Corps de l’article

Le moment de la séparation conjugale est un révélateur des pratiques parentales contemporaines, puisqu’on peut lire dans les choix relatifs à la garde des enfants les habitudes des pères et des mères en termes de disponibilité, de compétence et d’investissement dans l’éducation des enfants. Si, dans tous les pays occidentaux, les mères continuent d’avoir la charge quotidienne principale des enfants après un divorce ou une séparation (Bjarnson et Arnarsson, 2011), depuis quelques décennies émerge un modèle plus égalitaire dans lequel la répartition des tâches entre les parents déroge aux représentations traditionnelles des rôles parentaux (Parsons, 1955). Les premières organisations de « gardes physiques partagées[1] », qui consistent en un partage égal ou presque égal du temps de résidence des enfants chez chacun de leurs parents, ont été reconnues par la justice en Californie à la fin des années 1970. D’abord pratiquées en dehors d’un cadre légal, ces organisations paritaires de la garde des enfants ont été légalisées au tournant du vingt-et-unième siècle dans nombre de pays occidentaux comme l’Australie, le Canada et plusieurs pays d’Europe de l’Ouest. Sous différentes appellations – garde physique partagée aux États-Unis, garde partagée au Québec et en Espagne, hébergement égalitaire en Belgique, ou résidence alternée en France – cette organisation post-séparation progresse partout, tout en demeurant minoritaire.

En France, la résidence alternée, qui était confidentielle dans les années 1980 et 1990 (Neyrand, 1994 ; 2014), s’est développée plus largement depuis sa légalisation en 2002 (Carrasco et Dufour, 2015). Les données disponibles à ce sujet sont partielles, les plus complètes étant les statistiques du ministère de la Justice sur les décisions des juges relatives à l’établissement de la résidence[2] de l’enfant après la séparation des parents. Les dernières données accessibles[3], qui datent de 2012, établissent que la résidence alternée concerne 17 % des décisions de justice relatives aux séparations ou aux divorces avec des enfants mineurs. Dans 71 % des situations, la résidence est fixée chez la mère ; dans 12 %, chez le père (Guillonneau et Moreau, 2013)[4]. Au-delà des chiffres, les nombreuses polémiques françaises autour du bien-être des enfants en situation d’alternance (Côté et Gaborean, 2015 ; Hachet, 2016), ou les débats entre les « associations de pères » et les « féministes » (Dufresne et Palma, 2002), ont rendu difficile le travail sur cette question. Contrairement au foisonnement d’études sur la garde partagée dans le monde anglo-saxon (Nielsen, 2013a ; 2013b), il n’existe que très peu recherches empiriques en France qui cherchent à caractériser cette organisation. L’enquête pionnière de Gérard Neyrand (1994) est ancienne, et celle qui a été réalisée pour la Caisse nationale des allocations familiales (Brunet et al., 2008) ne porte que sur les parents alternants qui partagent les allocations familiales du fait qu’ils ont au moins deux enfants. D’autres travaux, plus récents, portent sur l’analyse des décisions de justice (Bessière et al., 2013) ou interrogent la réalité de l’égalité de genre dans ces configurations paritaires (Cadolle, 2009 ; Voléry, 2011). En France, il n’existe pas d’enquête sur l’expérience de la résidence alternée dans la durée. L’objectif de cet article est de penser cette nouvelle configuration familiale dans une perspective dynamique, qui soit à la fois attentive au genre et au passage des âges, aussi bien des parents que des enfants.

Pour les parents, l’expérience de la résidence alternée intervient principalement en milieu de vie et peut s’étendre sur de nombreuses années. La séparation conjugale qui l’initie constitue une bifurcation (Bessin et al., 2010) non prévue dans la vie des parents, qui crée des temporalités singulières. À l’échelle du temps de la vie quotidienne, les ex-conjoints doivent coordonner leurs emplois du temps en miroir, en articulant leurs calendriers et leurs agendas (Hachet, 2014). Cette contrainte de coordination avec l’autre parent se double d’une contrainte de proximité spatiale pour que les enfants puissent suivre une scolarité et se déplacer aisément entre les deux domiciles[5]. À l’échelle du temps de la vie, cette contrainte spatiale pèse sur le temps des projets (Boutinet, 2004) puisqu’elle impose une immobilité géographique[6]. Comme l’écrit la juriste Françoise Dekeuwer-Defossez, « par l’immobilité qu’elle requiert, cette garde alternée est un piège, une prison. En empêchant l’un des deux parents de changer de ville, elle établit une assignation géographique. Toute mesure tendant à la généraliser ne pourrait entraîner que des exigences insurmontables[7] ». Si le propos est dramatisé, en lien avec les projets législatifs d’alors, visant à établir une résidence alternée par défaut au moment des séparations avec enfants, cette position révèle les contraintes spatio-temporelles objectives de ce mode d’organisation[8]. C’est autour de cette « temporalité piégée » de la résidence alternée qu’est construit cet article.

La dynamique de la résidence alternée dans le temps est influencée autant par le passage des âges – des enfants comme des parents – que par les rapports de genre. Si le jeune âge des enfants peut être un frein à sa mise en place, tant l’évidence de la prévalence maternelle auprès des plus jeunes est partagée, l’adolescence est susceptible d’en bouleverser le cadre. Les formes de la parentalité alternée varient aussi selon l’âge des parents : les rapports à la carrière professionnelle, à la possibilité d’avoir d’autres enfants ou à l’opportunité d’une mobilité géographique ont des conséquences sur les décisions prises en termes d’organisation de la garde des enfants. L’âge des parents marque aussi une appartenance générationnelle, puisque le moment de la séparation s’insère dans une époque spécifique, caractérisée par des représentations et des pratiques spécifiques de la résidence alternée. Ce qui est attendu d’un père ou d’une mère après une séparation a changé au cours des dernières décennies. Les choix et les expériences parentales ne sont pas insensibles au genre (Legrand et Voléry, 2013) ; il est nécessaire de prendre ce facteur en compte pour comprendre les relations entre les parents et les relations d’un parent à son enfant. Pour compliquer le tout, les relations de genre entre les parents et les enfants évoluent avec l’âge des uns et des autres. C’est en nous appuyant sur une enquête par entretiens que nous appréhendons les différents moments de la résidence alternée au prisme de l’âge et du genre (voir encadré méthodologique).

Figure

Encadré méthodologique[9]

Encadré méthodologique9

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Le moment est un étalon de mesure du temps à la fois flexible dans ses dimensions et polysémique, qui par ses qualités s’adapte à l’observation de l’expérience socio-temporelle de la résidence alternée. Il est pensable comme un moment-instant et comme un moment-durée. Comme moment-instant, il permet de situer les différentes étapes du parcours des alternants à la fois dans le temps historique et dans les histoires de vie des acteurs. Comme moment-durée, il permet d’appréhender la dynamique temporelle de l’expérience. La première partie de cet article est consacrée au « bon moment » pour mettre en place une résidence alternée, et la deuxième partie aux effets de l’avancement en âge des acteurs de la résidence alternée.

« Le bon moment » pour mettre en place une résidence alternée : âge, genre, génération

La question de l’âge est double dans cette étude, dans la mesure où le travail sur la parentalité doit penser en même temps l’âge des parents et celui des enfants. Dans un premier temps, les statistiques disponibles permettent de fournir des données de cadrage. Dans un deuxième temps, nous montrons que les perceptions qu’ont les enquêtés des différences genrées dans les compétences parentales comptent pour déterminer le moment de la mise en place des résidences alternées. Dans un troisième temps, nous explorons à la fois le moment historique et le moment personnel dans lesquels se pose la question de l’entrée en résidence alternée.

Âge des parents, âge des enfants et résidence alternée

Trois types de sources ont été consultées dans l’objectif de fournir un cadre général à notre analyse. Les statistiques utilisées proviennent soit des données du ministère de la Justice, qui dénombre les décisions prises par les juges aux affaires familiales (Chaussebourg et al., 2009 ; Guillonneau et Moreau, 2013), soit d’enquêtes par sondage menées sur la population de parents alternants qui partagent les allocations familiales (Brunet et al., 2008), ou encore d’enquêtes sur les lieux de vie de la population, et en particulier des enfants (Domingo, 2013). Bien qu’elles ne soient pas directement comparables[10], les résultats de ces enquêtes vont dans le même sens quand il s’agit d’établir un lien entre l’âge des enfants, l’âge des parents et la résidence alternée.

Selon les statistiques du ministère de la Justice, la résidence en alternance selon l’âge des enfants décrit une courbe en cloche. Avec 11 % des décisions de justice, elle est relativement rare pour les enfants de moins de 5 ans, elle atteint un sommet entre 5 et 10 ans pour représenter un quart des décisions, puis décroit régulièrement jusqu’à ne représenter que 14 % des décisions relatives aux enfants de 15 à 18 ans. Parallèlement, la résidence chez la mère décroit avec l’âge tout en demeurant toujours majoritaire : 83 % pour les enfants de moins de 5 ans, 63 % pour les enfants de 15 à 18 ans. Enfin, l’attribution de la résidence au père est croissante avec l’âge des enfants – passant de 6 % à 23 % des décisions sur les mêmes classes d’âge (Guillonneau et Moreau, 2013, p. 22). D’après des données de 2009 concernant seulement le divorce, les décisions de résidence alternée sont supérieures aux décisions de résidence chez le père jusqu’à l’âge de 14 ans, et c’est l’inverse après cet âge (Chaussebourg et al., 2009, p. 22). Notons que ces décisions de justice concernant la résidence des enfants sont dans 80 % des cas le résultat d’une demande identique des parents, et non le fait du juge (Guillonneau et Moreau, 2013 ; Le Collectif Onze, 2013).

L’enquête « Famille et logement » établit les mêmes relations entre l’âge des enfants de parents séparés et leur résidence – cette fois, qu’il y ait eu ou non décision de justice et que cette décision ait été ou non respectée. Même si la catégorie « ensemble des enfants vivant régulièrement chez chacun de leurs deux parents » ne peut être identifiée à la résidence alternée, c’est entre 4 et 11 ans que celle-ci est la plus élevée : elle concerne un tiers des enfants de cette classe d’âge (Domingo, 2013). L’âge modal de l’aîné des enfants en résidence alternée dans l’échantillon analysé par la CNAF se situe dans la classe d’âge des 8 à 11 ans à hauteur de 37 %, alors que les moins de 5 ans constituent 6 % de l’échantillon et les plus de 15 ans, 10 % (Brunet et al., 2008, p. 96).

En résumé, les mères séparées résident toujours plus avec leurs enfants que les pères, quel que soit l’âge des enfants. La résidence alternée croît avec l’âge des enfants pour être maximale quand ils sont à l’école primaire, avant de diminuer à l’adolescence. Ces résultats sont congruents avec ceux qui ont été obtenus dans d’autres contextes nationaux et qui montrent la robustesse du lien entre l’âge des enfants et l’importance de la résidence alternée (Cancian et al., 2014 ; Sodermans et al., 2013). La courbe qui lie les décisions de résidence alternée à l’âge des parents a également la forme d’une cloche. « La fréquence de la résidence alternée, en moyenne de 19 % [quand les parents sont d’accord sur la demande] apparaît plus élevée chez les mères de 30 à moins de 40 ans et les pères de 35 à 45 ans. Cette fréquence se situe pour ces tranches d’âges autour 21-22%. A l’inverse, le taux de résidence alternée est plus faible dans les décisions impliquant un père et une mère de moins de 30 ans, où il atteint en moyenne 13 % pour les mères et 10 % pour les pères. Il en est de même mais dans une moindre mesure pour les parents plus âgés où ce taux se situe autour de 17 % (pour les plus de 45 ans) » (Guillonneau et Moreau, 2013, p. 23-24). Comme le résument les auteures, « [l]e choix d’une résidence alternée semble être fait un peu plus fréquemment par des parents d’âges intermédiaires. » (2013, p.24).

L’âge des parents est, sans surprise, lié à l’âge des enfants, au décalage de génération près. Les parents jeunes, dont on peut supposer qu’ils ont des enfants jeunes, demandent peu la résidence alternée, ainsi que les parents les plus âgés, qui sont en majorité en charge d’adolescents. Les effets de générations qui établiraient une préférence pour la résidence alternée de la part des parents les plus jeunes, en raison d’une socialisation plus égalitaire en matière de partages des tâches éducatives, ne sont pas clairement établis. L’influence des différences d’âge entre les pères et les mères est par contre avérée. La différence de cinq ans entre l’âge des pères et l’âge des mères quand les décisions d’alternance sont maximales correspondent aux différences constatées au moment de la mise en couple (Bozon, 1990a ; 1990b). Les débuts d’alternance interviennent donc plus tard pour les hommes que pour les femmes dans leur parcours de vie, ce qui n’est pas sans conséquence sur leur vie professionnelle ou leur vie amoureuse. Professionnellement, les mères qui commencent la résidence alternée sont moins avancées dans leur carrière que les hommes. Du point de vue de la vie amoureuse, les opportunités sont moins importantes pour elles. L’âge de 35 ans, qui est l’âge moyen du début de l’alternance pour une femme, correspond à un tournant dans la vie amoureuse, puisqu’à partir de cet âge, elle rencontre moins souvent et plus tardivement des partenaires sexuels que les hommes (Beltzer et Bozon, 2006). Les recompositions familiales sont donc moins fréquentes pour les femmes que pour les hommes, dans les situations de résidence alternée comme dans les autres.

La question de l’âge est donc double dans la problématique temporelle de la résidence alternée puisqu’elle concerne à la fois les enfants et les parents. Dans tous les cas, quand les enfants sont très jeunes, la résidence alternée est peu fréquente, ainsi que pour les parents qui appartiennent aux générations les plus jeunes. Les enfants les plus âgés sont également moins touchés par la résidence alternée, au moment des décisions de justice. La question du genre se lie à l’âge quand elle concerne les compétences perçues des pères et des mères selon l’âge des enfants au moment de la séparation.

Âge des enfants et genre des parents : des effets de report

Quand Ludovic (41-37)[11], réalisateur audiovisuel, qui vit dans le département des Hauts-de-Seine, se sépare de son épouse pour vivre avec une autre femme en 2009, sa fille est âgée de cinq ans et son fils de trois ans. Ludovic et son ex-conjointe ont attendu quatre ans avant de mettre en place une résidence alternée hebdomadaire. Il explique :

Déjà, comme je suis parti pour une autre, on va dire, un peu brutalement, je ne me voyais pas demander en plus de prendre les enfants, il me semblait évident de les lui laisser. En plus à ce moment-là j’ai lu pas mal de trucs sur Internet autour de la garde alternée et j’ai lu qu’avant six ans c’était un système trop déstabilisateur et qu’ils avaient besoin d’être avec leur mère. J’ai donc attendu en gardant un lien fort avec mes enfants.

Le lien évoqué par ce père tenait dans une organisation originale qui consistait pour lui à aller tous les matins des jours ouvrables chez son ex-conjointe pour réveiller, habiller, faire petit déjeuner et amener ses enfants à l’école, et les avoir à son domicile un week-end sur deux et la moitié des vacances.

Magalie (40-39), enseignante en Seine-Saint-Denis, a commencé en 2013 une résidence alternée de ses deux fils de treize et neuf ans, après six mois de transition pendant lesquels les parents résidaient sous le même toit tout en étant séparés. Elle parle ainsi des aptitudes éducatives de son ex-conjoint :

Il essaie déjà de les nourrir. Il ne sait pas du tout pour le travail scolaire. Ce qu’il a découvert sur les six mois de transition c’est l’appartement, il a découvert les placards, l’entretien, les lessives, cuisiner, il a découvert tous les aspects pratiques pendant les six mois où j’étais là, entre la décision de séparation et la séparation effective.

Elle précise les raisons du choix du moment de la séparation :

– […] Je ne voulais pas qu’il soit un papa avec que les moments de loisirs. C’est pour ça aussi que la séparation a eu lieu à ce moment parce que les enfants commençaient à être autonomes et lui je savais qu’il pouvait s’en occuper, sinon ç’aurait pas été possible. Sur des enfants plus petits c’était moi qui les avais. Et dans ce cas autant rester ensemble et s’arranger pour faire quelque chose de relativement supportable. Parce que pendant des années on a géré les enfants ensemble, on n’était pas physiquement séparés mais c’était de la cohabitation autour des enfants.

– Vous vous êtes dit : j’attends que les enfants soient plus grands ?

– Je me le suis pas dit aussi clairement que ça mais maintenant c’était possible. Alors qu’avant je ne l’avais pas envisagé. Et c’est aussi parce que au cours des dernières années lui il avait commencé à recréer des liens avec les enfants. Comme il les avait le week-end [en raison d’activités maternelles en fin de semaine sur les dernières années de vie commune], il a appris à s’en occuper et être avec eux. Pendant longtemps comme je partais le samedi en début d’après-midi, le repas du samedi soir était prêt. Pendant deux ans, il n’avait qu’à réchauffer. Après les trois dernières années il a appris à se débrouiller pour faire quelque chose… enfin à sortir le paquet de chips et le jambon.

Lorsque Louise (43-33), architecte à Paris, quitte Arnaud (43-33), également architecte, en 2003, leur fille a cinq ans et leur garçon deux. Peu capables de discuter, ils ont recours à la médiation familiale pour organiser concrètement leur séparation. D’après Arnaud, ils partent sur un principe de résidence alternée, qui s’établit d’abord sur un rythme infra hebdomadaire égalitaire pendant cinq ans, puis sur un rythme hebdomadaire les cinq années suivantes. Louise, rencontrée dans un second temps, contredit les dires d’Arnaud et déclare qu’ils avaient fait « du sur mesure étant donné l’âge des enfants » pendant huit ans et que la résidence hebdomadaire avait été mise en place seulement depuis un an et demi[12]. Elle explicite de son point de vue les conditions de la mise en place de la résidence alternée infra hebdomadaire, au moment de leur séparation :

À l’époque leur père se sentait pas forcément en mesure d’assurer pleinement la gestion de deux enfants assez petits et donc c’est pour ça qu’on était parti sur ce principe. C’était bien sûr un principe de garde alternée mais avec un partage dans le temps… qui faisait que c’est moi qui avais les enfants… enfin la charge des enfants […] c’était quand même moi qui gérais tout quoi… leur linge, leurs affaires, ils revenaient de chez leur père avec des habits sales et je les renvoyais propres.

Quand les enfants sont âgés de dix et treize ans, c’est encore par un recours à la médiation familiale qu’ils s’accordent pour passer à une alternance hebdomadaire. Cette médiation, selon Louise, a permis de « parler du partage des tâches » à un moment où « elle ne supportait plus de tout faire » et que leur fille « en avait assez de trimbaler ses affaires ».

Les situations décrites par Magalie et par Louise sont marquées par des différences d’investissement des pères et des mères dans la prise en charge des enfants avant la séparation, mais également après. Toutes deux veulent, au moment de la rupture (qu’elles ont toutes les deux initié), que les enfants aient un père qui soit présent au quotidien dans leur éducation. Les arrangements des deux mères sont alors différents. Dans le cadre de la médiation familiale, Louise met en place une résidence alternée « sur mesure » pour tenir compte des « incompétences » paternelles. Le choix d’un rythme infra hebdomadaire permet à Louise de continuer à prendre en charge l’essentiel des aspects pratiques de l’éducation des enfants, particulièrement en matière de linge. Magalie, quant à elle, décrit sa relation conjugale comme « relativement supportable » ou comme une « cohabitation autour des enfants », mais elle ne peut envisager de se séparer du père de ses enfants tant que ces derniers ne sont pas suffisamment « autonomes ». En effet, le père est décrit comme très éloigné des préoccupations éducatives, que ce soit pour la préparation des repas ou pour le travail scolaire. Contrairement à Louise, elle ne met pas en place une résidence alternée avec des enfants petits, même en adoptant un rythme adapté, mais attend que les enfants grandissent. Le bon moment de la séparation pour elle est le moment où son ex-conjoint est en mesure d’assumer la prise en charge de ses enfants, moment qui intervient quand ils sont âgés de huit et douze ans. Louise n’attend pas pour se séparer que ses enfants soient autonomes, mais adapte l’organisation de la garde des enfants à leur âge et aux compétences paternelles. Au moment de la mise en place de la résidence alternée hebdomadaire, ses enfants de dix et treize ans ont des âges comparables à ceux de Magalie. Dans ces deux cas, il semble que les mères s’adaptent aux compétences paternelles, quand elles ne participent pas, comme Magalie, à apprendre au père « son métier ».

Dans le cas de Ludovic, ce n’est pas le sentiment d’incompétence paternelle qui a conduit à ne pas demander tout de suite un partage du temps de résidence des enfants. En effet, il participe quotidiennement à leur prise en charge, en se rendant au domicile de son ex-conjointe. S’il reporte la demande de résidence alternée, c’est d’abord en raison d’un sentiment de culpabilité, mais aussi parce qu’il craint que ce mode de garde soit nocif pour des petits enfants. Dans le corpus analysé, le sentiment de culpabilité de celui ou celle qui est à l’origine de la rupture est fréquent parmi les enquêtés[13], ce qui a des conséquences sur la formulation des préférences en matière de résidence des enfants. Celui ou celle qui part, comme Ludovic, ne se permet pas de demander « en plus » la garde des enfants. Cette inopportunité de demander la résidence alternée pour celui qui est à l’origine de la rupture conduit à reporter dans un futur indéterminé la possibilité de partager le temps de résidence des enfants. Ce n’est pas le bon moment, il faut attendre un moment plus opportun en matière de relations parentales. Pour Ludovic, il a aussi fallu attendre que les enfants grandissent pour qu’il ne craigne plus de les mettre en danger. La crainte des dangers que la résidence alternée fait subir aux petits enfants est véhiculée par un ensemble de croyances, diffusé par certains pédopsychiatres, qui soulignent la nécessité pour les plus jeunes de rester avec leur parent de référence, le plus souvent la mère, de façon permanente « avant six ans », pour construire une base de sécurité affective. Gérard Neyrand note qu’« au tournant des années 1990, la vision de cette pratique était encore très négative, alimentée par une certaine tradition des discours cliniques, psychanalytiques ou non, qui la dénonçaient comme déstabilisante pour l’enfant » (2014, p. 6). Cette perception négative nous semble encore vivace aujourd’hui (Hachet, 2016).

Ces discours et leur diffusion sur Internet participent à décourager certains couples parentaux, et plus encore des pères comme Ludovic, à envisager de mettre en place une résidence alternée pour leurs jeunes enfants. Convaincu du danger, Ludovic attend que ces enfants grandissent. Le moment opportun pour mettre en place une résidence alternée intervient quatre ans après la séparation, quand les enfants sont âgés de sept et neuf ans et quand la mère des enfants a retrouvé un conjoint. La crainte de la mise en danger des enfants s’est donc éteinte du fait de leur âge, comme la culpabilité paternelle d’être à l’origine de la rupture. Le dernier facteur qui a permis à Ludovic et à son ex-conjointe de mettre en place une résidence alternée vient du fait que « la demande de résidence alternée est venue des enfants qui se demandaient pourquoi ils ne faisaient pas comme certains de leurs copains à l’école ». L’initiative des enfants, sur imitation de leurs pairs dans la même situation, est l’élément déclencheur du moment de l’alternance, mais il intervient quand les différents freins ont été levés.

Si nombre de parents rencontrés ont commencé l’alternance dès le début de la séparation, en arguant de l’égalité des pères et des mères dans l’éducation des enfants, et en prolongeant les pratiques égalitaires qui étaient à l’œuvre avant la rupture conjugale, les trois situations présentées ici retiennent l’attention dans la mesure où l’un ou l’autre des parents a attendu le bon moment pour commencer une résidence alternée ou pour en modifier le fonctionnement. Dans les trois cas, le choix du bon moment est lié à l’âge des enfants et aux compétences réelles et perçues des pères et des mères dans la prise en charge des enfants. Le moment d’alterner est alors « le temps de l’occasion opportune » (Bessin, 1998) : certains pères attendent de se sentir prêts et certaines mères attendent que les pères soient prêts. Le bon moment pour mettre en place une résidence en alternance est aussi le moment de l’histoire dans lequel se situe la rupture conjugale.

Rapports de genre, expériences et générations

Christian (54-48-36), militaire retraité qui habite dans un village de Saône-et-Loire, a connu deux mariages et deux divorces. Il se marie une première fois en 1984 et a trois enfants de ce premier lit. Quand il divorce en 1997, à l’âge de trente-six ans, ses trois enfants ont douze, sept et quatre ans.

On a eu un divorce classique, tous les quinze jours et la moitié des vacances. Ça s’est mal passé dans le sens où au bout d’un moment je ne voyais plus mes enfants, et maintenant qu’ils sont adultes, je me suis battu des années pour les avoir, ils me reprochent indirectement de les avoir abandonnés. La maman a refait l’histoire de son côté.

Christian se remarie en 2001, et il a deux nouveaux enfants, qui ont sept et quatre ans quand il se sépare en 2009, à quarante-huit ans, avant une ordonnance de non-conciliation en 2011 et un divorce en 2014. Lors de son second divorce, Christian, met en place une résidence alternée dès le moment de la rupture : « C’était pour moi impossible de refaire ce que j’avais fait lors du premier divorce. C’est trop de souffrance. Après six ans de batailles judiciaires j’ai arrêté, c’est trop masochiste […]. » À la question de savoir s’il avait pensé mettre en place une résidence partagée lors de son premier divorce en, 1997, il répond : « ça existait pas vraiment à ce moment-là et je pouvais pas arrêter de travailler ».

Claude (54-52-33-27), de la même cohorte de naissance que Christian, vit dans un village du Gers et exerce la profession de magasinier. Il a cinq enfants de trois mères différentes : il s’est marié deux fois, a divorcé deux fois et s’est séparé une fois. Comme son contemporain, il a mis en place une résidence alternée lors du dernier divorce. Marié une première fois en 1981, il a deux enfants qui ont cinq et deux ans au moment où il divorce (en 1988, à vingt-sept ans). En 1994, à l’âge de trente-trois ans, il se sépare de la mère de son troisième fils alors que celui-ci a un an. En 1995, il épouse sa nouvelle compagne, avec qui il a deux enfants ; ils se séparent en 2013. Claude a alors cinquante-deux ans, les enfants sont âgés de quinze et dix ans. Au moment de l’entretien, il est en instance de divorce. En 1988 comme en 1994, il ne pense pas à la résidence alternée « qui ne se faisait pas du tout. C’était impossible. On avait aucun écho de cette organisation ».

Mais, lors de sa dernière séparation, il la met en œuvre immédiatement :

parce qu’en fait, quand un parent a un enfant un week-end sur deux et la moitié des vacances, il ne les éduque pas, ils sont là en vacances et par expérience je voyais qu’ils manquaient de repères, et par chance ils sont tous revenus avec moi. Mais toute ma génération – ici on est de 1961 – ils se sont tous séparés et tous ont pratiqué un week-end sur deux et tous ont eu des soucis […] C’est le plus équilibrant pour les enfants. Avec la résidence alternée, on éduque à peu près correctement ses enfants.

Monique (67-39) alterne la résidence de ses enfants à une époque où cette pratique est confidentielle. Elle est médecin dans une petite ville de Vendée, et se sépare du père de ses enfants, également médecin, en 1985, à l’âge de trente-neuf ans. Ses deux filles ont alors quatorze et onze ans, son fils est âgé de six ans. Elle précise :

C’est moi qui avais la charge des enfants, c’est moi qui les portais même si mon mari faisait des choses il les faisait quand ça lui convenait […] moi il me semblait logique que sa place de père soit préservée, c’était quelque chose comme ça de clair. Je pensais que priver les enfants de leur père était pas une solution. Je pensais, je dirais pas que c’était militant mais presque.

Pour discuter d’une organisation équilibrée entre le père et la mère post divorce, Monique a convaincu son mari d’aller rencontrer la jeune association catholique « Père, mère, enfant » dont le siège se situait à Versailles. Cette association militait pour la place des pères dans les situations de divorce – à une époque où ils n’en avaient pas – et cette médiation associative leur a permis de penser la possibilité de partager le temps de résidence de leurs enfants.

Dans les trois cas, les séparations (ou les premières séparations) sont intervenues à un moment de l’histoire dans lequel la résidence en alternance n’était pas légalisée. Un arrêt de la Cour de cassation du 2 mai 1984 rappelle l’interdiction de « la garde alternée ». Claude en 1988 et en 1994, et encore Christian en 1997, ne pensent pas à la résidence alternée par ce qu’ils n’en ont « aucun écho » ou précisent que « ça n’existait pas vraiment à ce moment-là ». Ils ne peuvent donc pas l’envisager ni la demander. Ils se retrouvent tous les deux dans des situations de « garde classique » avec des expériences plus ou moins heureuses avec leurs enfants. Mais, dans les années 1980, certains pionniers (Neyrand, 1994), comme Monique et son ex-mari, la mettent en pratique dans les faits. Monique décrit un acte « presque militant » visant à égaliser les positions des pères et des mères vis-à-vis des enfants[14]. Après 2002, la légalisation de la résidence alternée a permis à une population moins dotée socialement d’en « entendre l’écho », pour reprendre l’expression de Claude, et de pouvoir l’envisager. Le moment historique dans lequel a lieu la séparation influence donc la possibilité d’envisager une résidence alternée. Avant qu’elle ne soit légalisée, et par là même médiatisée, seuls les plus dotés culturellement et socialement peuvent l’envisager. Quand le droit valide les pratiques, une population plus élargie peut s’en emparer. L’époque compte, mais l’expérience aussi.

C’est ce qu’on voit dans les cas de Christian et Claude, tous deux investis dans leurs paternités. C’est leur expérience déçue de premières séparations – en plus de la légalisation de la résidence alternée – qui les a convaincus d’envisager et de mettre en place une résidence alternée directement au moment de leur dernière séparation (en 2011 pour l’un et en 2013 pour l’autre). À la suite d’un divorce très conflictuel dans lequel il avait une garde classique, Christian a fini par ne plus voir ses enfants de son premier mariage[15]. Cette expérience qu’il décrit comme « douloureuse » l’a conduit à demander et à obtenir la résidence alternée de ses deux nouveaux enfants au moment de sa deuxième séparation. Claude a aussi expérimenté la garde classique et n’en a pas été satisfait, pas plus que ses amis de la même « génération ». Il veut éduquer ses enfants et considère que c’est la résidence alternée qui le permet le mieux, qui est la plus « équilibrante » pour les enfants.

Or, ce n’est pas seulement une question d’envie, c’est aussi une question de possibilité organisationnelle. Si la situation professionnelle de Claude a toujours été compatible avec la possibilité de s’occuper de ses enfants, il n’en était pas de même pour Christian. Lors de son premier divorce, il ne pouvait pas « arrêter de travailler », alors que son métier exigeait beaucoup de déplacements. Lors de son deuxième divorce, il s’est vite arrangé pour être en retraite avec l’objectif de pouvoir s’occuper de ses enfants la moitié du temps. Cet aménagement a été possible pour lui à la fois parce qu’il était militaire et parce qu’il était suffisamment avancé en âge pour pouvoir y prétendre. Ces deux pères âgés sont dans des logiques de refondation (Bessin et al., 2005, p. 82). Ils entrent dans la catégorie des « parents après 40 ans » décrits par Marc Bessin et Hervé Levilain comme plus investis dans l’éducation de leurs enfants dans la mesure où ils peuvent réduire leur investissement professionnel (2005 ; 2012).

Le bon moment pour entrer en résidence alternée est lié à l’âge des enfants et aux perceptions genrées de la compétence parentale des pères et des mères. Il est aussi lié à l’époque de la séparation, à l’autorisation juridique et à la diffusion sociale de la pratique. Ainsi les mêmes pères qui n’ont pas envisagé l’alternance dans les années 1980 et 1990 le font immédiatement après 2002. Plus âgés, déçus de leurs premières expériences de séparation, ils s’investissent plus au moment de ruptures conjugales ultérieures. Les effets d’âge, les effets de génération et les effets d’époque se lient pour rendre envisageable l’entrée en résidence alternée[16].

Passage des âges, aménagements temporels et sorties de résidence alternée

Quelles que soient les circonstances qui y conduisent, la mise en place d’une résidence alternée est un moment-instant qui ne laisse en rien présager de sa pérennité, ni de la façon dont elle peut se dérouler par la suite. En effet, les enfants qui grandissent peuvent perturber les agencements temporels initiaux par leur plus grande implication dans les arrangements parentaux, implication qui n’est pas neutre au genre. Dans le moment que dure l’alternance, dans ce moment-durée, les contraintes temporelles identiques qui pèsent sur les parents sont de nature à atténuer les différences de genre dans les organisations temporelles, les pères comme les mères devant adapter leurs emplois du temps. Enfin, l’alternance prend fin quand les enfants partent du domicile, ou avant quand les dissonances biographiques des parents les conduisent à choisir de se libérer des contraintes qui y sont inhérentes.

Quand les enfants et les fratries grandissent…

Geneviève (65-34), professeur du secondaire retraitée, domiciliée dans l’Essonne, a divorcé en 1982, avec une fille de six ans et un garçon de trois ans pour lesquels elle a mis en place immédiatement une résidence en alternance :

Au début, quand ils étaient petits, c’était trois jours –  trois jours. Après, les enfants ont grandi un petit peu et ça les faisait suer de déménager si souvent, je dirais quand grosso modo quand ils sont rentrés au collège. Quand ma fille est rentrée au collège – puisqu’il y a trois ans de différence entre les deux, on a fait une semaine – une semaine. Et puis après, au Lycée, quinze jours – quinze jours.

Christophe (42-38), enseignant en pâtisserie dans les Pyrénées Atlantiques, est le père d’une fille de seize ans et d’un garçon de onze ans. Avec son ex-conjointe, ils ont mis en place une résidence alternée hebdomadaire de leurs enfants au moment de leur séparation, en 2012. Depuis peu, la fille de Christophe ne suit plus le même rythme que son frère :

Elle va beaucoup moins chez sa mère, la garde alternée elle en a marre. Dans le mois elle y va une semaine à peu près […] Jusqu’à maintenant, ils partaient tout le temps ensemble et maintenant elle laisse parfois son frère partir une semaine et elle, elle reste […] parce qu’à 16 ans c’est l’âge mère-fille ou c’est un peu… Pourtant moi je la retiens pas forcément à la maison pour qu’elle reste ici. Et puis je pense que ça lui fait du bien aussi d’être séparée de son frère, pas 24 sur 24 ensemble quoi.

Marion (43-34), employée de pôle emploi dans une ville de la Sarthe, se sépare de son mari quand sa fille a quatorze ans et son fils cinq ans. Quand sa fille entre au lycée, à l’âge de quinze ans, elle demande à aller une semaine sur deux chez son père alors qu’elle avait passé un an à vivre chez sa mère, avec son frère, plus jeune de neuf ans, en voyant son père un week-end sur deux et la moitié des vacances. Elle explique les motifs du changement :

Mes relations avec ma fille étaient très tendues à l’adolescence et elle ne s’entendait pas du tout avec son frère. Elle a demandé à habiter une semaine sur deux chez son père quand elle est entrée au lycée et c’est devenu beaucoup plus respirable.

Dans les trois cas mentionnés, les fratries comprennent deux enfants, avec une fille aînée et un fils cadet. La décision d’un changement de rythme dans l’organisation résidentielle est le fait des enfants, et dans tous les cas de l’aînée. Pour les enfants de Geneviève, la raison du changement provient d’une lassitude du transport des affaires d’un domicile à l’autre, lassitude qui croît avec l’âge, comme le souligne le rapport de la CNAF sur la résidence alternée :

Le rythme évolue souvent avec l’âge des enfants, à la demande de ces derniers. Au moment de l’adolescence, les enfants se plaignent de l’inconfort des allers-retours. Ils souhaitent pouvoir investir leur chambre dans chaque domicile et sont lassés des transferts de valises d’un domicile à l’autre. Il est donc fréquent qu’ils demandent à augmenter le temps passé dans chacun des domiciles : généralement, les enfants devenus adolescents préfèrent le rythme bimensuel à l’alternance hebdomadaire (Brunet et al., 2008, p. 35).

Les changements de rythme de l’alternance de Geneviève sont en ce sens typiques et sont congruents avec les données statistiques du ministère de la Justice. En effet, d’après les données de la Chancellerie – dont il importe de rappeler qu’elles n’indiquent que les décisions prises par les juges, et pas nécessairement les pratiques qui s’ensuivent –, le rythme décidé au moment de la mise en place de l’alternance est d’autant plus rapide que les enfants sont jeunes, la fréquence des changements de domicile tendant à diminuer au fur et à mesure de l’avancée en âge des enfants. Si le rythme hebdomadaire est toujours très majoritairement retenu, quel que soit l’âge des enfants, puisqu’il concerne 86 % des décisions de résidence alternée (Guillonneau et Moreau, 2013), l’alternance par quinzaine est plus importante pour les adolescents de 15 à 18 ans, même si elle reste inférieure à 5 % des cas (Chaussebourg et al., 2009).

Dans le cas de Geneviève, c’est le passage d’un cycle scolaire à l’autre de la fille aînée qui motive les changements de rythme. Comme le fils cadet est de trois ans plus jeune, son rythme est adapté aux besoins de sa sœur et tous deux suivent le même rythme. Ce n’est pas le cas dans les situations de Christophe et de Marion, dans lesquelles l’écart d’âge entre les enfants est plus important – de cinq ans pour Christophe et de neuf ans pour Marion. Dans les deux cas, les filles aînées à l’âge du lycée s’entendent mal avec leur mère et sont éloignées en âge de leur jeune frère ; elles augmentent de ce fait leur temps de présence chez leur père. La fille de Marion passe d’une garde classique chez sa mère à une résidence alternée égalitaire entre les domiciles de ses deux parents. Ainsi, depuis la séparation de leurs parents, et jusqu’à la majorité de la fille aînée, ces deux frères et sœurs ont vécu un an ensemble en résidence principale chez leur mère, puis ils ont partagé le toit maternel une semaine sur deux et le toit paternel un week-end sur deux, en dehors des vacances[17]. La fille de Christophe, sensiblement au même âge, ne suit plus toujours son frère chez sa mère lors des alternances hebdomadaires. Sur un mois, elle passe alors deux semaines avec son frère sous le toit paternel, puis une semaine avec lui sous le toit maternel.

Selon l’âge des enfants au moment de la séparation, leur avis pèse plus ou moins lourd dans les décisions organisationnelles. Il gagne en importance dans le déroulement de l’alternance, au fur et à mesure qu’ils grandissent. Les enfants influencent les réaménagements du cadre temporel : de façon indirecte par l’impression de bien-être ou de mal-être qu’ils communiquent aux parents, de façon directe par leur intervention dans des discussions plus ou moins formelles, et enfin par leur possibilité d’être entendus par la justice. C’est le plus souvent le rythme de l’alternance qui est modifié, pour l’ensemble des enfants, mais le tableau peut se compliquer dans les fratries et n’est pas insensible au genre.

Ces cas singuliers rencontrés au cours de l’enquête, même s’ils ne permettent pas de construire des généralités sur l’alternance des fratries, contreviennent néanmoins aux principes du Code civil et aux pratiques des juges, qui tendent à ne pas séparer les fratries[18]. Si ce principe semble être observé au moment des décisions de justice, les familles séparées adaptent les rythmes des enfants au fil de l’avancée des âges. Nous savons que la résidence chez le père augmente avec l’âge des enfants, alors même que la résidence en alternance diminue (Guillonneau et Moreau, 2013), mais il n’existe pas de données longitudinales en France qui permettraient de croiser le sexe des enfants à l’adolescence, la différence d’âge des fratries et l’évolution des rythmes de la résidence alternée. Notre corpus d’entretien ne permet pas d’aller plus loin sur ce point même s’il soulève la question des relations de genre entre parents et enfants dans l’organisation de la résidence en alternance. L’adolescence est de ce point de vue une période particulière d’adaptation des temporalités de la résidence en alternance.

Adaptations professionnelles et géographiques des pères et des mères en situation d’alternance

L’exemple de Christian (54-48-36), évoqué précédemment, qui arrête de travailler à l’âge de 52 ans, est un cas extrême d’adaptation professionnelle. S’il a pu se rendre pleinement disponible à ses enfants une semaine sur deux, c’est en raison de son parcours avancé dans le cycle de vie, de sa carrière militaire préalable et de revenus de la propriété complémentaires. Les autres parents rencontrés, femmes ou hommes, adaptent aussi leurs organisations professionnelles, même si c’est dans une moindre mesure.

Bernard (44-43), consultant dans l’industrie pharmaceutique, résidant dans l’Essonne, convient avec son employeur de fixer ses déplacements dans les semaines où il n’a pas ses filles. Manuel (43-40), ouvrier à la direction départementale de l’équipement en Saône-et-Loire, demande à son employeur à passer à 80 % pour pouvoir être en congé un mercredi sur deux et consacrer ce temps à ses trois garçons. Lisa (40-36), journaliste à Paris, compense ses journées de travail plus courtes les semaines où elle a ses enfants par des charges plus lourdes les semaines où ils ne sont pas avec elle. Stéphane (34-30), opticien dans une ville de Côte d’Or, ne travaille pas un vendredi sur deux pour pouvoir récupérer ses filles à l’école à 16 h. Les parents enseignants demandent des emplois du temps compatibles avec la résidence alternée quand ils ont des enfants petits, en adaptant leur service aux horaires de l’école. Dans tous les cas mentionnés ici, la négociation avec l’employeur a toujours été possible, et la satisfaction obtenue, aussi bien pour les pères que pour les mères. Tous les parents de jeunes enfants rencontrés ont choisi de se rendre disponibles à leurs enfants dans les moments où ils sont en résidence avec eux, en aménageant leurs horaires de travail. Mais certaines situations d’alternance sont plus complexes, quand les horaires de travail ne sont pas négociables ou que l’éloignement géographique d’un parent oblige l’autre à des adaptations beaucoup plus importantes.

Karine (38-36), vendeuse dans un village du Gers, s’est séparée de son compagnon en 2013. Ses deux enfants de douze et dix ans sont en résidence principale chez leur père :

[Je ne peux] pas du tout du tout [modifier mes horaires de travail]. J’étais à 30 heures parce que je voulais me garder le mercredi, je suis passée à 35 pour des raisons financières, le mercredi je ne l’ai même plus. Le seul jour où je peux être totalement avec mes enfants c’est le dimanche. J’ai demandé le samedi à mon patron, il m’a dit : « soit tu fais tes 35 heures soit tu fais 30 heures ». Donc j’ai pas le choix quoi. Finir à 20 heures c’est pas un choix, travailler le samedi c’est pas un choix. C’est une nécessité de vie. J’ai deux enfants derrière.

Nadine (40-34), infirmière résidant à Paris puis dans le Val d’Oise, séparée en 2004, a une fille âgée de onze ans au moment de l’entretien :

L’alternance s’est pas faite immédiatement après la séparation. Enfin si, il y a eu une tentative d’alternance au tout début quand [ma fille] avait cinq ans mais son papa a déménagé très vite en banlieue et moi, à ce moment-là il n’était pas question que j’aille vivre en banlieue donc du coup l’alternance s’est arrêtée.

Si elle choisit ensuite de ne voir sa fille qu’un week-end sur deux et le mercredi, c’est parce qu’elle ne veut pas suivre son ex-conjoint en banlieue. Mais cette situation ne dure pas :

À l’entrée en sixième, donc deux ans après je ne pouvais plus bénéficier des mercredis avec elle puisqu’elle avait classe, donc là je me suis dit que c’est moi qui allais me rapprocher d’elle puisqu’elle voulait être scolarisée en banlieue, dans l’établissement où elle avait ses copains qu’elle avait connus en CM1 CM2. Et donc j’ai décidé de louer un appartement là-bas et d’y vivre une semaine sur deux avec elle et la semaine où je ne l’avais pas, je rentrais à Paris dans mon appartement […] la semaine où je travaillais du lundi au lundi soir je vivais à Paris et je n’avais pas [ma fille] et le lundi soir je la récupérais et j’avais six jours de repos en banlieue.

Laurent (50-43), cancérologue à Marseille puis à Paris, s’est séparé de la mère de son fils de quatre ans en 2006.

On résidait à Marseille et fin 2006, j’ai demandé une garde alternée qui a été refusée. J’avais mon fils un week-end sur deux et deux jours dans la semaine, les semaines où je n’avais pas les week-ends. On allait progressivement vers une résidence alternée. En 2009, sa mère est montée sur Paris en milieu d’année. La justice n’a pas trop aimé, elle m’a donné la garde pleine sur l’argument qu’on ne fait pas quitter l’école en milieu d’année. En septembre, sa mère a récupéré la garde pleine et j’avais un week-end sur deux. Ce système de garde ne me convenait pas, j’ai décidé de changer professionnellement et de monter sur Paris. Installé à Paris en septembre 2010, j’ai demandé à nouveau une résidence alternée qui m’a été refusée, avec une enquête sociale, des psychologues et tout, alors qu’il n’y en avait pas eu auparavant. C’est seulement en mars 2011 que la justice a tranché en faveur d’une vraie garde alternée qui a commencé en septembre 2011 quand mon fils avait dix ans.

Karine est contrainte par son activité professionnelle qui l’occupe en soirée, les mercredis et les samedis. Son emploi du temps professionnel, non négociable, comme ses besoins de revenus avec « deux enfants derrière », ne lui permettent pas d’être disponible une semaine sur deux pour s’occuper de ses enfants. Cette situation rare d’une mère qui ne voit ses enfants que le dimanche[19] montre par l’absurde la nécessité pour les parents alternants d’avoir une activité professionnelle compatible avec les horaires scolaires des enfants[20]. Nadine, comme Laurent, ont connu des changements dans le mode de garde de leurs enfants, du fait principalement de l’éloignement géographique de l’autre parent. Mieux dotés socialement et économiquement que Karine, ils sont parvenus à modifier leur activité professionnelle et à changer de lieu de résidence pour pouvoir vivre, ou continuer à vivre, avec leurs enfants la moitié du temps. Dans les deux cas, ils doivent résoudre des « équations temporelles » (Grossin, 1996) qui comportent des inconnues spatiales et professionnelles. Il s’agit de pouvoir se rapprocher du domicile de l’autre parent, et d’adapter sa vie professionnelle à cette nouvelle contrainte. Nadine, résidant à Paris, n’envisage pas d’aller en banlieue, mais veut vivre à mi-temps avec sa fille, qui y est scolarisée. Sa solution a consisté en la location d’un appartement à proximité du domicile de son ex-conjoint, pour y vivre une semaine avec sa fille, et à aménager son emploi de manière à ne pouvoir travailler qu’une semaine sur deux à Paris, tout en résidant dans la capitale. Elle vit, comme sa fille, une alternance résidentielle pendant quelques mois. Toutefois, la lourdeur et le coût de cette organisation l’ont conduit par la suite à vendre son appartement à Paris, à acheter une maison dans la ville de son ex-conjoint et à revenir à des horaires de travail classiques. Dans ce cas, c’est la mère qui s’est adaptée aux mouvements de son ex-conjoint. À l’inverse, Laurent s’est adapté aux mouvements géographiques de son ex-épouse. Contraint par des distances beaucoup plus importantes, il change de ville et de travail pour pouvoir se rapprocher de la mère de son fils. Il finit, après de longues procédures judiciaires, à obtenir la résidence alternée. Il vit ces changements comme un déracinement et décrit son nouveau métier, comme « un peu un boulot alimentaire », alors qu’il était « engagé dans une carrière hospitalo-machin sur Marseille ». Le prix à payer pour continuer une résidence alternée devient de plus en plus lourd pour lui, comme la suite de son récit en témoigne dans la dernière section.

La résidence en alternance contraint donc les parents géographiquement puisqu’ils doivent « vivre en satellite », selon l’expression d’une mère interrogée, pour que cette organisation perdure. Elle les contraint temporellement de deux manières. D’abord dans les temporalités de la vie quotidienne, dans la mesure où ils doivent pouvoir articuler de façon pendulaire leurs activités professionnelles et leurs responsabilités parentales[21]. Ensuite, dans les temporalités plus larges de la biographie, puisqu’elle oblige les parents à sursoir à leurs projets de mouvement ou à suivre ceux de l’autre parent. Dans ce sens, elle pèse sur la trajectoire des acteurs.

Âge, dissonances biographiques et sorties d’alternance

Le rapport de la CNAF dénombre cinq raisons qui mettent fin à l’alternance : la décohabitation de l’enfant en particulier par le recours à l’internat, le passage de l’enfance à adolescence associé d’une demande de stabilité des enfants, le déménagement de l’un des parents, des relations harcelantes entre les parents et les désaccords entre les ex-conjoints sur l’éducation (Brunet et al., 2008, p. 37). Si ces différentes causes sont bien évidemment explicatives des sorties de résidence alternée – plusieurs d’entre elles ont été évoquées dans l’article –, cette liste ne mentionne pas les conflits internes propres aux parents quand ils sont confrontés à des dissonances biographiques. Dissonances qui s’expriment au moment où se présentent des opportunités professionnelles, de rencontres amoureuses ou de recompositions familiales qui deviennent incompatibles avec « l’assignation géographique » propre à la résidence alternée.

Stéphane (34-30), opticien dans une ville de Côte d’Or, est affirmatif sur son engagement dans la durée auprès de ses filles de huit et dix ans.

La garde alternée pour moi c’est un choix donc pour moi j’imagine pas la garde autrement que la résidence alternée. Après on a ses ambitions, mais c’est vrai que clairement moi je ne peux pas déménager, je dois rester à X ça c’est sûr. Après c’est un état de fait, j’ai des enfants, j’en suis très heureux mais je sais que si je rencontre quelqu’un qui est de n’importe où, je sais moi que je ne peux pas déménager et que je ne déménagerai pas.

Bojan (38, 31), professeur des écoles en Seine-Saint-Denis, a deux filles de neuf et douze ans et parle de blocage à ce propos : « Aller dans le sud, c’est pas possible. Là j’ai une relation avec quelqu’un qui habite dans le Doubs, en bien voilà, c’est un blocage, et pour moi ce blocage... je peux pas faire autrement ». Lisa (40-36), journaliste à Paris, avec deux garçons de sept et dix ans, se sent coincée : « Parfois je pense à mon sac à dos, à partir ailleurs avec les enfants, mais je me réveille et je sais que je suis coincée ici, ça m’angoisse mais j’oublie, je sais que je peux pas le faire ».

Au cours d’une séance d’information sur la résidence alternée, organisée par le Kiosque famille d’une ville de Saône-et-Loire, une médiatrice familiale explique aux trois pères présents que « le plus important est l’intérêt de l’enfant […] la résidence alternée est un engagement dans la durée entre les parents qui les oblige à ne pas s’éloigner géographiquement[22] ». Cette injonction à l’engagement à long terme avec son ex-conjoint dans la logique de l’indissolubilité du couple parental, au nom de l’intérêt de l’enfant, est exprimée par les trois parents cités. Tous les trois, âgés de 34 à 40 ans au moment de l’entretien, ont des enfants d’un âge comparable, entre sept et douze ans. Stéphane dit qu’il « ne déménagera pas », ni pour des raisons professionnelles ni en cas de rencontres amoureuses lointaines. Il déclare vouloir assumer son « choix » d’avoir eu des enfants, de continuer à les élever en résidence alternée, quitte à modérer ses ambitions et à restreindre l’aire géographique sur laquelle sont possibles les rencontres. Bojan, s’il se permet d’avoir une relation dans le Doubs, ressent tout de même un « blocage » de sa situation, un blocage qui semble ne pas lui permettre de vivre pleinement cette nouvelle rencontre et qui lui semble indépassable puisqu’il « ne peut faire autrement ». Lisa vit son immobilité géographique sur le mode d’un réalisme à la fois angoissé et résigné. Comme Bojan, elle « sait qu’elle ne peut pas » partir avec ses enfants. Ces trois parents, qui ont choisi de s’impliquer dans l’éducation de leurs enfants par une résidence partagée, reconnaissent les effets restrictifs de ce choix sur leur mobilité actuelle. Le temps de leurs projets personnels est suspendu, reporté au moment où ils n’auront plus d’enfants à charge. Mais cet « engagement dans la durée » affirmé par des parents relativement jeunes ne résiste pas toujours au passage des âges et aux « événements de la vie » (Bessin et al., 2010).

Laurent (50-43), le cancérologue évoqué précédemment, exprime ses frustrations en fin d’entretien sur sa situation parisienne. Il a rencontré une amie qui vit à Marseille et qu’il ne voit que le week-end, une fois à Marseille, une fois à Paris. Il décrit l’inconfort de sa situation.

Je suis monté pour trois ans, ça n’a pas été trois ans pour rien. Après c’est un sacrifice énorme. Un gros sacrifice professionnel, un sacrifice de ma vie personnelle, donc je ne sais pas ce que je vais faire. J’étais parti pour tenir jusqu’à la fin du Lycée [soit encore quatre ans] mais je ne sais pas si le tiendrais jusque-là. Après j’ai conscience qu’en redescendant dans le sud je mets fin à la garde alternée et on repart un week-end sur deux mais voilà… 

Elise (63-49), enseignante à la retraite, qui travaillait dans l’Essonne, a divorcé en 1999, à l’âge de quarante-neuf ans, après trente ans de mariage. Au moment de la séparation, elle avait alors un fils de vingt-huit ans et une fille de dix ans[23]. La résidence alternée n’a concerné bien évidemment que sa fille. Pendant trois ou quatre ans, l’alternance se fait sur un rythme hebdomadaire, puis comme sa fille « ne se sentait pas bien chez son père », l’alternance est devenue inégalitaire, elle passait alors huit jours chez son père puis quinze jours chez sa mère. Quand se profile l’entrée au lycée, alors qu’Elise a cinquante-trois ans, la situation évolue de nouveau :

Elle finit sa troisième, moi j’étouffe en banlieue depuis quatre ans car quand elle n’était pas là, quand il n’y avait pas écrit [son nom] sur le calendrier, je rentrais pas chez moi. J’étais tout le temps en vadrouille et je rentrais à deux heures du mat de Paris quasiment tous ces jours-là. Au bout d’un moment j’ai décidé d’inverser les choses. À savoir que j’habitais Paris et que [la banlieue] c’était pour le travail […] La question s’est posée de savoir si elle n’allait pas venir avec moi au lycée à Paris. Elle a préféré rester avec ses copains et je me suis installée à Paris. Elle passait alors toute la semaine chez son père et les week-ends et vacances chez moi.

Valérie (43-41), mère d’une fille de six ans, originaire de Paris, a accepté un poste de professeure de piano en Vendée « pour prendre l’air » après la séparation. Le père de sa fille, également parisien, est venu s’installer à mi-temps en Vendée pour pouvoir mettre en place une résidence alternée selon la logique décrite au paragraphe précédent. Au moment de l’entretien, Valérie a retrouvé un poste en Ile de France et envisage de continuer la résidence alternée dans cette région. À la question de savoir si elle accepterait de partir à New York pour des raisons professionnelles, Valérie répond immédiatement : « oui ». Puis elle nuance :

New York ça fait loin quand même. Ce qui m’intéresserait niveau boulot ce serait de partir à Berlin. Bon là elle est en primaire mais au collège plus tard, si elle peut aller à l’étranger, apprendre plusieurs langues c’est bien pour sa formation. J’aurais des arguments.

Ces trois situations évoquent des moments de tension pour des parents qui mettent en concurrence des objectifs personnels qui sont inconciliables avec le maintien de la résidence en alternance. Leurs hésitations à mettre fin à l’alternance, pour Laurent ou pour Valérie, ou leur décision d’en changer fondamentalement les modalités, pour Elise, sont le fait de parents plus âgés que les précédents, puisqu’ils ont entre 43 et 53 ans au moment de l’entretien ou au moment du changement d’organisation résidentielle. Il semble que des parents plus âgés soient plus à même d’envisager de privilégier leurs envies personnelles que les parents plus jeunes, quitte à remettre en cause la garde partagée. Pour Laurent, les sacrifices consentis pour être proche de son ex-femme deviennent trop lourds à porter dans la durée. La possibilité d’envisager un changement dans ses projets initiaux, « tenir jusqu’à la fin du lycée », est remise en cause par sa nouvelle situation amoureuse. Alors que Stéphane et Bojan considéraient à 34 et 38 ans que les rencontres amoureuses lointaines ne pouvaient pas remettre en cause l’alternance, Laurent, âgé de 50 ans, peut l’envisager, bien qu’il ait un fils du même âge qu’eux. Il en est de même pour Elise, qui à l’âge de 53 ans se permet d’accorder la priorité à ses désirs par rapport à ceux de sa fille. Elle contrevient aux attentes genrées qui incitent une mère à rester près de sa fille adolescente, elle s’installe à Paris, et la voit beaucoup moins au quotidien. C’est l’entrée de sa fille au lycée qui constitue l’événement déclencheur, alors que cela faisait plusieurs années qu’il lui était insupportable de continuer à vivre « en banlieue ». L’âge de sa fille se mêle à sa propre avancée en âge pour expliquer le changement de situation. Plus jeune et avec une fille plus jeune, elle n’a pas satisfait ce désir. Valérie, dix ans de moins, peut envisager de partir à Berlin pour des raisons professionnelles. Elle veut profiter des opportunités professionnelles qui lui seraient ouvertes, avant qu’il ne soit trop tard. Néanmoins, elle préfère attendre que sa fille soit au collège pour qu’elle puisse aussi bénéficier d’un séjour à l’étranger ; elle conditionne donc la possibilité de partir à l’avancement en âge de sa fille, mais elle peut déjà l’envisager, contrairement aux parents plus jeunes sus mentionnés. Contrairement aussi à Elise ou à Laurent, elle ne pense pas partir sans sa fille puisqu’elle affute ses « arguments » pour justifier auprès du père l’importance qu’elle parte avec elle. Dans la suite de l’entretien, elle conjecture qu’elle « ira vers un gros conflit » avec le père de sa fille si elle annonce qu’elle part à Berlin, mais elle en assume les risques.

L’âge intervient ainsi dans le dénouement des dissonances biographiques, puisque les parents les plus avancés dans leur parcours de vie sont moins prêts à supporter les contraintes spatio-temporelles de la résidence alternée que les plus jeunes, quand ces dernières deviennent trop lourdes. À cinquante ans, l’avenir n’est plus aussi ouvert qu’à trente, tant au niveau des rencontres affectives que des opportunités professionnelles.

Conclusion

L’expérience parentale de la résidence alternée n’est neutre ni à l’âge ni au genre. L’âge des enfants, mais aussi celui des parents, le genre des parents comme celui des enfants se mêlent dans les différents moments de l’alternance pour influencer les choix des acteurs dans de multiples secteurs de leur vie. Quand les enfants sont petits, c’est la différence genrée dans les compétences éducatives des pères et des mères qui explique que les parents mettent en place, ou non, une résidence alternée ou en reportent la pratique à plus tard. Comme le moment de la mise en place de la résidence alternée intervient généralement plus tôt dans la vie des femmes, celles-ci affrontent les adaptations à venir en étant moins avancées dans leur carrière d’emploi. Néanmoins, les arrangements nécessaires avec la vie professionnelle, pour pouvoir se rendre disponibles aux enfants, s’imposent aux hommes comme aux femmes, ce qui atténue les inégalités dans l’articulation des temps sociaux observées dans les familles intactes (Pailhé et Solaz, 2010). Quand les enfants grandissent, les relations de genre entre les parents et les enfants prennent de l’importance et participent aux transformations des organisations temporelles. Enfin, quand les parents vieillissent, qu’ils soient hommes ou femmes, leur univers des possibles se réduit, et, selon leurs expériences passées et l’âge de leurs enfants, leur investissement éducatif est multiplié, ou leur retrait de l’alternance s’affirme, pour laisser la place à des envies personnelles que les contraintes spatio-temporelles de la résidence alternée ne permettaient pas. Ces dissonances biographiques illustrent le changement de statut de l’âge adulte, et, par là même, de la position de parent, qui n’est plus un âge à statut mais un âge à perspective (Boutinet, 1998) ; « un nouvel âge des possibles », mu par « des normes d’autonomie, de mobilité et de réalisation de soi » (Van de Velde, 2015, p.25, p.61).

Les résultats présentés ici sont difficilement comparables avec d’autres, tant ce mode d’organisation post séparation est nouveau, et, paradoxalement, peu étudié par les sciences sociales, en particulier dans le contexte français. Les temporalités singulières de la résidence alternée – et en particulier ses temporalités dans la durée – ne sont pas encore étudiées. Il est ainsi souhaitable que ce travail soit prolongé par des travaux quantitatifs et plus encore par des études longitudinales, pour discuter des effets de l’âge et du genre sur la résidence alternée. L’enquête ELFE[24], qui suit une cohorte de 18 000 enfants nés en France en 2011, devrait y contribuer, mais dans une temporalité aujourd’hui encore éloignée.