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Introduction

Les réformes législatives en matière d’égalité des sexes sont relativement récentes en Suisse. Elles apparaissent surtout à la fin du 20e siècle (Martin, 2002). Qualifiée de « révision des femmes » par l’Alliance de sociétés féminines suisses, la 10e révision de l’assurance-vieillesse et survivants (AVS) de 1997[1] va dans ce sens. Elle a pour objectif de relâcher le lien qui rattachait la prévoyance vieillesse au travail salarié et au mariage en introduisant un accès individuel et plus universel à la rente vieillesse. Dans un pays où la majorité des femmes exercent une activité professionnelle à temps partiel[2], cela a été perçu comme une avancée notable vers plus d’égalité entre les sexes. Est-ce réellement le cas ?

La première partie de l’article porte sur la construction structurelle des rapports de genre. S’appuyant sur une analyse critique des dispositifs administratifs de mise en œuvre de cette révision et sur des données statistiques, elle relève les effets mitigés de cette réforme sur l’égalité économique entre les sexes au moment de la retraite. La manière dont est institutionnellement interprétée la norme égalitaire et le maintien de postulats, comme celui du mariage en tant qu’unité économique et solidaire, contribuent à ce que les effets produits ne correspondent pas aux résultats escomptés.

La seconde partie de l’article analyse les conséquences de cette réforme sur l’organisation financière et les rapports de pouvoir au sein des couples. Elle se fonde sur 28 entretiens biographiques de type compréhensif effectués auprès de retraité∙e∙s de Suisse romande. Conformément à la théorie des ressources (Blood et Wolfe, 1960) qui postule que plus les apports fournis par les conjoints sont équilibrés, plus la répartition du pouvoir au sein du couple l’est également, on était en droit de supposer que l’individualisation des rentes et l’augmentation du revenu personnel des femmes contribueraient à ce que les rapports de genre et de pouvoir au sein des ménages à la retraite tendent vers plus d’égalité. Or ce n’est pas le cas. Nous l’expliquons par le fait que les dispositifs de mise en œuvre de la réforme examinés dans la première partie de l’article confortent une solidarité maritale et une organisation conjugale fondées jusque-là sur l’interdépendance et la complémentarité des rôles sexués plutôt que de la remettre en question.

L’assurance-vieillesse et survivants (AVS) ou premier pilier[3]

Depuis les années 1960, la prévoyance vieillesse helvétique est basée sur « trois piliers » : l’AVS dont nous examinons les effets de la réforme ici, la prévoyance professionnelle et la prévoyance individuelle.

Régie par une loi fédérale et fondée sur le principe de redistribution, l’AVS est considérée comme le pilier de la prévoyance vieillesse le mieux à même de garantir « une redistribution intragénérationnelle répondant à un objectif de solidarité entre les classes de revenus » (Brunner-Patthey et Wirz, 2005) et une redistribution entre les sexes (Kuehni et al., 2013). La cotisation à l’AVS est en effet obligatoire pour toutes les personnes qui travaillent ou habitent en Suisse à partir de l’âge de 17 ans jusqu’à l’âge de la retraite, soit 65 ans pour les hommes et 64 ans pour les femmes[4]. Les personnes sans activité lucrative sont également tenues de la payer dès leur 20e anniversaire. Le premier pilier vise ainsi à garantir un droit universel à un niveau de vie minimum à l’âge de la retraite. Le montant de la rente individuelle dépend néanmoins du revenu ainsi que du nombre d’années de cotisation. En 2016, le minimum légal est ainsi fixé à 1175 CHF[5] et le maximum à 2350 CHF par mois.

La 10e révision de l’AVS, une révision pour plus d’égalité

Lors de sa création en 1948, l’AVS a été conçue selon le modèle bourgeois familial dominant de l’époque, celui « d’un mariage (durable) avec une répartition traditionnelle des activités entre les époux » (Commission fédérale pour les questions féminines, 2009). L’homme était supposé gagner l’argent de la famille en travaillant à plein temps et sans interruption de carrière pendant que son épouse prenait en charge les tâches domestiques et familiales. Jusqu’à la 10e révision de l’AVS en 1997, cette conception de la prévoyance avait plusieurs conséquences négatives pour les femmes non actives professionnellement. Le travail domestique et familial ne donnait droit à aucune prestation sociale propre. Leur rente AVS était calculée sur la base des cotisations versées par le mari. En outre, hormis le mariage, aucun autre modèle de vie n’était pris en considération. Les femmes divorcées se voyaient par exemple « dénier leur droit à une rente basée sur les cotisations du mari pendant la durée du mariage », ce qui pouvait conduire à sérieusement péjorer leur niveau de vie à la retraite (Commission fédérale pour les questions féminines, 2009).

La 10e révision de l’AVS a apporté trois principales mesures correctives :

Le remplacement de la rente de couple par deux rentes individuelles

Alors qu’auparavant les conjoints mariés recevaient une seule rente de couple, depuis la 10e révision, chacun perçoit une rente individuelle. Bien que cette réforme s’inspire des débats sur l’individualisation des droits sociaux menés au sein de la Commission européenne (Veil, 2007), ces droits demeurent pourtant encore largement rattachés à la famille et au mariage comme unités de prévoyance. En effet, le calcul de la somme des rentes versées aux époux reste fondé sur le principe qui réglait le versement de la rente de couple. Le cumul des rentes individuelles ne peut pas dépasser 150 % de la rente maximale, soit 3525 CHF par mois en 2016[6]. Autrement dit, les couples mariés sont discriminés par ce calcul, car un couple non marié peut compter sur deux rentes individuelles complètes, soit un maximum de 4700 CHF par mois (deux fois 2350 CHF).

Cette conception des rentes individuelles des époux traduit un autre présupposé largement présent dans les politiques publiques suisses. Outre le fait que les couples mariés sont censés faire des économies d’échelle (mais dans ce cas, on ne voit pas pourquoi les couples non mariés n’en feraient pas), il s’agit du postulat que le mariage fonctionne comme une unité économique. Les époux sont supposés mettre en commun leurs revenus, partager les frais et avoir un accès équitable à l’ensemble des ressources financières du ménage[7] (voir Meulders et Plasman, 2003). Autrement dit, si le postulat du salaire familial (Fraser, 1994) n’est plus soutenu par l’État social helvétique, celui de la solidarité maritale reste encore d’actualité.

Le calcul des revenus des époux pendant la durée du mariage ou principe de splitting

On retrouve le principe du mariage comme une unité de prévoyance dans la manière dont la rente des époux est calculée. Le principe du splitting revient en Suisse à « attribuer à chaque conjoint la moitié de la somme des revenus d’activité lucrative qu’ils ont réalisés durant leurs années de mariage commun »[8]. Ce principe n’est toutefois réalisé que lorsque les deux conjoints ont droit à une rente AVS. Quand un seul d’entre eux est concerné, sa rente est calculée uniquement sur ses propres revenus. Ce n’est qu’une fois l’autre conjoint à la retraite que les deux rentes sont basées sur les revenus cumulés des époux. Dans un contexte où les hommes sont plus âgés que leur partenaire dans sept couples sur dix (Rausa et Berrut, 2014), cela signifie que la rente est généralement déterminée en fonction de leur salaire avant que ne soient intégrés les revenus de leur épouse. Ce n’est pas anodin. Nous verrons que les effets cumulés du calcul des rentes et du splitting ont des incidences sur la manière dont ces mesures correctives sont perçues par les personnes concernées et intégrées dans leur organisation financière.

À noter que le principe du splitting est également appliqué en cas de divorce à l’ensemble des avoirs vieillesse accumulés durant le mariage, ce qui constitue un progrès indéniable pour les femmes divorcées, qui peuvent désormais bénéficier des cotisations versées par le mari durant les années de mariage. Il semble pourtant que, dans les faits, près de la moitié des conventions de séparation s’écartent du partage des avoirs par moitié prévu par la loi et dans un tiers des divorces, les conjoints renoncent au partage (Baumann et Lauterburg, 2007). De ce point de vue, la portée égalitaire du splitting reste plus théorique qu’empirique.

L’introduction de bonifications pour tâches éducatives et d’assistance

L’introduction d’un bonus éducatif dans le calcul de la rente AVS (il s’agit d’un revenu fictif et non d’un paiement en espèce) est considérée comme une véritable reconnaissance institutionnelle du travail domestique et familial (Commission fédérale pour les questions féminines, 2009). Ainsi, « pour un enfant de moins de 16 ans, [ les bonifications ] sont prises en compte, pour chaque année, sous la forme d’un revenu supplémentaire égal à trois fois la rente minimale[9] ». Comme pour les précédentes dispositions, l’égalité de traitement est favorisée. Chaque parent bénéficie des bonifications pour tâches éducatives, car elles sont rattachées à l’autorité parentale et non pas à leur prise en charge effective. Durant les années de mariage, elles sont réparties pour moitié entre les deux conjoints[10], ce qui pourtant, nous le verrons par la suite, n’est pas forcément perçu comme tel par les personnes concernées. Cela peut toutefois déjà s’expliquer par le fait que ces bonifications contribuent surtout à augmenter les revenus des retraitées et retraités divorcés et veufs. Elles ont des répercussions toutes relatives sur ceux des personnes en couple. Seuls 30 % des époux vivant dans un ménage où les deux conjoints reçoivent une rente en bénéficient (Conseil Fédéral, 2005). Les 70 % restant ont des revenus déterminants suffisamment élevés pour atteindre la rente maximale ou si faibles que même la prise en compte des bonifications ne permet d’obtenir que la rente minimale. Néanmoins, les femmes sont plus nombreuses à être avantagées par la bonification lorsqu’elles sont les seuls membres du couple à être à la retraite : 81 % d’entre elles en bénéficient contre 65 % des hommes (Conseil Fédéral, 2005). Ces cas sont toutefois loin d’être majoritaires, compte tenu de l’écart d’âge entre les époux (cf. 3.2).

Les effets de la réforme AVS sur les revenus à la retraite

Du point de vue de l’égalité d’accès à l’AVS, cette réforme est un succès. Désormais, les bénéficiaires sont quasiment aussi nombreux chez les hommes que chez les femmes : respectivement 98,3 % et 98,7 % de la population masculine et féminine (Huguenin, 2015). En 2014, les rentes AVS étaient en moyenne de 1867 CHF par mois pour les femmes et de 1833 CHF pour les hommes (Müller et Schüpbach, 2014). Néanmoins, du point de vue des revenus des hommes et des femmes à la retraite, cette réforme a un impact limité, car les rentes qui y sont liées n’en composent qu’une partie. En effet, seuls 8 % des hommes contre presque 22 % des femmes ne comptent que sur les prestations de l’AVS (Guggisberg et Häni, 2014). Les autres bénéficient de ressources complémentaires, notamment celles qui sont issues des deux autres piliers de la prévoyance vieillesse que sont la prévoyance professionnelle et la prévoyance individuelle. Leur accès reste toutefois très inégalitaire du point de vue du genre. En 2012, moins de six femmes sur dix bénéficient de la prévoyance professionnelle contre presque huit hommes sur dix[11] et cette proportion descend à deux femmes sur dix et un homme sur trois en ce qui concerne la prévoyance individuelle (Huguenin, 2015). Les montants capitalisés et les revenus qui en découlent sont également plus modestes pour les femmes. À titre illustratif, les rentes qu’elles perçoivent de la prévoyance professionnelle correspondent à un peu plus de la moitié de celles des hommes (Huguenin, 2015).

Les conséquences économiques de ces disparités sont difficilement chiffrables car l’Office fédéral de la statistique suisse ne fournit pas d’information sur les revenus individuels des retraités mariés, confortant par là même le postulat de l’unité économique maritale. Les seules données à disposition concernent les ménages d’une personne. Cinq ans ou moins après l’âge officiel de la retraite, le revenu brut équivalent médian des hommes se montait en 2012 à 54 600 CHF et celui des femmes à 48 000 CHF par an, ce qui représente une différence mensuelle de 550 CHF[12]. C’est loin d’être négligeable. Malgré le recours plus massif des femmes aux prestations complémentaires versées par l’État – des prestations qui permettent de compléter les revenus à la retraite lorsque ceux-ci ne couvrent pas les besoins vitaux minimaux –, le taux de pauvreté des retraitées est environ 1,6 fois plus élevé que celui des hommes (Guggisberg et Häni, 2014).

La 10e révision de l’AVS et ses effets sur l’économie domestique

Nés avant 1945, la plupart des couples de retraités qui nous intéressent dans cet article fonctionnaient avant le passage à la retraite selon le modèle bourgeois traditionnel du pourvoyeur masculin de revenu et de la pourvoyeuse de care. En 1970, en Suisse, environ trois quarts des couples avec des enfants de moins de sept ans vivaient selon le modèle du père travaillant à plein temps et de la mère au foyer (Bühler et Heye, 2005 : 50). Si un certain nombre de femmes ont repris une activité professionnelle une fois leurs enfants éduqués (le taux d’activité des femmes de 60-64 ans était de 49 % en 2011[13]), c’est souvent à temps partiel, voire très partiel (Vuille, 2006). En ce sens, pour la plupart de ces couples, le revenu masculin a constitué le principal apport financier durant la vie active. En 2015, seules deux femmes sur dix contribuent à la moitié ou plus du budget du ménage et elles sont plus de quatre sur dix à en fournir moins d’un quart des ressources[14].

Dans une telle configuration, le passage à la retraite a des conséquences économiques différentes pour les hommes et les femmes. Suite à la réforme de l’AVS, ces dernières reçoivent désormais une rente individuelle et bénéficient de ressources financières parfois plus conséquentes que ce qu’elles ont eu jusqu’alors. Pour la majorité des hommes, au contraire, la transition d’un salaire à plein temps à une rente implique une baisse de revenu non négligeable (Oetliker, 2012). Dans quelle mesure cela affecte-t-il les relations de genre ? Dans cet article, nous les examinons sous l’angle de l’économie domestique, soit « la production, la répartition et la circulation de biens et services » au sein du ménage (Gramain et al., 2005). Cette approche a l’avantage d’intégrer dans une même perspective l’organisation matérielle de la solidarité et les rapports de force qui la sous-tendent (Gramain et al., 2005). Deux dimensions de l’économie domestique vont ainsi être examinées : l’organisation financière des ménages et les rapports de pouvoir inhérents.

Selon la théorie des ressources (Blood et Wolfe, 1960), la répartition du pouvoir au sein du couple est favorable au conjoint qui fournit les apports les plus valorisés socialement (comme le revenu ou le statut social). La littérature sur les organisations financières des ménages relève trois formes de pouvoir (pour synthèse : Henchoz, 2008b). La première concerne le pouvoir dans les prises de décision de nature économique ; c’est-à-dire le fait de pouvoir imposer sa volonté ou influencer les prises de décisions en sa faveur. À l’instar de Safilios-Rothschild (1970), on peut distinguer le pouvoir d’orchestration, lié aux choix stratégiques et aux grandes décisions qui vont orienter l’avenir du couple et de la famille, du pouvoir d’exécution inhérent aux décisions rattachées à la vie quotidienne. La seconde dimension du pouvoir est le contrôle et la surveillance que l’on peut exercer, par exemple sur les dépenses du ménage. Enfin, la troisième dimension se définit par le pouvoir de posséder et de faire usage de l’argent de manière indépendante, sans devoir passer par l’approbation de l’autre. Bien que la théorie des ressources ait été discutée depuis lors (pour synthèse Henchoz, 2008b), la mobiliser permet d’examiner plus précisément les éventuelles modifications de l’équilibre du pouvoir économique qu’implique le passage à la retraite. Comment les conjoints gèrent-ils le changement dans la distribution des ressources financières individuelles qu’une politique leur impose ?

Méthode et terrain

Pour répondre à cette question, 28 entretiens biographiques de type compréhensif ont été effectués[15] entre 2008-2009 auprès de quatorze hommes et de quatorze femmes retraités de Suisse romande (essentiellement Neuchâtel et Fribourg). Âgées entre 64 et 97 ans et pour la majorité de nationalité suisse, toutes les personnes interrogées ont été ou sont encore mariées avec enfant(s). Il est difficile de définir précisément leurs caractéristiques socio-professionnelles tant celles-ci peuvent avoir fluctué durant leur vie. Certains de nos interlocuteurs et interlocutrices ont exercé plusieurs professions, voire repris des formations, néanmoins tous considéraient appartenir à la classe moyenne. Leurs revenus, lorsqu’ils ont bien voulu en faire part, étaient proches de la moyenne nationale correspondant à leur tranche d’âge, soit un revenu brut de 6431 CHF pour les ménages de 65 à 74 ans et de 5682 CHF pour les plus de 75 ans[16]. Au total, le parcours financier de 21 couples a pu être dressé, quelques entretiens ayant été menés avec les deux membres du couple. La population interrogée a été recrutée selon la méthode boule-de-neige, qui consiste à demander aux personnes rencontrées de nous mettre en contact avec leurs connaissances. L’analyse est fondée sur la grounded theory et la démarche compréhensive[17] de manière à privilégier le point de vue des acteurs et une perspective longitudinale.

L’économie domestique avant la retraite

Afin de mieux cerner les conséquences du passage à la retraite sur l’économie domestique, il est nécessaire de revenir sur la manière dont elle fonctionnait auparavant. À l’image de ce que nous avons décrit précédemment, la majorité des couples rencontrés suivait le modèle du pourvoyeur de revenus et de la pourvoyeuse de care. Toutes les femmes, à l’exception de deux, ont cessé d’exercer leur activité professionnelle après le mariage ou à la naissance de leur premier enfant. Si près de la moitié d’entre elles sont retournées sur le marché du travail une fois les enfants éduqués[18], c’est généralement à un faible taux d’activité. Comme le souligne Emile[19], pourvoir aux besoins financiers du ménage est perçu comme une responsabilité masculine : « C’était moi qui devais assumer, il me semblait que c’était normal que ce soit le mari qui gagne l’argent du couple. »

La plupart de nos répondants affirment avoir toujours mis en commun les revenus du ménage, ce qui est le cas de trois quarts des couples mariés en Suisse (Mosimann, 2016). Cette configuration est en effet tout particulièrement privilégiée par les ménages âgés, qui ont eu des enfants et dont un seul des conjoints exerce une activité professionnelle (Mosimann, 2016 ; Ponthieux, 2015). Concrètement cela signifie partager un compte commun, avoir une procuration sur le compte du conjoint ou encore remettre sa paie à l’époque où le versement des salaires se faisait en espèces, soit jusque dans les années 1970.

La mise en commun a des fonctions utilitaires. Elle facilite les planifications budgétaires (Pahl, 1989) et lorsque les femmes n’ont pas de revenu, elle leur permet d’exercer plus aisément leurs responsabilités de principales consommatrices du ménage (Zelizer, 2005). La mise en commun a aussi des fonctions symboliques. Dans les entretiens, elle est surtout invoquée pour se distinguer de la stricte séparation hiérarchique des rôles économiques masculins et féminins qui organisait les rapports financiers des parents ou des grands-parents (Henchoz et Poglia Mileti, 2012). C’est un moyen de concrétiser l’idéal du mariage compagnonnage valorisé (Kenney, 2006 ; Vogler et Pahl, 1994), soit des intérêts partagés et une prise en compte de l’autre (Nyman, 2003).

Néanmoins, la mise en commun ne signifie pas pour autant une communautarisation des responsabilités financières ou encore un accès identique au pouvoir ou à de l’argent personnel (Vogler et Pahl, 1994).

L’expression financière de la complémentarité des rôles de genre

Dans ce type d’organisation qui privilégie la complémentarité des rôles[20], la différenciation sexuée du rapport à l’argent est en effet constamment réifiée par des pratiques et des expressions visant à ségréguer l’argent masculin de l’argent féminin. Pour reprendre Goffman (2002), on peut parler de véritables « rituels de la complémentarité », soit d’un ensemble de dispositifs, d’organisations et de représentations qui sont mis quotidiennement en scène de manière à affirmer et confirmer la spécificité du rôle et du statut économiques de chacun.

Paul[21] : Quand tu as repris [un emploi], c’était plus par occupation, parce que tu avais plaisir à reprendre une vie plus sociale. Au début, tu n’as pas beaucoup travaillé.

Élisa[22] : Puis c’était simplement pour donner un coup de main parce que la patronne était à l’hôpital deux-trois mois et puis ça a duré vingt ans. Alors, on s’est bien plu.

Paul : Mais c’était plus comme occupation que comme gain.

Dans les entretiens, l’emploi des femmes est souvent présenté comme un moyen de « s’occuper », de « sortir de la maison » ou d’« avoir un peu d’argent pour soi ». Ces représentations du travail salarié féminin ont des conséquences sur la perception du revenu qui en est tiré. Celui-ci est généralement défini comme « une aide », un moyen « de mettre du beurre dans les épinards », la possibilité de « s’offrir une semaine de vacances de plus » ou encore « un argent de poche ». Même lorsque l’argent féminin permet visiblement de boucler les fins de mois, ce qui est ou a été le cas dans 4 des 21 familles rencontrées, il n’est pas désigné comme tel. Ainsi, Iris[23] parle d’« une période où je travaillais à 90 % quand lui s’est retrouvé au chômage et tout ça. Une période assez difficile » et de son salaire comme « pas autant important, c’est un apport ». En d’autres termes, peu importe ce que les femmes gagnent, le statut masculin de gagne-pain est préservé par la désignation de l’argent féminin comme étant un argent modeste, superflu ou un complément au revenu du pourvoyeur principal (Henchoz, 2008c).

La distinction entre les ressources féminines et masculines est également à l’œuvre dans l’usage différencié qui en est fait (Zelizer, 2005). L’argent masculin est considéré comme le socle du budget familial. Lorsqu’il y contribue, l’argent des femmes est clairement séparé de celui des hommes dans le sens où il sert à couvrir des dépenses spécifiques comme l’alimentation ou les frais liés aux enfants (voir aussi Roy, 2006). Quel que soit le niveau de revenu considéré, l’usage de l’argent des femmes renvoie à l’expression financière de leur rôle de pourvoyeuses de care. Les ressources féminines couvrent les dépenses quotidiennes (alimentation, santé) et/ou sont investies dans des soins destinés aux autres (cadeaux, achats pour le mari, les enfants ou le ménage) ou à soi (produits cosmétiques, vêtements).

Le pouvoir dans la complémentarité

Il n’est dès lors pas étonnant que la répartition du pouvoir au sein des couples soit également fondée sur la complémentarité. En Suisse (Mosimann, 2016) et dans d’autres pays européens (Ponthieux, 2015), le pouvoir d’orchestration (Safilios-Rothschild, 1970), soit le pouvoir de prendre les grandes décisions financières, est généralement perçu comme étant partagé. Cependant, les entretiens révèlent qu’à une exception près, ce sont les hommes qui s’occupent de gérer les comptes, de payer les factures ou de déterminer le planning des achats importants (pour un constat similaire : Vogler et Pahl, 1994). Ces prérogatives sont souvent présentées comme une délégation de la part des femmes : « Moi, je ne m’en occupe pas, j’ai bien d’autres choses à faire », « c’est son domaine », entend-on dans les entretiens. Se fondant sur les travaux de Lukes (2005 [1974]), certains chercheurs (Nyman et Dema, 2007 ; Vogler, 1998) parlent ainsi d’un pouvoir invisible fondé sur les attentes et les compétences attribuées au partenaire selon son appartenance sexuelle. Chez les classes moyennes, les hommes sont souvent considérés comme plus compétents en matière économique (Wilson, 1987). Dès lors, il paraît légitime qu’ils prennent en charge la gestion des ressources familiales. Ainsi, lorsque le mari de Coline[24] décède, cette dernière ignore tout des finances de son ménage. Lorsqu’elle demande à son fils, qui en a repris la gestion, d’en prendre connaissance, ce dernier lui répond : « Ne t’en inquiète pas, je fais tout ce qu’il faut faire, c’est bien fait et tu n’as pas de soucis à te faire ! ». Ce que Coline commente alors : « Je n’en demandais pas plus, vous savez. Parce que déjà à l’école, je n’aimais pas les chiffres. »

Le pouvoir d’exécution (Safilios-Rothschild, 1970) , c’est-à-dire le pouvoir rattaché aux décisions de la vie quotidienne, est par contre souvent détenu par les femmes, car ce sont elles qui sont chargées d’effectuer les achats courants, les hommes étant généralement présentés comme « n’aimant pas les magasins ». Cela n’empêche pourtant pas ces derniers d’exercer un certain contrôle sur les dépenses effectuées par leur compagne. Un contrôle qui est, là encore, rarement manifeste. Il n’a pas besoin d’être exprimé de manière directe ou explicite pour porter ses fruits (Lukes, 2005 [1974]) . Quand nous lui demandons si son mari fait parfois des remarques sur ses dépenses, Iris répond :

Non, je réfléchis, je ne vois pas de disputes. Ah ouais, il a peut-être dit : « Ben dis donc » […] C’est déjà arrivé qu’il me dise : « Mais dis donc, tu as tiré 300 francs là et tu as tiré 300 francs deux jours après, mais qu’est-ce que tu as fait ? ». « Ben tu vois : il y a eu ci, il y a eu ça ». « Ah bon ». Puis ça ne va pas plus loin. Mais ce n’était pas pour des bêtises aussi.

Comme le souligne cet extrait, lorsque les compétences financières masculines sont reconnues, le contrôle exercé n’est pas contesté. Il est perçu comme la préoccupation légitime de celui qui a la charge de veiller à l’équilibre des comptes. Néanmoins, lors des entretiens (qu’ils soient individuels ou de couple), plusieurs femmes mentionnent ne pas avoir informé leur compagnon de certaines de leurs dépenses. Aline[25], consciente que son mari la trouve parfois « trop généreuse », donne de l’argent à ses filles « en douce ». Alors qu’Iris montre volontiers ses emplettes à son mari « parce qu’elle est contente [de ce qu’elle] a acheté », elle attend quelque temps avant de le faire lorsqu’elle estime « avoir un peu abusé ». Dans les deux cas, cela peut être interprété comme une stratégie discrète et pacifique mise en place par les femmes pour éviter les conflits et se soustraire au contrôle masculin.

Un argent pour soi tout en retenue

Cela nous amène à la troisième dimension du pouvoir : le droit de faire usage de l’argent de manière indépendante, sans devoir passer par l’approbation de l’autre. Bien que les revenus soient considérés comme communs, ce pouvoir est généralement associé au statut de pourvoyeur (Burgoyne, 2004 ; Nyman, 2003). Gagner de l’argent confère des privilèges sur son utilisation. Ainsi, même lorsque les femmes ont accès au compte commun, on relève davantage de comportements d’autorestriction de leur part lorsqu’elles ne bénéficient pas de revenus personnels (voir aussi Nyman, 1999 ; Roy, 2006). Burgoyne (1990) les attribue aux « schémas de déférence » développés par les conjointes dépendantes économiquement. Elles réduiraient volontairement leurs dépenses, car elles accordent une supériorité morale au pourvoyeur de revenus allant de pair avec une vision négative de leur propre consommation et de leurs apports personnels au bien-être du ménage. En ce sens, accéder à un revenu individuel, c’est aussi accéder à plus d’autonomie. Laure[26] achète un piano avec ses revenus : « Je n’aurais pas osé lui demander de me l’acheter […] alors là, je me suis sentie libre parce que c’était mon argent. » De son côté, Iris se « sent mieux quand [elle] gagne de l’argent » :

Iris : Quand je dépense, c’est quand même un peu mon argent. Mais c’est tout. Je pourrais en faire autant si je ne gagnais rien mais c’est personnel : j’aime bien gagner quelque chose. J’ai l’impression que je peux dépenser sans scrupule, mieux […]. L’argent, il est vu comme étant collectif mais j’aime bien aussi apporter quelque chose.

Question : Vous avez l’impression que si vous ne gagniez pas d’argent, ce que vous amenez d’autre, comme les tâches ménagères, c’est moins valorisé ?

Iris : Ah ben… mais ça, ce n’est que moi. Je me dis : « Après tout, je gagne aussi ma vie. Je peux me payer ça ! »

Dans ces extraits, les énoncés comme « je me suis sentie libre », « je me sens mieux » ou « sans scrupule » rendent également compte de l’internalisation du point de vue d’autrui. Selon Nyman (1999), certaines femmes ne dépensent pas pour leurs besoins personnels, car elles supposent que le conjoint pourrait les désapprouver. On peut y voir les conséquences du « pouvoir latent » décrit par Lukes (2005 [1974]). Il s’agit d’une forme de pouvoir qui implique que les désirs et les intérêts du plus puissant sont pris en compte dans les décisions sans même qu’il ait à le demander (Komter, 1989). Cette forme de pouvoir est rarement explicitée dans les entretiens. Cependant, elle apparaît de manière sous-jacente lorsque les femmes évoquent les dépenses qu’elles font « en douce » ou quand elles mentionnent se sentir plus à l’aise pour dépenser lorsqu’elles génèrent elles aussi des ressources financières.

L’économie domestique après la retraite

En Suisse comme ailleurs, le passage à la retraite implique une baisse importante des revenus[27] qui a des répercussions sur le budget des ménages. Si le logement et l’énergie restent les dépenses principales, d’autres postes diminuent comme la restauration, l’achat de vêtements et de chaussures, les transports et les communications (Oetliker, 2012). On retrouve la même tendance parmi les couples interrogés. Les réorientations budgétaires effectuées ne sont pas seulement rattachées à la baisse du revenu, elles dépendent aussi de la « temporalité du cycle de vie » (Lalive D’epinay, 1988). En effet, la perception d’un temps de vie limité et d’une santé déclinante conduit à une modification du fonctionnement financier. Désormais les personnes interrogées estiment « inutile de faire des économies », ce qui est d’ailleurs le propre des ménages à la retraite qui, en Suisse, ont un taux d’épargne négatif[28]. Presque deux personnes sur dix affirment recourir à leurs économies pour financer les dépenses courantes (Fleury et Christin, 2012). Certains de nos interlocuteurs y font aussi appel pour « se faire plaisir » tant que leur condition physique le leur permet. Cette logique hédoniste est favorisée par des offres de loisirs proposant des tarifs préférentiels aux ainés. Ainsi, bien que les 65-74 ans déboursent moins que l’ensemble des ménages pour les loisirs et la culture, si on compare cette dépense à leur revenu disponible, ce poste occupe une proportion plus importante du budget[29].

La rente AVS des femmes : une idée généreuse

Le passage à la retraite implique aussi d’intégrer, dans une organisation qui favorisait jusqu’à présent la complémentarité des rôles, l’individualisation des droits sociaux soutenue par la réforme de la prévoyance vieillesse. Pour comprendre comment les couples font face à ces différents changements, il est nécessaire de revenir sur la perception des rentes AVS. Dans les entretiens, la rente masculine est présentée comme la continuité du salaire masculin. Les conjoints emploient les mêmes termes pour la désigner : les hommes « gagnent » une rente comme ils ont gagné un salaire. Par contre, la rente féminine a, aux yeux des femmes et des hommes interrogés, un statut différent que l’on peut rattacher à la vision paternaliste d’un « cadeau » fait aux femmes. C’est un cadeau de l’État, qui reconnaît leur travail non rémunéré, et un cadeau des hommes qui partagent leur rente AVS. Comme le relève Emile : « Je suis tout à fait en paix avec cette idée généreuse, géniale et moderne [ du ] fait que la rente AVS soit partagée et remise pour moitié à chacun. Ouais, il y a un terme : le splitting. »

Cette perception d’une rente « généreuse » provient d’une interprétation fallacieuse des mécanismes d’attribution des bonifications pour tâches éducatives et d’assistance. Elle se fonde sur ce que les personnes observent. Alors que, de par la loi, les bonifications sont également attribuées aux deux conjoints, nos interlocuteurs les perçoivent uniquement comme la « reconnaissance du travail à la maison » effectué par les épouses. Cela s’explique notamment par le fait que ces gratifications ont essentiellement une influence sur les rentes que reçoivent les femmes en couple et très peu sur celles des hommes (cf. point 3.3).

La perception d’une rente AVS féminine comme d’un « cadeau » de la part des hommes résulte de l’effet conjugué du maintien du principe de solidarité conjugale et de l’introduction du splitting (soit un 150 % de rente divisé par deux). En effet, compte tenu des différences de revenus, c’est surtout le salaire masculin qui va déterminer le montant des rentes perçues et c’est ce montant qui sera réparti entre les deux conjoints. Le principe d’une prévoyance vieillesse fondée sur le travail salarié reste donc bien ancré dans les esprits, renforcé en cela par le fait que les autres ressources financières des couples découlent majoritairement des cotisations masculines au 2e et 3e pilier : « Maintenant qu’elle est à la retraite, je gagne moins. Mais ça ne me dérange pas. »

Dans un contexte où les époux sont souvent plus âgés que leur compagne, la temporalité du versement de la rente AVS renforce cette représentation. Comme c’est le cas de Jean[30] dont les propos sont cités ci-dessus, il y a de forte probabilité que les hommes reçoivent leur rente avant les femmes. Jean, par exemple, a perçu une rente AVS entière (100 %) jusqu’à ce que sa compagne arrive à l’âge de la retraite. Lorsque ça a été le cas, en vertu de la règle qui veut qu’un couple marié se partage 150 % de rente, il n’en a plus perçu que les trois quarts (150 % divisés par deux). Il considère alors la baisse de son revenu personnel comme une contribution à la rente de son épouse. Cette perception n’est pourtant pas associée à des sentiments négatifs, car comme le relèvent les propos d’Emile et de Jean plus haut, elle s’inscrit dans la pérennité du rôle de gagne-pain qui consiste à partager ses gains avec les membres de sa famille.

Pouvoir et gratitude

Percevoir la rente féminine comme le fruit de la générosité de l’État et du conjoint a toutefois des implications sur les rapports de pouvoir au sein du couple. Cela contribue à confirmer le statut masculin de gagne-pain en présentant l’argent féminin non pas comme un dû, la récompense légitime d’un effort ou le fruit de l’application d’une politique publique, mais comme un cadeau pour lequel il convient de montrer de la gratitude ; une gratitude qui s’exprime notamment dans le fait de ne pas en tirer un pouvoir qui serait alors considéré comme illégitime (Henchoz, 2008a). Cette perception des rentes masculines et féminines explique en partie pourquoi les changements observés dans la répartition du pouvoir économique au sein du couple après le passage à la retraite sont plus ténus que ce que ne le laisserait supposer la théorie des ressources.

Ainsi, la balance du pouvoir en ce qui concerne les prises de décision semble inchangée. La complémentarité reste fortement valorisée à la retraite, chacun veillant à préserver la frontière définissant les rôles de chacun (Voléry et Legrand, 2012). Les hommes continuent d’être perçus comme les pourvoyeurs principaux, notamment parce qu’ils perçoivent davantage des trois piliers de la prévoyance vieillesse que les femmes. Chez les couples dont les ressources masculines sont suffisantes pour couvrir l’ensemble des besoins du ménage, le revenu féminin reste hors budget. Comme le relève Laure en s’adressant à son mari : « Ton argent est mon argent mais mon argent n’est pas forcément le tien ! [ rires ] ». Les rentes des femmes prennent alors le même statut qu’avait leur revenu avant la retraite, celui d’un argent de poche, d’un argent à part :

Question : Maintenant que la retraite est arrivée, vous avez deux comptes ?

Franz[31] : Non, il n’y a pas deux comptes. Il y a un compte commun, puis il y a son AVS qui est mise de côté parce que… je ne sais pas, tu prends ce que tu veux dessus…

Lisa[32] : Exactement !

Franz : Mais disons qu’on n’en a pas besoin, c’est ça.

Question [ s’adressant à Franz ] : Donc le compte commun, c’est où votre AVS arrive, c’est ça ?

Franz : Oui et puis la caisse de pension [ qui est la prévoyance professionnelle ou 2e pilier ].

Question [ s’adressant à Lisa ] : Et votre AVS ? [ … ]

Franz : Oui, oui, c’est un argent de poche.

Question [ s’adressant à Franz ] : Et vous, vous allez aussi piocher sur le compte de Madame ?

Lisa : [ Rires ]

Franz : Non, non ! [ … ] Mais parce qu’on n’en a pas besoin, on a de la chance !

Chez les couples où les revenus masculins sont insuffisants pour couvrir l’ensemble des dépenses du ménage, on retrouve la même ségrégation dans l’usage de l’argent que l’on observait avant la retraite. Dans certains cas, la rente féminine n’entre pas dans le budget courant mais elle sert à payer ce qui est considéré comme superflu. Ainsi, Jean désigne l’argent de sa femme comme « sa rente qui nous paie nos vacances ». Chez d’autres couples comme Léa et Luc, l’augmentation des revenus féminins suite à la retraite permet de renforcer le partage genré des dépenses courantes. Néanmoins, dans tous les cas, l’argent des femmes est attribué aux mêmes postes qu’avant la retraite : les dépenses courantes et les dépenses de care.

Léa[33] : On va voir aussi un peu comment ça va. On a justement changé un peu notre organisation comme j’ai plus que ce que j’avais avant. Je touche environ 1600 francs par mois alors maintenant je vais payer moi-même le ménage, la nourriture plutôt qu’il me donne la moitié. Parce qu’il ne pourrait plus. Parce que j’ai plus qu’avant. On s’est organisé comme ça et on verra ce que ça donne.

Luc[34] : On a chacun nos comptes, Madame paie plus de choses qu’avant puisqu’elle a une rente un peu plus élevée [ … ] On est en train de faire une expérience. Il faudra voir si ça se confirme ou pas, ce qui ne tardera pas à apparaître au fil des mois. On devra peut-être revoir cette répartition et en tout cas une chose est sûre, elle va se rendre compte de ce que ça signifie de tout dépenser comme moi je l’ai fait toute ma vie.

Léa : C’est vrai parce que moi, je ne dépensais pas tout avant…

Luc : [ … ] On va devoir se poser la question chaque fois maintenant. Ce sont des nouvelles questions parce que grosso modo elle dépense tout son AVS comme moi je dépense toutes mes rentes.

Même lorsque l’argent féminin est intégré dans le budget du ménage, les conjoints s’arrangent pour perpétuer les « rituels de la complémentarité » d’avant la retraite : l’argent masculin est différencié de l’argent féminin de manière à souligner le rôle masculin de pourvoyeur principal des revenus. Ainsi, Luc affirme avoir « tout dépensé toute sa vie », ce qu’il continue de faire maintenant qu’il est à la retraite. De même, bien que la situation du ménage nécessite la participation financière de Léa et qu’elle gère l’ensemble des finances, Luc se présente toujours comme celui qui est en mesure « d’intervenir » s’il y a un achat important à faire, plaçant ainsi Léa dans le rôle de pourvoyeuse secondaire de revenus.

Une organisation gagnante-gagnant mais une autonomie « à la marge »

Les deux conjoints semblent tirer parti de cette complémentarité des rôles, ce qui explique peut-être aussi sa persistance. Outre le fait qu’elle perpétue une organisation bien rodée, elle permet aux hommes de conserver le pouvoir d’orchestration. Comme le relève Emile : « J’ai toujours géré la plus grosse partie des dépenses, c’est un système qui me paraît assez normal. Puis c’est normal aussi que maintenant Madeleine puisse gérer son argent. »

De leur côté, les femmes tirent aussi avantage de la complémentarité des rôles économiques. Certes, elles n’ont pas davantage de pouvoir sur les grandes décisions. Mais la plupart d’entre elles estimant que ce n’est pas leur rôle, elles n’y voient pas d’inconvénient. Par contre, grâce à cette perception des rôles de genre, elles acquièrent, pour celles qui n’avaient pas de revenus personnels avant la retraite, une indépendance financière inédite. L’accès à un revenu considéré comme le leur et dont elles peuvent faire usage comme elles l’entendent, car comme le révélaient les échanges plus haut, les hommes y ont rarement accès.

René[35] : Elle, elle donnera beaucoup plus aux enfants que moi…

Camille[36]: [ le coupant ] Parce que ça me fait plaisir !

René : …et des fois je trouve que, là il y a des petites discussions, je trouve que…

Camille : Non, parce que c’est de l’argent personnel si vous voulez, alors maintenant j’estime que je peux quand même !

René : Bien sûr ! Mais je crois, c’était peut-être un bien que je retienne un petit peu parce que tu as un trop bon cœur avec tes enfants

Camille : Maintenant. Parce qu’avant, je n’ai jamais dépensé, je ne me serais jamais permise d’acheter un vêtement sans qu’il le… jamais !

Grâce à l’effet conjugué de l’accès à des rentes individualisées et de la perception des rentes féminines comme étant de l’argent à part, hors budget, certaines femmes peuvent pour la première fois faire fi du contrôle masculin et faire usage de l’argent de manière indépendante, sans passer par l’accord du partenaire ou par son droit de regard sur leurs achats. Cependant, comme c’était le cas auparavant, l’argent féminin n’est pas mobilisé pour concurrencer l’argent masculin (et le pouvoir inhérent associé à son usage). Une fois à la retraite, il reste destiné, comme le relève Madeleine[37], l’épouse d’Emile, à des dépenses de care : « Je prends tous les mois pour des cadeaux. Moins pour moi par exemple, c’est drôle. Des fois, il me dit : “Mais achète-toi plus d’habits”, mais j’en ai déjà tellement… »

Ces dépenses s’inscrivent dans le prolongement des rôles de genre. On peut y voir les effets d’une « rationalité ducare » (Nyman, 1999) : les femmes ont intériorisé la primauté des besoins des autres sur les leurs et un moyen d’être concordantes avec le rôle de genre qui leur est attribué est de répondre aux attentes qui s’y rattachent. En ce sens, l’accès à des rentes individualisées ne bouleverse pas les rapports de pouvoir institués. Néanmoins il donne l’opportunité aux femmes d’acquérir une autonomie parfois inédite, celle de contribuer financièrement au niveau de vie de leurs proches et de créer du lien par le don d’argent (Langevin, 2002) sans avoir à rechercher l’accord de leur mari. Sans affirmer ici qu’elles en sont les principales instigatrices, on observe bien la vitalité des transferts de fonds durant cette période de la vie lorsqu’on examine le budget des 65 à 74 ans. Si on cumule leurs dépenses pour les dons et les cadeaux avec ce qu’ils versent à d’autres ménages, on arrive à un total un peu plus élevé que ce qu’on observe pour l’ensemble de la population. Proportionnellement à leurs ressources financières, c’est encore plus frappant. Cela représente presque 8 % de leur revenu disponible contre un peu plus de 5 % pour l’ensemble des ménages[38].

Conclusion

Giraud et Lucas (2014) ont déjà relevé que les réformes politiques menées en Suisse en matière d’égalité remettent rarement profondément en question les rôles de genre. Ils l’expliquent notamment par le modèle démocratique privilégié qui favorise les coalitions et les compromis au sein du Parlement qui, en Suisse, détient le pouvoir législatif au niveau fédéral. Nous pouvons voir une illustration de ces compromis dans la 10e révision de l’AVS.

Si elle instaure la reconnaissance du travail non rémunéré, cette réforme ne remet pas pour autant en question les fondements d’une prévoyance vieillesse basée sur le travail rémunéré. Les trois piliers y restent rattachés. Même le 1er pilier, le plus universel, l’intègre, le montant des rentes étant partiellement déterminé par les revenus tirés du marché du travail. L’individualisation des ressources est promulguée, mais la division ou splitting d’une rente maritale, plus modeste que celle des couples non mariés, contribue à préserver la fonction du mariage comme unité économique de solidarité et de prévoyance. Enfin, en privilégiant l’égalité de traitement plutôt que l’égalité de résultats (par exemple en instituant des mesures correctrices visant à remédier aux conséquences financières de trajectoires professionnelles sexuées), la réforme confirme l’inégalité des positions économiques masculines et féminines à la vieillesse.

La 10e révision de l’AVS a été perçue comme un pas de plus vers l’égalité, car les attentes se fondaient sur le postulat de la théorie des ressources. On supposait qu’en accédant à des ressources financières individuelles au moment de la retraite, les femmes bénéficieraient de davantage de pouvoir économique. Le résultat est plus nuancé. Certes, elles reçoivent désormais autant de rentes du 1er pilier que les hommes, mais cela ne suffit pas à modifier en profondeur les inégalités de genre à la retraite. Dans un contexte où les revenus dépendent encore largement de l’insertion passée sur le marché du travail, les femmes ont globalement des revenus moins élevés et sont plus en risque de pauvreté que les hommes. Au sein des couples, certaines d’entre elles vont accéder, grâce à l’individualisation des rentes AVS, à une indépendance financière inédite. Néanmoins, cela ne suffit pas à renverser les rapports de pouvoir. Le statut du pourvoyeur masculin des revenus est préservé d’autant plus que le modèle de solidarité conjugale promulgué par les dispositifs de mise en œuvre de la réforme conforte les rapports de genre institués. Les femmes mobilisent leurs ressources financières pour accéder à davantage d’indépendance économique, mais elles développent leur autonomie « à la marge » de l’organisation domestique en place, dans la logique du care dans laquelle elles ont été socialisées. En contribuant aux transferts monétaires intergénérationnels in vivo, elles accèdent au pouvoir d’agir sur la situation économique de leurs proches et sur leur propre bien-être. C’est un pouvoir acceptable autant pour les femmes que pour leur compagnon, car il ne remet pas en question les rapports de genre, au contraire, il contribue à préserver la complémentarité et l’interdépendance qui les constituaient jusque-là.

Vérifier l’impact potentiellement différent pour les femmes et les hommes des réformes politiques en matière de prévoyance vieillesse nous a amené à prendre systématiquement en compte les dimensions de genre dans l’analyse de leur mise en œuvre. Une mise en œuvre qui se joue au niveau institutionnel, par le biais de dispositifs administratifs, mais aussi au niveau des ménages, à travers un certain nombre d’innovations et d’arrangements touchant à la vie quotidienne. Dans la mesure où ces réformes concernent une phase spécifique de la vie, cette approche (on parle parfois de gender mainstreaming) nous a conduit à intégrer aussi la dimension de l’âge. L’âge et le genre concourent en effet à structurer les parcours et les expériences de vie, les attentes individuelles et collectives en matière de compétences et de rôles ainsi que les modes d’organisation domestique. Bien que nous n’ayons pas eu les moyens de le faire ici, d’autres dimensions auraient pu être intégrées, par exemple la classe sociale. Néanmoins, à ce stade, cette combinaison de facteurs permet déjà de souligner qu’une réforme efficiente ne peut se contenter d’objectifs généraux. Tenir compte des caractéristiques et spécificités sociologiques de ses destinataires s’avère central si l’on veut être à même d’en prévoir plus précisément les conséquences.