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Avant-propos

Ce texte se présente sous la forme d’une note de recherche et nous en expliquons les raisons dans cet avant-propos.

L’appel à contribution auquel nous avons répondu a tenu lieu de catalyseur d’une démarche visant à comprendre deux faits singuliers, quoique collatéraux, apparus lors de séances de formation en psychogénéalogie destinées à des éducateurs spécialisés (ES). Ces imprévus nous ont menés à interroger la place faite à l’animal dans une représentation graphique de la constellation familiale (génogramme). En premier lieu, si une majorité de participants intègre spontanément dans leur schéma une représentation de l’animal, il s’avère que pour d’autres, celui-ci tient une fonction de facilitateur dans la mise en œuvre de cette consigne de travail vis-à-vis de laquelle ils exprimaient de la réticence. Au demeurant, sans l'intérêt que l’un d’entre nous porte aux incidences de la relation entre humains et animaux non-humains dans le rapport au savoir, champ de recherche doctorale en Sciences de l’éducation qui fut le sien (Michon-Chassaing, 2013), ces faits auraient pu passer inaperçus.

Les données présentées ici ont donc été rassemblées dans un cadre contingent et ne sont pas issues d’une démarche de recherche pensée en amont. S’il s’agit d’éléments tangibles vécus avec les participants, leur mise en forme advient dans l’après-coup, et respecte scrupuleusement la clause de confidentialité exigée par ce dispositif de formation.

Introduction

Les éléments développés dans cet article donnent à voir la manière dont le remaniement de l’arbre généalogique à travers le cadre théorique du génogramme[1] « autorise », tout en la révélant, l’inscription de l’animal comme membre actif dans une représentation familiale.

Ce regard singulier sur la relation animal/humain doit certainement aux champs de recherches où se situent les auteurs : la Biologie du comportement (personnalités animales) et les Sciences de l’éducation (Clinique d’orientation psychanalytique et incidence de la relation à l’animal dans le rapport au savoir[2]). D’autre part, en termes de finesse de l’analyse et de niveau d’approfondissement, ils trouvent leur limite dans le mode de recueil des données, dont la mise en œuvre et le contenu relevaient d’un tout autre cadre.

Tout en reconnaissant l’importance de s’inscrire dans un champ disciplinaire donné, la clinique du rapport au savoir, l’efficacité de notre réflexion repose à notre sens sur un recours à différentes disciplines. Qu’il s’agisse de sociologie de la famille, de psychanalyse, de clinique des Sciences de l’éducation, des rapports humains-animaux, chacune contribue à enrichir l’analyse et apporte par sa spécificité une meilleure perception des niveaux de compréhension de la réalité de l’animal dans la famille. En effet, la nature de nos données, issues de représentation graphique symbolisant des liens avec les animaux d’ordre historique sont une reconstruction du passé et, de ce fait, ne livre que peu d’éléments de la relation réellement vécue avec l’animal. La présence de ces animaux s’élabore chez l’étudiant à travers des traces mnésiques[3] suffisamment profondes pour qu’il l’inscrive dans le schéma représentant sa famille (ses liens proches).

De la présentation d’exemples concrets vécus en séance de formation jusqu’à l’évocation sociohistorique de l’évolution de la sphère familiale amenant à une communauté d’affects, notre réflexion se centre sur la rencontre entre deux personnalités, animale et humaine, et les incidences de cette rencontre dans la construction de la personnalité de l’enfant comme agent agissant sur son rapport au monde au sein de la sphère familiale. Ainsi, en abordant la relation entre humains et animaux à travers ce rapport, notre cheminement intellectuel a pour objet de rendre une certaine visibilité à la structuration d’un mouvement circulaire qui, à partir de l’action de l’environnement qui influence l’éducation que reçoit l’enfant dans sa famille, peut par voie de conséquence favoriser le lien avec l’animal qui devient alors ressource psychique. Le rapport singulier au savoir qui s’établit sera mis à profit par certains enfants qui, une fois adultes, le mobiliseront en devenant ici éducateurs spécialisés.

Pour clore cette évocation du contexte et de la démarche, il est utile de préciser que le cadre théorique de référence du dispositif étudié et de son animation, qui fait la spécificité de l’intervention de formation, correspond à une approche clinique d’orientation psychanalytique. Dans cette démarche, le sujet est perçu comme étant aux prises avec son psychisme inconscient au sens de Freud. Selon ce courant, l’objet de travail se rapporte à l’inconscient d’un sujet et à ses diverses instances, sa charge pulsionnelle, ses fantasmes et ses mécanismes propres. La démarche clinique est ainsi centrée sur une ou des personnes en situation et en interaction, avec pour objectif premier de comprendre la dynamique de fonctionnement de ce(s) sujet(s) dans sa/leur singularité irréductible. Ainsi, l’animation réalisée avec une posture de chercheur clinicien se centre sur la relation dans un décalage et une distance rendus opératoires par le biais du dispositif mis en place (Blanchard-Laville, s.d. ; Blanchard-Laville et al., 2005). En termes opérationnels, il s’agit d’observer, dans le cadre de ce dispositif de formation et de cette contribution, la relation entre le participant et ce qui l’anime quand il inscrit un animal dans son arbre généalogique, ceci afin d’en extraire des axes d’analyses et de construire des hypothèses de travail.

Cadre éthique

Il convient de préciser que la visée de ce dispositif n’est pas d’ordre thérapeutique contrairement à la psychogénéalogie clinique[4], bien qu’il ne soit pas exclu que dans le cadre de cette formation, l’implication de l’étudiant dans son génogramme puisse avoir des répercussions dans ce sens. C’est une éventualité réfléchie en amont qui tout en validant le choix de la thématique, nécessite d’expliciter clairement les objectifs aux participants. Selon Alex Lainé, aborder un objet tel que l’histoire de vie en formation d’ES exige d’en concevoir les frontières :

Car avec la formation en pensant être loin de la thérapie, on s’y retrouve de fait. Et cela parce que l’individu apprenant n’est pas nécessairement clivé entre ce qui relève de son rapport à l’apprentissage et ce qui relève de sa vie affective, de sa vie psychique, jusques et y compris ce qui fait souffrance et pathologie en lui. Bien au contraire, il constitue un "tout", de telle sorte que le champ de la formation peut parfaitement être un lieu où une souffrance s’exprime et - de manière informelle - se trouve soulagée et allégée (Lainé, 2002 : 258).

Pour autant, comme le souligne Ancelin Schützenberger (2015 : 16) concernant le génogramme comme outil : « la psychogénéalogie peut servir de fil directeur pour comprendre sa vie, ses choix professionnels et personnels, éclairer son chemin sans qu’il ne soit forcement question de traumatisme » et pour comprendre l’incidence des liens relationnels et leur impact dans la construction identitaire, comme celui développé avec un animal dans l’enfance.

Si dans son déroulement pédagogique, la phase théorique de la formation ne représente aucune difficulté, la phase pratique amène certains participants à une implication dans l’exercice dépassant le simple cadre de la formation. Pour autant, les règles déontologiques de l’animation garantissent l’autonomie concernant le degré d’implication dans l’exercice en respectant scrupuleusement les défenses de chacun par une animation et un cadre protégé et confidentiel (Beillerot, et al. 2006 ; Rouzel, 2017) pouvant si besoin déborder de la séance à travers des échanges individuels de courtes durées et strictement liés aux objectifs de formation. Cette précision nous amène à nuancer la portée de l’investissement demandé dans cette phase pratique. En effet, s’il s’agit effectivement de circonscrire l’intervention à une pratique professionnelle utilisable par un ES privilégiant l’approche systémique aux dépens du champ psychanalytique, la manipulation du génogramme lui offre de maintenir des ponts entre ces deux dimensions. Ainsi posé, cet élargissement de la dynamique clinique d’animation rend possible une exploration des phénomènes intergénérationnels dans une perspective à la fois intrapsychique et intersubjective. Ainsi exploré, cet outil génère un dispositif qui se veut non directif favorisant l’instauration d’un espace transitionnel facilitant l’analyse interprétative de la rencontre entre représentations réelles et imaginaires de la filiation et ainsi l’émergence des processus d’élaboration et de symbolisation (Santelices et Chouvier, 2015). Cela permet à l’ES un recours possible à l’animal dans ses prises en charge.

Pendant cette séance, l’investigation généalogique reste donc libre et individuelle, laissant à la discrétion du participant la teneur de son implication dans l’exercice. Un simple schéma pyramidal où figurent un soi (je) et les multiples de deux (père/mère) peut tenir lieu de réponse. Le seul partage au sein du groupe n’a lieu que lors du tour de table final. L’étudiant est alors amené à répondre à deux questions en lien avec l’objectif de formation : comment avez-vous vécu cet exercice ? Est-ce que l’outil est utilisable dans votre pratique professionnelle ?

Une formation en psychogénéalogie comme espace d’expression à une présence animale

Les données présentées[5] ici sont issues d’observations cliniques recueillies dans l’après-coup de vingt séances de formation d’une journée repartie sur trois années scolaires (huit séances en 2012, huit en 2013, quatre en 2014) d’un Institut Régional de Travail Social (IRTS) pour cinq promotions d’éducateurs spécialisés (ES) en 2e ou 3e années dans une fourchette d’âge de 18 à 47 ans.

Pour cet IRTS, tous les étudiants engagés dans le cursus de formation d’ES participent obligatoirement une fois à ce module d’enseignement. Chacune des promotions est divisée en 4 sous-groupes de 12 personnes, qui travaillent ensemble pendant toute la durée du cursus en groupe d’analyse de la pratique professionnelle (GAP). L’intervenante qui anime la séance de psychogénéalogie (Ancelin Schützenberger, 2007) anime également la moitié des groupes de GAP. Ces précisions sont importantes pour la compréhension de notre cheminement, car le lien à l’animal dans ses groupes est couramment mis au travail comme n’importe quel autre sujet, tant en ce qui concerne le lien affectif à son propre animal de compagnie que son désir d’œuvrer professionnellement en utilisant ce lien avec une visée de soin. Cette relation permet également quand elle se présente d’élaborer psychiquement une relation à un non-humain en donnant un accès possible à un indicible concernant la famille, ce qui en limite la charge émotionnelle (Michon Chassaing, 2013).

C’est d’un besoin émanant de la conduite de ces séances cliniques de GAP qu’est issue la proposition d’une formation à la psychogénéalogie. Ce nouveau dispositif prend dans un premier temps un caractère expérimental ayant pour objectif d’explorer la question du développement de l’identité professionnelle en se réappropriant son histoire personnelle et familiale à travers l’expérimentation libre du génogramme (Katz-Gilbert et al., 2015).

En effet, pour ce public, le choix de la profession d’éducateur spécialisé, contrairement à ce qu’en disent spontanément les intéressés, ne doit qu’assez peu au hasard. La motivation, interrogée dans une séance de formation spécifique en début de cycle, laisse bien se profiler l’influence de ce qui a été reçu de la famille et qui apparait manifestement comme un trait familial agissant plus par imprégnation que par inculcation (Vilbrod, 1998). Il s'agit notamment du lègue d’un ensemble de valeurs et de convictions humanistes dans lequel puise l’éducateur spécialisé dans sa pratique professionnelle. Pour autant, si ces ressentis se révèlent d’une grande utilité pour exercer, ils demandent néanmoins à être nuancés lorsqu’ils participent aux fondements d’une motivation pour cette carrière. L’efficience est dans ce cas tributaire d’une capacité à prendre un certain recul avec ces valeurs afin d’en faire une identification et d’être capable de les circonscrire, aux risques de tomber dans un certain angélisme rendant la professionnalisation difficile et même imprudente. Le processus sous-jacent à leur identification s’opère sur toute la durée du cursus de formation à travers les nombreux apports théoriques sur la famille et son fonctionnement. L’étudiant est alors confronté d’une manière ou d’une autre à son histoire personnelle et bien souvent à des blessures de la filiation très profondes qu’il lui est demandé de remanier en puisant dans ses ressources. En termes de visée, cette formation consiste à amener l’étudiant à prendre conscience de l’existence d’un processus de transmission transgénérationnel inconscient qui, sans recherche de sens, reste actif. L'étudiant devra également être en mesure de s’approprier le cadre théorique du génogramme comme outil professionnel de transmission et d’en comprendre les spécificités pour qu’à minima, il sache de quoi il s’agit et qu’au mieux, il s’en saisisse et l’adapte à son terrain professionnel. Par ailleurs, la finalité de ce dispositif pour le futur professionnel est d’amorcer un processus de mise en forme de ses mouvements psychiques transférentiels. Ceci doit progressivement lui permettre de mettre à distance son implication personnelle dans sa prise en charge d’un usagé et faire ainsi place à la posture professionnelle recherchée.

Quand l’animal fait lien 

La consigne de base de l’exercice est la suivante : « En vous appuyant sur les considérations théoriques, il vous est proposé de concevoir un génogramme. L’objectif étant de ressentir les émotions propres que génère une telle demande ».

Si pour beaucoup, la tâche est investie spontanément et souvent avec satisfaction, d’autres, au contraire, sont réticents et sous l’emprise de résistances plus ou moins marquées. Ils refusent alors tout simplement l’implication dans le travail demandé, qu'ils justifient par une volonté de protéger leur vie privée ou plus sobrement par un manque d’envie.

Il faut voir dans cette posture négative une demande trop impliquante. En effet, d’aucuns savent que dans l’histoire familiale la création d’un couple comme berceau d’une famille ne laisse que peu de place au hasard, l’influence des facteurs sociaux, culturels, mais aussi les aspects névrotiques sont au cœur de la rencontre (de Gaulejac, 1987). L’enfant en naissant inachevé au sein d’une famille reçoit toutes ces influences de la part des personnes qui l’élèvent et la nature des interactions qu’il développe avec son entourage conditionne sa personnalité, ses choix et plus globalement son rapport au monde (Piaget, 1992 [1966]), nul n’y échappe. Si devenir adulte sous-tend une certaine émancipation de ces influences, ces dernières restent malgré tout actives notamment à travers les règles de loyauté familiale conscientes et inconscientes. Et quels que soient les désirs lucides d’être et faire autrement, parce que l’action est alors en réaction à quelque chose, le cycle recommence. Objectivement, c’est précisément ce processus qui s’observe et se travaille avec le génogramme. Apprendre à manipuler cet outil en partant de sa propre histoire permet l’appréhension de sa filiation dans le but de faciliter une recherche de sens et non de souffrance dans son histoire de vie. Et pour une partie des étudiants dont font probablement partie ces réticents, la manipulation de l’outil doit aider à lutter contre une pulsion de mort bien présente chez certains des participants en difficulté dans le remaniement identitaire qu’impose leur professionnalisation. Cette pulsion fréquemment observée chez ce public en formation (Giust-Ollivier et Oualid, 2015 ; Duval-Héraudet, 2015) s’est rendue visible à travers les échanges observés dans leur GAP en se révélant à travers les projections et les transferts issus des récits d’expériences de terrain vécues en stage. Il n’est donc pas surprenant que certains concernés refusent de s’impliquer.

C'est pour cette raison qu'à ce moment précis de la séance, l’objectif de l’intervenante est de susciter l’adhésion en limitant un degré d’implication personnelle trop élevé susceptible d'agir comme source possible de résistance. L'intervenante évoque donc spontanément l’exemple d’une présence animale comme relation pouvant s’inscrire en tant que lien relationnel important dans l’histoire de vie sans que cette présence donne pour autant à voir un quelconque lien de filiation, nuançant de ce fait la compréhension entre lien et relation. Connaitre cette nuance est indispensable à une appropriation de l’outil.

Alors que la majorité des participants laisse entendre qu’inclure une possible représentation animale dans le génogramme relève d’une évidence, pour les « réticents », cet élargissement de la consigne a pour effet systématique de lever les résistances émises. Ce phénomène se reproduira au sein de chacun des 20 groupes.

La nomination du non-humain comme caractéristique de sa place dans la famille

Nous listerons ici des exemples d’animaux rencontrés dans les génogrammes, et dont les relations s’expriment symboliquement (Figure 1) par des liens d’attachement forts et fusionnels.

Figure 1

Exemples de symboles utilisés pour la constitution d'un génogramme (d'après Compagnone, 2010)

Exemples de symboles utilisés pour la constitution d'un génogramme (d'après Compagnone, 2010)

-> Voir la liste des figures

Les animaux les plus communément rencontrés sont sans aucun doute les chats et les chiens, mais nous le verrons, ils sont loin d’être les seuls. Pour autant, leur présence, bien que réelle, demeure indétectable à une personne extérieure à l’histoire familiale. La raison à cela réside dans la façon dont ils sont désignés qui prête à confusion. En nous basant sur les recherches sociologiques concernant la nomination des animaux de compagnie, il apparait que dans la société contemporaine, ces derniers reçoivent de plus en plus souvent des noms empruntés au corpus humain (Méchin, 2004). En conséquence, le mélange des genres, humains/non-humains, rend un certain nombre d’entre eux indécelable à la lecture. En effet, dans la très grande majorité des cas, comme tout membre de la famille représenté dans le génogramme pour répondre aux besoins de l’exercice, ce sont des prénoms qui s’y inscrivent et les animaux ne dérogent pas à cette règle. Ce fait est d’autant plus important que le prénom du non-humain peut être affilié par une symbolisation à tout autre membre de la famille en faisant fi du fait qu‘il s’agit d’un animal.

Nommer un chat ou un chien Éric, Alain ou Marie sans autre indication rend toute identification animale impossible d’autant que dans les représentations graphiques, les animaux sont presque tous rattachés aux couples sur le même mode que les enfants comme l’illustrent les cas cliniques qui vont suivre. De plus, si rien ne permet de les identifier comme animaux, rien ne permet non plus d’orienter un questionnement sur les liens familiaux en s’appuyant sur une présence animale qui pourrait être moins impliquante affectivement. Dans de telles circonstances, quel que soit le cadre dans lequel l’exercice s’effectue (accompagnement social, thérapeutique, etc.), l’analyse se complexifie et nécessite une phase d’explicitation pour que cette présence se révèle. C’est ainsi qu’en dissimulant un certain nombre de non-humains, ce fait est source de biais dans notre estimation de la présence des animaux dans la représentation graphique. Cette sous-évaluation peut être importante, car comme le rapporte Walsh (2009) dans une synthèse sur le lien humain-animal au sein de la famille, plus de 85 % des propriétaires d’animaux considèrent ceux-ci comme des membres à part entière de leur cercle familial.

En vingt séances, nous rencontrerons deux exceptions graphiques à ce processus. Alors que l’étudiant inscrit le prénom Philippe, il accompagne ce dernier d’un petit dessin de chat. Un autre ajoute entre parenthèses l’espèce à la suite des prénoms Mickey (chat) et César (chien). Pour ces deux cas, les étudiants justifient leurs actes comme un besoin évident de transparence sans plus d’explication : « un animal, c’est un animal ! C’est normal […] il ne faut pas les mélanger ».

Exemples de cas ordinaires

Les éléments présentés ici sont issus de la phase pratique de la séance. Leurs développements varient en fonction des échanges avec les auteurs.

Cette phase de quelques minutes est réalisée individuellement auprès de chacun des participants alors que l’ensemble du groupe est au travail. Après un temps d’observation directe (Arborio, 2007) du dessin, l’intervenante s’applique à en faire une lecture la plus objective possible à son auteur en se gardant autant que possible de toutes investigations interprétatives autres que la lecture des symboles qui relient les membres entre eux, le but étant de vérifier la bonne compréhension de l’outil.

Ces exemples ordinaires illustrent parfaitement l’importance que prend un animal dans la singularité d’une histoire familiale. La majorité d'entre eux a été recueillie lors des premières séances, ils sont représentatifs de ce qui est apparu comme une constance pour l'ensemble des séances.

- Eugénie est inscrite dans la descendance de l’oncle Ernest et de son épouse, la tante Aline. Si graphiquement Eugénie se trouve rattachée à ce couple, il n’est pas possible d’identifier Eugénie comme non-humaine et pourtant c’est bien le cas, car c’est une chatte. La présence d’Eugénie est révélée uniquement parce que l’étudiante interpelle l’intervenante sur la pertinence dans un accompagnement social d’un questionnement autour d’un animal nommé avec un prénom humain.

- Sylvie, célibataire, est reliée à Axel son chien.

- Sardane, une chienne, est reliée comme un enfant à Jacques et Marie-Jeanne. L’étudiante évoque la stérilité de ce couple et les liens fusionnels entre le couple et son chien. La remémorisation qu’elle effectue des réunions de famille place Sardane sans le moindre doute comme l’enfant de Jacques et Marie-Jeanne.

- Minette et Médor qui sont rattachés sur le même mode que des enfants à Raymond et Huguette génèrent une interprétation immédiate sans équivoque tant sur leur origine non-humaine que sur l’espèce concernée. Ces deux animaux sont rattachés par des liens forts à deux membres de la fratrie et un cousin germain. Ce cousin est le père de l’étudiant. Si ce dernier ne verbalise rien de son histoire familiale, ces indications visuelles rendent perceptible l’importance de l’animal dans ce que le père transmet de son enfance.

- Angeline et José sont reliés à Tino puis à Petto et Pépète, deux chiens et une chienne. Angeline et José ne font pas directement partie de la famille, ce sont des amis qui n’ont pas eu d’enfant. L’étudiante est trop jeune pour avoir connu Angeline dont elle porte le nom en deuxième prénom. Dans son schéma, sa mère est reliée par un lien fort avec Angeline, mais aussi par un lien fusionnel à Pépète. Un questionnement est évoqué concernant la motivation du choix du prénom : est-ce en mémoire de son lien à Angeline ou à celui de Pépète ? Car sa mère est rattachée aussi à une autre Pépète. Une chienne de la même race que la première.

- Jérôme et Elisabeth sont représentés avec un lien fusionnel à Sophie qui est une chienne.

- Dick, Jumbo, Artur et Désiré sont rattachés à la même personne sans plus d’explication. Ce sont des chiens tous les quatre.

- Germaine et Louis dont le génogramme réalisé par leur petit fils montre qu’ils ont une fille Denise et qu’une fois veuve Germaine en concubinage avec Roger est associée à Colette. Graphiquement, Denise et Colette sont inscrites sur le même niveau générationnel l’une et l’autre et de la même façon, ce qui leur donne une place de demi-sœurs. Rien n’indique une quelconque présence animale, pourtant Colette est une chienne. La nature non-humaine de Colette est d’autant plus dissimulée que c’est le prénom de Colette qui apparait comme matérialisant les interactions positives entre ces membres-là et les autres membres de la famille. Le repérage de la place donnée spontanément à Colette pour construire le réseau relationnel de la famille a provoqué chez ce jeune homme une prise de conscience qu’il dira « enrichissante » dans l’utilisation qu’il peut faire du génogramme pour sa pratique professionnelle.

- Nous avons rencontré une situation proche avec Ulla (chienne) et Jean (enfant), rattachés à Raymond et Marie. Alors que 40 ans séparent Jean d’Ulla, ils apparaissent sur une même ligne générationnelle comme enfants. L’étudiante concernée est la fille de Jean. Raymond et Marie sont ses grands-parents. Ulla, leur chienne, a bercé son enfance et fut recueillie par Jean au décès de ses parents. L’étudiante dessine un lien fusionnel à cet animal.

- Cléo est rattachée sur le même mode qu’un enfant à Michel et Paulette ; Cléo est une chatte. Michel et Paulette n’ont pas eu d’enfant.

- La poule nommée Pépette 

Ce cas illustre la diversité des formes d’inscriptions. Ainsi, l’évocation d’une poule (Pépette) que le schéma graphique rattache à une grand-mère (non nommée) et que sa petite-fille ne peut détacher psychiquement l’une de l’autre. C’est juste une évidence pour elle.

- Le troupeau 

Dans cet exemple, l’étudiant rattache un troupeau à un lointain grand-père (sans connaitre l’espèce concernée et le nom du grand-père) et dont la symbolisation du lien fusionnel les rattache l’un à l’autre en dépit d’une charge conflictuelle entre le grand-père et la grand-mère et divers membres de la filiation. Bien que ne disposant pas d’autres informations, et sans faire d’interprétation sauvage, il peut être retenu que pour cet étudiant, le troupeau participe à la connaissance qu’il s’est forgée de sa famille.

Quand la présence animale révèle une historicité singulière

Les deux cas cliniques présentés ici sont principalement des exemples ayant fait l’objet d’un échange circonstancié entre l’étudiant et l’intervenante à la suite de l’inscription d’un animal dans le génogramme. Ils ont généré de fortes émotions pour leur auteur.

Le lion

Il s’agit d’un jeune homme dont les origines sont en Afrique noire. Refusant dans un premier temps l’exercice, la consigne élargie aux animaux permet à celui-ci de se mettre au travail. Après un premier temps de réflexion suivi d’un échange avec l’intervenante, il évoque sa difficulté à accepter son prénom aux origines qu’il ressent comme trop marquée. Ce patronyme lui vient de son grand-père et correspond au qualificatif de tueur de lions[6]. Il dit s’en sentir honteux et refuse systématiquement d’en livrer le sens. Aux prises avec un conflit de loyauté, cet héritage qui l’ancre culturellement est un poids social avec lequel il est en difficulté.

Alors qu’il est questionné sur l’histoire de ce prénom donné à son grand-père, il fait un étonnant récit. Cet aïeul est un vaillant chasseur de brousse. Et alors qu’un village subit des attaques sanglantes de la part d’un lion sans que personne ne soit venu à bout de cet animal doué de finesse, de discrétion et d’habilité dans ses attaques, la sagesse de son grand-père lui permet de vaincre le fauve lors d’un vaillant combat. Cet exploit fait entrer les deux protagonistes dans les légendes de cette contrée d’Afrique, et ce jeune homme reconnaît en ressentir quelque fierté.

En sollicitant l’aide de l’intervenante, sa demande concerne tout autant une validation de la présence possible d’un lion dans son génogramme que la quête d'un mode de représentation graphique du lien nécessaire pour donner une place concrète à l’animal pour ce qui concerne le lien au grand-père, mais aussi symbolique pour ce qui le concerne lui-même.

Dans le déroulement de la séance, l’énoncé de la première consigne le confronte brutalement à son histoire familiale et le bloque dans l’implication nécessaire pour entrer dans l’exercice. C’est bien l’ouverture de la consigne à une possible présence animale qui psychiquement l’autorise à un dépassement. L’impact de cet animal dans la construction identitaire de ce jeune homme est immense bien que son lien avec le lion soit symbolique. Et le tour de table à l’issue de la séance l’illustre. Peu satisfait d'exprimer un simple ressenti, il sollicite le droit de passer outre la consigne encadrant la restitution pour s'autoriser pour la première fois depuis son entrée en formation ES à donner le sens de son prénom. Il confie ainsi qu’il vient de comprendre que ce n’est pas un lion mort qui coule dans ses veines, mais un fauve bien vivant sur lequel se fonde son identité. Ainsi, « Tueur de lions », en prenant un sens nouveau, lui procure un sentiment de fierté qui peut se transmettre au-delà du cadre culturel de ses origines. En intégrant visuellement le lion dans le génogramme et les liens qui s’y rattachent, l'étudiant reconnaît consciemment être porté par une transmission culturelle donnant une place centrale aux ancêtres sans pour autant être dévalorisé par ses origines.

Il est des cultures où la place de l’individu dans la société n’est pas définie par sa profession ou son niveau d’instruction, mais bien par une lignée et une place occupée dans celle-ci. Le sujet n’existe et se différencie des autres qu’en tant qu’il est situé par rapport à ces autres dans la lignée (Collomb et Valantin, 1970). Le choix du prénom s’inscrit dans ce processus. Pour ce jeune homme en mutation culturelle, les considérations négatives liées au fait de tuer un lion pour une société occidentale comme la nôtre tient lieu de sanction inconsciente en mettant en jeu le poids d’un système de valeurs qui convoque spontanément l’image d’un lion mort lorsqu’il lui est demandé le sens de son prénom. Cette vision négative qui lui est rattachée reste prégnante jusqu'à ce qu’il l’expose visuellement dans sa représentation familiale. La valeur de la place du grand-père n’a de sens que si la présence du lion peut y être associée. C’est le « Lion », reconnu dans son individualité : fin stratège à l’intelligence évidente que ce grand-père avait appris à connaître pour mieux le débusquer. Ce lion incarne une forte personnalité tout à la fois crainte et respectée contraignant son chasseur à une posture d’égal à égal ancrant l’animal dans l’histoire familiale. Profondément modifiée par la reconnaissance accordée aux qualités de l’un et de l’autre, l’identité de la famille s’en trouve ennoblie et la transmission de leur existence et de leur histoire à travers le prénom de ce jeune homme en est l’illustration. Le conflit de loyauté qu’il subit lui fait exprimer qu'il s'agit du sang d’un lion « mort », alors que dans la symbolisation de son récit, l’interaction grand-père / lion le rend bien vivant. Quoique subjective, la prise de conscience à l'issue du processus projectif de son histoire familiale a eu pour effet de créer un pont entre deux cultures dont la coexistence ne pouvait jusqu'alors se structurer. Selon ses propres termes, « le sang du lion qui coule à présent dans ses veines est rempli de noblesse, de ruse et d’intelligence ».

Ce cas est exemplaire quant à l’effet produit par l’ouverture de la consigne, qui permet à son auteur de verbaliser un mal-être spécifiquement rattaché au thème de l’animal et d’en faire une élaboration qui permet un dépassement, entendu au sens psychanalytique sans pour autant que l'animal ne s'inscrive dans le schéma.

Le chien

Cet exemple concerne un participant affecté par une relation familiale conflictuelle que la consigne élargie autorisa à évoquer alors qu'il avait refusé clairement dans un premier temps de s’investir dans l’exercice.

À la suite de sa mise en retrait, l’intervenante échange avec lui sur la possibilité de faire un simple schéma représentant un lien entre deux individus importants dans son histoire familiale. Après un long moment de réflexion, le jeune homme inscrit le prénom d’un chien au centre de la feuille et organise son système graphique de représentation autour de celui-ci, marquant ainsi l'importance qu'il accorde à l'animal dans la constellation familiale. Si à l’évidence, la nature des traits illustrant les relations entre son père et certains des membres de la famille est sans équivoque négative, tous apparaissent comme ayant un lien positif avec ce chien. Le père notamment est associé à cet animal par une forte proximité dans le graphique, traduisant l'existence d'un lien fusionnel. L’importance de cet animal dans la construction psychique des relations intrafamiliales opérée par cet étudiant apparaît centrale et propre à symboliser le pouvoir d'apporter un semblant d’équilibre à cette entité qu’il veut être une famille.

En termes d'analyse, nous faisons l’hypothèse suivante : l’implication difficile de ce jeune homme dans la réalisation de son génogramme et la ressource utilisée, le chien de la famille, pour contourner une blessure relationnelle à la source de cette difficulté, renvoie à un processus à deux temps. En premier lieu, aborder la filiation pour ce jeune homme touche à l’impensable et l’enferme dans un traumatisme que l’exercice actualise. L’ouverture de la consigne à l’animal lui permet de mettre à distance une implication envahissante et l’autorise avec un certain détachement, à s'investir progressivement dans l’exercice en s’accrochant dans un premier temps à une figure positive d’attachement, le chien, dont les qualités personnelles le font apprécier de tous. Ainsi amorcée, la représentation d’une constellation familiale devient possible.

Le profil de ce père que la création graphique a désigné comme personne détestée et que la nature de la relation entretenue avec son chien rendait présentable - à entendre dans le sens du signifiant du terme - nous amène à postuler les points suivants : la relation positive entretenue par le père avec son chien lui rend un peu d’humanité, ébranlant la certitude que cet homme ne peut être que mauvais. Ce paradoxe est d'autant plus remarquable qu’en pareille circonstance, la détestation familiale à l'encontre du père aurait pu être étendue au chien préféré. Mais visiblement, la personnalité de l’animal le fait aimer de tous, sentiment qui prend l'ascendant sur cette assimilation négative.

Ces animaux auraient-ils trouvé place dans la constellation familiale de ces étudiants si la qualité des affects qu’ils incarnent n’était inscrite au sein de leur histoire familiale, et n'avait par conséquent influencé leur rapport au savoir entendu comme rapport au monde ? En tout état de cause et d’un point de vue phénoménologique, ces résultats révèlent l’importance indéniable de la place que l’animal tient dans la constellation familiale, et cela que son inscription dans le génogramme soit spontanée ou autorisée/suscitée dans un deuxième temps.

Dans les résultats obtenus sans qu’il puisse être fourni de pourcentage précis, rappelons que le recueil des données n’a pas été planifié en amont, l’observation effectuée lors de l’échange en individuel de la phase pratique nous amène à évaluer à un tiers la part des étudiants incluant une représentation animale.

L'insertion de l'animal dans la famille

Notre analyse des observations concernant la nature de la symbolisation des liens inscrits dans les graphiques révèle la présence d’un lien d’attachement avec l’animal important sous-entendant l’existence d’une relation fondée sur une réciprocité d’intérêt qui à notre sens, ne peut s’être construite que sur la base d’implications relationnelles et d’affects distincts. Un tel lien informe tout autant sur l’évolution de la structure familiale contemporaine que sur la place que l’animal y occupe. Ainsi, ce constat amène à questionner la manière dont l’animal trouve sa place au sein de la structure familiale contemporaine pour apparaître au sein d’un génogramme comme individu. Comment, en d’autres termes, la relation humain/animaux prend-elle sens dans la parenté ?

D’un point de vue historique, l’époque charnière de la Révolution française, le siècle des Lumières, voit naître l’évolution de la famille « traditionnelle », au sein de laquelle les individus étaient jusqu'alors au service du patrimoine économique commun (droit d’aînesse), vers une famille individualiste au service de chacun de ses membres. Cette évolution qui débute au milieu du XVIIIe siècle jusqu'à la fin du XIXe siècle, laisse s’installer progressivement une logique affective (Méjias, 2005). Puis à partir de la Première Guerre mondiale jusqu’aux années 1960, première phase de la famille « moderne », se développe une forte relation entre l’amour conjugal et l’institution du mariage ; ce sont les débuts d’une division du travail entre conjoints et une éducation des enfants qui se fonde sur la morale. Cette transformation sociale provoquée par l’éclatement familial sous l'effet d'un salariat naissant qui contraint à une mobilité géographique, pousse progressivement la famille conjugale au repli sur elle-même, chacun des membres investissant affectivement sur ses proches. Ce mouvement en s’intensifiant génère un « chacun chez soi » qui assigne une place nouvelle à l’attention portée à l’enfant. Parallèlement, ce processus n’arrive pas seul, car en réponse, comme le propose de Singly :

L’idéal de l’individualisation n’a pas une force suffisante pour s’imposer, elle a aussi besoin d’individus d’un type social particulier et d’un mode de répartition, spécifique, des positions dans l’espace social. Il faut un marché du travail dans une société salariale sur lequel les places sont distribuées et légitimées en fonction du capital scolaire. Ce capital a plusieurs caractéristiques qui font que l’individu peut exister en tant que personne ; il est intériorisé et personnel ; il ne peut être cédé à un autre individu ; et il n’est pas directement validé par la famille (de Singly, 2017 [1993] : 27).

Cette individualisation se fonde sur un impératif social de changement amenant à construire une société des individus (Elias, 1991 [1987]). La famille « contemporaine » est née et cette refondation prend sa source dans les années 1965 à 1968 avec la transformation des rapports entre conjoints. Le divorce et le travail salarié des femmes, notamment, génèrent une individualisation (de Singly, 2003) entre les individus qui va croissant.

L’entrelacement de ces changements exige de la famille que chaque individu ne se définisse plus seulement par son lien de filiation. La mise à distance de la parenté éloigne également physiquement des parents et affaiblit la densité des échanges de proximité en provoquant une privatisation de la vie (dite privée) où les repères liés à des critères de plus en plus sociaux génèrent une forme particulière de luttes (dites sociales). Cette fermeture relative du cercle domestique au couple parental est associée à l’accroissement des jugements extérieurs en termes de propriétés de richesses et de consommation. Le « nous » conjugal et familial réclame des frontières et une séparation nette entre le privé et le public. Faire famille se fonde alors sur la nature des liens qui unissent les membres par la création d’un cadre de vie où chacun peut se développer tout en participant à la vie commune et au soutien des autres (de Singly, 2017 [1993]). La distinction s’effectue sur des critères visuels tels que les vêtements, la voiture, etc., mais aussi par les résultats scolaires. Dans ce processus, l’animal en sa qualité d’objet peut aussi devenir agent valorisant de son propriétaire en fonction de critères de race et d’espèce. Rappelons que ce rôle avant la Révolution n’a cours qu’au sein de la noblesse et de la haute bourgeoisie (Baratay, 2003 ; Mellah, 2014), alors qu'ailleurs, l’animal assure essentiellement une fonction d’outil ou de nourriture (Hoquet, 2012).

Et alors que l’enfant devient un point de repère central de la valeur de la famille contemporaine et que les animaux prennent place en son sein comme objets de faire-valoir, cette conjoncture mise en regard du processus d’attachement à l’œuvre tant chez l’humain que chez les animaux, à des fins de survie, « projette » ces faire-valoir en membres à part entière au sein de nombreuses familles. Selon Melson :

La condition animale a complètement changé parce que la condition humaine a complètement changé. Quatre-vingt-dix pour cent de toutes les découvertes techniques et scientifiques de l’histoire des hommes ont été faites pendant ces deux dernières générations. […] la moindre innovation technique modifie l’image que l’homme se fait de lui-même (Melson, 2003 : 8).

Ainsi, qu'il s'agisse de l’accroissement des connaissances sur l’animal ou de l’évolution sociologique de la construction familiale qui dans une certaine mesure l'accompagne, il en résulte une mutation de la conception que la société se fait de l’animal (Digard, 2004) ; d’être vivant outil, produit agricole et bien de consommation en être sensible apte à devenir membre à part entière de la famille. Cette reconnaissance lui est d’autant plus bénéfique que l'affaiblissement des contraintes de la parenté sous l'effet déjà évoqué d'un individualisme croissant au sein de la famille est compensé par l’apparition de nouvelles contraintes sociales :

Et aujourd’hui l’individu se pense inachevé ; il a donc toujours besoin de très proches pour l’aider à découvrir des ressources enfouies au fond de lui-même. Cette demande fournit une coloration pédagogique - et même quasi thérapeutique […] - à la famille contemporaine. Les enfants ne sont pas les seuls à demander un soin personnel, les adultes ont également besoin de très proches capables de les aider à être eux-mêmes (de Singly, 2016 : 29).

En dépit de ce remaniement, l’enfant demeure l’être qui a recours en permanence à son entourage pour se construire et garantir sa sécurité. Les parents restent le fil conducteur des parcours juvéniles, essentiellement à travers le développement du lien d’attachement, primordial dans la construction de la personnalité où l’" infans ", à entendre comme bébé qui ne parle pas encore (de Mijolla, 2005), acquiert la perception de la peau comme surface d’un extérieur à soi à l’occasion des expériences de contact avec le corps de sa mère ou son substitut dans le cadre d’une relation sécurisante d’attachement avec elle (Anzieu, 1985). Ce processus à l’œuvre qu’Anzieu nomme le Moi-peau « désigne une figuration dont le Moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi contenant les contenus psychiques à partir de son expérience de surface du corps » (Anzieu, 1985). L’enfant ainsi « construit » présente les caractéristiques : 

d’un enfant sécure capable d’utiliser son parent comme havre de sécurité quand il est en situation de détresse. Cela lui permet de retrouver un état d’équilibre sans être désorganisé par ses émotions négatives. En grandissant, l’enfant devient alors capable de trouver des stratégies, à la fois internes grâce à ses capacités de réflexions et externes avec les adultes disponibles, pour faire face à ses émotions négatives en dehors de la présence de sa ou ses figures d’attachement (Guédeney et Guédeney, 2011 : 110).

Ce processus s’insère dans la structuration de la famille organisée selon deux axes : l’un horizontal et l’autre vertical. Le premier satisfait une demande d’enracinement dans le présent, et le second dans l’histoire. Or comme le souligne Tisseron (2008), « les liens horizontaux se font de plus en plus ténus, incertains et précaires […] et personne n’est plus certain de la stabilité des relations qui le lient à ses proches ». Les exigences de la société individualiste sont telles que l’individu est amené à vivre sous le régime de l’éducation permanente. L’adulte comme l’enfant n’a jamais terminé sa propre construction (de Singly, 2016). De ce fait, à leurs divers espaces de socialisation se substituent des espaces d’apprentissage à géométrie variable qui se caractérisent par une fragmentation des pôles éducatifs (Fierro et Volery, 2002) au sein desquels la relation aux animaux tient une place non négligeable, en ce qu’ils ouvrent à une réalité de sens. En outre, l’animal prend d’autant plus facilement une place que l’isolement social va grandissant et que le besoin d’un attachement sécurisant demeure le support indispensable à toute construction psychique et s’avère nécessaire à la survie de l’espèce (Bowlby 1981 [1978]).

Véronique Servais, dans l’introduction de son ouvrage La science[humaine] du chien, développe l’idée que l’évolution du rapport aux animaux n’est pas qu’une affaire de représentations sociales (Servais, 2015). Pour elle, si certains historiens et sociologues ont appréhendé la question du changement de relations à l’animal, beaucoup l’on fait de manière normative et critique et se sont souvent focalisés sur les évolutions des représentations de l’animal. Pourtant, ces changements ne se limitent pas à ce qui se passe dans la tête des humains (Despret, 2002). Car, comme l’évoque Jérôme Michalon,

si le regard sur les animaux évolue, les animaux font de même ; d’une part, parce qu’ils ont la capacité de changer, de surprendre, et de ne pas être ce que l’on attend d’eux ; et d’autre part, parce que les humains dépensent beaucoup de temps et d’énergie à les faire évoluer en leur proposant d’autres formes d’existence. Il y a en effet tout un travail social consistant à créer des animaux correspondant aux nouveaux rapports que l’on souhaite entretenir avec eux et à produire des dispositifs chargés de les inclure dans les sociétés humaines […]. (Michalon, 2014 : 25-26).

Sur ces bases, le processus sous-jacent à l’inscription spontanée des animaux dans un génogramme peut être mieux compris et les animaux apparaissant dans les représentations graphiques des constellations familiales valent pour preuve de la spécificité de l’attachement qui s’établit entre humain et animaux en tant qu’interactions entre deux individus tirant profit l’un de l’autre (notion de communauté hybride proposée par D. Lestel, in Michalon et al. 2016). Ce processus libère progressivement l’individu d’un carcan moral et dégage un espace de liberté émotionnelle. Et alors que l’individualisme s’accroît, multipliant les oppositions et les affrontements dans la famille, l’animal est d’autant plus inséré qu’on lui attribue plus ou moins consciemment un rôle d’agent de pacification non jugeant (Schulz, 2010 ; Walsh, 2009).

Discussion

Nous pouvons évoquer la constance suivante : que les représentations concernent un chat, un chien, une poule, un troupeau, une vache ou encore un lion, leur inscription dans la constellation familiale résulte, dans le cas présent tout au moins, d’un processus qui ne semble pas faire cas de l’espèce. Pour autant, la quantité de chats et de chiens prénommés étant grandement majoritaire, nous faisons l’hypothèse que l’attention et la personnalisation portées à l’animal dans un récit autobiographique subit des variations en fonction des critères historiques[7] propres au cheminement psychique de l’étudiant qui s’y réfère (Cros et al., 2015 ; Descola, 2014). Ainsi, l’inscription de l’animal dans le génogramme permet par son rayonnement d’illustrer tout ou partie d’un système relationnel intersubjectif propre au contexte dans lequel il s’inscrit. L’observation des résultats montre, comme dans l’exemple du troupeau évoqué plus haut, que la transmission de l’histoire familiale peut s’effectuer à travers la présence animale, quelle que soit sa nature. Dans ce cas, l’animal cristallise quelque chose qui ne peut se dire autrement. S’il se détache de tout lien affectif avec la personne qui l’évoque, il n’en demeure pas moins qu’ainsi visible, son existence dans ce qui est représenté de l’organisation des interactions familiales tend à prouver que ces animaux, par la voie d'une communication non verbale, ont participé à la construction identitaire (Lipiansky, 1993 : 34) de la personne qui y fait référence.

Dans les génogrammes, chacune des situations où l’animal est évoqué correspond à une place occupée singulière et illustre des interactions qui renferment en leur sein des éléments servant d’ancrage à l’étudiant dans un processus relationnel intersubjectif.

Les animaux tendant à être perçus comme des entités singulières et souvent irremplaçables, et bien qu’ils ne puissent pas verbaliser ce qu’ils en pensent, l’interaction qui s’opère à travers la relation qui les lie aux humains au sein du système familial devient pour les protagonistes un « objet de savoir » motivé pour chacun par son propre intérêt à la rencontre (Gonzalez et Suton, 2011).

Dans le champ de la clinique des Sciences de l’éducation (Mosconi, 2006 ; Hatchuel, 2010), cet « objet de savoir », en ce qu’il est générateur d’un rapport au savoir singulier, devient objet d’étude et producteur de nouveaux savoirs (Michon-Chassaing, 2013). Dans cette séance de formation, cela pose à notre sens l'effet de la dimension animale dans l’inconscient, et notamment, de son impact sur les blocages affectifs au sein de la famille. En effet, si l’animal avait été systématiquement représenté dans les restitutions graphiques des constellations familiales des personnes initialement rétives à l’exercice, l'élargissement de la consigne aurait fait office de simple permission pour des stagiaires craignant de passer outre une consigne qu'ils pensent limitée à leurs apparentés, ou aurait éventuellement réactualisé un simple oubli. Or, ce n'est pas le cas et l’intervenante est frappée par l’absence d’une figuration animale pour certains, alors que celle-ci a semblé déterminante dans leur changement d’attitude. Est-ce alors pour dévoyer la première consigne trop sérieuse et alléger la réalité, ou encore, ce complément de consigne n’a-t-il fait que valider les apports théoriques en donnant la preuve qu’une relation extérieure à la filiation pouvait être de première importance dans la représentation singulière de la famille ? Ou n’est-elle pas tout simplement venue alléger un cadre trop strict ? Probablement un peu de tout cela, mais ce qui ne doit pas nous échapper, c’est qu’elle a « autorisé » quelque chose d’inconscient à advenir, qui a permis l’implication dans l’exercice par effet de levier vis-à-vis des résistances.

Le recours à la notion de contre-transfert contribue à une meilleure compréhension du devenir particulier de cette consigne. En effet, l’implication du chercheur dans son objet de recherche n’est pas à minimiser, raison pour laquelle l’animal s’est imposé spontanément comme exemple de membre non impliquant dans la constellation familiale. Cette affirmation semble être une évidence pour son auteur qui travaille depuis de nombreuses années à décrire l’incidence de la relation entre animaux et humains. Ce sujet entendu comme objet d’élaboration a produit un savoir au sens de sommes de connaissances faisant partie de son identité, une « facette » en tant que composant psychique conscient et inconscient. Si les étudiants suivis en GAP par l’intervenante sont au fait de ce que peut produire l’animal dans une élaboration psychique, cela ne garantit en rien qu’ils en fassent l’inscription au sein du génogramme, d’autant que ce point n’est pas discuté lors de la phase théorique de la formation. Ainsi, la relation contre transférentielle peut être comprise ici en utilisant le signifiant de « facette », évoqué plus haut concernant l’intervenante, qui agit chez les participants comme s'ils percevaient en eux quelque chose qui en réalité était chez l’autre, s’autorisant alors par ce processus la liberté d’inscrire une possible présence animale.

Concernant la résistance à effectuer l’exercice rencontré dans chacune des séances, les membres constituant chacun des groupes travaillent ensemble depuis plusieurs années, par conséquent ils ont une très bonne connaissance les uns des autres. Les processus inconscients propres à chacun des membres sont parfaitement en place. En nous appuyant sur la dynamique propre aux groupes restreints, nous savons que toute pression exercée sur le groupe risque de modifier les normes et valeurs spécifiques à son fonctionnement et se confronte en réaction à un mouvement de résistance (Anzieu et Martin, 2000[1968]). Ainsi, d’un point de vue groupal, la prise de parole par un membre lui confère une fonction de porte-parole œuvrant au maintien de l’équilibre psychique du groupe (Aebischer et Oberlé, 1998 [1990] ; Kaës, 2000 [1976]).

D’autre part, en référence à l’expérience vécue auprès d’un animal dans l’enfance, l’élargissement de la consigne, en convoquant chez l’étudiant une représentation positive d’un lien à l’animal développé au sein de la famille, focalise l’attention en positionnant l’animal en tant qu’être d’attachement provoquant un « insight », entendu comme une nouvelle connexion de significations modifiant la notion que l’étudiant a de lui-même, avec un souvenir non seulement acceptable, mais validant la thèse d’un enrichissement de soi (Michon-Chassaing, 2017) et ancrant la réflexion sur des éléments psychiques vérifiés comme pertinents. Raison pour laquelle en aparté, certains ont besoin de faire une élaboration verbale auprès de l’intervenante pour réussir à se mettre au travail alors que pour d’autres, l’« insight » est le fruit d’une perlaboration[8]. On peut y voir un témoignage de la présence de résistances entendues comme défensives d’un mode opératoire psychique dont la finalité est de réduire ou supprimer toute modification susceptible de mettre en danger l’intégrité (Laplanche et Pontalis, 2002)[9].

Nous faisons l’hypothèse que l’ouverture de la consigne a permis un déplacement psychique[10] de l’attachement qui dans son historicité est vécu comme insécure, sur une relation pacifiée sécure, que cette relation ait été réelle ou imaginaire.

Conclusion

Nous ne pouvons affirmer que sans le génogramme, l’animal ait été spontanément posé dans l’arbre généalogique. Dans une formation fondée sur cet outil, cette inscription est motivée par le besoin de rendre visible des liens affectifs importants développés dans sa propre vie, ce qui n'est pas requis dans une approche généalogique traditionnelle.

Les recherches en sociologie concernant les représentations des animaux comme des personnes permettent d'interroger la place faite au développement d’une relation singulière entre humain et animal (Michalon, 2012) ; relation singulière puisqu’elle peut être envisagée comme constitutive de « communautés hybrides » (Lestel, 2001, 2004). Dans cette acception, les animaux se situent au-delà d’une position de supports/révélateurs/vecteurs d’une vie ensemble, ils deviennent parties prenantes de la relation (Michalon et al., 2016). Le chevauchement entre deux éco(socio)systèmes figurés par les composantes familiales et biologiques (animal) ne doit pas faire oublier que cette délimitation repose avant tout sur des questions morales que cultivent depuis des siècles les sociétés modernes pour asseoir leur suprématie sur les animaux (de Fontenay, 1998). Ainsi, considérer au plus près le processus sociohistorique qui a amené ceux-ci dans la sphère familiale conduit-il à remettre en doute une vision anthropocentrée qui, omettant des origines communes avec les « non humains », tend à placer l'espèce humaine à l'extérieur des écosystèmes, quand bien même il s'agirait de les préserver.

Alors que les exigences de la société individualiste sont telles que l’individu est amené à vivre en s’adaptant en permanence, le besoin d’attachement de l’adulte, comme celui de l’enfant, reste une nécessité, et paradoxalement c’est ce besoin qui ancre l’humain dans son animalité et lui permet de faire éclore son humanité (Delage, 2008).

Le lien à l’animal ainsi revisité donne tout son sens à la famille comme communauté d’affects et facteur de progrès social. Ce trait est exacerbé par le besoin de préserver ce qui fait la nature humaine notamment au sein de sociétés avancées où les technologies, essentiellement liées à des impératifs économiques, favorisent l’artificialisation. Ironiquement, bien que l’on puisse discerner ou postuler un changement de paradigme, la culture, bien souvent associé au modernisme, a promu une distanciation de l’humain vis-à-vis de la (sa) nature.

La présence de l’animal, au sein de l’espace social de la famille dans lequel les technologies numériques sont de plus en plus prégnantes, apparaît comme une veille naturelle pour l’acquisition des savoirs « intuitifs » pour l’humain. Les recherches dans le champ des neurosciences concernant les neurones miroirs montrent que nous partageons avec les animaux des capacités cérébrales qui permettent de ressentir l’état mental d’autrui qu’il soit ou non de la même espèce (Rizzolatti et Sinigaglia, 2008 ; Ehrenberg, 2008). Cette compréhension n’est pas issue d’un raisonnement conceptuel, mais d’une stimulation directe fondée sur les affects. Le savoir généré par cette expérience relationnelle donne forme à une certaine intelligence sociale. L’empathie en est un exemple (Bekoff, 2009 ; Cyrulnik, 2015).

Ce constat établi, si dans notre exercice l’insertion de l’animal au sein de la structure familiale peut contribuer à préserver une pulsion de vie chez certains individus malmenés par un environnement insécurisant, pour tous il participe à l’enrichissement du rapport au monde. Par sa position d'être d’attachement, l’animal au sens générique du terme apparaît comme un vecteur/facilitateur puissant pouvant stimuler l’élaboration psychique capable par connexion associative de lever des processus psychiques défensifs et permettre un accès au refoulement. Dans ce cadre, le fait que certains participants ayant eu un lien fort et bien souvent fusionnel avec un animal réussissent à l’insérer au sein de leur génogramme gagne en cohérence.

Depuis des temps immémoriaux, l’humain vit avec les animaux. Cette cohabitation adopte de multiples formes selon la place qu'on leur octroie. Aborder et élaborer cette relation par le biais du lien d’attachement qui les unit et que le génogramme rend visible permet un ancrage dans une réalité affective qui, ainsi posée, peut devenir un pilier solide sur lequel la pratique de l’accompagnement peut prendre appui.