenant que nous avons une représentation de cette régulation dans le milieu infirmier, voyons comment elle s’exprime, partiellement différemment, dans le milieu policier en suivant la même logique analytique que pour cette partie.

2. Être policier et parent : une conciliation souple

Être policier et parent : comment se vit et s’organise l’APF au sein de ce second groupe professionnel? C’est à cette question que nous allons esquisser des éléments de réponse.

2.1 Le profil sociodémographique des répondants

Notre échantillon est composé de 284 policiers (222 hommes et 58 femmes – 4 non-réponses sur la question du sexe), membres du cadre opérationnel[6] de la police locale, ayant au moins un enfant de six ans ou moins. Les questionnaires récoltés proviennent de 33 zones de police (en Wallonie et en région Bruxelles-Capitale). Ces derniers ont été administrés par l’intermédiaire des chefs de corps, une demande de participation à l’enquête ayant été préalablement soutenue par la hiérarchie et adressée à tous les chefs de zones francophones et bilingues, chacun étant libre de diffuser le questionnaire aux membres du personnel concernés. Les réponses au questionnaire proviennent donc des zones dont la direction a accepté de participer.

La répartition sexuée retrouvée dans notre échantillon (79 % d’hommes contre 21 % de femmes) est intéressante. En effet, si la question a effectivement fait sens chez les policières, elle n’a pas laissé les policiers indifférents. La proportion d’hommes ayant répondu reste relativement proche de la répartition sexuelle que l’on retrouve dans la police belge (cf. supra). Conformément à la thématique de recherche et en cohérence avec la population visée, l’échantillon est majoritairement constitué de répondants âgés de 29 à 39 ans (68 %); seuls 10 % ont moins de 29 ans.

Le niveau de qualification est quant à lui, pour la majorité des policiers, équivalent au niveau secondaire supérieur (67 %); près de 30 % des policiers ont suivi l’enseignement supérieur (de type court, long ou universitaire). Seuls 3 % des répondants ont un niveau de qualification inférieur (primaire et secondaire).

En ce qui concerne la situation familiale, nous constatons que la grande majorité des répondants vit en couple (88 %). Seize pour cent des policiers signalent avoir une conjointe qui exerce la même profession (et près de 40 % ont d’ailleurs une personne dans leur entourage qui est policier). Les femmes sont plus fréquemment en situation de monoparentalité que les hommes. Le nombre d’enfants des répondants excède assez rarement deux : ils sont 19 % à en avoir trois ou plus. Seuls 6 % des policiers déclarent avoir également une personne adulte à charge.

2.2 Sens de l’engagement professionnel et rapport à la profession

En interrogeant les policiers sur le choix de leur entrée à l’école de police, nous cherchons à identifier un aspect vocationnel lié à la profession. Ils sont en effet près de 72 % à avoir été motivés par la formation, car ils « voulaient vraiment pratiquer ce métier ». Pour près de 18 %, l’entrée dans l’école de police signifiait principalement une garantie d’emploi.

Plus de 77 % des policiers déclarent par ailleurs que ce métier correspond à ce qu’ils ont toujours voulu faire (regroupement des modalités plutôt d’accord et tout à fait d’accord). D’autres indicateurs du rapport à la profession comme la fierté ou la satisfaction soulignent le rapport positif que les policiers entretiennent avec leur métier. Ainsi, ils sont 90 % à avancer qu’ils sont fiers d’exercer la profession de policier. « Le travail procure une grande satisfaction » est une proposition avec laquelle 78 % des répondants sont d’accord; pour eux, l’activité professionnelle prend par ailleurs une grande place dans leur vie (94 % des policiers sont d’accord). Ils sont dans la même proportion (94 %) à considérer qu’ils s’investissent beaucoup dans leur travail, et celui-ci est présenté comme la principale source d’épanouissement par un peu plus de la moitié des répondants (56 %). Ils sont enfin 45 % à estimer qu’ils n’arrêteraient pas de travailler s’ils n’avaient plus besoin d’argent.

Ce rapport positif à la profession n’occulte cependant pas la dimension instrumentale du travail, car la « sécurité d’emploi » est la raison la plus souvent évoquée dans l’attachement à la profession (voir Encadré 5). La deuxième raison est le salaire pour les hommes policiers et la bonne ambiance pour les policières. L’utilité à la population occupe la quatrième place des raisons d’attachement à la profession.

Tableau 5

Raisons d’attachement à la profession selon le sexe – en pourcentages, arrondis à l’unité supérieure à partir de 0,5 %

Raisons d’attachement à la profession selon le sexe – en pourcentages, arrondis à l’unité supérieure à partir de 0,5 %

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2.3 Les conditions d’emploi et de travail

Nous venons de le voir, la sécurité d’emploi occupe une place de choix dans les raisons d’orientation vers la profession de policier. En effet, celle-ci assure un emploi très stable : le policier est statutaire, nommé à titre définitif. Sur le plan des revenus, les policiers sont 38 % à gagner de 1750 et moins à 2000 € par mois et 31 % à avoir un revenu compris entre 2000 et 2500 €. Ils ne sont que 5 % à gagner moins de 1500 € par mois. Les policières suivent cette distribution des salaires, si ce n’est qu’elles sont légèrement plus nombreuses que les hommes à gagner entre 1500 et 1750 €.

Au sein de la police, il semble que la norme du temps plein soit de rigueur. En effet, nous constatons que presque la totalité des répondants travaille à temps plein : ils sont 99 % contre à peine 1 % (trois femmes sur les quatre individus) travaillant à 4/5e temps. Aucun policier répondant ne travaille à mi-temps[7]. Si cette possibilité leur est légalement offerte, ils n’en font donc pas beaucoup usage. L’encadré 6 indique que seulement 5 % déclarent avoir la possibilité de travailler à temps partiel et en faire usage (ce qui ne veut pas dire qu’ils en faisaient usage au moment de l’enquête). Relevons que 14 % disent ne pas savoir, et 17 %, que cette mesure n’existe pas (alors qu’elle est inscrite dans le cadre règlementaire); s’agirait-il d’indice d’une culture professionnelle réfractaire au temps partiel au point qu’elle n’entre pas dans la conscience des possibles?

Tableau 6

Possibilité de travail à temps partiel pour les policiers selon le sexe – en pourcentages arrondis à l’unité supérieure à partir de 0,5 %

Possibilité de travail à temps partiel pour les policiers selon le sexe – en pourcentages arrondis à l’unité supérieure à partir de 0,5 %

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Les horaires atypiques de travail font bien partie de la réalité de cette profession, et qu’il s’agisse de travailler tôt le matin (avant 7 h) ou tard le soir, la nuit ou le week-end; ils ne sont qu’environ 4 % à estimer que cela ne leur arrive « jamais ».

Pour 52 % des policiers, l’horaire est variable d’un jour à l’autre; quant à la prévision de ces horaires, cela varie fortement. Quarante-huit pour cent connaissent leurs horaires de trois semaines à plus d’un mois à l’avance; 17 % les connaissent une à deux semaines à l’avance et 9 %, seulement quelques jours avant. La prévisibilité des horaires dépend du service dans lequel travaille le policier, mais aussi de la zone de police. En effet, chaque zone de police possède une certaine marge de manoeuvre et une liberté dans la mise en place de l’organisation de travail.

Face à des horaires atypiques et généralement lourds pour l’APF, un degré de liberté dans la mise en place des heures de travail ou une certaine latitude dans la prestation de ces dernières peuvent être considérés comme un adjuvant à la conciliation des deux sphères de vie. C’est un avantage dont peuvent manifestement bénéficier les policiers. Ils sont en effet 50 % à pouvoir déterminer eux-mêmes leurs horaires de travail (parfois et souvent) et 47 % à pouvoir « parfois » ou « souvent » quitter leur travail plus tôt ou arriver plus tard au travail pour des raisons personnelles. Ils sont néanmoins 22 % à estimer ne « jamais » pouvoir le faire.

2.4 Une conciliation relative travail/famille

Jusque-là, nous avons pu percevoir que les policiers ayant répondu à notre enquête font état d’un rapport positif à leur profession. Globalement, ils s’estiment fiers d’être policiers, se disent épanouis dans leur activité professionnelle, déclarent que leur profession leur procure de la satisfaction, etc. Ce rapport à la profession semble aller de pair avec une certaine conciliation de la vie professionnelle avec la vie familiale. En effet, 72 % des policiers ont « le sentiment d’arriver à bien concilier leur vie professionnelle et leur vie familiale ». Vingt-cinq pour cent ont cependant « le sentiment de sacrifier leur vie familiale en faveur de leur vie professionnelle ». Ils ne sont enfin qu’une très petite minorité (2 %) à avoir le sentiment de sacrifier leur vie professionnelle (sur les cinq individus, quatre sont des femmes).

Tableau 7

Sentiment général concernant l’APF – en pourcentages, arrondis à l’unité supérieure à partir de 0,5 %

Sentiment général concernant l’APF – en pourcentages, arrondis à l’unité supérieure à partir de 0,5 %

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Si nous relevons à présent d’autres indicateurs, les policiers interrogés mettent en avant une APF relativement satisfaisante. Bien que 50 % témoignent que leur entourage trouve qu’ils travaillent trop, que 40 % estiment qu’ils rentrent du travail souvent plus tard que prévu et que 33 % disent qu’il leur arrive de devoir reporter un rendez-vous personnel en raison du travail, ils sont cependant 79 % à considérer qu’ils ont encore de l’énergie à consacrer à leur famille en rentrant du travail et sont une minorité, même si elle n’est pas à négliger, à manifester un sentiment de tiraillement entre les attentes professionnelles et familiales (28 %), une envie de rester à la maison plutôt que d’aller travailler (23 %), des difficultés à mettre des limites dans leur travail (17 %), ou une culpabilité par rapport à leur travail (28 %).

En somme, ces résultats soulignent que le rapport positif qu’ils entretiennent à leur travail s’accompagne d’une APF qui ne se vit pas principalement sur le mode du conflit, contrairement à ce que nous avons observé chez les infirmières.

2.5 Un sentiment de soutien organisationnel

La profession policière est valorisée par nos répondants et l’APF n’apparaît pas fondamentalement problématique pour une partie importante de notre échantillon même si, on l’a vu, elle pose question en termes de débordements. Ce vécu pourrait être compris aussi parce que les policiers ont généralement le sentiment d’exercer leur métier dans un milieu attentif à leur vie familiale. 

Tableau 8

Sentiment d’un soutien organisationnel concernant l’APF selon le sexe – en pourcentages, arrondis à l’unité supérieure à partir de 0,5 %

Sentiment d’un soutien organisationnel concernant l’APF selon le sexe – en pourcentages, arrondis à l’unité supérieure à partir de 0,5 %

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À la lecture de l’encadré 8, on constate que les policiers estiment majoritairement bénéficier d’un soutien horizontal (les pairs) et vertical (la hiérarchie). Le soutien organisationnel varie toutefois s’il s’agit des collègues ou de la direction. En effet, le sentiment de soutien horizontal par rapport à la conciliation travail/famille est perçu par un plus grand nombre de policiers (75 %) que le soutien des supérieurs directs (67 %) ou encore de la direction (52 %). Si le sentiment est similaire pour les deux sexes à l’égard du soutien des collègues, des nuances apparaissent dans les autres cas : les policières se sentent davantage soutenues par la direction que leurs homologues masculins (59 % des femmes contre 50 % des hommes) et elles sont aussi plus nombreuses à se sentir soutenues par leurs supérieurs hiérarchiques directs (79 % des femmes contre 64 % des hommes).

Concernant la prise en compte de la parentalité dans la planification des congés, nous constatons tout d’abord que cette dernière paraît relativement importante dans le milieu policier (67 % des policiers estiment qu’elle est prise en compte). Notons néanmoins une différence importante selon le sexe dans le ressenti par rapport à la prise en considération de la parentalité dans la fixation des horaires : les femmes sont 41 % à estimer que le fait d’avoir un enfant est pris en considération dans la fixation des horaires, contre seulement 24 % des hommes.

2.6 Une porosité entre la vie professionnelle et la vie familiale

Par rapport à la porosité des frontières entre la sphère professionnelle et la sphère familiale, nous constatons que plus d’un tiers des policiers déclarent ne « jamais » s’occuper de leurs affaires personnelles pendant les heures de travail (35 %). Mais nous remarquons aussi qu’ils sont relativement nombreux à estimer le faire « très rarement » (46 %) et 19 %, « parfois ou souvent ».

Lorsque la question porte sur le fait de « recevoir des appels privés pendant les heures de travail », les policiers sont majoritaires à s’exprimer affirmativement : 38 %, « s’il le faut » et 32 %, « tout à fait, sans problème ». Cela démontre une certaine ouverture pratique des frontières de la sphère professionnelle à la sphère privée.

La porosité ne se joue pas uniquement dans le sens de l’importation du privé dans la sphère professionnelle, mais aussi en sens inverse. En effet, les policiers sont 43 % à estimer qu’ils se rendraient « sans problème » disponibles pour le travail sans que cela soit prévu. Cinquante pour cent se rendraient disponibles « s’il le faut » et ils ne sont en revanche que 7 % à penser que cela n’aurait lieu qu’« exceptionnellement », voire « jamais ».

Ces résultats laissent entendre qu’à l’intérieur de ce groupe professionnel, les frontières entre travail et famille ne sont pas complètement étanches. Si les policiers affirment ne pas s’occuper fréquemment de leurs affaires personnelles lorsqu’ils sont en fonction, ils reçoivent tout de même des appels privés pendant les heures de travail. Cette « liberté » joue dans les deux sens, puisqu’ils sont plus de 90 % à affirmer qu’ils se rendraient disponibles pour le travail durant leur temps hors travail.

D’autres indicateurs portant sur le degré d’acceptabilité des phénomènes de porosité et de débordement entre sphère professionnelle et sphère familiale renforcent cette proposition. Les policiers acceptent de faire sans problème des heures supplémentaires pour aider un collègue (75 %) et pour l’organisation (53 %)[8]. Ils sont également nombreux à ne jamais accepter (46 %) ou exceptionnellement (38 %) de quitter le travail alors qu’il reste des situations à gérer. Mais à l’inverse, une réciprocité s’observe pour la disponibilité à l’égard de la sphère familiale, puisqu’ils sont une large majorité à accepter le principe de quitter plus tôt le travail ou d’arriver plus tard au travail pour des raisons familiales (34 % « s’il le faut » et 37 % « sans problème »). Concernant la proposition « accepteriez-vous que le travail empiète sur la vie familiale », nous remarquons que seuls 3 % des policiers affirment « sans problème » et 17 %, « jamais ». Ils sont en revanche 80 % à accepter cette situation « exceptionnellement » ou « s’il le faut ». Lorsqu’on est policier, on doit être manifestement disponible!

2.7 Un usage fréquent et légitime des dispositifs d’APF, bien que…

Dans la profession policière, aussi bien le congé de maternité que le congé de paternité sont fortement utilisés. Presque toutes les policières de notre échantillon affirment avoir fait usage du congé de maternité dans son entièreté (55 femmes sur 58, dont deux non-réponses). Dans le même sens, nous remarquons que parmi les 222 policiers, 89 % ont utilisé leur congé de paternité dans son entièreté; 3 % en ont fait usage partiellement et 8 % ne l’ont pas utilisé.

En ce qui concerne le congé parental et pour convenance personnelle (voir Encadré 9) : 41 % des policiers déclarent y avoir droit et en avoir fait usage lors de la naissance de leur dernier enfant – 39 % affirment ne pas en avoir fait usage bien que ce soit un droit. La perception d’un « non-droit » par 20 % des policiers est interpellante, tout comme le pourcentage de femmes, nettement plus élevé que celui des hommes, qui reconnaissent le droit à ce congé, mais qui déclarent ne pas en faire usage. À titre d’hypothèse, nous aurions ici un indicateur de l’effet de l’insertion de femmes dans un univers masculin qui les amènerait à éviter de se saisir d’un droit qui risquerait de renforcer le stéréotype d’une femme moins investie professionnellement que les hommes.

Tableau 9

Congé parental ou pour convenance personnelle, droit et usage selon le sexe – en pourcentages, arrondis à l’unité supérieure à partir de 0,5 %

Congé parental ou pour convenance personnelle, droit et usage selon le sexe – en pourcentages, arrondis à l’unité supérieure à partir de 0,5 %

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Concernant les modalités d’usage de ce congé, sa prise à temps plein est largement privilégiée par 82 % des utilisateurs. Sans doute est-ce aussi lié à la norme qui semble en vigueur qu’on est policier à temps plein qui, par effet de conséquence, implique qu’on ne prend pas un congé à temps partiel.

La pause carrière quant à elle est peu utilisée. En effet, nous observons que près de 60 % des policiers affirment effectivement y avoir droit, mais ne pas en avoir fait usage. Les policiers faisant état de l’usage de la pause carrière sont donc au nombre de huit (soit 3 %). Remarquons que 37 % déclarent même ne pas y avoir droit. Croisant cette variable avec l’âge des répondants nous observons d’une part que les policiers « plus âgés », c'est-à-dire ceux qui se situent dans la tranche d’âge « 40 à plus de 50 ans », sont 54 % à penser ne pas avoir droit à cette mesure. Ils sont proportionnellement nettement moins nombreux parmi les 20-29 ans à considérer que ce n’est pas un droit (15 %). Est-ce parce qu’ils y sont plus sensibilisés?

Suite à un comptage – les policiers devaient hiérarchiser les trois principales raisons du non-usage du congé parental ou pour convenance personnelle – nous notons que dans le cas du congé parental ou pour convenance personnelle, le motif financier « c’était financièrement peu intéressant/insuffisant » ressort comme la raison comptant le plus de voix (64 % des policiers). La deuxième raison du non-usage, invoquée par 53 policiers (42 %), est celle renvoyant à l’existence d’une autre possibilité : « Vous avez pu vous arranger autrement, par exemple avec les congés annuels. » La troisième raison concerne directement la problématique du genre et de l’égalité homme/femme, puisqu’elle consiste en « Votre compagne/compagnon était disponible pour l’enfant » : 49 individus dont 48 hommes.

Concernant la pause carrière, les deux premières raisons rejoignent celles pour le congé susmentionnées. Cependant, les policiers sont 35 % à juger que son utilisation ne « rentre pas dans la culture de la profession » et cela correspond à la troisième raison justifiant le fait qu’ils n’en ont pas fait usage. Cet argument de la culture professionnelle est également énoncé par rapport au congé parental ou pour convenance personnelle par 29 % des policiers (« Ce n’était pas dans la culture de votre profession de prendre ce type de congé »).

2.8 Une régulation du monde professionnel policier conciliante avec la vie familiale

Les principaux résultats de cette analyse indiquent que la régulation de l’APF dans la profession policière a tendance à se caractériser par :

  • une norme du temps plein, indépendamment du sexe du policier;

  • un rapport positif à la profession et un engagement professionnel important;

  • une norme de la disponibilité pratique pour le travail et l’organisation;

  • une relative faible tension travail/famille;

  • une porosité entre les deux sphères avec une acceptation d’un débordement des responsabilités professionnelles sur la sphère familiale;

  • la possibilité d’arrangements informels et la présence d’un soutien organisationnel, hiérarchique et des collègues;

  • un usage très fréquent des congés de maternité/paternité et une acceptabilité des autres dispositifs sans qu’ils soient fortement utilisés.

Autrement dit, ce portrait général attire l’attention sur un engagement professionnel à temps plein couplé à un rapport positif au métier, un débordement et une porosité tolérés, en même temps qu’une articulation travail/famille peu conflictuelle. Cependant, les dispositifs de soutien à la parentalité tels que le congé parental ou la pause carrière, s’ils paraissent acceptés par le milieu professionnel, sont peu utilisés. Mais c’est probablement aussi parce que d’autres modalités de réduction de la tension travail/famille existent telles que des arrangements informels et un soutien organisationnel.

En guise de conclusion : deux modèles contrastés d’APF

Bien qu’il reste de nombreuses questions en suspens (notamment la segmentation des univers professionnels, la différenciation des trajectoires féminines et masculines en leur sein, l’influence de l’organisation conjugale…), notre étude souligne que la profession est une entrée analytique à prendre en considération pour mieux comprendre comment l’APF se vit et se régule de nos jours. En effet, en analysant successivement, d’une part, les réponses d’un échantillon d’infirmières et, d’autre part, celles de policiers, nous pouvons observer que l’appartenance professionnelle induit tendanciellement des ressentis en matière d’APF et des modes d’atténuation de la tension travail/famille différents, et ce, malgré la classe sexuelle d’appartenance. Les différences entre les hommes et les femmes restent flagrantes, mais, manifestement, les infirmières (y compris les infirmiers) sont celles qui ont le plus de difficultés à concilier leur vie professionnelle avec leur vie familiale, comparativement aux policiers (y compris les policières). Elles paraissent souffrir de fortes contraintes horaires et d’une organisation du travail tendue qui leur laissent peu d’opportunité d’intégrer des préoccupations familiales durant leur temps de travail. En outre, elles ne semblent pas être très favorables à la porosité entre la sphère professionnelle et la sphère familiale. Si elles se sentent soutenues par leurs pairs, elles déclarent peu de soutien de leur hiérarchie et, en particulier, de leur direction en ce qui concerne l’APF. En revanche, elles recourent massivement aux congés pour raisons parentales et à la réduction du temps de travail. L’usage de ces mesures paraît, d’une part, très légitime dans cet univers professionnel et, d’autre part, constituer une des modalités privilégiées d’atténuation de la tension entre le travail et la famille.

Au sein de la police, la norme du temps plein est claire et les mesures de réduction du temps de travail ne sont guère de mise. Tout en respectant une norme de disponibilité pour leur service, les policiers (et policières) ont accès à des modes de gestion de leur APF qui s’appuient sur des arrangements informels permettant la prise en charge d’affaires privées durant le travail et sur une certaine flexibilité choisie/négociée des horaires. En outre, les policiers, et surtout les policières, expriment un fort sentiment de soutien de la part de leur milieu professionnel (y compris de leur hiérarchie directe ou plus éloignée) en ce qui concerne les questions de conciliation travail/famille. S’ils recourent aussi aux congés à la naissance d’un enfant, ce ne sont que les congés les plus institutionnalisés et les mieux rémunérés tels que le congé de maternité et le congé de paternité. Ils les combinent avec des jours de récupération, parfois nombreux du fait des heures supplémentaires effectuées et officiellement reconnues.

On le voit, les indicateurs, même partiels, mobilisés dans cet article montrent que le modèle général d’APF chez les policiers diffère fortement de celui en vigueur chez les infirmières. Cette différence de modèle pourrait d’ailleurs être interprétée comme l’expression de cultures de genre contrastées. La norme du temps de travail ainsi que l’usage et la légitimité des dispositifs légaux de soutien à la parentalité sont en phase avec les caractéristiques de genre présentes dans ces professions : le temps partiel, un important usage et un haut degré de légitimité des mesures formelles de soutien à la parentalité chez les infirmières comparativement à la police. À l’inverse, la disponibilité du policier travaillant à temps plein, acceptant des débordements temporels, tout en s’arrangeant à la marge ou dans les interstices de son travail sans perdre les avantages économiques de sa fonction, semble congruente avec la figure de l’homme gagne-pain. Socialisées dans cet univers professionnel masculin, et devant y faire leur place, les femmes policières partageraient alors ce même éthos professionnel. L’affirmation particulièrement fréquente chez ces dernières d’un soutien hiérarchique ne devrait-elle pas également être lue dans la perspective d’un « arrangement de sexes » (Goffman, 2002), où la femme est perçue comme le « sexe faible » vis-à-vis duquel le « sexe fort » se doit d’être attentif?

La régulation professionnelle constitue dès lors un concept médiateur qui intègre différentes caractéristiques du travail, de son organisation et de son expérience (c.-à-d. rapport vocationnel/instrumental au travail, statut d’emploi, domaine féminin/masculin, facteurs organisationnels...). Évidemment, ces caractéristiques peuvent varier à l'intérieur d'une profession, entre ses segments, et donc avoir des effets spécifiques, mais il n'en demeure pas moins des tendances qui différencient les groupes professionnels quant à l’APF. L’un des intérêts majeurs d’une analyse mésociologique qui compare les univers professionnels policiers et infirmiers revient d’ailleurs à faire apparaître deux grands modes de régulation de l’APF d’un point de vue idéal typique : l’un à caractère séquentiel, l’autre à caractère intégratif (voir aussi Campbell Clark, 2000). La régulation séquentielle réduit la tension entre la vie professionnelle et la vie familiale par l’usage des politiques formelles de temps de travail; il s’agit de suspendre un engagement professionnel (prendre un congé) ou de le diminuer quantitativement (prendre un temps partiel). La régulation intégrative opère quant à elle davantage en continu à travers des aménagements et des arrangements qui ont lieu sur la scène professionnelle et qui rendent possible la prise en charge de dimensions de la vie privée sans que cela perturbe le service. Cette intégration s’accompagne d’un épanchement des occupations professionnelles vers les espaces et temps de vie hors travail dans une logique de compensation (c.-à-d. accepter de faire des heures supplémentaires, d’être appelé ou rappelé en dehors des heures de travail fixées, de ramener du travail à la maison, etc.).

Ces deux modes de régulation ne sont pas exclusifs et peuvent très bien se combiner dans une perspective de conciliation. Pourtant, certains milieux professionnels semblent organisationnellement et culturellement favoriser l’un plutôt que l’autre. La police parait plus porteuse d’un mode intégratif que le milieu des infirmières, lequel révèle le mode séquentiel. Bien qu’il convienne d’approfondir le sujet, un mode intégratif paraît mieux rencontrer à la fois les préoccupations d’une articulation au quotidien de la vie professionnelle avec la vie familiale et l’éthos de service qui valorise la dimension relationnelle du travail et la disponibilité pour la population dans le besoin au moment et à l’endroit où elle en a besoin. Cette distinction entre deux modes de régulation ouvre de nouvelles perspectives de recherche.