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Alors même qu’on observe en France l’émergence progressive d’une politique d’aide aux aidants qui a été affirmée dans le cadre du dernier plan Alzheimer[1], peu d’études qualitatives interrogent de façon systématique les représentations que les aidants se font de ces aides et la manière dont ils s’en saisissent. Si des travaux ont été menés sur le non-recours aux prestations pour les personnes âgées dépendantes, sur l’utilisation des plans d’aide (Gucher et al., 2011) ou encore sur l’appréciation différenciée des attentes des usagers par les professionnels intervenants à domicile (Hennion et Vidal-Naquet, 2012), la question du recours aux dispositifs en tant que tels, et en particulier des dispositifs de répit, demeure peu documentée. Comment les patients et leurs familles se saisissent de ces dispositifs ? À quelles étapes d’une trajectoire de maladie et à quelles conditions sociales les logiques de ces dispositifs sont-elles acceptées ou rejetées ? En quoi l’utilisation de ces dispositifs et la manière dont les aidants y ont recours nous informe-t-il sur l’accompagnement spécifique, sinon sur l’épreuve relationnelle (Miceli, 2016), que constitue la maladie d’Alzheimer d’un proche ?

Selon le dictionnaire Larousse, le répit est défini comme « un arrêt momentané », une « suspension de quelque chose de pénible, d’une souffrance ». En ce sens, le répit est une notion qui renvoie spontanément à l’idée d’une contrainte génératrice de souffrance ou de pénibilité liée à la réalisation d’une tâche. Prendre du répit revient alors à se soustraire à cette occupation contraignante ou absorbante, en permettant un retour à une situation plus sereine. Le répit est donc défini en creux par une contrainte identifiable (ou un mécanisme d’éléments formant un phénomène contraignant). Dans le cas qui nous concerne, cette contrainte forte est la difficulté – tant physique que psychique et sociale – qu’est susceptible de représenter l’accompagnement d’un proche en situation de dépendance, notamment lorsque celui-ci souffre d’une maladie d’Alzheimer (Samitca, 2004 ; Amieva et al., 2012)[2]. En effet, endosser le rôle d’aidant signifie introduire et s’exposer à de nouvelles obligations qui enserrent la vie quotidienne dans l’univers de la maladie, c’est-à-dire un univers définit par des styles de comportement à adopter, des traitements à prendre et à respecter, etc. Ce système de contraintes va progressivement devenir un vecteur fort de socialisation (Berger et Luckmann, 1986), dans le sens où l’individu va devoir modifier ses habitudes et ses comportements, entretenir une autre forme de lien avec son proche (Bercot, 2003) et, par extension, établir de nouvelles relations avec l’ensemble des professionnels qui gravitent autour de l’accompagnement et de la prise en charge de la maladie.

Du point de vue de l’action publique, les dispositifs de répit doivent répondre à deux objectifs complémentaires (Villez et al., 2008) : libérer du temps au proche aidant afin que celui-ci ne s’épuise pas dans la relation de soin, mais également apporter un bienfait social et thérapeutique au malade. Or, dans la pratique, cette double finalité n’est pas toujours remplie puisqu’en raison de trajectoires de maladie et de configurations sociales variables, le répit proposé n’est pas nécessairement envisagé de la même façon par tous les aidants et n’a pas non plus les mêmes effets sur le malade (Mollard, 2009). Pour en rendre compte, et déterminer la temporalité et les raisons pour lesquelles ils sont sollicités, nous nous sommes plus particulièrement intéressés à deux types de dispositifs de répit : les accueils de jour et les plateformes de répit.

  • Les accueils de jour, apparus pour la première fois dans les années 1970, mais dont le nombre a largement augmenté depuis le plan Alzheimer 2008-2012. L’intérêt de ces accueils est double : pour la personne accueillie, il offre la possibilité de bénéficier d’une prise en charge adaptée (en fonction de son état de santé), tout en lui permettant de rester vivre à domicile et donc de conserver une bonne part de ses habitudes ; pour l’entourage aidant, il offre un moment de répit, leur laissant du temps pour vaquer à leurs occupations.

  • Les plateformes de répit, plus récentes dans leur apparition, proposent une offre plus diversifiée et personnalisée d’aides pour le couple aidant-aidé, en termes d’ateliers loisirs à partager, de séjours vacances, ou encore, sur un autre versant, de consultations psychologiques et d’orientation, etc. Elles ont été créées dans le cadre du développement et de la diversification des « structures de répit » (mesure 1 du troisième plan Alzheimer 2008-2012), suite à un appel à candidatures lancé en 2009[3].

Ces structures d’accompagnement et de répit proposées aux aidants et aux aidés s’inscrivent dans le cadre plus général des thérapies qualifiées de « non médicamenteuses » qui prennent une place de plus en plus significative dans la prise en charge des malades (Kenigsberg et al., 2013), notamment parce que les traitements médicamenteux disponibles ne sont actuellement que symptomatiques. Cette orientation souligne un changement de perspective dans la manière de penser et d’appréhender la maladie d’Alzheimer et sa prise en charge. Elle revient à considérer que « la qualité de l’accompagnement ne passe pas uniquement par un renforcement ou une généralisation de la dimension thérapeutique au sens du soin centré sur la rééducation ou le maintien des fonctions cognitives » mais, au contraire, qu’il faut élargir l’offre et surtout la faire reposer sur un accompagnement « global et pluridisciplinaire » (ANESM, 2011 : 34). L’objet de cet article sera par conséquent d’interroger les modes de recours des aidants familiaux de proches atteints de la maladie d’Alzheimer à des dispositifs pensés pour leur offrir cet accompagnement, que nous saisirons sous l’angle du répit qu’ils proposent.

Démarche méthodologique et posture d’enquête

Échantillon

Ce travail de recherche repose sur l’analyse de 41 entretiens réalisés auprès d’aidants familiaux s’occupant d’un proche atteint de la maladie d’Alzheimer[4]. Pour avoir accès à ce terrain d’enquête, nous avons eu recours aux professionnels de quatre dispositifs[5] répartis dans trois régions différentes, chargés de nous aider à identifier des aidants investis auprès de leur proche malade et bénéficiant des services de répit. Nous avons aiguillé leur choix en établissant plusieurs critères à respecter pour introduire suffisamment de variabilité dans notre échantillon. Outre un premier critère discriminant, celui d’avoir bénéficié au moins une fois d’un dispositif de répit, nous avons veillé à sélectionner des individus aux profils distincts en variant : le moment du diagnostic dans la trajectoire de maladie, le statut familial des aidants (conjoints, enfants, cohabitants, non cohabitants), les catégories socio-professionnelles diversifiées et les genres[6].

La majorité des aidants sont des aidantes : 29 femmes pour 12 hommes. Les aidants ont entre 42 et 89 ans, pour une moyenne d’âge de 70 ans (69,7 ans). Quatorze aidants sont des enfants (entre 42 et 69 ans, âge moyen 56 ans), des filles principalement (12 filles pour 2 fils), et 27 sont des conjoints (entre 58 et 89 ans, âge moyen 86.4). Dans 17 cas sur 41, il s’agit d’aidants non cohabitants. Les malades souffrant de démence ont entre 70 et 95 ans, pour une moyenne d’âge de 82 ans. Concernant les niveaux de sévérité de la maladie, ils sont avancés, sinon sévères, dans la moitié des cas et plutôt modérés dans l’autre. En termes d’appartenance de classe enfin, l’échantillon est contrasté : les malades de catégorie populaire sont minoritaires, et leurs aidants ont tous été recrutés par le bais des accueils de jour. Les autres malades appartiennent aux professions intermédiaires et aux catégories supérieures ; 10 aidants sont des professionnels de santé. Il nous faut également préciser que, dans au moins 5 cas, les aidants sont en situation de « double front » c'est-à-dire qu’ils sont amenés à s’occuper à la fois de leur parent âgé mais également d’une autre personne de leur entourage dont ils ont, à des degrés divers, la responsabilité. Il peut s’agir de leurs propres enfants en situation de handicap, par exemple, qu’ils hébergent ou d’une aide à leurs beaux-parents.

Une démarche compréhensive et inductive

Concernant la démarche méthodologique proprement dite, nous avons opté pour une approche qualitative et pour une sociologie de type compréhensif, à vocation exploratoire. Cette recherche s’appuie donc exclusivement sur l’observation en situation et sur des entretiens semi-directifs. Cette méthode convient tout particulièrement aux enquêtes qualitatives car elle engage d’une part l’individu à questionner le déroulement de son parcours, c’est-à-dire à mettre en forme le vécu de son expérience, tout en permettant d’autre part au sociologue de se fonder sur ce discours pour dégager, à travers les singularités individuelles, des manières communes, socialement différenciées, de vivre avec la maladie d’Alzheimer (Kaufmann, 1996). Les thèmes abordés au cours des entretiens concernaient notamment : l’état de santé de la personne malade et de sa trajectoire de santé ; le rôle et la position de l’aidant par rapport à la maladie ; les caractéristiques de l’arrangement d’aide en place ; le regard porté sur les dispositifs de répit, le niveau de connaissance et les attentes formulées à leur égard, leur impact, etc. À travers ces questionnements, il s’agissait tout autant d’accéder à la « réalité » des pratiques, qu’à la perception qu’avaient les individus de cette réalité, à la manière dont ils composaient avec elle, dont ils s’en accommodaient. En ce sens, notre approche se veut résolument constructiviste (Berger et Luckmann, 1986), c’est-à-dire orientée vers le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques d’accompagnement et aux négociations et compromis qu’ils mettent en œuvre pour s’occuper de leur proche dans des conditions qu’ils jugent les plus adaptées à leur histoire biographique et familiales, mais également à leurs modes de vie.

Tous les entretiens ont été enregistrés avec l’accord préalable de nos interlocuteurs. Ils ont ensuite donné lieu à une transcription intégrale. Pour ordonner ces données qualitatives, nous avons tout d’abord procédé à la rédaction de synopsis (détaillant les parcours et les spécificités de chaque accompagnement) pour chaque entretien et configuration d’aide étudiés. Ensuite, un codage systématique des entretiens a été réalisé selon une méthode inductive pour faire ressortir les catégories signifiantes des discours et permettre ainsi une lecture transversale du matériau recueilli. Les hypothèses et analyses formulées dans la suite de cet article reposent donc sur l’examen réflexif de ce matériau.

Le déroulement des entretiens

Dans la mesure où les patients et les aidants ont été « identifiés » par des professionnels, la mise en contact avec notre population d’enquête en a été simplifiée. L’intervention de ces professionnels constitue évidemment un « biais » dans la construction de notre échantillon puisque ces derniers ont plutôt sélectionné des personnes susceptibles d’accéder favorablement à notre demande et suffisamment à l’aise pour communiquer.

Au début de chaque entretien, et après avoir exposé les grandes lignes de notre recherche, une lettre de consentement a été signée pour chacun des aidants afin de leur garantir l’anonymat et la confidentialité des discours tenus à l’enquêteur[7].

Les entretiens ont été menés à la faveur d’échanges prolongés (de l’ordre d’une heure trente à deux heures en moyenne), au domicile de l’aidant, parfois en présence de la personne aidée. Incontestablement, la présence de la personne malade durant l’entretien a pu jouer, non seulement sur la situation d’entretien, mais également sur les questions posées et les discours recueillis. Ce type de configuration n’en a pas moins été intéressant à analyser, permettant à l’enquêteur de relever incidemment un certain nombre d’informations sur le rapport entretenu entre l’aidant et son aidé. Comme nous l’avions noté dans une recherche précédente (Le Bihan et al., 2012), ces entretiens à plusieurs voix donnent à voir les dynamiques des relations familiales et rendent visibles les tensions, les regrets, les colères, les inquiétudes, mais aussi la sollicitude, la tendresse, l’amour qui accompagnent la vie avec la maladie et constituent une part significative de son expérience.

Si notre démarche a parfois pu interpeller, l’accueil s’est toujours avéré chaleureux, permettant la mise en place d’une relation de confiance favorable à la discussion. Les enquêtés étaient soucieux à la fois de nous aider dans notre démarche et de répondre aussi justement que possible à nos questionnements. Il était d’ailleurs fréquent que ces derniers préparent avec minutie notre visite, n’hésitant pas à se munir de dossiers et comptes rendus médicaux sur lesquels ils pouvaient s’appuyer pour dérouler la trajectoire de maladie de leur proche. Alliées à nos observations en situation (sur le cadre de vie, la relation du couple aidant-aidé, etc.), ces indications ont constitué autant « d’informations de coulisse » (Becker, 2002) nous renseignant plus amplement sur le profil des personnes rencontrées ainsi que leur mode de vie.

Recueillir la parole des aidants familiaux : la posture d’enquête

Lors de ces entretiens, le besoin de parler et d’être écouté était souvent très fort de la part d’aidants soucieux de raconter leur quotidien, les aspects gratifiants de leur accompagnement, mais également l’épreuve qu’il peut constituer. Ainsi, ces derniers n’ont pas hésité à évoquer spontanément leurs difficultés relationnelles durant l’entretien, nous faisant part de l’isolement social et de l’enfermement (à domicile et dans la relation de soin) qu’ils ressentent parfois, du manque de temps pour conserver un minimum de vie sociale ou intellectuelle ou encore de leurs désillusions. Comme le rappelle Emmanuelle Soun dans son ouvrage sur les trajectoires de maladie d’Alzheimer (2004 : 176), tout se passe comme si « les aidants perdent eux-mêmes, à l’instar du malade, leurs repères sociaux, par l’impossibilité dans laquelle ils sont de les accumuler et donc de se construire socialement ». Ce besoin de se raconter et de se sentir écouté, s’est aussi régulièrement accompagné de fortes émotions : tristesse, colère, amertume, fierté, gratitude, etc. C’est là toute la difficulté et tout l’intérêt de mener des entretiens de recherche sur des sujets sensibles ou impliquant des individus « affaiblis » (Payet et al., 2010) parce que marqués par une situation de vie difficile.

Dans la suite de cet article, nous mettrons en évidence les logiques sociales qui régissent le recours des aidants à des dispositifs de répit, et par extension, déterminent leur sentiment d’avoir besoin de répit au regard des contraintes qu'ils expérimentent.

Tout d’abord, nous nous questionnerons sur la place que peuvent prendre les dispositifs de répit dans les logiques d’accompagnement des aidants et dans les processus qui les amènent à solliciter des aides conçues pour les soulager dans leur travail quotidien d’accompagnement[8]. Notre analyse fera ainsi apparaître deux logiques principales de recours à ces dispositifs.

  • La première logique que nous décrirons vise à anticiper les dommages liés à la maladie, en acceptant la pathologie comme un élément biographique majeur. Nous verrons qu’elle met en scène des aidants conscients des effets délétères de la maladie à court et moyen terme ; aidants qui vont donc rapidement chercher des solutions professionnelles. Leur rapport à la maladie se structure ainsi autour de l’anticipation des pertes que celle-ci est susceptible de générer. C’est selon cette logique d’anticipation que les dispositifs de répit seront mobilisés puisque les aidants vont y recourir rapidement après l’annonce diagnostique, dans l’optique de stabiliser au mieux l’arrangement d’aide mis en place.

  • La seconde logique que nous présenterons consiste à tenir la maladie à distance, à ne pas la laisser modifier les équilibres familiaux ou bouleverser les principes qui régissent de longue date la vie quotidienne. Dans ce cas, il s’agit pour l’aidant d’accompagner seul son proche pour honorer un engagement moral d’entraide familiale en considérant la maladie comme un évènement du continuum de vie avec lequel il faut composer. Dans cette configuration, les dispositifs de répit ne sont pas envisagés comme des solutions immédiates mais seront activés tardivement dans la trajectoire, généralement à l’occasion d’une crise majeure qui rend la mise en place d’un support extérieur indispensable au bien-être du malade et de l’aidant.

À la lumière de ces premiers éléments, notre discussion portera sur ce qui rapproche ces deux logiques qui sont orientées vers un objectif commun, celui de soutenir la relation d’aide dans la durée et donc de favoriser le maintien à domicile des personnes malades par leurs proches aidants. C’est pourquoi nous discuterons, dans la dernière partie de la dimension identitaire de ces logiques, qui visent toutes deux à préserver des éléments structurant de l’identité du couple aidant-aidé.

Des logiques de recours différenciées aux dispositifs de répit

Une logique de gestion par anticipation des problèmes

Solliciter un dispositif de répit ne va pas de soi et dépend de multiples facteurs, autant liés à la dynamique des systèmes familiaux qu’aux dispositifs existants, à leur accessibilité, à l’information disponible ou encore à la nature de la pathologie et à son degré d’évolution. Une part des aidants que nous avons rencontrés agissent clairement selon une logique d’anticipation des difficultés et des dommages causés par la maladie. Ils envisagent leur rôle d’aidant d’une manière pragmatique. Cette anticipation est plus ou moins consciente : dans certains cas, les aidants s’en remettent à « ceux qui savent », aux médecins notamment (mais également à leurs proches) ; dans d’autres, ils adoptent une attitude proactive en recherchant par eux-mêmes des solutions. Dans ces deux situations, ils comprennent que la maladie va s’inscrire dans la durée, que sa prise en charge va lourdement les solliciter et qu’ils ne peuvent maîtriser les conséquences de son évolution.

Accepter la maladie : s’en remettre aux observateurs « avisés » de la situation

La maladie d’Alzheimer fait partie de ces maladies chroniques qui se caractérisent par un important degré d’incertitude et d’imprévisibilité (Gzil, 2014). Pour y faire face, il n’est donc pas rare que les aidants qui sont en première ligne aient besoin d’être rassurés et aidés dans leur accompagnement. Dans ce cas, la sollicitation d’un dispositif de répit s’inscrit dans une logique d’anticipation des difficultés et repose sur les conseils d’un tiers de confiance. Elle intervient précocement dans la trajectoire de maladie et est à l’initiative de deux acteurs principaux, que sont les professionnels et les proches.

Dans le cadre de la maladie d’Alzheimer qui réclame une certaine technicité d’approche, c’est à dire une compétence spécifique, les proches aidants peuvent rapidement adhérer à une vision professionnelle ou médicale de la maladie et de sa prise en charge parce qu’elle permet de réduire le degré d’incertitude qui caractérise son évolution. Souscrire au plan de soin proposé par les professionnels comporte plusieurs avantages, pour le corps médical comme pour les familles. Pour les médecins, c’est la garantie d’une prise en charge contrôlée, puisque conforme à l’idée qu’ils se font du développement de la trajectoire en fonction de l’environnement social et de l’histoire personnelle du patient. Pour les aidants, cette « médicalisation » est rassurante et facilite leur vie quotidienne en les allégeant de certains choix et de certaines responsabilités. De plus, elle permet de trouver rapidement des solutions en cas de problème ou d’aggravation de la maladie. Cette modalité de recours repose donc sur une anticipation experte de l’évolution de la trajectoire du malade. Elle se fonde sur une connaissance professionnelle et standardisée de la progression de la maladie, qui permet de dresser à grands traits les moments clés de la trajectoire et les difficultés qui attendent les aidants (Campéon et al., 2014). Outre certains spécialistes des troubles de la mémoire (des gériatres, mais également parfois des neurologues), ce rôle de facilitateur est souvent joué par le médecin traitant qui, lorsque la situation devient trop éprouvante, peut aiguiller les choix et accélérer la prise de décision. Chez le couple Poulard, le médecin traitant a ainsi joué un rôle important puisque c’est lui qui fortement suggéré à Suzanne (75 ans, ancienne agente administrative) d’inscrire son mari en accueil de jour, déjà bien en amont du premier recours officiel. Ce dernier souhaitait en effet prévenir tout risque d’épuisement d’une conjointe déjà fortement investie :

Oui, tout à fait et qui insistait, qui insistait en me disant : « Vous devriez aller voir. Allez chercher un dossier. Remplissez-le et mettez-le… » Et chaque fois, il disait à mon mari : « Vous allez voir, vous serez content. Ça ne vous plaît pas maintenant mais vous y serez bien. »

Rappelons que le médecin traitant est en « première ligne » vis-à-vis de ses patients et qu’il demeure une personne de confiance, grâce à son activité de veille et de sécurisation (Fernandez et Levasseur, 2010).

Cette logique d’anticipation de la trajectoire de la maladie s’appuie également sur les conseils et le regard avisé des proches. Il peut s’agir de voisins parfois, de professionnels de l’aide à domicile, mais également, et peut-être surtout, des enfants, soit autant de personnes a priori extérieures au fonctionnement conjugal mais qui disposent d’un certain recul et d’une vision critique quant à la prise en charge exercée au quotidien. L’impulsion est ainsi donnée par ceux qui, à défaut d’avoir une connaissance experte de la pathologie, peuvent avoir une compréhension intime de la personne malade ou de l’aidant. La légitimité du discours reçu est alors fondée sur une histoire commune et des relations familières qui autorisent l’ingérence dans la vie privée et dans les décisions du couple aidant-aidé. Grâce à leurs conseils, souvent réitérés, ces autrui significatifs (Mead, 2011 [1934]) parviennent à sensibiliser l’aidant à sa situation (à sa fatigue, son irritabilité, etc.) et donc à son besoin de répit pour continuer à assumer ses responsabilités (Van Exel et al., 2006). Depuis un an et demi, Mme Castin (89 ans, ancienne coiffeuse) fréquente un accueil de jour deux fois par semaine (de 9 à 17 heures). C’est la fille du couple qui, anxieuse quant à l’état de santé de son père, a fortement orienté cette décision, dans le but de « reposer » son père d’une prise en charge qui devenait trop lourde. M. Castin (85 ans, ancien restaurateur) nous explique :

C’est ma fille qui a décidé. Elle a dit : « On devrait faire comme ça, parce que pour toi aussi, ça va te reposer quand même un petit peu. Et ça ne te fera pas de mal. » […] elle a dû comprendre que je m’énervais beaucoup […] C’était dur à supporter. C’est quand même dur, attention, c’est très dur. Il faut avoir la tête bien en place et vouloir vraiment faire ce qu’il faut faire. Parce que … c’est pas drôle.

Si ces proches peuvent parfois mettre du temps à prendre pleinement conscience de l’état de santé de leur parent et du travail réalisé par l’aidant – parce qu’ils ne vivent pas nécessairement avec le malade –, ils sont aussi les plus à même de repérer les accrocs à l’ordre normal de la vie quotidienne ou encore la fatigue mentale et physique de l’aidant. Plonger dans les récits des personnes interrogées nous permet de constater à quel point ces « intermédiaires » jouent un rôle important pour familiariser leur proche à l’idée du répit, en recherchant l’information disponible sur les aides pour commencer, mais également en les encourageant dans leurs démarches.

Sécuriser la trajectoire de maladie pour alléger la contrainte

Accompagner un proche atteint de la maladie d’Alzheimer implique non seulement la mise en place d’une organisation mobilisant une diversité de ressources, mais également un investissement important de la part des aidants familiaux. En ce sens, certains aidants sont aussi amenés à tenir le rôle de care manager (Da Roit et Le Bihan, 2009), c'est-à-dire être les principaux organisateurs de l’arrangement d’aide en place. La caractéristique principale de ces aidants est qu’ils vont veiller à s’informer et à s’organiser progressivement pour contrôler l’évolution de la maladie et pallier les éventuelles défaillances organisationnelles repérées dans l’accompagnement de leur proche. Cette faculté d’anticipation, ils la tiennent généralement d’une socialisation préalable au monde médical par des expériences antérieures. Pour eux, tout l’enjeu consiste à maintenir au mieux la stabilité d’une situation en sollicitant des aides professionnelles. Ce recours, de nature pragmatique, répond à une logique rationnelle d’adaptation et d’optimisation des aides à mettre en place pour couvrir les besoins du malade. Il est pensé comme un étai supplémentaire pour venir compléter le maillage des autres soutiens en place, sans être pour autant directement imaginé comme une solution de répit pour l’aidant. Cette logique est suivie par des aidants que l’on pourrait qualifier de « proactifs ». Deux types d’aidants en sont à l’origine : les enfants non cohabitants (a) et les conjoints cohabitants (b).

(a) Exercer une activité professionnelle tout en ayant la responsabilité de l’accompagnement d’un proche en situation de dépendance est, de fait, le lot d’un certain nombre d’aidants familiaux, le plus souvent les enfants (et, en particulier, les filles[9]), qui doivent concilier différentes activités et responsabilités. Pour ces aidants, parfois géographiquement éloignés, le pragmatisme l’emporte bien souvent dans la manière dont ils conçoivent leur soutien. Dans cette perspective, les aides professionnelles sont évaluées selon leur utilité et vont être optimisées en vue d’un étayage de plus en plus solide, l’arrangement d’aide étant toujours susceptible d’être remis en question à la suite d’un évènement imprévu (chute, fausse route, fugue, etc.), de possibles contraintes des professionnels (retard, absence, turn-over) ou encore de créneaux horaires qui n’ont pas été couverts et qui ébranlent la routine de la prise en charge (Gucher et al., 2011 ; Chauveaud et al., 2011). Contraints par leurs diverses activités (professionnelles, familiales ou personnelles), tout en étant les gestionnaires principaux de l’aide, ces aidants vivent donc généralement leur rôle « en tension » (Campéon et Le Bihan, 2013). Pour eux, le recours à un dispositif de répit peut alors apparaître comme une solution efficace, à l’image d’une pièce supplémentaire dans le puzzle de l’arrangement d’aide. Ainsi, M. Thébault (55 ans, informaticien), qui évoque durant l’entretien le « traumatisme du téléphone » pour parler de l’angoisse de l’appel qui peut survenir à tout moment de la journée, a envisagé le recours à un accueil de jour comme un moyen adapté pour venir compléter utilement les aides professionnelles déjà mises en place, tout en respectant le vœu de sa mère de rester vivre chez elle :

C’était un complément pour… il y avait le matin et le soir et c’est vrai que dans la journée, elle risquait de s’ennuyer, elle n’était pas… elle avait la télé, c’est tout, ou le journal. Donc, la personne qui s’occupe d’elle, de l’association-là, l’aide à domicile m’a dit : Vous devriez aller voir : ça existe. »

En d’autres termes, pour l’aidant, le dispositif de répit est perçu comme une solution abaissant considérablement la charge mentale liée à la coordination de l’aide, grâce à la stabilisation de l’arrangement qu’il permet. Il est considéré comme une solution stabilisatrice et, de surcroît, de confiance.

(b) Le deuxième type de profil identifié dans cette logique correspond à des conjoints particulièrement actifs dans la recherche d’information. Ces aidants font un travail de repérage et de décomplexification de l’offre, par la fréquentation de dispositifs d’information et de soutien aux aidants par exemple (ateliers, suivi de conférences, participation à des « bistrots-mémoire »), qui leur permet de trouver l’arrangement le plus adapté. De ce fait, ils sont relativement autonomes dans la prise de décision et « maîtres » de la trajectoire de maladie qu’ils pilotent à l’aune de leurs propres critères. M. Cochet (82 ans, ancien chef d’entreprise) dit avoir vécu le diagnostic de la maladie de sa femme plutôt comme un soulagement dans la mesure où il lui a permis de se renseigner concrètement sur l’éventail des aides disponibles. Dès l’annonce diagnostique, il s’est adressé à la plateforme de répit dont il avait entendu parler par son médecin. En ce sens, il suit une logique de gestion par anticipation des problèmes : « Je ne suis jamais passé par des périodes dépressives, trucs, machins, jamais. Au fur et à mesure que la maladie avançait, je la voyais avancer, j’anticipais même un peu sur ce qu’elle allait devenir. » Si M. Cochet ne s’était pas renseigné de lui-même sur les évolutions possibles de la maladie, l’aide informelle aurait potentiellement pris prendre une place très importante, sur le mode de l’engagement « sacrificiel » du conjoint. Grâce à la plateforme, et aux conseils avisés des professionnels, il dit avoir pu adopter une posture plus distante et économiser ses forces et son moral, pour assumer son rôle aussi sereinement que possible.

Une logique de résistance pour tenir la maladie à distance

Face à cette logique pragmatique de recours, une autre se dégage très nettement des entretiens réalisés. Il s’agit d’une logique de mise à distance de la maladie et de ses conséquences sur le quotidien. Elle est celle des aidants qui perçoivent leur présence auprès de leur proche comme un accompagnement indéfectible, lié à un engagement moral ancien et profondément enraciné dans l’histoire conjugale ou familiale. La maladie n’est alors qu’un élément nouveau dans la trajectoire de vie et ne doit pas venir modifier en profondeur la vie quotidienne et les principes qui la régissent Dans cette configuration, les aides professionnelles en général, et plus encore les dispositifs de répit, ne sont pas envisagés comme des solutions pour soulager l’aidant, puisque celui-ci ne considère pas avoir de « charge supplémentaire ». Il accomplit simplement ce qui, pour lui, relève de son devoir « naturel » de conjoint ou d’enfant. Dans ce cas de figure, le besoin de répit est vécu sous la forme d’une forte culpabilité, il est perçu comme les prémices d’un désengagement moral et est repoussé comme une hypothèse peu probable, sinon illégitime. Le recours au dispositif de répit intervient alors tardivement dans la trajectoire d’accompagnement, à un moment de bifurcation (Bessin et al., 2010) qui fait brutalement surgir la maladie dans le quotidien qui en avait jusque-là été préservé par les tactiques de l’aidant. Cette irruption soudaine entraîne des modifications majeures dans la façon dont l’aidant doit envisager son rôle, en lui rappelant la nécessité de prendre du répit.

Normaliser la maladie : accompagner seul jusqu’au bout

Beaucoup d’aidants en effet, et en particulier les conjoints (mais parfois aussi des enfants particulièrement investis), ont tendance à retarder toute sollicitation d’une aide extérieure. Ainsi, pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, ces couples fonctionnent en relative autarcie (ce qui n’empêche cependant pas la mise en place de certaines aides notamment à l’occasion d’une demande d’allocation personnalisée d’autonomie) et comme une entité soudée face à la maladie et à ses évolutions, demeurant étanches au discours médical qui les incite à mettre en place des aides supplémentaires. Les barrières à la sollicitation d’un dispositif de répit sont ici relationnelles (Carpentier et al., 2008), liées au rapport que le couple aidant-aidé entretient avec les tiers[10] et donc à l’idée que l’aidant peut se faire de la qualité du service d’aide proposé et de sa capacité à maintenir intacte l’identité de son proche (Coudin, 2004). Plusieurs raisons expliquent qu’une part des aidants puisse suivre cette logique.

La première est liée au fait que la maladie demeure, dans certains milieux ou pour certains individus, difficile à rendre publique en raison du risque de disqualification sociale qu’elle peut entraîner. Il arrive ainsi que les aidants maintiennent pendant des mois ou des années l’idée que leur proche n’est pas malade, mais qu’il vieillit[11]. Attribuer les causes de ces comportements « inadaptés » à la vieillesse paraît de fait moins stigmatisante et socialement répréhensible qu’une maladie qui perdure dans l’imaginaire collectif comme une maladie de fou (Ngtacha-Ribert, 2004). Normalisant les difficultés comme étant liées aux troubles normaux du vieillissement, ces aidants font en sorte de minimiser les effets de la maladie tout en veillant à ne pas ébruiter ses conséquences. Une socialisation de l’aidant au monde de la maladie s’enclenche alors dans la continuité de la trajectoire de vie commune[12]. Cette stratégie participe aussi d’une volonté de tenir à distance la maladie pour préserver un fonctionnement conjugal ou filial hérité de la vie d’avant la maladie, c'est-à-dire dans la continuité de la vie passée, des habitudes communes et des promesses faites. L’arrangement mis en place repose donc intégralement sur l’aidant qui assume seul la responsabilité de la prise en charge. Son temps comme son engagement ne sont pas comptés. Tout se passe comme si le fait de solliciter un répit signifiait une certaine démission, une défaite morale pour ne pas avoir su faire face à l’épreuve. Et ce sentiment est d’autant plus exacerbé que l’investissement est intense. C’est entre autres ce que nous dit Mme Tournai qui a longtemps hésité à évoquer la maladie de son conjoint auprès de personnes extérieures, car elle considérait que c’était à elle, et à elle seule, de gérer cette situation qu’elle qualifie de personnelle : « Je n’osais pas, je ne voulais pas embêter les gens. […] Je me suis dit : c’est personnel. C’est un problème personnel que je rencontre toute seule. » Beaucoup d’aidants « fusionnels » ressentent également de la culpabilité à l’idée de demander de l’aide, mais aussi à « abandonner » leur proche (dans le cadre de la sollicitation d’une place en accueil de jour, par exemple). L’exemple de Mme Tournai n’est pas isolé. Pour solliciter un recours, il faut déjà admettre que l’on a un besoin légitime de le faire. Mme Ragaine (ancienne secrétaire, 79 ans), qui aide seule son mari depuis des années, est désespérée à l’idée de ne pas réussir à remplir son rôle d’épouse « sans se plaindre ». Elle répète sans cesse qu’elle « n’y arrive pas » signifiant que son rôle d’aidante lui pèse, sans pour autant réussir à prendre de la distance vis-à-vis de lui. Nous racontant les retombées en chaîne liées à la maladie de son époux, elle nous confie :

Ça a été une cascade d’échecs que je n’arrête pas de me reprocher parce que j’ai pas été capable de gérer ça, non plus. Donc, je me dis… j’y arrive pas… C’est à l’envers… Donc, il faut que j’arrête d’être dans la plainte et j’y arrive pas.

Une autre explication tient au refus du conjoint malade d’être soigné par quelqu’un d’inconnu ou de disposer d’une aide quelconque (Paquet, 2000), en particulier lorsque celle-ci consiste à se rendre dans un endroit en dehors de chez soi, et, a fortiori, avec des personnes inconnues. Ce refus peut être motivé par différentes raisons, dont l’anosognosie et le déni de la maladie. Ces mécanismes rendent l’individu indifférent ou rétif à toute proposition d’aide extérieure, qu’il s’agisse d’une intervention à domicile, qui sera perçue comme une intrusion dans l’intimité, ou de l’accueil dans une structure extérieure, vécu comme un exil loin de l’environnement familier. C’est le cas de Mme Milano (75 ans, ancienne couturière) qui, pendant 6 ans, s’est occupée seule de son mari jusqu’au moment où la situation est devenue invivable. Quand elle a souhaité mettre en place quelques aides pour la seconder, son mari s’y est farouchement opposé : « Il m’a dit : "si tu fais ça, je te jette dehors !" Il aurait été capable, il ne voulait pas. » Ainsi, pour préserver une paix relative dans un quotidien déjà chahuté par la maladie, certains aidants finissent par abandonner l’idée d’un recours à une aide extérieure, jusqu’au point de rupture. L’impossibilité morale de solliciter une aide professionnelle produit alors des accompagnements épuisants, générateurs d’une pression physique et mentale telle que les aidants finissent bien souvent par « craquer » psychologiquement ou physiquement (Corvaisier et al., 2005 ; Davin et Paraponaris, 2014).

Compenser la trajectoire de maladie : gérer la crise

Cette logique de mise à distance des dommages liés à la maladie rend l’organisation familiale d’aide plus fragile que lorsque le pragmatisme et l’anticipation régissent l’agencement des aides. Elle est instable, soumise aux évolutions de la situation de la personne malade, ponctuée par des périodes de crise[13], qui obligent ces aidants à être toujours en alerte, au risque de les pousser dans leurs retranchements et de les soumettre à une véritable « épreuve d’éthicité » (Hennion et Vidal-Naquet, 2015).

Les motivations du recours à un dispositif de répit à ce moment de la trajectoire résultent généralement du sentiment de « débordement » intense vécu par l’aidant, c'est-à-dire lorsque celui-ci finit par être dépassé par l’action à mener et les contraintes à affronter, au point d’être empêché d’agir et de faire face aux besoins de la personne malade. La situation se concrétise alors par des recours précipités, qui interviennent lorsque l’arrangement d’aide est définitivement mis en péril. La situation au domicile n’est plus tenable pour le couple aidant-aidé et une solution doit être trouvée sans délai pour ne pas remettre en cause le soutien à domicile. Ce type de recours est non anticipé, peu maîtrisé et poursuit un objectif de réparation. Il découle d’un rapport distant aux soins et repose sur une certaine défiance à l’égard des recommandations des professionnels. De ce fait, il se caractérise par l’immédiateté et intervient tardivement dans la trajectoire de maladie. Lorsqu’il en est question, c’est généralement sous la forme d’un « sacrifice » puisque l’aidant accepte de demander une aide extérieure par la force des choses (épuisement, maladie). Il subit la situation et doit abandonner un engagement moral, rompant ainsi avec un principe structurant de l’identité conjugale et familiale, celui de la promesse (Nachi, 2003). C’est au fil de la prise en charge, lorsque la situation du malade devient trop handicapante, les comportements trop irrationnels, en somme, lorsque la maladie déstructure la vie quotidienne et que le « poids du concret » (Gaucher et Ribes, 2006) devient trop lourd, que l’aidant peut être amené à prendre conscience de son épuisement et décider par lui-même, bien que sous contrainte, d’avoir recours au répit. De fait, toute la difficulté réside dans l’identification de ses propres limites, pour ne pas aller trop loin et finir par s’oublier complètement :

Le danger, je le vois, c’est petit à petit, être gagné et ne faire que ça. Parce qu’à ce moment-là, moi, je ne peux plus. Et je vais devenir… Enfin, il faut se protéger aussi, un peu. C’est ça le problème. Où est la protection légitime ou illégitime ? J’en sais rien. Je ne sais pas… (M. Delabatte, 73 ans, ancien chirurgien-dentiste).

Ainsi en est-il aussi pour Mme Caron (80 ans, ancienne commerçante) qui a eu recours à l’accueil de jour au moment où l’effet désorganisateur des troubles de son conjoint devenait impossible à gérer et à compenser :

Je ne pouvais plus le gérer à la maison ! À quel niveau ? De la peur, de tout ! On ne pouvait plus… Quand il allait aux toilettes, il ne s’essuyait plus. La nuit, des fois… Hum… hum… La toilette, fallait quelqu’un. L’habiller et le déshabiller, ça c’était tout le temps, après pour manger, moi j’avais organisé une grande assiette pour qu’il arrive à manger avec la cuillère donc il fallait le surveiller. Après, quand il allait prendre l’eau, voir s’il refermait le robinet. […] Le stress, tout le temps. Tout le temps. La peur de… De quoi ? Qu’il arrive quelque chose ! 

Le ressort des modalités de recours : préserver les identités

Comprendre les modes de recours aux dispositifs de répit implique nécessairement de dépasser la seule focalisation sur les besoins tels qu’ils peuvent être définis par le corps médical. En effet, les besoins identifiés par ces dispositifs pour les malades et leurs aidants ne sont pas toujours en adéquation avec la perception que ces derniers se font de ce dont ils ont besoin pour être aidés. En ce sens, il nous faut relever le caractère nécessairement différent des logiques familiales et professionnelles de recours à l’aide et de prise en charge. Si celles-ci peuvent être complémentaires, elles peuvent également être parallèles dans bien des cas et ne relever ni de la même exigence ni de la même temporalité. Ceci explique pourquoi les aidants ne sont pas forcément disposés à utiliser les services de soutien qui leur sont proposés. En fonction de leur degré de connaissance des formules existantes, des attentes qu’ils projettent dans les aides professionnelles, de leur environnement ou encore du stade d’évolution de la maladie de leur proche, nous avons pu analyser deux logiques de recours au répit servant chacune différents objectifs. Aussi nous allons à présent insister sur une dimension qui les rassemble, à savoir la volonté explicite des aidants de préserver la vie quotidienne et les identités des personnes qu’ils accompagnent.

Dans la première logique, le pragmatisme des aidants vise à préserver le fonctionnement de leur vie quotidienne (ne pas abandonner leur travail, ne pas déménager chez leur parent, continuer à avoir une vie sociale et familiale, etc.), mais aussi à anticiper les conséquences de la maladie sur la vie du couple aidant-aidé (tensions relationnelles liées à l’accompagnement quotidien, agressivité, etc.). En ce sens, le besoin de répit vise à alléger la « charge mentale » (actuelle ou à venir) liée à l’organisation du maintien à domicile du proche malade et préserve ainsi l’engagement de l’aidant. Ce n’est pas le répit qui est premièrement recherché mais c’est, au moins dans un premier temps, la possibilité de pouvoir maintenir son proche à domicile sans que l’organisation ne soit trop difficile à gérer. Cette situation ne correspond pas à celle où la pression mentale liée à l’organisation des aides est tellement lourde que les aidants recherchent activement du répit pour eux, mais davantage à une anticipation de cette configuration, dont les aidants savent qu’elle finira par arriver s’ils ne sont pas épaulés. Le répit, quel qu’il soit, est donc envisagé comme une solution pour que l’aidant puisse continuer à s’investir malgré l’évolution de la maladie. En ce sens, d’un point de vue identitaire, ces derniers ont intégré l’idée selon laquelle, pour accompagner leur proche dans les meilleures conditions, il leur fallait nécessairement se préserver : préserver leur identité de conjoint ou d’enfant, préserver une partie de leurs sphères d’investissement personnel et ne pas trop céder à la maladie. Selon le principe d’une socialisation genrée aux tâches du care, cette réactivation du souci de soi semble plus facile à réaliser pour les hommes que pour les femmes (en particulier chez les conjoints aidants). Alors que les femmes et les filles aidantes font très souvent état d’une culpabilité, notamment le premier jour du recours à l’accueil de jour, les hommes insistent sur la libération que constitue pour eux ce dispositif.

En outre, le répit est aussi sollicité en tant que moyen, sur le court ou moyen terme, pour stimuler et nourrir l’engagement des personnes malades et éviter que leur état ne se dégrade trop rapidement. Ce qui est donc recherché, c’est à la fois une solution pour maintenir son proche à domicile et la possibilité de le faire dans des conditions qui respectent, autant que faire se peut, l’autonomie du malade et sa dignité. Il s’agit de l’aider à préserver ses capacités restantes en ayant recours à des professionnels censés lui prodiguer un accompagnement personnalisé et en phase avec sa personnalité. Or face à une relative hétérogénéité des patients, il est souvent difficile pour ces dispositifs, et tout particulièrement pour les accueils de jours, de réaliser du « sur-mesure » en s’adaptant aux spécificités de chacun (Le Bihan et al., 2014). C’est la raison pour laquelle certains aidants, qui n’imaginent pas leur proche réaliser un atelier de composition florale ou de découpage, décident d’interrompre leur utilisation du dispositif qu’ils jugent inadapté car contraire à la « définition de soi » des personnes malades (Coudin, 2004). Le fils de Mme Deschamps, par exemple, qualifie l’accueil de jour où se rend sa mère de « garderie pour des coquilles vides » avant de critiquer les activités proposées :

Et puis, surtout si on les laisse tout seuls autour d’une table ! C’est comme un garage de voitures… On arrive, on laisse la voiture pour la journée et puis on revient la chercher le soir. La voiture n’a pas bougé, personne n’a tourné la clef et le moteur n’a pas tourné.

Il en est de même pour les patients eux-mêmes qui peuvent déplorer l’inadéquation des propositions qui leur sont soumises, à l’image de M. Bégussaud (86 ans, ancien menuisier), comme le raconte son épouse :

L’autre jour, il est revenu avec un « mais ». Il y a trois semaines qu’il y va le mercredi à la place du mardi. Il revient le soir et il me dit : « Écoute, je ne sais pas si je retournerai mercredi. » Je lui ai dit : « Pourquoi ? ». « Ah ! mais on nous fait éplucher les légumes ! »

La fille de Mme Le Gaëllic (62 ans, ancienne cadre de santé) revient pour sa part sur l’insatisfaction de son père :

Il y a des journées où ça va très bien se passer : les journées « chant », tout ça, ça va être impeccable. Si ce sont des journées « activités mémoire », jeux, là, ce n’est pas bien ! Ça ne lui plaît pas. Si ce sont des activités « concours de meilleure soupe », comme l’autre jour, atelier cuisine, pour les faire travailler la dextérité, les recettes, là, c’est une cata. Il m’a dit : « C’est un travail de femme, ça ! », il n’a pas voulu faire.

Autrement dit, l’accessibilité, puis l’usage des dispositifs de répit dépendent aussi de ce qui est proposé aux personnes aidées, c’est-à-dire de la singularisation des activités. Il ne suffit pas, en effet, de considérer le répit de manière unilatérale, c'est-à-dire seulement à destination de l’aidant. Bien au contraire, l’aidant a aussi besoin de garanties lui assurant que la prise en charge de son proche respecte ses dispositions personnelles et identitaires, de manière à ce que son bien-être soit assuré et sa dignité maintenue.

Par ailleurs, et comme nous avons pu l’analyser, tenir la maladie à distance est également une façon de préserver les identités. En effet, pour ces couples aidants-aidés, il s’agit avant tout de ne pas laisser la maladie imprimer ses marques sur l’ensemble des sphères de l’existence. Cette posture caractérise un rapport au savoir médical et à l’expertise professionnelle plus distant, dont la légitimité est remise en cause, en raison, d’une part, des effets thérapeutiques incertains auxquels les prises en charge conduisent et, d’autre part, des transformations sur la vie quotidienne qu’elles sont susceptibles d’impliquer. Les proches préfèrent donc se débrouiller par eux-mêmes, en ajustant leur mode de vie au rythme de la maladie et de son évolution. Pour cela, ils sont amenés à réaliser tout un travail de compensation des incapacités constatées, mais également d’invisibilisation des incohérences pour maintenir leur proche dans le cadre d’un entre-soi rassurant. L’identité de leur proche est ainsi préservée du regard des autres, permettant, sous réserve de cet investissement, de continuer à vivre une vie aussi normale que possible. Si cette stratégie, plus ou moins consciente, n’est pas exempte d’un risque d’enfermement dans la relation de soin, elle est néanmoins jugée préférable au scénario d’une dépossession de leur maîtrise, toujours partielle, de la situation. Même à des stades avancés de la maladie, l’aidant peut ainsi maintenir son engagement en exerçant une stimulation continuelle, plus ou moins discrète, en référence aux activités signifiantes pour le malade. Il lui pose des questions sur l’émission qu’il est en train de regarder, lui fait faire des mots croisés ou l’accompagne pour faire les courses, veille à ce qu’il s’habille tout seul ou qu’il continue à se laver correctement, etc. Toutes ces attentions n’ont d’autre but que de maintenir le plus longtemps possible les dernières compétences, les derniers attributs de l’identité personnelle de leur proche, pour sauvegarder ce qui demeure essentiel à leurs yeux. Aussi, lorsque la « crise » éclate et qu’il est question d’avoir recours à une aide extérieure, l’aidant porte en lui la culpabilité de l’échec, celui de ne pas avoir pu aller jusqu’au bout de son engagement. C’est pourquoi, dans cette configuration, le recours à un dispositif de répit n’est pas intuitif mais est plutôt repoussé au dernier moment, au risque que le fonctionnement de ce dernier ne soit plus adapté à l’état de santé du proche aidé. L’exemple de Mme Leclerc (66 ans, ancienne cadre) est révélateur de ces situations. Épuisée par un accompagnement éprouvant de plusieurs années, cette aidante a sollicité en urgence un accueil de jour pour son mari dont l’état de santé s’était beaucoup dégradé, au point de ne plus correspondre au public cible du service mobilisé :

André déambulait beaucoup et il se sauvait. Donc, elles m’ont dit [à l’accueil de jour] : « On ne peut plus le prendre parce qu’il peut se sauver. » Elles étaient obligées de lui courir après, elles n’arrivaient plus à faire… Et puis André faisait de moins en moins d’activités pourtant c’était un petit groupe de huit au plus et franchement, c’était très bien fait. Comme c’était face à la mer et qu’il pouvait se sauver et là, elles m’ont dit : « On ne peut plus garder. Il ne tient plus en place. »

On le voit dans cet exemple, la maladie est parfois trop avancée pour que le recours à un dispositif puisse être envisagé sur le court ou le moyen terme. Il n’est alors pas rare que le recours, quand il peut tout de même avoir lieu, constitue en fait un recours-relais vers le placement en institution qui signe une autre étape dans la trajectoire de maladie.

Conclusion

Dans le cadre de cet article, nous mettons au jour des modes de socialisation différenciés au rôle d’aidant d’un proche atteint de la maladie d’Alzheimer, en interrogeant les raisons pour lesquelles ces aidants sollicitent un dispositif de répit et à quelle étape de la trajectoire ils le font. Ce faisant, nous soulignons les éléments du système de contraintes dans lequel ils sont pris et la manière déterminante dont ce système va peser sur leur façon d’envisager un accompagnement, et par conséquent, un répit. Nous dégageons ainsi deux logiques principales d’aide qui mènent à deux types de mode de recours aux dispositifs de répit.

La première est une logique pragmatique et instrumentale dans laquelle le dispositif est pensé comme un outil qui aide à stabiliser l’arrangement d’aide dont la finalité est le maintien à domicile du proche. Le « pragmatisme » de ces aidants leur vient d’une socialisation antérieure au monde de la maladie ou au milieu médical, mais également d’une disposition culturelle et sociale plus ouverte à l’idée d’une externalisation de l’aide. Ils font un usage stratégique du dispositif de répit pour alléger la « charge mentale », en anticipant au maximum les difficultés organisationnelles et relationnelles liées à la maladie. Pour cela, les aidants procèdent par étayage progressif en fonction des besoins de compensation identifiés. Dans ce cas, le répit pour les aidants passe par l’allègement des soucis organisationnels et émotionnels liés au fait de s’occuper de leur proche. Le dispositif de répit est, en ce sens, sollicité pour favoriser le bien-être de la personne qu’ils accompagnent (son maintien à domicile, l’entretien de ses facultés cognitives).

La seconde logique, qui vise à tenir la maladie éloignée du quotidien, met au contraire à distance les aides professionnelles, dont les aides au répit. Dans cette configuration, les aidants ne recourent pas aux aides extérieures, car ils façonnent leur rôle d’aidant sur un principe moral fort selon lequel ils doivent accompagner leur proche sans délégation. Ils entretiennent de ce fait une certaine défiance à l’égard des aides professionnelles et de l’intrusion d’aides extérieures dans leur relation. Ils s’adaptent aux évolutions de la maladie au coup par coup, par bricolage successif, mais au prix d’un fort investissement personnel, en mettant en place des tactiques qui ajustent leur quotidien à la maladie. Lorsqu’il y a recours, celui-ci est donc lié à une situation de débordement psychologique ou d’incapacité physique brutale à faire face aux tâches quotidiennes de l’aide.

Enfin, ces logiques ont un impact sur le type de dispositif de répit sollicité. En effet, alors que les aidants « réalistes », agissant le plus possible selon une logique pragmatique, vont solliciter principalement les accueils de jour (puisque leur objectif est le maintien à domicile de leur proche, les journées passées à l’accueil de jour sont autant de moments où il ne faut pas organiser d’aides à domicile), les aidants qui dévouent tout leur temps à leur proche et n’envisageant a priori pas de recourir à des aides extérieures, vont quant à eux trouver une aide qui leur correspond davantage dans les services des plateforme de répit (où l’aidant et l’aidé peuvent rester ensemble pour des activités et où les aidants sont accompagnés par un professionnel avec qui ils peuvent échanger sur leurs difficultés). Les effets de ces deux types de dispositifs de répit sont des effets différenciés par le genre de service qu’ils proposent (Le Bihan et al., 2014), mais également, et avant tout, par les logiques qui amènent les aidants à les solliciter.