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Introduction

Depuis quelques années, de plus en plus de femmes lesbiennes développent un projet d’enfant dans le cadre d’une relation homosexuelle (e.g., Gartrell et al., 1999), phénomène qualifié de « lesbian baby boom » (Dunne, 2000). Étant donné leur structure conjugale unique de par leur sexe biologique, les deux partenaires d’un couple lesbien ont la possibilité physiologique de porter l’enfant. Si elles n’optent pas pour l’adoption, elles doivent choisir laquelle des deux enfantera. L’absence de sperme disponible à l’intérieur du couple les oblige à recourir à une tierce personne pour concevoir l’enfant. Elles doivent ainsi décider entre le sperme provenant d’un donneur anonyme (DA) par l’entremise d’une banque de sperme ou le sperme d’un homme de leur entourage (DC, donneur connu). La planification d’un projet parental chez les couples lesbiens exige donc une réflexion et une prise de décisions quant à ces aspects (Touroni & Coyle, 2002).

Les enjeux liés à ces décisions sont de taille puisque la naissance d’un enfant dans le contexte lesbien est associée à des expériences différentes pour la mère biologique (MB) et la co-mère (CM, conjointe de la mère biologique). D’un côté, bien que les couples de même sexe partagent les tâches domestiques et parentales plus équitablement que les couples hétérosexuels (e.g., Ciano-Boyce & Shelley-Sireci, 2002; Patterson, 1995; Sullivan, 1996), les MB consacrent plus de temps aux soins de l’enfant et moins de temps au travail à l’extérieur du foyer que les CM (Brewaeys & Van Hall, 1997; Krüger-Lebus & Rauchfleisch, 1999; Osterweil, 1992; Patterson, 1995). Les MB manifestent plus d'insatisfaction que leur conjointe face à cette asymétrie et souhaitent une plus grande implication de la CM (Ciano-Boyce & Shelley-Sireci, 2002). De plus, une plus grande proximité entre l’enfant et sa MB peut provoquer des sentiments de jalousie et de compétition chez la CM (Benkov, 1994; Crawford, 1987; McCandlish, 1987). L’asymétrie biologique affecte aussi les relations des mères avec leur entourage social. Par exemple, les enfants ont des contacts plus fréquents avec leurs grand-mères biologiques qu’avec leurs grand-mères non-biologiques (Julien, Bureau, & Leblond de Brumath, 2004; Julien, Fortin, & Jodoin, sous presse; Patterson, 1998; Patterson, Hurt, & Mason, 1998).

D’un autre côté, le choix du mode de procréation a des conséquences sur les dynamiques familiales. Au Québec, la loi instituant l’union civile prévoit qu’un donneur fournissant ses gamètes à une banque de sperme ne peut réclamer un lien de filiation avec l’enfant issu de la procréation assistée, ce qui signifie que la CM possède les mêmes droits que ceux conférés par la filiation biologique. Il en est de même pour les mères ayant recours à l’insémination dite « artisanale » à l’aide du sperme provenant d’un donneur connu. Cependant, si le couple lesbien procède par relation sexuelle directe avec un homme de leur entourage, ce dernier, appelé géniteur dans ce cas, dispose d’un délai d’un an pour se prévaloir de ses droits parentaux (Roy, 2004). Pendant cette période, la CM ne peut s’opposer à l’établissement de ce lien de filiation, même si son nom apparaît comme co-parent sur l’acte de naissance de l’enfant. Ainsi, le choix de la méthode de procréation peut avoir des conséquences sur le lien de filiation légal de la CM à l’enfant, la structure familiale et sa complexité, et par conséquent les ressources disponibles dans l’environnement. Par exemple, les enfants de famille avec DA ont des contacts plus fréquents avec la famille d’origine de la CM que les enfants de famille avec DC (Julien et al., sous presse).

Notre étude examine les facteurs impliqués dans le choix de la partenaire qui portera l'enfant et le choix du mode de procréation. Elle s’inspire du modèle écologique de Bronfenbrenner (1979). Celui-ci comprend plusieurs systèmes environnementaux interdépendants, emboîtés les uns dans les autres, dans lesquels les caractéristiques de l’individu occupent une place centrale. Les trois premiers systèmes ont orienté notre choix de trois sphères de vie permettant de catégoriser les facteurs reliés aux décisions périnatales. D’abord, au centre du modèle, la sphère individuelle réfère aux caractéristiques personnelles des individus. Ensuite, les sphères conjugale, sociale et professionnelle réfèrent au microsystème du modèle qui inclut les milieux de vie fréquentés par un individu (e.g., foyer familial, milieu de travail). Les relations entretenues avec les personnes présentes dans ces milieux et les rôles adoptés dans ces milieux sont aussi inclus dans ce système (e.g., relations parents-enfants, relations conjugales et de travail). Puisque les événements survenant dans l’un des milieux peuvent influencer les relations entre personnes dans un autre milieu, le modèle comprend une troisième sphère qui tient compte de ces influences. Cette étude examine les caractéristiques individuelles des futures mères, leur réseau social et leur sphère professionnelle en lien avec des décisions qui sont d’ordre conjugal.

État des recherches qualitatives examinant le choix de la future mère biologique

Des études qualitatives rétrospectives menées auprès de mères lesbiennes vivant en couple et ayant déjà des enfants suggèrent que les raisons personnelles les motivant à devenir parent étaient similaires à celles de parents hétérosexuels, tels l'amour pour les enfants, la confiance en ses capacités parentales et le désir d’acquérir une vie stable (Gartrell et al., 1996). Plusieurs mères lesbiennes ayant eu des enfants après avoir développé une identité lesbienne rapportent que des projections familiales et le désir de vivre la maternité faisaient du projet parental une partie saillante de leur identité depuis leur enfance (Pies, 1990; Touroni & Coyle, 2002). Pour d’autres, le désir de devenir parent s’est développé avec l’âge et la maturation des capacités physiologiques à enfanter (Touroni & Coyle, 2002).

Parallèlement à leurs motivations individuelles, plusieurs femmes lesbiennes considèrent que le développement d’un projet parental correspondait à une étape de leur relation conjugale lesbienne ou était motivé par l’amélioration de leur situation conjugale (Touroni & Coyle, 2002). De plus, en l’absence de rôles prédéfinis chez les couples lesbiens et de liens juridiques entre le parent non-biologique et l'enfant, les deux conjointes ont dû définir leur place auprès de l’enfant et déterminer leurs tâches parentales respectives (Crawford, 1987; Touroni & Coyle, 2002). Des rapports cliniques indiquent que des conjointes définissent le rôle de la CM comme celui d’une deuxième « mère », alors que d’autres lui attribuent un rôle plus large de « parent », sans préciser ce qui différencie ces deux termes (Benkov, 1994). Par ailleurs, des études américaines et européennes suggèrent que les couples élaborent parfois des stratégies qui compensent pour l’absence de lien biologique et parfois légal de la CM à l’enfant, notamment en donnant le nom de famille de la CM à l’enfant ou en choisissant un donneur ayant un lien de parenté avec cette dernière (e.g., frère, cousin) (Pies, 1990). Certaines entreprennent des arrangements légaux liant la CM à l’enfant (Chabot & Ames, 2004), alors que d’autres décident que chacune des partenaires portera un enfant à tour de rôle ou sélectionnent des activités que seule la CM pratiquera avec l’enfant. Enfin, certaines mères choisissent d’alterner entre l’allaitement et le biberon pour impliquer davantage la mère non-biologique et lui permettre de participer à cette première étape de vie de leur enfant (Benkov, 1994).

Puisque ces études portent sur les évaluations rétrospectives de femmes lesbiennes déjà mères, il est difficile de déterminer si les rôles parentaux spécialisés chez les deux conjointes sont des aspects dont elles conviennent avant la naissance de l’enfant ou si ces différences se développent a posteriori sur la base du statut parental biologique différent des parents. Advenant que les deux femmes définissent leurs rôles spécialisés avant l'arrivée de l'enfant, il est possible que cette définition des rôles ait un impact sur le choix de la future MB. Par exemple, un couple dont l’une des partenaires définit son rôle parental idéal comme donneur de soins (caring) alors que l’autre se perçoit davantage comme ayant un rôle orienté vers le jeu ou éducationnel pourrait souhaiter que cette première porte l'enfant.

Sur le plan professionnel, les conditions de travail des partenaires de couple peuvent être associées au choix de la future MB. Par exemple, des mères rapportent que la partenaire ayant de meilleures conditions de travail, c’est-à-dire une plus grande flexibilité d’horaire, un meilleur plan d’assurances ou davantage de congés parentaux, a été choisie pour enfanter (Chabot & Ames, 2004). Sur le plan social, une étude montre que le degré de coming out[2] à l’environnement social fut relié au choix de la partenaire qui enfantera. Ainsi, des couples rapportent avoir choisi la partenaire ayant un degré de coming out plus élevé à sa famille d’origine (Chabot & Ames, 2004). De plus, puisque les grand-parents sont une ressource importante pour le développement de l’enfant et source de soutien pour les nouveaux parents (e.g., Smith, 1995; Tinsley & Parke, 1987), nous présumons que la qualité du lien avec la famille d’origine est un facteur associé au choix de la future MB. Dans le même sens, le degré de soutien des amis et collègues des futures mères face au projet parental pourrait influencer cette décision, puisqu’ils constituent aussi des ressources pour les nouveaux parents. Enfin, des mères rapportent que des discussions avec des membres de leur famille d’origine à propos de leur projet parental les ont aidées à clarifier leurs rôles parentaux respectifs et ont favorisé la reconnaissance de la co-mère (Chabot & Ames, 2004; Touroni & Coyle, 2002).

État des recherches examinant le choix du mode de procréation

Quelques études qualitatives européennes ont examiné les facteurs motivant les femmes à opter pour un type de donneur plutôt que l’autre. Les couples qui choisissent un projet pluriparental avec un DC le feraient pour permettre à l’enfant de connaître son père biologique et pour assurer la présence d’un modèle masculin dans l'environnement proche de l'enfant (e.g., Ryan-Flood, 2005; Touroni & Coyle, 2002). De plus, les coûts élevés des services de procréation assistée avec DA amèneraient certains couples à choisir un DC (Julien, Tremblay, & Chartrand, 2001). En revanche, les couples ayant recours au sperme d’un DA effectuent souvent ce choix pour éliminer les risques de complication avec l’implication d’un troisième parent social (e.g., Chabot & Ames, 2004; Pies, 1990; Ryan-Flood, 2005), pour connaître l’histoire médicale du donneur, ou pour avoir recours au même donneur pour la conception d’un autre enfant (Johnson & O’Connor, 2001). Enfin, des couples lesbiens peuvent être contraints à choisir un DA à défaut de connaître un homme dans l’entourage qui soit prêt à donner son sperme (Pies, 1990; Ryan-Flood, 2005). À notre connaissance, aucune étude n’a examiné les effets du mode de procréation sur les dynamiques impliquées dans le projet parental lesbien.

Objectifs

Les couples de femmes lesbiennes qui ont eu des enfants ont dû réfléchir à plusieurs facteurs décisionnels qui sont, pour la plupart, propres à leur structure conjugale et familiale. Les études sur cette question comportent toutefois d'importantes limites. Premièrement, les données disponibles proviennent de femmes lesbiennes déjà mères susceptibles d’offrir une construction post-partum des événements. Deuxièmement, ces mères ont souvent plus d’un enfant issu d’une union antérieure, ce qui peut induire des dynamiques propres aux familles recomposées incluant un père hétérosexuel ou une autre femme lesbienne. Notre étude porte sur des couples de femmes lesbiennes sans enfant planifiant une première grossesse. Troisièmement, les entrevues sont le plus souvent menées avec les couples. Sachant que cette procédure influence l’expression individuelle des perceptions et des émotions (e.g., Jacobson & Christensen, 1996), notre étude porte sur des entrevues séparées de la MB et de la CM. Quatrièmement, la majorité des études ont été menées auprès d’une population européenne ayant des valeurs culturelles et des systèmes législatifs différents de ceux du Québec; les études ont aussi une faible taille échantillonale. La présente étude porte sur des femmes lesbiennes québécoises et comporte un échantillon d’une taille supérieure à celui des études antérieures. Enfin, les recherches ayant considéré le mode de procréation n'incluent souvent que les familles dont le donneur est anonyme. La présente étude distingue les couples optant pour l'insémination du sperme d'un DA de ceux qui optent pour la collaboration d’un homme de leur entourage. L’objectif principal vise à examiner les variables individuelles, conjugales, professionnelles et sociales recensées dans la littérature et leurs inter-influences en lien avec les décisions des futures mères.

Méthodologie

Participants

Un total de 25 couples lesbiens francophones (50 partenaires), de Montréal et ses environs, ont répondu à une annonce proposant de participer à une étude sur le processus d’élaboration du projet de maternité chez les couples de femmes lesbiennes. Ils ont été recrutés par l’entremise de groupes communautaires, d’annonces publiées dans des journaux spécialisés et d’affiches placées dans les bars et les restaurants du village gai de Montréal. Les critères d’inclusion étaient : 1) les deux partenaires de couple doivent accepter de participer; 2) avoir choisi laquelle des partenaires enfantera; 3) être sans enfant ou l’une d’entre elles enceinte du premier enfant; 4) avoir choisi la procréation par insémination comme mode d’accès à la parentalité; 5) avoir déterminé le type de donneur (connu ou anonyme). Dans l’ensemble, 56 % des couples, dont quatre avec une partenaire enceinte, ont choisi de recourir au sperme d’un DA comme méthode d’accès à la parentalité, alors que 44 % des couples, dont 2 avec une partenaire enceinte, ont opté pour un DC. Une compensation de 75 $ a été offerte aux couples.

La moyenne d’âge des participantes est de 31,26 ans (É.T. = 6,37 ans). La plupart des participantes sont de nationalité canadienne (82 %), alors que les autres sont de nationalité française, coréenne, irlandaise, italienne ou malgache. Soixante-seize pourcent des femmes ont complété des études post-secondaires, 70 % occupent un emploi à temps plein et le revenu annuel individuel des participantes est en moyenne de 30 400 $ (É.T. = 17 404). En ce qui a trait à l’orientation sexuelle, 86 % des participantes se définissent comme femme homosexuelle, 10 % comme bisexuelle et 4 % des participantes rapportent ne pas avoir choisi d’identité sexuelle particulière. Les partenaires de couple se fréquentent en moyenne depuis 4,85 ans (É.T. = 2,95). Il est à noter que la collecte de données a été effectuée à l’automne 2002, soit quelques mois après l’adoption de la loi instituant l’union civile. Cette nouvelle mesure législative a pu influencer les résultats de la présente étude. Au moment de la collecte de données, 12 % des couples sont unis civilement et 55 % des autres couples ont l’intention de s’unir. Les analyses effectuées selon le statut biologique des futures mères et le mode de procréation ne montrent aucune différence sur la plupart des données socio-démographiques, à l’exception de l’âge, F(1, 23) = 10,23, p < 0,01. Les futures MB sont moins âgées que leur conjointe.

Procédure

Les partenaires de couple ont rempli individuellement une série de questionnaires à leur domicile, préalablement expédiés par voie postale, et les ont remis lors de l’entrevue. Seuls les résultats d’analyse des entrevues sont rapportés dans cette étude. Deux étudiantes aux études avancées en psychologie ont mené les entrevues dans les locaux de l’équipe de recherche, sauf dans deux cas où elles ont dû se déplacer au domicile des participantes. Les entrevues ont été enregistrées sur bandes audio et ont une durée moyenne de 77 minutes, É.T.=19. Des analyses de la variabilité de la durée des entrevues en fonction du statut biologique et du mode de procréation indiquent un effet du mode de procréation, t (48) = 2,58, p = 0,01. Les entrevues des couples ayant opté pour un DC sont de plus longue durée que celles des couples ayant choisi un DA (Ms = 84 et 71, E.T.s = 17 et 18, pour DC et DA, respectivement). Cette différence est probablement attribuable à des questions supplémentaires sur le donneur dans les entrevues avec les femmes ayant opté pour un DC.

Entrevue

L’entrevue individuelle semi-structurée est composée d’une vingtaine de questions ouvertes. Celles-ci ont été construites de manière à favoriser le dévoilement des participantes et à identifier les facteurs associés au choix de la MB et de la CM, ainsi qu’au choix du mode de procréation. Seules les variables en lien avec les objectifs de l’étude ont été retenues pour les fins d’analyse. Le tableau 1 présente le canevas des entrevues.

Structure d’entrevue et méthode d’analyse

Devis mixte

Notre procédure suit un devis de type mixte, qualitatif/quantitatif. Dans un premier temps, nous avons procédé à une analyse qualitative déductive, suivie d’une analyse qualitative inductive (deductive coding et inductive coding : Bernard, 2000; Gilgun, 2005). Dans un deuxième temps, nous avons mené des analyses quantitatives sur la proportion des participantes endossant certaines des catégories ayant émergé de l’analyse inductive.

Analyse qualitative

Approche déductive

Le modèle écologique de Bronfenbrenner et la revue de littérature empirique sur les mères lesbiennes a guidé la structure de notre entrevue. Préalablement à la collecte de données, ces éléments nous ont permis de définir des catégories a priori ciblant les variables à étudier.

Approche inductive

Les entrevues complétées ont été transcrites de façon intégrale (verbatim) dans un logiciel de traitement de texte. Elles ont ensuite été transposées dans le logiciel d’analyse qualitative ATLAS.ti pour le traitement des données. Deux codeurs indépendants ont ensuite mené les analyses permettant d’induire de nouveaux thèmes émergeant du discours des participantes. Cette approche s’inspire du modèle de la théorie ancrée (Grounded theory: Strauss & Corbin, 1990). À cette fin, dix entrevues ont d’abord été sélectionnées en fonction de l’âge, de l'origine ethnique, du statut parental projeté (biologique ou non-biologique) et du type de donneur, afin de saisir la diversité de l’échantillon. Les deux codeurs ont lu ces dix verbatim et ont fait ressortir de nouveaux thèmes. De manière indépendante, les codeurs ont ensuite découpé le texte des dix verbatim en unités de sens et ont classifié ces unités de sens sous les divers thèmes (e.g., motivations, projections) inspirés de la structure d’entrevue, d’une part, et des nouveaux thèmes identifiés lors de la première lecture des dix verbatim, d’autre part. L’examen des unités classifiées sous un même thème a ensuite fait émerger des catégories à l’intérieur des thèmes (e.g., motivations individuelles, motivations conjugales). L’ensemble des thèmes et de leurs catégories ont constitué un modèle d’analyse préliminaire. Les catégories étaient mutuellement exclusives, c’est-à-dire qu’une unité de sens ne pouvait se voir attribuer plus d’un code, et mutuellement exhaustives, c’est-à-dire que toutes les unités ont reçu un code. Le modèle d’analyse préliminaire comprenait ainsi un répertoire des 35 thèmes et 114 catégories incluant une définition et des exemples tirés des dix verbatim. Ce modèle a servi à la codification des quarante autres verbatim. Cette procédure a permis d’assurer la saturation et le raffinement des catégories et, par le fait même, de valider l’outil préliminaire d’analyse.

L’analyse de la totalité des entrevues codifiées en fonction du modèle préliminaire a entraîné une requalification des catégories en sous-catégories. La présence ou l’absence d’une catégorie ou sa nature positive ou négative ont permis de définir des sous-catégories. Par exemple, un segment de texte classifié Relation actuelle avec la mère selon la première classification a été requalifié Relation positive avec la mère ou Relation négative avec la mère. Pour les fins de cette deuxième classification, les deux codeurs ont d’abord repris les dix verbatim initiaux pour élaborer le modèle final d’analyse comprenant les thèmes, catégories et sous-catégories. Ce modèle final a ensuite été appliqué à nouveau à l’ensemble des quarante autres verbatim. Les résultats qui suivent découlent de cette dernière étape de l’analyse. Ils ne portent que sur les thèmes, catégories et sous-catégories référant à notre question de recherche. Par exemple, le thème sur le contexte de rencontre des deux conjointes a été exclu des analyses.

Accords inter-juges

Des accords inter-juges ont été effectués sur le modèle d’analyse préliminaire, en utilisant 23 % des quarante verbatim. Une première série d’accords ont été calculés en fonction du découpage du texte. Le pourcentage d’accord varie entre 62 % et 78 % (M = 69 %). Ce taux est acceptable, étant donné que le découpage est effectué en fonction des unités de sens et qu’aucun critère facilitant cette tâche (e.g., les signes de ponctuation) n’a été utilisé. Le découpage par unité de sens plutôt que par unité de phrase permettait de conserver des informations distinctes incluses dans une même phrase. Étant donné l’aspect mutuellement exclusif des codes attribués aux unités, un découpage par unité de phrase aurait éliminé l’une des deux informations. Une deuxième série d’accords ont été calculés selon les codes attribués aux unités de sens. Tel que proposé par Bakeman & Gottman (1997), le calcul des accords sur les codes n’inclut que les segments de texte découpés de façon identique par les deux codeurs. Dans le cas contraire, le désaccord est comptabilisé dans le calcul portant sur la segmentation du texte. Le pourcentage d’accord sur les codes varie entre 82 % et 94 % (M = 90 %). Nous n’avons pas calculé de kappa de Cohen[3] sur les codes attribués aux segments de texte parce qu’au-delà d’une dizaine de codes, ce calcul devient inutile pour corriger l’effet dû au hasard.

Par la suite, des accords inter-juges ont été effectués sur 20 % des quarante verbatim en lien avec la présence ou l’absence des sous-catégories incluses dans le modèle d’analyse final. Le pourcentage d’accord, obtenu par des calculs de kappa de Cohen, varie entre 71 % et 100 % pour l’ensemble des sous-catégories. La catégorie jeux féminins autres que maternels a été exclue des analyses subséquentes, étant donné le faible niveau d’accord inter-juges pour cette variable (kappa=0,49).

Analyse quantitative

Une fois l’analyse qualitative terminée, nous avons mené des comparaisons sur la présence ou l’absence d’une catégorie ou sous-catégorie donnée. Puisque les réponses d’une partenaire sont dépendantes des réponses de l’autre partenaire du couple, des tests de McNemar (Scherrer, 1984) ont été menés. La valeur exacte de ces analyses est rapportée, étant donné la faible taille de notre échantillon. Dans le même sens, peu d’analyses des effets d’interaction entre le type de mère et le type de donneur ont été effectuées en raison d’un nombre trop petit de cas dans chaque cellule. Dans les cas où cela était possible, nous avons comparé les futures CM selon le type de donneur choisi.

Une autre stratégie d’analyse a été utilisée pour certaines catégories et sous-catégories, puisqu’elles font référence à des décisions conjugales ou à des conditions objectives rapportées par les deux conjointes. Par exemple, advenant qu’une seule des partenaires d’un couple donné mentionne que les meilleures conditions professionnelles de la future MB a été un facteur décisionnel quant au choix de la partenaire qui enfantera, cette catégorie a été considérée comme étant la même pour les deux membres de la dyade. La même stratégie a guidé l’analyse des facteurs reliés au choix du mode de procréation, étant le même pour les deux répondantes.

Résultats

Choix de la future mère biologique

Sphère individuelle

Motivations à devenir parent

Toutes les participantes rapportent la présence de motivations individuelles à devenir parent et plusieurs d’entre elles mentionnent que ce désir est né du contact avec d’autres enfants ou de l’expérience de la maternité par une amie ou un proche. Parmi les motifs rapportés par les participantes, la plupart considèrent que leur désir de devenir parent correspond à un besoin irrationnel, difficilement explicable :

C'est un besoin aussi qu'on ne peut pas rationaliser. La parentalité, le désir d'enfant, que ce soit un homme ou une femme, un moment donné ça vient peut-être te chercher pour des raisons, j'en sais rien, biologiques, galactiques (future MB).

Une autre femme décrit : « C'est viscéral, c'est dans moi (…) il n'y a pas de raison, c'est un besoin ». Un grand nombre de participantes mentionnent également que leur désir de la parentalité est stimulé par les émotions positives découlant du rôle de parent, comme l’amour et l’accomplissement personnel. Une future CM dit : « Je pense qu'un enfant t'apporte beaucoup d'amour, beaucoup de motivation, à grandir, à devenir de meilleures personnes ». D’autres décrivent leur désir de ne pas vieillir seules ou disent chercher à combler un vide. Par exemple, une femme rapporte : « Quand tu es rendu à 40 ans et que tu n'as pas d'enfant, je trouve qu'il y a quelque chose qui manque ». Une autre participante décrit : « J'avais l'impression que c'était comme une autre pièce du casse-tête de ma vie, un grand trou qu’il y avait là ».

Par ailleurs, la moitié des participantes décrivent leurs motivations parentales par leur désir d’assurer une continuité de soi. Le discours d’une participante résume bien cette idée :

Et pour moi, pour compléter ma vie, ça me prend un enfant. J'ai l'impression que si j'ai un enfant, il y a toujours une partie de moi quelque part qui va rester. Même s'il m’arrive quelque chose, ma vie, elle, va rester. Elle va encore être à quelque part, mon enfant va comme porter une partie de moi en quelque part (future MB).

Certaines participantes expriment aussi ce désir pour la continuité familiale par l’entremise de la transmission intergénérationnelle : « Je crois que je voudrais lui faire vivre mon enfance. J'ai tellement eu une belle enfance ».

Les analyses comparatives sur la proportion de futures MB et CM endossant les différentes sous-catégories de motivations individuelles ne montrent aucune différence entre les conjointes.

Importance accordée à l’enfantement

Le désir prononcé de la future MB à faire l’expérience physique et psychologique de l’enfantement est le motif le plus souvent mentionné par les participantes à la question sur les facteurs ayant influencé le choix de la future MB. Toutes les futures MB, comparativement à seulement quelques co-mères, rapportent vouloir faire l’expérience physique de l’enfantement. Des expressions telles que « j’ai le goût de sentir que ça vit [en moi] », « j’ai envie d'avoir le petit bébé qui grandit à l'intérieur de moi » et « j'ai toujours voulu connaître ça de façon très intime, de façon très personnelle dans mon corps » sont employées par ces femmes pour décrire leur motivation à enfanter. À l’inverse, près de la moitié des futures CM expriment des craintes liées à la grossesse ou à l’accouchement. Une co-mère rapporte : « Décider d'avoir quelque chose là, qui grossit (…) tu deviens toute difforme, tu as mal partout (…) il faut que tu sois décidée ».

Si, pour certaines dyades, porter l’enfant est interchangeable entre les partenaires, en raison de l’infertilité de l’une par exemple, pour d’autres femmes, la grossesse n’est pas interchangeable :

Là en ce moment, on a un problème. Ma conjointe a les trompes de Fallope bouchées et il faut voir qu'est-ce qu'on peut faire. Si ce n’est pas débouchable, (…) est-ce qu'on change de porteuse ou on s'en va jusqu'à la procédure in vitro. C'est tellement important pour elle qu'on pourrait se rendre jusque-là avant de changer de porteuse. C'est de ce degré-là (future CM).

Si certaines futures MB disent que leur souhait de porter l’enfant est davantage relié au désir de vivre l’expérience physique et psychologique de l’enfantement qu’au désir d’avoir un lien de filiation biologique à l’enfant, les propos de quelques femmes suggèrent la compatibilité exclusive et absolue entre l’enfantement et le rôle de mère. Une future MB explique :

C'est un peu cliché là mais c'est comme si elle était vraiment le père. Moi je ne veux pas être le deuxième parent, je veux être le premier, je veux être le numéro un, je ne veux pas être l'autre qui est là, à côté, mais qui n'est pas directement impliquée. Moi, je ne veux pas être le père; je veux être la mère! Je n'aime pas ça dire ça, mais je ne sais pas comment le dire autrement. Moi je veux être physiquement, être la mère (…) Si elle je la vois avec sa bedaine, et moi je ne l'ai pas, je vais être jalouse, ça va nuire à notre couple, je vais être verte de jalousie, ça n'a pas de bon sens.

Nos analyses comparatives montrent que les futures MB sont plus nombreuses que les CM à rapporter le désir d’enfanter, chi2(1) = 20,05, p = 0,00.

Projections familiales durant l’enfance et l’adolescence

Plus de la moitié des femmes rapportent qu’elles se percevaient mère lorsqu’elles étaient enfant. Alors que la plupart d’entre elles projetaient une vie familiale semblable à celle de leurs parents, soit avec un mari et des enfants, certaines participantes évoquent que fillette, elles voulaient des enfants sans toutefois être avec un homme :

Je savais que je ne voulais pas le cadre standard. Je sentais la mort en dedans de moi si je faisais ça. Je ne savais pas encore mon orientation sexuelle à ce moment-là (…) Je savais qu'il y aurait quelque chose qui ne marcherait pas comme les autres, mais je ne pouvais pas dire quoi de manière plus précise (future MB).

Une autre participante décrit : « Je me suis toujours vue avec des enfants, mais pas de mari. Il n'y avait pas plus de femme dans le décor, mais chose certaine, pas de mari. J'étais mère célibataire ». Une future CM qui ne pouvait se percevoir en relation avec un homme avait éliminé la possibilité d’avoir un enfant. Par ailleurs, des femmes rapportent des changements de projections familiales en lien avec le développement de leur identité sexuelle : « Enfant, je me voyais mariée avec des enfants (…). Adolescente, je me voyais avec un enfant, mais personne dans ma maison à part moi. Le mari resterait ailleurs ». Une autre participante affirme qu’à l’adolescence, elle prévoyait être avec un homme que pour avoir des enfants :

(…) je voulais encore des enfants, mais je me disais « quand mes parents vont mourir, je vais enfin vivre ma vie comme il faut ». Là mes enfants vont être plus vieux, je vais laisser mon mari là, et j'irai faire ma vie autrement, jusqu'à ce que je réalise que c'était ridicule d'avoir ces idées-là (future CM).

Les analyses comparatives montrent que les futures MB sont plus nombreuses que les CM à rapporter la présence de projections familiales dans leur enfance, chi2(1) = 3,76, p = 0,04.

Jeux pratiqués dans l’enfance

Les participantes rapportent avoir pratiqué différents types d’activités ou de jeux dans leur enfance. La majorité des femmes disent s’être adonnées à des jeux stéréotypés comme étant masculins. Par exemple, une future MB dit : « je jouais aux camions, aux transformers, Goldorak, aux Légos et tous les jouets que mon frère pouvait avoir. Mes parents m'ont acheté une poupée une fois, mais je lui ai coupé la tête. Je jouais au Rambo avec elle ». Une autre participante rapporte : « [Je jouais à] des jeux de garçon : voitures, jeux de construction, de mécano ». De plus, la plupart des femmes disent avoir joué à des jeux neutres, soit non-stéréotypés selon le sexe. Une future CM mentionne : « Je jouais avec des affaires à monter et à démonter : casse-tête, jeux de société, le corps humain en plastique, un microscope ». Les propos d’une future MB révèlent aussi la présence de la pratique de jeux non-stéréotypés : « on jouait dehors, dans les balançoires. Puis on s'inventait des jeux, on jouait à Léo le lion blanc, (…) on se faisait des tentes dans la cave par-dessus une table avec des draps ». Enfin, plus de la moitié des participantes rapportent avoir joué à des jeux féminins associés à la maternité durant leur enfance. Par exemple, une future MB dit : « Je jouais souvent à la mère avec la petite fille d'en bas de chez nous (…) c'était les gros becs, pis la grosse affaire ». Une autre femme mentionne :

J'avais un parc pour la coucher dans mon garde-robe, avec le carrosse, le truc pour la faire manger. Je me levais le matin, c'est comme si j'avais mon bébé et je me couchais le soir, c'est comme si je couchais le bébé en même temps (future CM).

Les analyses comparatives montrent que les futures MB ne diffèrent pas des futures CM en ce qui a trait aux jeux masculins et neutres. Toutefois, les futures MB sont plus nombreuses que les CM à rapporter s’être amusées avec des jouets féminins associés à la maternité durant leur enfance, chi2(1) = 4,08, p = 0,04.

Sphère conjugale

Motivations de couple à devenir parent

La majorité des participantes interrogées évoquent des motivations de couple à devenir parent. Plusieurs femmes parlent d’une étape découlant du processus normal de la relation de couple. Un exemple tiré du discours d’une CM illustre bien cette idée :

Je trouve que ça cadre bien dans notre vie à nous deux. Ça fait quand même 4 ans qu'on est ensemble, donc je pense que c'est le temps, parce qu’on s'est déjà mariées et on reste ensemble. La prochaine étape, c'est vraiment d'avoir un enfant.

Pour certaines, l’aspect conjugal du projet parental les motivent à devenir parent. Par exemple, une CM précise : « Toute seule, je n'aurais pas un enfant, mais avec elle, oui ». Dans le même sens, des femmes parlent du souhait de construire une famille avec leur conjointe, comme en témoigne une future CM :

Des raisons d'amour, je pense. On a envie de construire quelque chose ensemble, on a envie de mettre au monde des enfants élevés dans l'amour, avec de belles valeurs. Et c'est un projet de vie, c'est un projet de couple. Ce n'est pas un projet familial avec les autres membres de la famille dans le sens que la famille pour nous, c'est ma conjointe et moi.

Une future MB ajoute aussi vouloir un enfant par amour pour sa conjointe : « Je trouve qu'elle a tellement de belles qualités. Je ne peux pas concevoir que ce serait juste moi qui profiterais de ces choses-là ». Enfin, bien que la plupart des participantes mentionnent clairement qu’elles n’élaborent pas de projet parental pour se rapprocher de leur conjointe, quelques femmes disent être motivées, en partie, par le resserrement des liens conjugaux pouvant découler de l’arrivée d’un enfant. Une future MB rapporte : « En soi, les deux ensemble, c’est vraiment d'unir, de solidifier notre relation avec un enfant ».

Les analyses comparatives indiquent que les futures CM sont plus nombreuses que les MB à rapporter être motivées par des facteurs conjugaux, chi2(1) = 7,11, p < 0,01. Toutefois, le manque de variabilité des données empêche la comparaison des futures CM selon le type de donneur.

Rôles parentaux

La majorité des participantes disent projeter un partage équitable des rôles parentaux entre elles et leur conjointe. Une future MB dit :

Mais pour moi, ma conjointe va être la mère au même titre que moi (…). L'enfant ne sera pas plus mon enfant parce que je l'ai porté et ne sera pas moins le sien parce qu'elle m'a accompagnée là-dedans. On va être les deux, les mères au même titre.

Toutefois, certaines femmes disent prévoir une asymétrie de leurs rôles parentaux respectifs en fonction du statut biologique. Une future MB explique : « Je pense que je vais avoir un rôle plus important quand même, parce que veux veux pas, c'est biologique ». Une autre mère biologique précise en quoi le rôle de sa conjointe se distingue du sien : « Mais moi, je me vois peut-être plus présente que ma copine, ou plus près de l'enfant. Elle fera autre chose, comme aller le reconduire à une partie de hockey, des affaires comme ça. Je me vois plus proche ». Chez certaines participantes, cette asymétrie est involontaire et non-souhaitée. Le discours d’une future MB montre l’ambivalence entre le désir d’égalité entre les deux mères et la perception d’un effet structurant de la biologie sur les rôles parentaux :

Pas que ce n'est pas son bébé, mais quand il va pleurer, je sais que je vais avoir le réflexe d’y aller (…). Imagines-toi qu'est-ce que ça va me faire s'il me grossit dans le bedon, l'espèce de lien qui peut se créer. C'est sûr que pour moi, ma conjointe va être l'autre mère.

L’analyse du discours des participantes montre également que le rôle de la CM est parfois défini en termes différents de celui de la MB. Des mots tels que « père », « deuxième parent », « deuxième mère » et « parent » sont employés plutôt que celui de « mère », terme réservé à celle qui enfante. Quelques MB expliquent leur ambivalence à ce que le qualificatif « maman » soit attribué à leur conjointe. Une future MB dit : « C’est sûr que moi, il va m'appeler maman, mais ça me ferait drôle qu'il appelle ma conjointe aussi maman ». Une autre participante explique : « On a inventé le mot mamili (…) parce que tu n'as qu'une maman ». Il paraît difficile pour ces futures mères de définir le rôle projeté de la mère non-biologique. Une future CM rapporte : « Puisque ce n'est pas moi qui le porte, c'est comme si je ne me sentais pas mère. Je me sens comme la nanie qui va être dans le décor ». Une autre future CM explique avoir éprouvé de la difficulté à s’impliquer émotionnellement dans le projet parental au début des démarches, étant donné qu’elle n’enfantait pas. Or, pour certaines futures CM, la récente loi instituant l’union civile a facilité l’intégration de leur rôle de co-parent. L’une d’entre elles explique : « avant la loi, (…) je trouvais ça atroce de penser qu'un jour, s'il arrivait quelque chose à ma conjointe, je pourrais perdre mes enfants (…) avec la loi, ça me dérange moins de ne pas être un parent biologique ».

Afin de limiter l’impact de l’absence de lien biologique des CM, les participantes projettent des stratégies compensatoires, notamment l’attribution du nom de la co-mère à l’enfant ou l’inscription du nom des deux mères sur le certificat de naissance. D’autres femmes évoquent le déploiement d’efforts particuliers pour impliquer la CM dans les démarches parentales et la conception de l’enfant comme, par exemple, poser le geste d’inséminer sa conjointe. Certaines femmes disent également travailler à diminuer l’importance accordée au lien biologique et à favoriser une perception qui privilégie le lien social à l’enfant. Le choix d’un donneur qui ressemble physiquement à la co-mère et le désir que celle-ci soit appelée « mère » sont d’autres stratégies compensatoires développées par les participantes.

Une analyse comparative effectuée sur la proportion de participantes abordant la perception des rôles parentaux respectifs montre que les futures CM sont plus nombreuses que les futures MB à expliciter les dimensions des rôles parentaux respectifs des deux conjointes, chi2(1) = 4,08, p = 0,04. Toutefois, il n’y a aucune différence entre les futures CM selon le type de donneur choisi dans les catégories pour lesquelles nous avons pu effectuer des analyses.

Sphère extra-conjugale / Sphère professionnelle

Les analyses montrent que la presque totalité des participantes ont fait leur coming out au travail, empêchant une comparaison intra-couple. Le choix de la MB n’est donc pas associé à cette condition dans notre échantillon. De même, à côté des projections familiales, la presque totalité des participantes avaient des projections de réalisation professionnelle dans leur enfance. Aucune différence n’a été trouvée dans les propos des futures MB et CM à cet effet. Par ailleurs, face à leurs conditions professionnelles objectives, quelques couples ont mentionné qu’une plus grande stabilité d’emploi, un salaire plus élevé et/ou davantage de congés parentaux ont guidé le choix de la future MB, comparativement à la précarité d’emploi de la conjointe, son statut d’étudiante ou encore l’importance accordée à sa carrière. Aucune comparaison intra-couple n’a été effectuée sur cette variable, puisqu’il s’agit de conditions de travail objectives des conjointes.

Soutien à l’homosexualité et au projet parental par la famille d’origine

La totalité des participantes avaient dévoilé leur orientation sexuelle aux membres de leur famille et la plupart des femmes disent que leurs parents acceptent entièrement leur orientation sexuelle. Une participante décrit : « Pour mes parents, ça ne fait aucune différence. Hétéro ou homo, si t'es heureuse, c'est ça qui est important ». Par ailleurs, certaines participantes parlent de tolérance plutôt que d’approbation provenant de leurs parents. Par exemple, une future MB affirme : « Mais elle ne sera jamais à l'aise à 100 % (…) Quand il faut que je parle d'homosexualité ou de mon couple, (…) il n'y a pas de réception, il n'y a pas d'ouverture. Donc ça c'est toujours difficile ». Quelques femmes ajoutent que leur relation de couple n’est pas reconnue comme telle par les membres de leur famille. À cet égard, une participante révèle : « Elle ne nous voit pas encore comme un couple, comme un couple hétéro. Cependant, elle aime beaucoup ma conjointe, mais ce n'est pas l'acceptation totale ». Enfin, une petite proportion de femmes dit que leurs parents n’acceptent pas leur orientation sexuelle et ce, malgré que plusieurs années se soient écoulées depuis leur coming out. Une future CM décrit l’attitude de sa mère face à son homosexualité : « Ça va peut-être toujours rester difficile, que jamais dans sa tête, elle va vouloir changer ça. Ma mère m'a déjà dit qu'elle avait raté sa vie avec moi, à ce point là ».

Bien que la plupart des femmes rencontrées rapportent entretenir des relations positives avec les membres de leur famille d’origine, certaines mentionnent des relations plutôt négatives parfois reliées à la désapprobation par les parents de l’orientation sexuelle de leur fille. Par exemple, une jeune femme d’origine italienne pleure en rapportant ces propos :

On ne parlait pas du tout de ma relation ou même pas les choses normales, comme ce que j’ai fait pour souper, comment va ma conjointe, pas du tout. J'ai eu une très grande chicane avec ma mère hier. Je suis partie et j'ai dit qu'elle ne me respecte pas et j'en ai assez de tout ça et que je prends un break présentement de mes parents et de ma famille. Je suis tannée de me faire attaquer et manipuler et me faire sentir coupable de vivre ce que j'ai à vivre.

Enfin, bien que le degré de soutien à l’homosexualité des participantes par leur famille d’origine soit variable, presque toutes les participantes rapportent des réactions positives de la part de leurs parents à l’annonce du projet parental. Une future MB dont les parents acceptent difficilement son orientation sexuelle dit :

Ils étaient ravis, parce que je suis fille unique, donc ils voyaient leur chance d’être grand-parents anéantie à jamais [en lien avec la divulgation de l’homosexualité] et là, tout d’un coup, l’espoir surgit. Donc là, ils sont prêts à prendre n’importe quoi.

Les analyses comparatives n’indiquent aucune différence entre les futures MB et CM quant au soutien de la famille d’origine à l’homosexualité et au projet parental, et à la qualité de la relation avec la famille d’origine.

Soutien des amis au projet de maternité

Alors que, dans l’ensemble, la famille d’origine réagit favorablement au projet parental des participantes, les réactions des amis semblent plus partagées. Une future CM raconte : « Ça n'a pas été vraiment pris au sérieux. Ça a été banalisé ». Si d’autres femmes rapportent des réactions relativement positives de la part de leurs amis, elles ajoutent malgré tout ne pas se sentir soutenues. Par exemple, une future CM révèle : « Non, je pense qu'ils ne connaissent pas d'autres lesbiennes qui veulent avoir un enfant alors c'est tout nouveau pour eux. Non, je ne vais pas dire soutenue ou encouragée, mais l'idée est acceptée d'une manière positive ».

Les analyses comparatives indiquent que les futures CM sont plus nombreuses que les MB à rapporter des réactions négatives de leurs amis au projet de maternité, chi2(1) = 4,90, p = 0,02. Malheureusement, le manque de données par cellule nous empêche de comparer la réaction des amis des futures CM selon le type de donneur choisi.

Choix du type de procréation

Donneur anonyme

Tous les couples ayant opté pour un DA expliquent vouloir éviter la formation d’une famille tri-parentale. Par exemple, une future MB décrit : « On voulait vraiment être les deux mères et se sentir vraiment juste nous deux (…) de fonder notre famille à nous autres et qu'il n'y ait pas personne d'autre alentour de ça qui viennent se greffer à nous ». Pour quelques dyades, le désir de ne pas avoir d'homme dans leur vie justifie l’absence de recours au sperme d’un homme de leur entourage. Une participante affirme : « Ce n'est pas parce que je suis homosexuelle que je suis obligée de mettre un père dans ma vie ». De plus, plusieurs participantes rapportent l'incertitude constante associée à la réaction possible du DC. Par exemple, une femme décrit : « il pourrait arriver n'importe quand et dire à l'enfant qu'il est son père parce que tout d'un coup, il a un désir d'être père ».

Ces inquiétudes liées à l'implication d’un DC sont plus souvent présentes chez les futures CM que chez les MB. Une future MB explique : « Ça je pense que ça [un DC] insécuriserait beaucoup ma conjointe. Moi, je ne le vois pas de façon si dramatique, mais... ». Les propos d'une future CM vont dans le même sens : « Pour ma conjointe, c'est sûr que c'est facile, c'est elle qui le porte (…) Ayant un père près, moi, je devenais quoi? » Cette inquiétude des futures CM porte entre autres sur la difficulté à définir leur rôle parental dans le contexte tri-parental. L'une d'entre elles dit : « Je me sentirais peut-être plus exclue s'il avait un père cet enfant-là et une mère. Moi je suis quoi finalement là-dedans, la conjointe de la mère? ». Une autre ajoute : « Dans ma tête, la seule chose qui fait que je suis le deuxième parent, c'est qu'il n'y a pas de deuxième parent ».

Enfin, quelques couples mentionnent la plus grande facilité et le meilleur contrôle des démarches en utilisant le sperme provenant d’une banque. Une future MB dit, en parlant de la possibilité d'avoir recours à un DC :

Moi ma grande insécurité, c'était qu'il donne du sperme un mois ou deux et qu'après ça, il arrête parce que c'est trop d'ouvrage. Je me sentais dépendante de son bon vouloir et moi j'avais une envie grosse de même, un besoin gros de même, alors si lui ça ne lui tente plus, moi mon rêve tombe à l'eau.

Donneur connu

Contrairement aux couples ayant recours à un DA, plusieurs couples ayant opté pour un DC souhaitent connaître l’histoire de vie et la personnalité du donneur et ainsi pouvoir permettre à l’enfant de connaître son père biologique s’il le souhaite. Une future MB rapporte : « J'aimerais que l'enfant puisse savoir d'où vient son autre moitié, parce que je vois beaucoup d'enfants qui sont adoptés et qui vont à la recherche [de leur père]. Je trouve que ça simplifie de pouvoir leur dire tout de suite ». D'autres participantes mentionnent l'importance de la présence d'une figure masculine significative dans l'entourage de l'enfant. Une future MB ajoute : « Lui [le donneur], ça va être la meilleure présence parce que ça va être son enfant, son sang, ça va être une partie de lui donc il va pouvoir comprendre l'enfant ».

Tous les couples choisissant un DC souhaitent une certaine implication de la part du donneur. Toutefois, le degré d'implication souhaité varie grandement d'une dyade à l'autre. Une majorité affirme que l'implication du donneur se limitera à la connaissance par l'enfant de l'identité de son père biologique ou à des visites occasionnelles de ce dernier. Les propos d'une future MB illustrent cette position :

On ne veut pas qu'il se mêle de quoi que ce soit (…) La seule chose c'est que si plus tard l'enfant veut savoir qui est son père (…) Tu donnes, tu donnes, mais pas plus. Je ne veux pas un rôle de père là-dedans.

Une minorité de couples souhaitent cependant une participation plus active du donneur dans le quotidien de l'enfant, sans toutefois que celui-ci n'adopte un rôle parental. Une participante explique : « c'est faire partie de sa vie, mais sans être impliqué à tous les jours comme parent (…) il aurait un rôle dans la vie de l'enfant, mais plus comme famille élargie et non comme celui qui élève l'enfant ». Un seul couple va jusqu'à inclure le donneur dans l'éducation de l'enfant et lui attribuer un rôle parental. Voici les propos d’une future MB, corroborés par sa conjointe :

Je voudrais qu'il prenne une place dans son éducation (…) qu'il [l'enfant] connaisse la famille du côté de son papa. Qu'on ait comme la garde, qu'il vienne aux deux semaines, le chercher les fins de semaine, qu'il aille passer des vacances chez lui l'été.

Un autre facteur rapporté par la majorité des couples ayant choisi un DC concerne les coûts moindres engendrés par cette méthode, comparativement à l'insémination par l'entremise d'une banque de sperme. De plus, près de la moitié des couples ayant recours à un DC disent que leur choix a été facilité par la présence d’un homme dans leur entourage ayant accepté d’être donneur. La plupart des couples auraient demandé à un ami, alors qu'une plus faible proportion de dyades se seraient tournées vers un membre de la famille de la future CM (un frère ou un oncle) ou vers un collègue de travail.

Bref, plusieurs facteurs expliqueraient le choix des futures mères quant au recours à un DC ou à un DA. Aucune comparaison intra-couple n’a été effectuée sur ces différents motifs puisqu'ils font référence à des décisions conjugales.

Discussion

L’objectif de cette étude était d’explorer les facteurs associés à la prise de décisions des couples lesbiens dans l’élaboration de leur projet parental quant au choix de la future MB et au choix du mode de procréation. Il s’agit d’une des premières études nord-américaines à examiner ces questions. Bien que les études rétrospectives existantes aient identifié certains facteurs impliqués dans le projet parental de femmes lesbiennes déjà mères, la présente étude montre que plusieurs de ces facteurs sont présents avant même l’arrivée de l’enfant. Elle suggère ainsi que ces facteurs sont déterminants dans la prise des décisions pré-partum.

Choix de la future mère biologique

Sphère individuelle

Les données montrent que les caractéristiques personnelles actuelles et passées des futures mères sont associées au choix de la partenaire qui enfantera. Dès leur enfance, si les deux conjointes ne se distinguent pas sur leur préférence pour les jeux masculins et neutres, les futures MB de cette étude étaient plus nombreuses que les CM à pratiquer des jeux reliés à la maternité. Cette variabilité des rôles de genre chez les femmes lesbiennes dès l’enfance suggère qu’une spécialisation des rôles de genre dès l’enfance peut les avoir menées à des choix familiaux spécifiques dans la vie adulte. Dans le même sens, les futures MB étaient plus nombreuses que leur conjointe à entretenir des projections familiales lorsqu’elles étaient enfant, ce qui fut rapporté par plusieurs dyades comme étant un facteur décisionnel déterminant dans le choix de la partenaire qui enfantera. En se visualisant vivre la grossesse et la maternité dès leur jeune âge, les futures MB se sont possiblement appropriées l’expérience de l’enfantement qui se serait intégrée à leur identité personnelle et à leur désir de fonder une famille. Le plus grand désir des futures MB à enfanter et la présence de craintes, chez les futures CM, des changements physiologiques et psychologiques reliés à la grossesse et à l’accouchement peuvent avoir influencé la décision des couples quant au choix de la MB. Ce plus grand désir d’enfanter chez les futures MB est cohérent avec la plus grande importance qu’elles accordent au lien de filiation biologique, comparativement aux futures CM.

Un autre facteur relié aux caractéristiques individuelles des futures MB et CM concerne les motivations personnelles à devenir parent. Nos données montrent une similarité entre les motivations des futures mères lesbiennes et celles rapportées dans la littérature concernant les parents hétérosexuels et de même sexe. Plusieurs femmes parlent d’un besoin inexplicable, des émotions positives associées au rôle parental ou d’un moyen d’assurer la continuité de soi. Par ailleurs, les résultats montrent que les futures MB et CM souhaitent devenir parent pour des motifs personnels semblables. Il est possible que les partenaires aient élaboré leur projet d’enfant sur la base de désirs communs de parentalité. De plus, les démarches vers la parentalité étant complexes, il est possible de croire que les deux conjointes qui traversent les étapes de la planification et de la conception exacerbent le désir de parentalité et contribuent à la construction d’une identité parentale (e.g., Falk, 1994 ; Gartrell et al., 2000 ; Patterson, 1994 ; Pies, 1987). Toutefois, ces résultats sur la sphère individuelle peuvent être un effet a priori de la décision quant à la partenaire qui enfantera. Nous ne savons pas si, préalablement à la décision, les dyades se sont formées initialement en tenant compte de leurs préférences distinctes quant au désir d’enfanter et de la présence de motivations personnelles similaires à devenir parent.

Sphère conjugale

Bien que le choix de la future MB ne semble pas associé à des différences de motivations individuelles des futures MB et CM face au projet parental, les futures CM sont néanmoins plus nombreuses que les MB à rapporter des motivations conjugales à leur désir d’être parent. Il est possible que le désir parental des futures CM se soit développé dans le cadre de leur relation conjugale actuelle, comme le suggère les données qualitatives indiquant que l’intérêt pour la parentalité est plus récent chez les futures CM que chez les MB. Par l’entremise de discussions avec leur conjointe, les futures CM peuvent avoir accepté de fonder une famille, d’abord pour répondre au besoin de leur conjointe, puis avoir développé leurs propres motivations à devenir parent. De plus, la complexité des démarches et les obstacles pouvant interférer avec le projet d’enfant peuvent avoir contribué à augmenter le sentiment d’implication des futures CM, les amenant à développer des motivations individuelles en prolongement de motivations conjugales. Enfin, bien que notre étude n’ait pas permis d’analyses en ce sens, il est possible de croire que la présence de motivations conjugales chez les futures CM façonne leur décision quant au mode de procréation. Par exemple, les futures CM qui auraient des motivations conjugales à fonder une famille seraient peut-être plus réticentes à inclure un donneur connu dans leur structure familiale. Bref, la question du développement et de la construction de l’identité parentale de la CM demeure hypothétique et devrait être explorée davantage dans le cadre d’autres études.

L’analyse du discours des participantes quant aux rôles parentaux respectifs des partenaires montre que les futures CM sont plus nombreuses que leur conjointe à aborder cette question. Il est probable qu’en l’absence de rôle prédéfini pour le parent non-biologique (Crawford, 1987), les futures CM soient davantage préoccupées par cette définition des rôles parentaux que les futures MB. Il est également possible que le choix d’un donneur connu soit associé à une plus grande insécurité chez la future CM, bien que les mesures législatives québécoises actuelles lui accordent un statut légal au même titre que la MB. Certaines futures mères peuvent avoir élaboré leur projet parental avant l’entrée en vigueur de la loi instituant l’union civile ou peuvent être mal informées de leur protection. Par ailleurs, les couples de notre échantillon définissent souvent des rôles spécialisés spécifiques des futures MB et CM. Des préférences et conceptions a priori des rôles parentaux de chacune des conjointes pourraient avoir façonné le choix de la MB. Par exemple, un couple dont une des partenaires perçoit son rôle comme donneur de soin et l’autre comme pourvoyeur de la famille pourra choisir cette première pour l’enfantement.

Malgré cette description distincte des rôles parentaux spécialisés par les participantes, la plupart d’entre elles conçoivent leurs rôles comme étant égalitaires. Cette ambivalence dans le discours des futures mères témoigne possiblement de leur désir d’équité dans les rôles parentaux malgré la signification du lien de sang qui donne préséance à la MB. Afin de limiter l’effet structurant de la biologie, les couples tentent d’identifier des stratégies compensatoires pré-partum et post-partum. Les stratégies identifiées par les participantes sont similaires à celles rapportées dans d’autres études chez des familles déjà constituées. Par exemple, les couples prévoient donner le nom de famille de la CM à l’enfant (Pies, 1990), identifier des activités parentales qui seront réservées à la CM (Benkov, 1994) ou permettre à la CM de supporter la famille financièrement (Julien, Tremblay et al., 2001). Il semble donc que l’usage de stratégies compensatoires par les futures MB et CM va dans le sens d’une éthique de l’équité conjugale observée chez les mères et les femmes lesbiennes en général (e.g., Dalton & Bielby, 2000 ; Parks, 1998 ; Sullivan, 1996).

Sphère extra-conjugale

En ce qui a trait à la sphère du travail, la plupart des futures MB et CM rapportent la présence de projections professionnelles dans leur enfance. Il semble donc que des aspirations professionnelles dès un jeune âge et l’intégration d’une telle identité sont indépendantes de la décision des couples quant au choix de la MB. Par ailleurs, les conditions professionnelles actuelles des futures mères sont possiblement reliées au choix de la MB, tel que proposé par Chabot et Ames (2004). Bien qu’une faible proportion des couples de notre étude ait mentionné ce facteur, les réponses obtenues tendent à montrer que les futures MB ont des conditions de travail plus favorables à la maternité que les futures CM. Une étude ultérieure devrait investiguer ces questions auprès de populations de classe moyenne, ayant des degrés variables de coming out au travail et occupant des emplois plus précaires que les femmes de notre échantillon.

En ce qui a trait à l’environnement social, la majorité des participantes ont divulgué leur orientation sexuelle à leurs parents et à leurs collègues de travail. Il est possible que l’homogénéité des participantes sur cet aspect soit reliée à une limite importante de notre méthode de recrutement. Toutefois, il est aussi probable que la divulgation de l’homosexualité à l’ensemble de l’entourage soit un facteur préalable à la définition d’un projet parental chez ces couples, puisque la conception d’un enfant dans le cadre d’une relation homosexuelle et la vie familiale homoparentale impliquent un haut degré de visibilité (e.g., Julien, Leblond de Brumath, Tremblay, & Chartrand, 2001; Stiglitz, 1990). Par ailleurs, malgré le degré élevé de divulgation, le degré de soutien à l’homosexualité par la famille d’origine des femmes de notre étude est variable, allant de l’acceptation complète à la désapprobation. Si divers degrés d’acceptation sont possiblement reliés à la qualité de la relation avec la famille d’origine (e.g., Merighi & Grimes, 2000), notre étude suggère qu’ils ne sont pas associés au degré de soutien des parents face au projet parental. En effet, la plupart des familles d’origine des conjointes de cette étude ont des réactions positives à l’annonce du projet parental. Il est possible que le bonheur associé au fait d’être grand-parent surpasse les réticences des parents face à l’homosexualité de leur fille. Il est également possible que le projet parental amène la famille d’origine à réviser sa position face à l’homosexualité de leur fille. Lors du coming out, l’un des plus grands deuils des parents consiste souvent à renoncer à la grand-parentalité (Tremblay, Julien, & Chartrand, soumis). Face au projet inattendu de leur fille, la famille d’origine peut réviser ses sentiments et se réconcilier avec l’opportunité de vivre une dimension importante de leur vieillissement.

Si les facteurs sociaux reliés à la famille d’origine sont peu associés à la décision des couples quant à la partenaire qui enfantera, les résultats montrent néanmoins qu’une plus grande proportion des futures CM, comparativement à leur conjointe, perçoivent des réactions négatives de la part de leurs amis face au projet parental. Puisque les conjointes semblent parler d’amis communs dans leur réponse (e.g., elles emploient des termes comme « nos amis »), cette différence dans leur réaction est peut-être l’effet de la qualité de la relation des futures CM avec leurs amis ou plutôt une conséquence reliée au statut biologique des participantes. L’analyse de données quantitatives provenant du même échantillon, dont les résultats sont rapportés ailleurs (Leblond de Brumath & Julien, accepté), indique que les futures CM n’entretiennent pas de moins bonnes relations avec leurs amis que leur conjointe. Ces données suggèrent donc que les amis offrent déjà moins de soutien au parent non-biologique. Les amis des CM peuvent aussi être inquiets des conséquences du statut non-biologique de celles-ci, surtout dans les cas de familles pluriparentales qui rendent plus précaires le lien de la CM à l’enfant. D’autres études seront nécessaires pour examiner les facteurs sociaux possiblement associés au choix de la future MB, puisque celle-ci est la première à s’y intéresser.

Choix du type de procréation

Les données qualitatives obtenues dans le cadre de cette étude suggèrent la présence de plusieurs motifs expliquant le choix du type de donneur chez les couples de femmes lesbiennes ayant recours à l’insémination. En accord avec les études existantes, les futures mères optant pour la procréation assistée par donneur anonyme rapportent avoir fait ce choix pour éviter une structure familiale tri-parentale et les problèmes qu’elle peut entraîner (Chabot & Ames, 2004; Pies, 1990; Ryan-Flood, 2005). Il peut être menaçant pour les couples d’élaborer un projet familial en l’absence de certitude que le donneur ne prétendra pas que l’enfant a été conçu au terme d’une relation sexuelle pour ainsi réclamer ses droits parentaux au cours de la grossesse ou de la première année de vie de l’enfant. À cet effet, des données recueillies auprès du même échantillon et rapportées ailleurs (Leblond de Brumath & Julien, accepté) montrent que les couples ayant choisi un donneur connu vivent plus de détresse psychologique que les couples ayant opté pour un donneur anonyme. Ainsi, il semble que l’anxiété associée à l’incertitude entourant le recours à un donneur connu soit corroborée par d’autres indicateurs. En dépit de cela, les couples ayant choisi d’avoir recours au sperme d’un homme de leur entourage disent avoir fait ce choix pour permettre à l’enfant de connaître son père biologique et pour lui assurer une présence masculine significative. Tous ces couples souhaitent donc un certain degré d’implication de la part du donneur. Pour la plupart, le degré d’implication souhaité est faible, mais peut aller jusqu’à inclure le donneur dans la vie quotidienne de l’enfant et lui attribuer un rôle co-parental. En dépit du fait que la pluriparentalité légale ne soit pas reconnue au Québec et qu’il ne serait pas possible pour les mères (MB et CM) de partager leur autorité parentale avec le donneur sur le plan légal, plusieurs de nos futures mères manifestent le désir de lui attribuer un rôle co-parental social. Les autres motifs décisionnels rapportés par les participantes, comme les coûts moindres et l’accès à un homme dans leur entourage qui accepte de donner du sperme, ont également été identifiés dans d’autres études (Johnson & O’Connor, 2001; Julien, Tremblay et al., 2001; Ryan-Flood, 2005; Touroni & Coyle, 2002).

Nos données soulèvent des questionnements sur le portrait de ces hommes qui acceptent de participer au projet parental des couples lesbiens. Bien que les études existantes démontrent que la majorité des femmes lesbiennes choisissent un homme gai comme donneur, la plupart des donneurs connus choisis par les couples de notre étude sont des pères hétérosexuels. Les futures MB et CM considèrent possiblement que cette décision limite les risques que l’homme s’immisce dans leur vie familiale, contrairement à un donneur gai qui souhaiterait devenir parent et ferait face au problème de trouver une femme acceptant le projet co-parental. Même s’ils ont maintenant recours à l’adoption, les couples gais peuvent être attirés par la possibilité d’avoir un enfant qui soit biologiquement relié à eux.

Limites de l’étude

En conclusion, il semble que les décisions quant à la partenaire qui enfantera et le mode de procréation chez les couples de femmes lesbiennes désirant un enfant soient complexes et associées à de multiples facteurs. Les données recueillies dans cette étude suggèrent que plusieurs caractéristiques personnelles, conjugales et sociales des futures mères sont reliées au choix de la future MB. Toutefois, les résultats doivent être interprétés avec prudence. Tout d’abord, bien que les couples rencontrés étaient sans enfant au moment de la collecte de données, ils étaient tout de même avancés dans leur réflexion. L’étude exigeait que les couples aient déjà pris des décisions sur des aspects importants de leur projet parental, comme le choix de la partenaire qui enfantera et le mode de procréation. De plus, 20 % des couples rencontrés attendaient un enfant. Ceci implique que même si les variables ont été mesurées avant la naissance de l’enfant, les résultats sur l’importance de l’enfantement, les motivations conjugales et la spécialisation des rôles parentaux en particulier, peuvent refléter un effet a posteriori du choix de la future MB et ne pas constituer des facteurs préalables expliquant le choix de la partenaire qui enfantera. Par exemple, une future CM, sachant qu’elle ne portera pas l’enfant, pourrait avoir modifié sa perception de son désir d’enfanter. De plus, l’absence de lien biologique de la future CM à l’enfant peut aussi avoir encouragé le développement de motivations de couple a posteriori, comme stratégie compensatoire cognitive face à l’asymétrie du statut biologique. Une future CM peut avoir plus de facilité à accepter un lien non-biologique à l’enfant si elle souhaite fonder une famille pour se rapprocher de sa conjointe que si elle souhaite devenir parent pour répondre à des besoins individuels. Afin de contrer cette limite, des recherches longitudinales suivant les couples à travers leur processus vers la conjugalité et la parentalité avant même l’élaboration du projet et la prise de décisions seraient nécessaires.

Un autre facteur ayant pu influencé nos résultats concerne la Loi instituant l’union civile et établissant de nouvelles règles de filiation. Au moment de la collecte de données, cette loi venait d’entrer en vigueur, de sorte que certaines femmes pouvaient ne pas en connaître l’existence. De plus, celles qui étaient avancées dans leurs démarches avaient développé une identité parentale dans un contexte différent, en l’absence d’une telle législation. Par ailleurs, d’autres femmes semblaient bien connaître les implications de la loi instituant l’union civile et en ont rapporté les bienfaits. Par exemple, certaines CM ont mentionné que cette nouvelle législation leur avait permis, d’une part, d’accepter plus facilement leur statut non-biologique et, d’autre part, de définir leur rôle social et leur implication auprès de l’enfant à venir. Il est également possible que cette mesure législative offrant un cadre légal sécuritaire pour les CM vienne exacerber la spécialisation des rôles, en ligne vers celle retrouvée chez les familles hétérosexuelles (e.g. C. Cowan & P. Cowan, 2000). Toutefois, la littérature montre que malgré cette tendance de la spécialisation des rôles chez les couples de mères lesbiennes, elle est moins prononcée et plus égalitaire que chez les couples hétérosexuels (Sutfin, Fulcher, Bowles, & Patterson, soumis). L’impact induit par l’adoption de cette loi, notamment en ce qui a trait aux conditions de travail des femmes syndiquées, peut également biaiser les données de cette étude. Il serait intéressant d’explorer ces mêmes aspects auprès de deux cohortes de couples planifiant un projet parental, respectivement dans un contexte d’encadrement légal et non-légal (e.g., dans un autre pays).

Une autre limite importante concerne la faible taille de notre échantillon, malgré qu’elle soit supérieure à celle des études antérieures. Elle a pu limiter la puissance statistique des analyses comparatives. De plus, la nature de notre échantillon, soit des femmes scolarisées, professionnelles et financièrement aisées, peut limiter grandement la portée de nos résultats. Dans le même sens, le fait que les couples aient été recrutés à l’aide d’une association communautaire peut empêcher la généralisation des résultats à l’ensemble des couples lesbiens. La nature de l’échantillon et le mode de recrutement employé peuvent aussi expliquer le manque de variabilité des données obtenues sur le degré d’ouverture des femmes. La plupart de nos participantes ont divulgué leur orientation sexuelle à leur entourage, ce qui n’est peut-être pas représentatif de l’ensemble de la population des couples lesbiens désirant un enfant. Enfin, nous n’avons pas tenu compte de l’ordre des différentes décisions impliquées dans un projet parental lesbien, incluant le choix de la mère biologique et du mode de procréation. Ceci aurait permis d’en connaître davantage sur le processus décisionnel des couples désirant un enfant.

Des études longitudinales seront nécessaires afin de vérifier si les facteurs décisionnels identifiés dans cette étude sont présents avant même le choix de la future MB. Elles permettraient également d’examiner si l’expérience parentale est principalement influencée par le statut biologique des mères ou si les expériences passées, le développement individuel, de même que la vie conjugale, sociale et occupationnelle qui structurent les décisions reliées au projet parental sont celles qui, en retour, ont des effets structurants sur l’expérience parentale. Enfin, des études futures pourraient vérifier si les facteurs associés au statut biologique chez les couples lesbiens ayant recours à l’insémination se répètent dans la configuration des rôles parentaux chez les familles adoptives, où l’aspect biologique n’est pas en jeu.