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Étudier le vieillissement est d’une importance majeure, compte tenu de la croissance de la population âgée sur le continent africain. Le nombre de personnes âgées de 60 ans et plus, estimé à 5,5 % en 2015, passerait à 8,9 % en 2050. Ces chiffres sont appelés à tripler en 35 ans, passant de 63,8 millions d’individus en 2015 à 211,8 en 2050, et à quadrupler pour les grands aînés, âgés de 80 ans et plus. Leur nombre devrait passer de 5,3 millions d’individus en 2015 à 20,4 en 2050. Le Sénégal suit cette tendance et devrait voir sa population de personnes de 60 ans et plus multipliée par 3,7 et celle de 80 ans et plus multipliée par 3,2 durant la même période (Sajoux et al., 2015 : 16).

Dans ce contexte, les situations de vieillesse et de « vulnérabilité » liées aux différences de genre et de génération méritent une attention particulière. On sait que les femmes âgées, davantage que les hommes, évoluent dans des situations de précarité marquées par l’absence de couverture sociale et la faiblesse, voire l’inexistence de retraites et pensions. Les hommes âgés, dans l’ensemble, ont plus de chance de bénéficier de toutes les solidarités familiales alors que les femmes dépendent essentiellement de leurs enfants (Schoumaker, 2000). Cette réalité est plus manifeste en contexte de polygamie et particulièrement en milieu rural où la norme est encore à la cohabitation des coépouses et du mari dans un même ménage (Gning et Antoine, 2015).

Légèrement plus nombreuses que les hommes âgés, les femmes âgées (51,5% de la population de 60 ans et plus) sont un peu plus présentes en zone rurale (54,4 %) qu’en zone urbaine (45,6 %) mais la différence est moins marquée que chez les hommes âgés avec respectivement 56,2% de ruraux contre 43,8% de citadins[1]. Les femmes sont les plus touchées par le vieillissement à cause de leur mortalité plus tardive et de leur veuvage plus fréquent (Antoine et Golaz, 2009), qui résulte d’une surmortalité masculine et d’un écart d’âge important au mariage. Cet écart d’âge avec le conjoint peut aller de 15 à 20 ans pour les secondes et troisièmes épouses (Diop, 1986). La probabilité pour les femmes de finir leur vie comme veuves est donc très grande. À soixante ans environ, une femme sur deux est veuve en Afrique, alors que seulement un homme sur dix a perdu son épouse. Par conséquent, de plus en plus de familles ont à leur charge un parent âgé ou très âgé.

Face à l’ampleur des défis liés à la croissance rapide du nombre de personnes âgées, et pour répondre à leurs besoins, il est opportun de s’interroger sur les transformations des solidarités familiales. Les jeunes sont confrontés à des difficultés d’insertion professionnelle qui retardent le passage à la vie adulte (Antoine, 2007). En conséquence, ils sont aidés plus longtemps par leurs parents âgés (Léger et al., 2011). Le Sénégal est l’un des rares pays d’Afrique subsaharienne à articuler une politique publique de couverture sociale pour les personnes âgées avec les solidarités intergénérationnelles familiales. Avec la mise en place en 2006 du plan sésame, la première initiative publique concernant la santé des personnes âgées (de 60 ans et plus) en Afrique de l’Ouest, les retraités de la fonction publique, du secteur privé « formel » et du « secteur informel » devraient pouvoir consulter et obtenir des médicaments gratuitement auprès des structures sanitaires publiques. L’objectif du programme est de permettre aux personnes âgées d’accéder gratuitement aux soins médicaux sur présentation de leur carte d’identité numérisée.

Malgré une abondante littérature sur la recomposition des solidarités familiales, peu de travaux l’ont abordée en relation avec le vieillissement (Antoine et Golaz, 2009, 2010 ; Nowik et Lecestre-Lollier, 2015 ; Sajoux et al., 2015). Des analyses plus générales montrent une transformation des rapports de pouvoir entre hommes et femmes, entre aînés et cadets (Attané, 2009 ; Léger et al., 2011), ainsi qu’une transformation des représentations des rôles et des statuts masculins et féminins (Mazzocchetti, 2007). En se concentrant sur le statut des aidants des personnes vieillissantes et les attentes qui en découlent selon leur sexe, leur âge et leur pouvoir de redistribution financière, cet article vise à étudier les changements qui affectent les solidarités familiales intergénérationnelles.

Contextes, terrains, méthodes et données

Les résultats présentés ici sont issus des données de l’enquête RESO[2] et du projet HHMM[3]. L’analyse s’appuie sur les données croisées de ces deux enquêtes qualitatives, collectées à travers l’utilisation de grilles d’entretiens thématiques construites à cet effet. Ce croisement de données présente l’intérêt de rendre compte de la diversité des situations et fournit des perspectives comparatives intéressantes entre le milieu rural et le milieu urbain. La collecte a porté sur un total de 70 entretiens dont 50 ont été réalisés avec des parents âgés et 20 avec des aidants adultes. Utilisés dans une perspective de récit de vie et complétés par l’observation directe et libre, parfois participante, les entretiens ethnographiques nous ont permis de décrire la composition des ménages des parents âgés, avant d’étudier les formes d’aide intergénérationnelle qu’ils reçoivent de leur entourage proche et éloigné sur les plans économique, social et sanitaire.

Les premières données issues de l’enquête HHMM ont été collectées en juillet 2010 dans la ville de Saint-Louis, auprès d’une vingtaine de parents âgés au moins de soixante ans vivant dans deux quartiers populaires. Le premier est situé en centre-ville, il est choisi pour son ancienneté et le dynamisme économique créé autour de l’activité de la pêche. Le second, en zone péri-urbaine, est marqué par le faible niveau de revenus de ses habitants mobilisés autour des activités de maraîchage et d’agriculture. Dans les deux cas, la grande taille des ménages, liée en partie à la polygamie, est notoire.

La ville de Saint-Louis est située à l’embouchure du fleuve Sénégal, à 264 kilomètres au nord de la capitale Dakar, près de la frontière avec la Mauritanie. Historiquement, elle a été la capitale économique et politique des colonies du Sénégal jusqu’en 1957 et de l’Afrique-Occidentale Française (Sénégal, Mauritanie, Soudan, Guinée et Côte d’Ivoire). Classée patrimoine mondial de l’Unesco, la ville de Saint-Louis est aujourd’hui en déclin sur le plan économique, mais reste très dynamique sur les plans culturel et touristique. Elle accueille une importante communauté de pêcheurs, établie à l’origine dans le village de Guet-Ndar, devenu un des plus grands quartiers de la ville. Sur le plan ethnique, sa composition est hétérogène. Néanmoins, la vie sociale est très empreinte de l’organisation de la société wolof, très hiérarchisée, patriarcale, avec des castes : les « garmi » ou nobles, qui sont pêcheurs, propriétaires terriens, marabouts, etc. d’un côté et les personnes exerçant les professions manuelles (griots, forgerons, bijoutiers, esclaves, etc.) de l’autre. Le pluralisme religieux, avec une dominante musulmane, est représenté par les confréries mourides, tidjanes et khadres (Diop, 1986).

Les données secondaires ont été collectées entre juin 2012 et mai 2014 dans le cadre de l’enquête RESO auprès d’une trentaine de personnes âgées de 60 ans et plus. Elles ont été identifiées grâce aux données géolocalisation par satellite (GPS) (noms des villages, quartiers, chefs de ménage, sexe et âge de la personne vieillissante) tirées de la base de données de l’observatoire Niakhar. Situé à 150 kilomètres au sud-est de Dakar et géré depuis 1965 par l’Institut de recherche pour le développement (IRD) dans la région de Fatick au Sénégal, ce système de surveillance couvre une population de plus de 30 000 personnes dans 30 villages (Delaunay et al., 2003). Encore appelés « sérère siin », les habitants de Niakhar sont majoritairement d’ethnie sérère et originaires de la Petite-Côte du Sénégal et de la région de Fatick. L’activité principale est agro-pastorale. La société est organisée en castes et selon un système lignager bilinéaire avec une prédominance du matrilignage qui implique une transmission de la richesse familiale en lignée utérine. Les rites animistes cohabitent avec l’appartenance à une religion monothéiste à dominante islamique (75 % de la population se déclare de religion musulmane contre 25 % de religion chrétienne). Le niveau d’instruction est faible, la majorité de la population étant non scolarisée (Mondain et al., 2009).

L’échantillon qualitatif a été constitué dans le souci d’être représentatif de la diversité des situations et des profils de la population étudiée – cela en vue de mieux rendre compte de la complexité des dynamiques sociales des solidarités intergénérationnelles. Il comporte une population aux caractéristiques sociodémographiques variées. L’échantillon est marqué par la prédominance des femmes âgées de 60 ans et plus, dont seules 3 sont âgées de 80 ans et plus. Elles sont veuves, veuves remariées ou épouses dans des ménages polygames. Par contre, parmi les hommes âgés, qui constituent moins du tiers de l’échantillon, soit 8 individus, seul un a plus de 70 ans. Ils sont monogames ou polygames. Parmi eux, rares sont les retraités de la fonction publique ou du secteur privé à bénéficier d’une pension. Ce statut demeure l’apanage des hommes et d’une minorité de veuves de retraités. De même pour ce qui est des aidants, les femmes restent majoritaires.

La situation résidentielle des personnes âgées et des aidants enquêtés ne montre pas d’isolement de type relationnel et physique. Ils habitent avec leur famille dans des ménages de grande taille pouvant aller jusqu’à 15 personnes et plus en ville et au village. En contexte de polygamie où la configuration résidentielle peut être en ménage unique ou en poly-ménages, il n’est pas aisé d’évaluer le niveau de vie des personnes âgées et des aidants, qui dépend du nombre de personnes à leur charge.

En privilégiant la relation ascendants-descendants, nous avons porté une attention particulière aux enfants adultes qui s’occupent d’au moins un parent ou un beau-parent âgé ou très âgé[4] cohabitant ou non-cohabitant. Ainsi, les descendants directs ou par alliance ont été enquêtés sur leur perception et leur implication en tant qu’aidants. Partir de cette approche descriptive des formes d’aides apportées par l’entourage, organisées suivant une division sociale, a permis d’interroger les logiques de genre et de génération qui sont en jeu dans la prise en charge familiale des personnes vieillissantes.

L’ensemble des données d’enquête ainsi collectées avait pour but d’étudier la relation entre les logiques de genre et de génération, et les solidarités intergénérationnelles : l’aide apportée à la personne âgée est-elle identique ou différente si elle est assurée par un homme ou une femme ? Inversement, quelle est la nature de l’aide lorsqu’elle est reçue par une personne âgée du même genre ou de genre différent de celui de l’aidant ?

La démarche adoptée pour appréhender la complexité des inégalités de genre et de génération entre personnes âgées et aidants repose sur une analyse de deux types de relations : la première concerne la relation entre beaux-parents et beaux-enfants de genre différent tandis que la seconde porte sur la relation qui implique parents et enfants de même genre dans un rapport d’aide. Cet article est divisé en trois parties. Dans un premier temps, nous décrirons les temporalités du vieillissement progressif et différentiel entre hommes et femmes, en considérant les changements d’âge et de rôles. Dans un deuxième temps, nous examinerons les différents statuts de l’aidant à la lumière des critères de genre et de génération. La troisième et dernière partie évoquera les conséquences des changements qui affectent le statut d’aidant, notamment l’évolution des figures de l’épouse et de l’homme pourvoyeur, sur les solidarités familiales à l’égard des parents âgés.

Notre cadre d’analyse, qui s’est inspiré de la « communauté domestique » (Meillassoux, 1960a, 1975b), prend comme point de départ la famille[5]. Considérée ici comme le lieu par excellence où s’actualise le contrat intergénérationnel, elle suppose une relation de dépendance entre deux catégories d’individus liés par la parenté[6] : des parents âgés qui donnent et reçoivent – dans un contexte de faible couverture sociale institutionnelle – différentes formes d’aides de leurs enfants ou de leurs conjoint.e.s. Prendre en considération la famille au sens large du terme, incluant la parenté par alliance, met au jour le rôle des beaux-enfants dans le travail d’aide et de soutien à la personne âgée. Les relations à l’intérieur de la famille suivent une division sexuelle et intergénérationnelle qui place les aînés masculins au sommet et leurs cadets au bas de l’échelle familiale. Les aidants féminins sont défavorisés par rapport à leurs homologues masculins. Les changements qui affectent ce système d’organisation familiale de l’aide aux personnes âgées peuvent être étudiés sous le prisme des inégalités de genre et de génération en considérant les prestations, les services rendus et le pouvoir de redistribution financière des aidants.

Vieillir au féminin et au masculin

Le genre pèse de tout son poids sur les rôles et les attributs liés au vieillissement progressif. En effet, les entretiens réalisés montrent tous que l’idée que les personnes âgées aidées se font du vieillissement dépend pour une part large d’une différentiation nette entre les attributs conférés d’une part aux femmes âgées et d’autre part aux hommes âgés. Ce vieillissement différentiel est profondément lié au déclin des rôles sociaux (professionnel, familial et conjugal) et à la dégradation de la santé des personnes vieillissantes. Les données d’observation et d’entretiens montrent que les hommes se consacrent à une vie politique, religieuse et sociale. En se regroupant avec leurs pairs dans différents espaces de sociabilités, ils peuvent alors discuter des affaires de la cité, de l’actualité ou de l’organisation des activités de mariage, de baptême, etc. Ils ont également le temps d’apprécier les vertus curatives des plantes en s’intéressant à la médecine traditionnelle. Chez les femmes, le vieillissement individuel se traduit par l’arrêt des travaux domestiques et champêtres, ce qui leur laisse le temps de se consacrer davantage à la transmission intergénérationnelle de leur savoir social. Elles peuvent alors s’occuper de l’éducation de leurs petits-enfants et leur livrer l’information sexuelle en s’abandonnant par exemple à une relation « dédramatisée » (Thomas, 1983) et à « plaisanterie » (Journet et Juilliard, 1994). La relation entre grands-parents et petits-enfants, considérée comme relevant d’un couple symbolique, autorise la grand-mère ou le grand-père à avoir un langage non formalisé avec ses petits enfants sans que cela soit perçu comme choquant. En vieillissant, les femmes ont ainsi le temps de conseiller et d’accompagner les jeunes femmes qui viennent de se marier puisqu’elles contrôlent toutes les pratiques relatives à la fécondité et à l’accouchement. Avec les femmes de même classe d’âge, elles ont aussi le temps de mener des activités sociales, religieuses ou associatives. Déchargées des travaux ménagers et de la préparation des repas, elles acquièrent plus de pouvoir dans la sphère domestique, en devenant chef de cuisine. Elles peuvent dès lors encadrer et contrôler l’organisation et la répartition des denrées alimentaires entre leurs belles-filles. La définition genrée du concept de chef de ménage entre les femmes et les hommes âgés du ménage rend bien compte de la division sexuelle du travail dans les ménages dirigés par une personne âgée (Antoine et al., 2015).

Cette première phase du vieillissement est en quelque sorte considérée comme un âge d’or de la sagesse, de la maturité et du repos, où les personnes âgées jouent une fonction éducative et sociale qui se justifie par leur expérience et leur savoir-faire. L’homme devient le « père » et est censé atteindre la maturité morale et spirituelle. La femme, libérée des tabous féminins liées à reproduction et à la sexualité ou ménopausée, est respectée. D’ailleurs, jusqu’à une période récente, le choix de l’épouse des fils revenait à la mère. Mais au-delà de ce savoir social qui vaut à ces personnes dites « âgées » autant de reconnaissance se pose la question de leur devenir, lorsque leur santé se dégrade, dans une société qui valorise la pleine possession de ses moyens physiques et mentaux. La seconde étape du vieillissement se traduit dans l’organisation familiale qui associe des positions hiérarchisées aux hommes et aux femmes relativement dans l’accès aux soins, ce qui rend bien compte des contraintes de genre (Gning, 2015).

Chacune de ces étapes s’intègre dans une représentation intergénérationnelle du vieillissement. Malgré les multiples perceptions énoncées par les enquêtés, suivant leur trajectoire sociale, commune est la représentation du vieillissement comme un processus graduel marqué par le passage d’une vie libérée de toutes contraintes professionnelles (physiques et manuelles) à une dépendance économique qui survient avec la baisse des revenus. La retraite, qui concerne seulement moins de 10 % de la population âgée (Antoine, 2007), ne suffit pas pour prendre en charge les besoins de la famille. Dans ce contexte, avoir des enfants adultes pour prendre la relève prend tout son sens social.

Pour certains parents, vieillir coïncide avec la maturité physique et sociale de leurs enfants, le moment où ceux qui ne sont plus à leur charge les aident en retour. Autrement dit, le vieillissement met au jour le contrat de la dette intergénérationnelle – les enfants s’occupent de leurs parents vieillissants, pour qu’on leur rende la pareille demain. Les propos de ce père de famille enquêté dans la ville de Saint-Louis rappellent toute la pertinence de la dette intergénérationnelle : « les personnes qui n’ont pas d’enfants ne se sentent pas vieillir ». En d’autres termes, les personnes sans enfants ne sont pas prioritaires dans l’accès aux soins. Bien qu’il soit rare qu’elles se retrouvent en situation d’isolement relationnel, elles ne peuvent compter en prenant de l’âge que sur des parents éloignés (cousins, neveux, oncles, etc.). Avoir des enfants est donc considéré comme une « assurance vieillesse » au Sénégal, particulièrement pour les veuves. Ne pouvant pas hériter selon le code musulman, les femmes rivalisent pour avoir le plus grand nombre d’enfants, en particulier des fils, pour avoir une assurance veuvage et accéder aux ressources de leur mari. (Lambert et Rossi, 2014). Devant l’avancée en âge, avec son corollaire, la baisse de la force physique et parfois mentale, l’effritement du pouvoir économique et de l’autorité, les enfants constituent en effet une ressource importante pour soutenir et relayer les parents vieillissants.

Le statut d’aidant : un enjeu important des rapports de genre et de génération

L’un des traits caractéristiques des rapports sociaux de sexe entre aidants et aidés réside dans la tension entre les attentes vis-à-vis du statut et des rôles que peuvent jouer les descendants masculins et féminins pour les ascendants âgés. Le contenu de l’aide qui leur est apportée fait apparaître ces clivages en termes de genre et de génération. En assignant aux hommes la sphère « productive » et aux femmes à la sphère « reproductive », l’organisation familiale de l’aide se fonde sur les principes hiérarchiques de la division sexuelle du travail. Elle révèle une division sexuelle du travail et des inégalités de genre dans la distribution de ce travail (Kergoat, 2010).

La position d’aidant masculin tient à une représentation statutaire du rôle de l’homme. Être un homme offre d’emblée une certaine reconnaissance. Cela implique une capacité à être un contributeur économique capable à la fois de prendre en charge sa famille et de satisfaire les besoins du parent vieillissant. Bien que la capacité à générer des revenus ne soit pas le seul critère pour être aidant masculin, puisque la situation matrimoniale et l’âge peuvent se révéler tout aussi importants, elle est une condition majeure d’accès à l’aînesse sociale dans un contexte social où les cadets des familles – filles et garçons – sont souvent sous la domination des hommes les plus âgés (Attané, 2009).

La position de l’aidant féminin présente une ambiguïté inhérente à un conflit de rôles : lorsqu’elle est mariée, la femme entretient une relation spécifique avec ses parents d’un côté, son époux et ses beaux-parents de l’autre. Ce conflit se manifeste clairement dans la séparation entre les différentes aides qu’elle peut apporter aux uns et aux autres. Si les services de la femme mariée sont prioritairement destinés à son mari et à ses beaux-parents, elle demeure la fille de ses parents, à qui elle doit également assistance. Or cette pluralité de rôles crée souvent des tensions relatives à son statut d’aidant. Les attentes familiales sont plus fortes par rapport à son rôle d’épouse qu’à ses fonctions redistributives. En conséquence, les services rendus par les filles non encore mariées à leurs parents âgés sont perçus comme limités car temporaires, les filles étant appelées à partir une fois mariées, pour s’occuper de leur belle-mère.

L’examen des relations entre parents et enfants, et entre beaux-parents et beaux-enfants, révèle une certaine proximité de genre entre mère et fille (ou belle-mère et belle-fille) d’une part, et entre père et fils (ou beau-père et beau-fils) d’autre part. Dans le premier cas, la proximité dans le genre féminin est liée au statut d’épouse et par conséquent au rôle domestique joué dans le travail d’aide. Toutes les mères enquêtées reviennent sur cette relation de service qu’elles entretiennent avec au moins une de leurs filles ou belles-filles qui ne travaillent pas, qui habitent avec elles ou à côté de leur domicile. Dans le second cas, la relation de proximité observée dans le genre masculin entre père et fils (ou beau-père et beau-fils) est liée à une homologie entre les statuts masculins. En succédant au père, le fils hérite du statut d’autorité morale et de responsable économique de la famille. Il devient la personne de référence qui centralise le pouvoir de décision sur les autres membres de la famille pour lesquels il est censé assurer les dépenses de nourriture et de santé. Bref, il relaie le père en endossant ses responsabilités sociales et familiales. Cette homologie appelle à des relations d’aide spécifiques entre le père et le fils. La mise en perspective des attentes des pères interrogés à l’égard de leurs fils et des énoncés des fils sur leur rôle réel d’aidant est très féconde. Même si les attentes sont différemment satisfaites par les fils, la pression à jouer le rôle du père vieillissant est très forte sur eux. Si le rôle correspond bien au statut pour les fils qui peuvent jouer un rôle dans la redistribution, même ceux-là ont besoin du soutien de leur mère âgée pour entériner des décisions relatives à la famille. Cependant, les mères âgées ne peuvent prétendre au même statut que leurs fils, qui remplacent légitimement les pères.

Qu’en est-il lorsque la relation d’aide est assurée par un homme ou une femme d’un genre différent de celui du bénéficiaire ? Poser cette question nous conduit à l’examen des relations entre mère et fils (ou belle-mère et beau-fils) et entre père et fille (ou beau-père et belle-fille). Il ressort de nos données que ce sont des relations souvent gérées à distance, d’autant plus que la cohabitation des beaux-fils avec leurs beaux-parents est rare et que celle des belles-filles avec leurs beaux-parents tend à disparaître avec l’urbanisation et le travail des femmes. Il n’en demeure pas moins que la dette intergénérationnelle pèse de tout son poids sur la relation parent-enfant.

Être ou ne pas être aidant : une reconnaissance asymétrique des statuts

L’observation des dynamiques intergénérationnelles de l’aide apportée aux parents vieillissants montre que les enfants et les beaux-enfants sont plus impliqués que les petits-enfants, de même que les femmes y contribuent plus que les hommes. En effet, les femmes consacrent plus de temps aux parents dépendants ou touchés par une incapacité physique ou mentale. Par exemple, il ressort de nos données que des filles mariées sont contraintes de revenir dans le domicile parental pour s’occuper de leur mère malade. Elles entretiennent ainsi avec leur mère des liens privilégiés pouvant aller du toilettage aux confidences les plus intimes. Chez les hommes, la proximité perceptible entre père et fils se limite à une assistance physique et pratique lors des soins médicaux ou à un accompagnement lors d’un voyage de santé en ville ou à l’étranger.

De plus, les différentes aides apportées par les fils et les filles des parents vieillissants ne sont pas appréciées de la même manière. Il existe une tendance à valoriser le soutien financier des aînés masculins[7] et à minimiser les services rendus par les femmes dépendantes qui n’ont pas d’emplois rémunérés ou d’activités génératrices de revenus, ou qui ne peuvent simplement pas compter sur le soutien financier de l’époux ou de parents pour s’occuper de leurs parents et beaux-parents. La prééminence des aidants masculins sur les aidants féminins est légitimée par les normes sociales qui autorisent les hommes à afficher leur supériorité économique et leur autorité morale, et à assigner les femmes à la soumission. Le rôle joué par les aînés et cadets masculins les mieux dotés socialement est donc reconnu de manière accrue par les familles. Pour ces hommes, aider un parent âgé revient surtout à lui apporter un soutien financier, le soutien pratique restant occasionnel. Ce soutien financier offre de nouveaux droits et se substitue à certaines obligations d’aide aux parents âgés – comme passer les voir plus régulièrement.

Les aînés masculins ont pris la pleine mesure de l’importance de leur capacité financière dans la reconnaissance sociale de leur statut d’aidants. Même s’ils vivent à l’étranger depuis longtemps, leurs transferts financiers permettent de compenser leur absence auprès des parents vieillissants (Daffé, 2008). Parmi eux, ceux qui envoient régulièrement de l’argent à leurs parents et paient leurs frais de santé se voient attribuer le statut de chef de ménage ou de personne de référence du ménage de leurs parents. Ils peuvent dès lors s’approprier le droit de décider pour la fratrie et la famille en général, ce qui implique de nouveaux rapports sociaux à même de remettre en cause les hiérarchies – des aînés déchus au profit de leurs cadets socialement mieux dotés se retrouvent dans un rapport de domination économique et sociale inversé. Certains cadets rencontrés lors de l’enquête, n’hésitent pas à évoquer leurs stratégies d’autopromotion pour se positionner dans la pyramide familiale. À la conquête de l’ainesse sociale, ils se rendent plus présents et disponibles pour leurs parents. Des cadets, précaires, sans revenus ou au chômage, deviennent les relais de « proximité » de leurs aînés masculins pourvus, qui vivent souvent hors du ménage de leurs parents. Ils peuvent alors se rendre visibles en effectuant des dépenses de nourriture et de santé rendues possibles grâce aux transferts financiers de leurs aînés – et par les services rendus par leurs propres épouses. Ainsi, les cadets moins bien dotés sur le plan socioéconomique peuvent compenser leur dépendance et rendre service à leurs parents âgés dans le cadre d’une cohabitation ou recohabitation intergénérationnelle (Attias-Donffut et Renaut, 1994). La situation suivante en est un bon exemple. À 46 ans, Pape est à la charge de son jeune frère, entrepreneur à Dakar, tout comme les autres membres du ménage de ses parents. Paysans, lui et sa femme sont les premiers aidants de la mère de Pape, qui cependant ne les cite pas parmi les premières personnes qui l’aident. Pourtant, l’épouse de Pape prépare depuis plus d’une dizaine d’années les repas de la mère et de la famille en général, et elle s’occupe du linge et de l’hygiène. Pendant ce temps, son frère cadet assure les dépenses quotidiennes de la famille restée au village et les frais médicaux de leur mère hospitalisée. Cette dernière se félicite de voir son fils cadet « bien s’occuper d’elle ».

La distribution rigide des rôles (hommes pourvoyeurs du ménage et femmes aides domestiques) pose un problème pour les cadets qui n’arrivent pas à subvenir aux dépenses de leur propre famille et à soutenir financièrement leurs parents. En effet, si nous considérons de plus près la situation des cadets masculins, on peut admettre qu’il leur soit relativement possible, en dépit de leur situation parfois précaire, de satisfaire certains besoins ponctuels de leurs parents âgés (payer une consultation ou une ordonnance par exemple). Cependant, ils n’acquerront pas ainsi une position d’aidant reconnue au sein de la famille. Pour établir des rapports d’entraide, il leur faut prendre une femme, et mettre leur(s) épouse(s) à la disposition de leurs parents. Concrètement, c’est alors aux épouses des cadets de s’acquitter à la place de leur mari de la dette intergénérationnelle à l’égard des beaux-parents vieillissants. Au demeurant, le fait de prendre une femme ne dispense pas les cadets d’un soutien financier à l’égard de leurs parents âgés. Leur participation financière, même modeste, est requise. L’exemple de la famille de Fatou[8] illustre cette asymétrie dans la reconnaissance des statuts. Veuve de 62 ans, mère au foyer de 5 enfants (3 fils et 2 filles), Fatou vit avec son deuxième fils Matar, l’épouse de celui-ci et leurs jeunes enfants dans un même logement qu’elle a hérité par ses enfants de son défunt mari. Son fils aîné Ali et la femme de celui-ci vivent à Dakar et passent les fêtes annuelles avec Fatou. Les deux filles mariées de la veuve sont en ménage dans une autre ville, tandis que le plus jeune des fils s’est installé dans un autre quartier avec sa famille et n’intervient pas souvent dans le ménage de sa mère. Ali, cadre dans la fonction publique, est le principal pourvoyeur du ménage de sa mère mais il compte aussi sur la participation de son jeune frère, Matar, contractuel dans une entreprise de bâtiment, et sa femme Mina y contribuent également. Depuis qu’elle travaille dans une collectivité locale, Mina paie les services d’une bonne qui s’occupe de sa belle-mère et des tâches ménagères quand elle est au travail.

Arame, la fille aînée de Fatou, et Ali rivalisent pour soutenir financièrement leur mère. À son grand regret, Matar pense que c’est parce qu’il n’a pas une situation du niveau de son frère aîné et de sa sœur qu’il n’est pas toujours consulté, ni lui ni sa femme, sur les décisions familiales en général et celles relatives à la santé de leur mère en particulier.

Si l’accès au statut d’aidant pour les hommes dépend de leur rôle dans la redistribution et de leur situation matrimoniale, le cas des femmes semble plus complexe. En effet, les aidantes vivant au sein des ménages avec au moins une personne âgée sont les plus mises à contribution, lorsqu’elles ne travaillent pas. En d’autres termes, les femmes ont l’exclusivité du travail domestique et de l’offre de soins et services quotidiens (nourriture, compagnie, courses, soins corporels et médicaux, en cas de maladie ou de manque d’autonomie par exemple). Plus encore en milieu rural qu’en ville, la relation d’aide aux personnes âgées repose essentiellement sur les belles-filles. En revanche, ces aidantes sont évincées des sphères de décision en ce qui concerne la prise en charge médicale des personnes âgées.

Notre enquête ethnographique auprès des familles a permis entre autres de se rendre compte de la « négligence ordinaire » que suscite le travail domestique féminin réalisé pour les parents vieillissants. En effet, les hommes âgés oublient de citer dans les discours leurs femmes, filles et belles-filles parmi les personnes qui les aident à gérer leur vieillesse. De leur côté, les femmes considèrent les services rendus à leurs mari, gendre ou oncles comme « normaux ». Elles préfèrent valoriser les transferts financiers des aidants masculins et évoquer les limites à leur propre implication, la faiblesse de revenus et de force physique constituant à leurs avis un obstacle à l’accompagnement des hommes âgés. Conscientes des enjeux qui pèsent sur la reconnaissance de leur statut d’aidantes, les femmes savent que les soins corporels et affectifs, voire le dévouement qu’elles peuvent manifester à leurs parents et beaux-parents vieillissants ne suffisent pas pour se distinguer dans le travail d’aide aux parents âgés. La relation de service entretenue par les belles-filles, repoussée dans la sphère domestique, est perçue comme allant de soi et relevant de « qualités féminines ». Elle ne peut de fait être considérée comme un travail supplémentaire qui peut influencer la vie personnelle, familiale et professionnelle des femmes (Blanche et Martin, 2006).

Concilier les activités familiales et professionnelles : de la négociation intergénérationnelle du statut d’aidant dans le genre féminin

La conciliation des activités professionnelles et familiales par les aidants féminins qui travaillent à l’extérieur du foyer appelle à des négociations intergénérationnelles diverses qui peuvent aller de la délégation des tâches ménagères à l’investissement dans un capital social familial entre les femmes. Si les témoignages recueillis confinent les belles-filles aux travaux ménagers, au réconfort affectif et à la disponibilité voire dévouement aux belles-mères, l’aide des filles et des belles-filles qui travaillent est évoquée en termes de services ponctuels et occasionnels, néanmoins importants. Quand elles sont inscrites dans des temporalités professionnelles, ces dernières ne peuvent consacrer beaucoup de temps à leurs parents âgés. Elles sont en mesure d’utiliser le travail professionnel comme une stratégie d’autopromotion dans la sphère familiale, pour échapper au confinement du travail domestique auquel les expose leur statut d’épouse. Elles peuvent alors être dispensées des travaux ménagers ou être remplacées par une aide domestique (bonnes) ou par les coépouses, sœurs ou autres membres de la famille. On peut voir à travers l’exemple précédent, la belle-fille de Fatou qui a retrouvé un emploi, que la libération des aidants féminins de certaines obligations d’aide se fait au prix de la domination d’autres femmes. Cette domination implique d’abord la relation entre l’aide domestique et la belle-fille active. Sur un second plan, familial, elle s’étend à la relation entre belle-mère et belle-fille, et détermine l’utilisation d’une partie des revenus de cette dernière. Ainsi, pour que soient reconnus leur statut d’épouse et leurs activités ou emplois, les belles-filles sont tenues à une « participation symbolique » sous la forme de cadeaux divers aux beaux-parents. Plus largement, cette domination entretient toute une économie de l’épargne et du crédit associatif qui amène les belles-filles à s’inscrire dans des systèmes de solidarités féminines diverses. Pour consolider leur statut, les femmes sont amenées à se livrer à une véritable démonstration de générosité par des cadeaux en tissus, en bijoux ou en argent à leurs beaux-parents, particulièrement à leur belle-mère. Celles-ci rivalisent à leur tour pour le statut de « la mère qui a réussi », en s’investissant socialement et financièrement dans les relations familiales de leurs enfants. Ainsi, avec les tontines[9], elles pourront compléter, voire fournir à leurs fils une dot respectable qui constitue une sorte d’avance à rétribuer par la belle-fille en services et assistance aux beaux-parents. De plus, les mères feront profiter aux beaux-parents de leurs filles de largesses qui contribuent à faire reconnaître le statut d’épouse de ces dernières dans leur nouveau ménage.

Par ailleurs, le statut d’aidant féminin, négocié au jour le jour, est sous la menace permanente d’être remis en cause. Cette négociation donne lieu à d’autres formes de services entre les aidantes et leurs bénéficiaires du même genre. La garde des petits-enfants par leur grand-mère, à domicile ou chez leurs enfants adultes, peut être citée en exemple. Elle peut se faire dans le cadre de déplacements professionnels des belles-filles ou de vacances scolaires des petits-enfants. En retour, les visites des mères et belles-mères pour des raisons de santé chez leurs enfants adultes vivant en ville constituent de bonnes occasions pour leurs filles et belles-filles de s’occuper de manière ponctuelle de leurs parentes âgées. Cette négociation des rôles professionnels et familiaux entraine des recompositions dans le statut d’aidant.

Solidarités intergénérationnelles et nouvelles figures d’aidants

Quand on regarde les solidarités entre personnes âgées dans un contexte de polygamie, il apparaît que les hommes âgés occupent une position bien plus privilégiée que les femmes âgées. En plus d’être souvent aidés par leurs épouses, les hommes âgés profitent de l’ensemble des transferts financiers de leurs enfants. En effet, la polygamie leur permet d’accroître les possibilités de leur prise en charge, alors que les femmes doivent essentiellement compter sur l’aide de leurs enfants adultes (Gning et Antoine 2015). Cette différence de statut face à la vieillesse entraine une relation d’aide particulière lorsque les femmes exercent une activité professionnelle. En accédant à un travail rémunéré, elles peuvent rivaliser avec les aidants masculins. Puisqu’il est rare que les hommes âgés se retrouvent en situation de veuvage ou de célibat (Gning, 2015), il n’est point besoin de recourir aux services d’une aidante professionnelle pour les pères. Celui-ci peut compter sur son épouse ou sur ses épouses, la plus jeune en particulier, pour lui apporter les soins. Quand l’épouse ou les épouses du père sont trop âgées, les soins reposent sur les belles-filles vivant avec leurs beaux-parents, les filles, cousines, nièces ou sœurs encore célibataires ou bien inscrites dans des mobilités matrimoniales (divorce, séparation, veuvage, etc.). Les femmes qui ont un travail professionnel parviennent à se distinguer dans l’aide par des transferts financiers en jouant un rôle de pourvoyeur souvent assigné à l’homme, en plus des autres services ponctuels qu’elles peuvent apporter à leur père. Les fils, quant à eux, ont trouvé de nouvelles stratégies pour ne pas avoir à supporter seuls les charges afférentes à leur propre famille et à celles de leurs parents âgés. Ils peuvent compter sur les revenus de leur(s) épouse(s), qui à leur tour se contentent d’entretenir une relation à distance avec leur belle-mère. Pour autant, la norme est encore à la cohabitation. L’exemple qui suit est à ce titre illustratif. À 54 ans, Khady est divorcée et vit dans son propre ménage avec sa fille aînée qui vient de quitter son mari polygame. Les trois autres enfants de Khady sont mariés et vivent à l’étranger. Khady est la seule fille d’une fratrie de quatre enfants ; ses trois frères sont restés vivre dans le domicile familial avec leur mère malade Rokhy (80 ans, veuve). Ils vivent chacun dans un carré[10] de la concession avec leur famille. Khady est commerçante depuis plus de 30 ans. Elle pourvoit aux dépenses de nourriture et de santé de sa mère. Face à la situation précaire de ses frères et à l’indisponibilité de ses belles-sœurs, partagées entre le rôle de mère et d’épouse, en plus de tenir de petits commerces, Khady a recruté une aidante domestique pour s’occuper de sa mère, à qui elle remet tous les mois une somme symbolique pour satisfaire ses besoins personnels. Elle assure également ses dépenses en santé. Rokhy n’hésite pas à faire profiter à ses fils de l’argent que Khady lui donne, nous confie-t-elle. Cependant, même si Khady n’est pas la personne de référence du domicile parental, son avis compte sur les décisions qui y sont prises, en particulier celles concernant les choix thérapeutiques de sa mère. Cet exemple montre que jouer le rôle de pourvoyeur n’est plus l’apanage des seuls aînés masculins.

Il est certain que l’accès des femmes au marché du travail favorise la reconnaissance de leur statut d’aidant. Elles sont amenées à compenser leur faible implication dans le travail domestique par d’autres formes d’aide et de soutien direct ou indirect. On peut également voir dans l’exemple de Natou (68 ans) les statuts et les rôles des aidants : mère de six filles et d’un garçon, cette veuve vit dans la maison de son défunt mari avec son jeune fils célibataire et sa fille, qui est ouvrière dans une usine en périphérie de la ville de Saint-Louis. Ses grandes filles mariées sont parties. Natou tient un petit étal de beignets devant sa maison. Son portrait qualitatif révèle qu’elle est aidée par ses enfants dans la vie quotidienne pour ce qui est des choses pratiques. Sa benjamine s’occupe des travaux ménagers de la maison lorsque son travail le lui permet. Son fils, revendeur de volailles, se débrouille en remettant de l’argent de en temps en temps à leur mère. La fille aînée de Natou, Fama, qui est en ménage dans un autre quartier avec ses enfants, visite régulièrement (deux à trois fois par semaine) sa mère pour prendre des nouvelles et lui dispenser des soins (prise de médicaments, tri du linge sale, etc.). Fama profite des revenus de son mari pour faire les courses alimentaires de la famille, et de sa mère en particulier. Ainsi, le beau-fils de Natou participe par l’intermédiaire de sa femme à la prise en charge de sa belle-mère, qu’il visite s’il a le temps.

Tout comme la relation mère-fille, celle entre mère et fils est marquée par un certain décalage entre les attentes et le rôle effectif que l’aidant masculin peut jouer pour son parent âgé. La figure de l’aidant masculin, fût-il jeune, est avant tout associée à un pouvoir économique. Quand bien même il lui arrive de se distinguer dans le travail d’aide et de soutien aux personnes vieillissantes par un soutien physique et pratique, les attentes des parents âgés en termes de soutien financier demeurent. Cela pousse certaines mères enquêtées à valoriser l’aide financière de leurs fils, même lorsqu’elle est insignifiante par rapport à celle de leurs autres enfants. En valorisant cette aide, elles participent à faire reconnaître leur propre statut (d’épouse et mère), à travers celui de leurs fils. À l’inverse, c’est davantage l’incapacité du fils que celle de la fille à s’occuper de ses parents âgés qui est perçue comme une preuve de l’échec de la mère à être une bonne épouse. En vertu de cette représentation sociale qui assimile la réussite sociale de l’enfant au degré de soumission de la mère à son mari et à ses beaux-parents, les aidants féminins (belles-filles et filles) partagent une même destinée. Lorsque les aidants féminins ont une activité génératrice de revenus, la concurrence entre les rôles de mère et d’épouse est accentuée. Ainsi, il ne suffit pas de travailler, mais de « bien travailler », c’est-à-dire d’exercer une activité rémunérée tout en restant soumise et obéissante à son mari et à ses beaux-parents (Ajamagbo et al., 2004). Dans ce contexte, valoriser l’aide de ses enfants, et de ses fils en particulier, est un moyen de montrer sa réussite en tant que mère et épouse.

Conclusion

Notre enquête sur l’organisation familiale de l’aide des parents âgés au Sénégal a permis de réaliser une étude approfondie des changements qui affectent le statut d’aidant et les solidarités intergénérationnelles. D’abord, il s’agissait de mettre l’accent sur les perceptions du vieillissement progressif et différentiel entre l’homme et la femme, avec les changements de rôle qui adviennent avec l’avancée en âge. Ensuite, l’enquête a montré que l’organisation des solidarités familiales à l’égard des personnes vieillissantes révèle des inégalités de genre et de génération qui ne découlent pas d’une seule différenciation selon le sexe et l’âge. Dit autrement : ce n’est pas l’homme ou la femme qui aide le plus respectivement son père ou sa mère. Cette aide articulée entre les enfants de la personne âgée ne s’apprécie pas non plus uniquement en termes de relation de service pour les filles. La forte prégnance des normes de redistribution a un véritable rôle à jouer sur la reconnaissance des statuts entre aidants féminins qui s’investissent plus que les aidants masculins.

Dans un contexte de faible solidarité institutionnelle, les solidarités familiales s’adaptent à l’individualisation des trajectoires. Les stratégies individuelles ou de couple mises en place, d’un côté par les aidants masculins pour préserver leur statut et de l’autre par les aidants féminins pour échapper à leur confinement aux fonctions d’épouse et de mère, révèlent l’attachement des familles à la dette intergénérationnelle, principal levier social d’aide et de soutien aux personnes vieillissantes. La figure de l’homme, chef de famille, principal pourvoyeur du ménage de ses parents, est relativisée, voire remise en cause. De même, la figure de l’épouse dévouée à son mari et à ses beaux-parents est de plus en plus remplacée par celle de la femme active qui entretient une relation à distance avec ses parents et beaux-parents âgés, sans pour autant que cela ne l’empêche de faire face à ses obligations d’aide. Désormais, les femmes qui accèdent à un emploi rémunéré ou à une activité génératrice de revenus peuvent diversifier leur soutien aux personnes âgées au même titre, voire plus que les hommes qui jouissent de la reconnaissance statutaire de contributeur principal et de chef de famille. Plus généralement, grâce aux revenus tirés de l’entrepreneuriat social féminin à caractère informel, ces aidants réussissent à gérer le quotidien de leurs parents vieillissants. Elles ne se limitent plus à une relation de service domestique et d’aide à leurs parents et beaux-parents vieillissants, mais parviennent à se distinguer, tout comme les aidants masculins, par des services pratiques, des soins et des soutiens financiers ponctuels ou réguliers. Les cadets mariés qui contribuent tant soit peu aux frais de prise en charge de leurs parents âgés peuvent alors accéder à l’aînesse sociale.

Au demeurant, la valorisation des aidants masculins davantage que les aidants féminins, malgré les changements de rôles observés à travers l’émergence des figures de la femme active, reflète la forte prégnance des normes sociales sur les pratiques. Ces normes sociales autorisent les hommes à afficher leur supériorité économique et leur autorité morale, et assignent les femmes à la soumission. Bien que les femmes arrivent souvent à négocier les modalités pratiques de l’aide apportée aux parents vieillissants, l’utilisation sociale de leurs revenus vient conforter leur rôle d’épouse et de mère – et par là la reconnaissance du statut des aidants masculins (mari, fils, beaux-fils).