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Entre 2006 et 2017, la connexion domestique à internet[1] des employés est passée de 42 à 93 %, celle des ouvriers de 31 à 83 % (CRÉDOC, 2017 : 48). Internet fait désormais partie de la vie quotidienne des classes populaires françaises[2] : être connecté est devenu une situation ordinaire. L’intégration d’internet au sein de ces foyers s’est-elle pour autant opérée de la même manière que dans ceux des cadres et des professions intermédiaires qui se sont équipées plus précocement[3] ?

Au-delà du décalage temporel, l’adoption d’une même technologie par des milieux sociaux différents ne conduit pas nécessairement à des pratiques sociales et des usages identiques, et encore moins aux mêmes significations. L’appropriation d’innovations en matière de culture et de communication ne peut en effet « être dissociée des conditions sociales où elle s’accomplit et par là de l’ethos qui caractérise en propre un groupe social » nous rappelle Passeron dans son introduction à La culture du pauvre (Hoggart, 1970a : 22)[4].

Comment internet a-t-il donc été intégré aux valeurs et aux modes de vie des classes populaires dans leur manière de faire famille ? Les travaux sur les classes populaires ont, depuis l’anthropologie anglaise des années 60, souligné avec une grande récurrence, le rôle particulier qu’y joue la famille. Elle constitue un rempart contre les aléas de la vie et l’insécurité économique (Young et al., 1957), et repose sur le personnage central de la mère, garante du foyer (Hoggart, 1970a). Une priorité est accordée au « collectif » familial sur les « individus », à la vie de famille sur la vie privée (Schwartz, 1990 ; Verret, 1996) ce qui a pu être désigné de manière ramassée par l’expression de « familialisme ». Une organisation familiale spécifique était ainsi relativement stabilisée : une stricte division des rôles genrés (Brousse, 2015), une quasi-exclusivité des femmes dans la conduite de l’éducation des enfants (Le Pape, 2009) et l’existence de territoires masculins et féminins séparés. L’entrée massive des femmes de milieu populaire sur le marché du travail depuis les années quatre-vingt-dix et leur conversion aux logiques scolaires (Poullaouec, 2010) ont en partie ébranlé ce modèle familial traditionnel (Siblot et al., 2015 : 135-151 ; Cartier et al., 2018 ; Schwartz, 2018). Dans les aspirations, si ce n’est toujours dans les pratiques, on voit notamment naître, chez les femmes de milieux populaires, une quête d’autonomie personnelle et de « moments à soi » (Masclet, 2018). Or, s’il est bien un mouvement qu’internet peut accompagner ou accélérer, c’est celui-là.

Le potentiel d’individualisation d’internet et de recomposition de l’économie familiale a en effet été constaté par de nombreuses recherches. Au sein de la sphère domestique, son introduction a transformé le statut du foyer en recomposant et déplaçant « les territoires de l’intime, du privé, du personnel, du partagé et/ou du collectif dans l’espace physique de la maison » (Denouël, 2017 : 34). Accessible par des supports de plus en plus variés et de plus en plus nombreux dans les ménages du fait du multiéquipement – tablettes, ordinateurs fixes et portables, téléphones « intelligents » – internet permet à chacun, et notamment aux enfants, de s’autonomiser dans son contact avec le monde extérieur. On peut sortir symboliquement de la maison tout en y restant physiquement, et ce dès un très jeune âge (Glévarec, 2010). La présence d’internet déstabilise potentiellement la participation à des « moments familiaux communs » (de Singly et Ramos, 2010) et met les parents à l’épreuve dans tous les milieux sociaux et dans tous les pays (Jehel, 2011 ; Blaya et al., 2012 ; Barrère, 2015). Cette modification de l’économie familiale est particulièrement documentée pour les relations entre parents et enfants, surtout au moment de l’adolescence lorsque s’opère le passage d’une sociabilité familiale à une sociabilité entre pairs (Balleys, 2018). Mais elle affecte aussi les relations entre conjoints comme l’ont montré Olivier Martin et François de Singly à propos du téléphone mobile (2002) ou Samuel Coavoux et David Gerber pour le jeu vidéo (2016 : 144-146) : l’assignation au rôle domestique qui a longtemps caractérisé les mères de classes populaires est potentiellement remise en cause.

La transformation du collectif familial par l’introduction d’internet est déjà attestée. Toutefois, cela ne dit rien des tactiques qui peuvent être mises en place pour en atténuer son impact et de la manière dont ces transformations sont interprétées. Deux enquêtes qualitatives réalisées au début des années 2000 avaient ainsi montré le contraste entre des ménages de classes moyennes et supérieures (Pharabod, 2004) et des ménages appartenant aux classes populaires (Granjon et al., 2007), ces derniers foyers se montrant nettement plus réticents à l’appropriation individuelle des outils et à une trop grande ouverture de la famille sur le monde extérieur. Qu’en est-il aujourd’hui où l’accès s’est généralisé, les usages banalisés et où l’ensemble relativement stable et cohérent de valeurs, de modèles et de modes de vie des classes populaires en ce qui concerne l’organisation familiale est également en voie de recomposition ?

L’enjeu de cet article est, à partir d’une enquête qualitative située dans les fractions non précaires des classes populaires, d’apporter des réponses à cette question. Quels discours accompagnent cette banalisation des usages, tant dans les relations entre parents et enfants, qu’entre les conjoints ? Quelles pratiques sont nommées, expérimentées, mises en œuvre dans l’appropriation de cette technologie potentiellement disruptive pour l’économie familiale ?

L’enquête présentée ici porte sur une fraction particulière des classes populaires. Elle donne le point de vue de femmes, adultes, vivant dans des configurations familiales stabilisées avec un conjoint et des enfants. Mères de famille, elles résident en dehors des grandes métropoles dans différentes régions françaises. Peu diplômées, elles occupent des emplois stables, mais subalternes dans le secteur des services à la personne, au domicile ou en institution (aides-soignantes, agentes de service hospitalier, auxiliaires de vie, aides à domicile, assistantes maternelles). Elles appartiennent aux ménages modestes ou médians (INSEE Références, 2017), aux « petits-moyens » (Cartier et al., 2008). Elles font par ailleurs partie de la première génération ayant intégré à l’âge adulte la présence d’internet à domicile – les personnes enquêtées ont entre 30 et 60 ans –, et elles n’utilisent pas le numérique dans leur activité professionnelle (à la différence d’autres fractions des employées – secrétaires, personnels administratifs).[5] À ce titre, internet est d’abord pour elles, une affaire domestique.

Les entretiens ont permis de recueillir des discours sur les pratiques et plus rarement d’observer les pratiques elles-mêmes. Ces discours importent d’autres discours, institutionnels, et d’autres débats, relayés par les médias, sur les potentiels d’internet comme sur ses dangers. L’école est notamment une source importante dans la diffusion d’injonctions valorisant de « bons usages », bien « contrôlés » et « mesurés »[8]. Les femmes rencontrées les reprennent pour partie à leur compte, ces guides normatifs éclairant la manière dont elles se positionnent comme « bonnes mères » face aux enquêtrices : des mères soucieuses tout à la fois d’offrir le meilleur avenir à leurs enfants et de les protéger des dérives du monde en ligne, mais soucieuses également de protéger la vie de famille. Du côté de la relation entre conjoints, les normes sociales sont moins stabilisées, plus diffuses : entre l’injonction à l’autonomie et à l’individualisation d’un côté, la valorisation du couple et d’un idéal fusionnel de l’autre, le modèle se cherche, tout comme les pratiques. De fait, la transformation des relations entre conjoints par l’arrivée d’internet a été moins explicitée dans les entretiens.

Qu’il s’agisse des relations aux enfants ou aux conjoints, nous avons trouvé à l’œuvre les traces d’une même tension : internet est une obligation à laquelle il n’est pas pensable de se soustraire, une sorte de « devoir » de connexion s’impose ; mais son irruption dans l’espace domestique nécessite de batailler, au jour le jour, pour continuer à maintenir une vie collective en famille. L’application des principes revendiqués par les mères est mise à l’épreuve de façon parfois quotidienne[9]. Faire avec internet c’est donc inventer et mettre en place des régulations plus ou moins efficaces, sans modèle clair à reproduire, et sous le regard d’injonctions institutionnelles valorisant de « bons usages », en puisant dans des manières de faire et en référence à des valeurs correspondant à leur ethos. La transparence des pratiques, certaines formes de désindividualisation des outils et une systématisation des pratiques en co-présence font partie des tactiques employées.

Normalité et modernité : le « devoir » de connexion

Premier constat : internet s’impose dans tous les ménages enquêtés comme un incontournable. L’évidence de sa présence n’est ni questionnée, ni même questionnable. Si les personnes enquêtées peuvent dire connaitre dans leur entourage des personnes qui n’ont « toujours pas » internet, il s’agit essentiellement de personnes qui n’auraient pas les moyens de s’équiper (pour des raisons d’âge, de handicap ou de revenu) et elles cherchent clairement à s’en démarquer.

Moi, j'ai une super amie [assistante maternelle à la retraite], pour son anniversaire, son mari lui a offert un portable. Un ordinateur portable. Quand il lui a offert, elle croyait que c'était une plancha ! Avant de l'ouvrir, elle dit ‘Mais, j'en ai déjà !’ Quand elle a ouvert, qu'elle a vu que c'était un ordi, ‘T'as de la chance !’, j'ai dit. Eh ben, elle était pas emballée... Moi, j'ai dit ‘Purée, j'aimerais bien avoir un portable.’ (…) Tout juste si elle savait ouvrir l’ordinateur. Vraiment, la nulle de chez nulle. Elle me racontait, pour ouvrir, pour voir si elle avait un mail ou… Déjà, ce que c'était un mail, déjà ! Je dis ‘Oh, quand même !’ Oui, là, je me suis dit ‘Y a plus nulle que toi, encore !’ [1]

La capacité à utiliser internet, au moins a minima, est mise en avant comme signe de normalité et de modernité. Les arguments qui sous-tendent cette sorte de « devoir » de connexion relèvent de différentes logiques.

La logique de conformité sociale

Être comme tout le monde apparaît être une motivation décisive. « Tout le monde en avait, on n’allait pas rester des imbéciles » [2]. La dignité, valeur cardinale en milieu populaire, se joue dans la possibilité d’être comme les autres, des gens « normaux », mot qui est revenu régulièrement[10]. « Pas plus bêtes que les autres » semble être une des lignes d’action toujours forte dans les ménages rencontrés. L’arme de l’humour a pu ainsi s’exprimer quand la sociologue s’est étonnée que la connexion à internet soit aussi rapide dans tel petit village isolé : celle-ci est remise gentiment à sa place. Parents et enfants majeurs, tous présents lors de la scène se moquent alors de sa naïveté et enchaînent les boutades dans un concert d’éclats de rire.

« Oui, on a même l’eau chaude » ; « et l’électricité, c’est pas la belle-mère qui pédale dans la cave » ; « Et on a même la poste, on n’utilise plus les pigeons voyageurs, on les a mangés ! »  [3]

Ce souci de normalité se joue de manière encore plus forte quand il est question des enfants. Les parents ne veulent pas que ceux-ci expérimentent un sentiment d’exclusion, d’ostracisme ou d’écart par rapport à leurs camarades (« Être comme les copains, tout simplement ! » [4]). À ce titre, les mères de milieux populaires rencontrées sont peut-être encore plus en difficultés pour résister à la pression du groupe des pairs que d’autres mères.

On est aussi tiraillés par le fait qu'on veut pas que notre enfant il soit exclu parce qu'il est pas comme les autres. C'est important aussi, ça. On a tous vécu, nous, ça : le vêtement que tout le monde a et qu'on n'a pas… [5]

Là où des stratégies de « distinction » sous la forme d’un non-équipement peuvent être vécues positivement dans d’autres familles et valorisées – au moins par les parents, si ce n’est par les enfants –­, la « distinction » associée à la « différence » et aux « écarts » par rapport aux normes du groupe est bien moins valorisée voire franchement réprimée en milieu populaire, l’idée d’une « déconnexion » ou d’une « non-connexion volontaire » apparaissant largement incongrue.

L’équipement par lequel les enfants ont accès à internet (tablette, téléphone ou ordinateur) dépend très fortement de leur âge et peut faire l’objet d’une certaine résistance parentale, mais dans la limite de la conformité à l’entourage de l’enfant. Certains parents essayent ainsi de sursoir d’une année ou deux à l’équipement en téléphone ou ordinateur connectés, ou à l’inscription sur des réseaux sociaux (Facebook essentiellement). Mais la pression opérée par les enfants sur la base de l’accès supposé ou réel des groupes de pairs est forte (« j’étais à la bourre parce qu’en sixième ils l’avaient pratiquement tous. Et moi j’ai attendu quand même fin de cinquième » [6]). Les enfants savent en jouer et les parents ne s’y opposent pas fermement.

Donc on a jugé bon de … pas avant la 6ème. Donc ils l'ont eu à leur entrée en 6ème. Un petit peu pour faire comme les copains, pour pas qu'ils aient l'air ridicule. Pour pas qu'on soit des parents ringards. [7]

La bascule se fait généralement à l’entrée en sixième (vers 11 ans) pour l’accès à un téléphone portable[11]. C’est également le moment où l’argument scolaire s’impose, et où l’équipement par un ordinateur familial ou personnel se généralise pour les aînés des fratries si la famille n’en possédait pas encore. L’accès à une tablette ou à des consoles de jeux connectées n’est en revanche pas différé : ce sont des objets banals et accessibles très jeunes. Les mères anticipent pour chacun de ces équipements des usages différents censés être ajustés aux besoins et aux âges de leurs enfants. Le fait que tous ces outils permettent d’aller sur internet et soient partiellement substituables les uns aux autres n’est pas anticipé ou pris en compte.

L’argument scolaire

Dans une enquête menée à la fin des années quatre-vingt-dix, Céline Metton notait déjà que pour les parents « la connexion à l’internet est perçue comme un moyen de se comporter en ‘bon parent’, en offrant à ses enfants tous les moyens nécessaires à la réussite scolaire. De telles attentes dans les vertus éducatives de l’internet traduisent bien ce que M. Duru-Bellat appelle leur ‘préoccupation scolaire’ (…). Cependant, la situation devient vite paradoxale : une fois la connexion établie, ils découvrent que les jeux, sites ludiques et communications à distance constituent l’essentiel des pratiques de leurs enfants » (Metton, 2004 : 63).

L’argument scolaire est sans doute particulièrement ancré dans les familles populaires, comme Bernard Lahire l’a bien montré : pour les parents peu ou pas diplômés qui ne peuvent pas « aider leurs enfants scolairement, l’important […] est de leur fournir de bonnes conditions de vie, de leur donner ce dont ils ont besoin pour qu’ils travaillent du mieux qu’ils peuvent » (Lahire, 1995 : 163). Il est un pilier fort de la croyance dans la nécessité d’être connecté à domicile. Ces mères ont le sentiment que la familiarité avec l’univers numérique donnera à leurs enfants un avantage qu’elles n’ont pas eu. « En même temps on est obligés de suivre le mouvement, puisque ça s'installe partout, au travail ». [5]

Même s’il est coûteux et financièrement, et en termes de « paix familiale », et même si, paradoxalement, il peut parfois s’avérer coûteux également en termes de réussite scolaire, aucune des mères interrogées n’envisagerait ainsi de priver leurs enfants d’internet, garant à leurs yeux de meilleure chance pour leur scolarité et leur avenir professionnel.

Internet, on l’a pris quand on a acheté l'ordinateur. C'est quand les enfants sont rentrés au collège, mon grand, donc ça fait… une petite dizaine d'années. Parce qu'on s'est dit qu'il est temps qu'on prenne Internet, parce qu'il allait avoir du travail… On en parlait déjà depuis un an ou deux, mais à l’époque, on en voyait pas vraiment l’utilité. [8]

L’ordinateur portable ou familial est donc un élément de l’équipement scolaire normal à partir du collège, alors même que la pression vient plutôt des enfants et des groupes de pairs que de l’institution scolaire elle-même, en tout cas, à l’entrée au collège.

Le principe de sécurité

L’équipement en téléphone portable connecté se joue également assez largement à l’entrée en sixième au moment où le contrôle des parents sur l’accès des enfants à l’espace hors du domicile se relâche (Rivière, 2017). Il s’agit moins d’accompagner la scolarité de l’enfant que sa prise d’autonomie dans ses déplacements (distance accrue entre domicile et collège, horaires moins réguliers, etc.). La distance physique et la liberté de déplacement sont alors subordonnées au fait que les enfants restent joignables tout le temps et n'importe où[12]. Le téléphone portable est ainsi justifié pour des raisons de sécurité, de surveillance et de coordination des emplois du temps.

C’est juste pour dire que ça dépanne, parce que vu que j’peux pas l’accompagner à l’école tous les jours, donc il est obligé de se débrouiller par lui-même on va dire. Il appelle tous les jours parce qu’il rentre manger le midi à la maison à 11h30, donc il m’appelle à ma pause à 12h30 pour me dire : bah voilà, qu’il est rentré voilà. Qu’il repart à l’école à 1 h. Et j’lui dis toujours : fais attention, fais ceci, faut pas rentrer (rires) C’est les mamans hein ! ! On se fait du souci beaucoup pour les enfants. [9]

Le fait que les téléphones soient connectés (ou connectables) et qu’ils permettent aux jeunes depuis l’intérieur de la maison d’échapper au foyer n’est généralement pas anticipé, les téléphones étant pourtant quasiment tous « intelligents », signe de leur modernité au moment de l’achat. Même sans forfaits permettant d’utiliser internet en mobilité – et nombre de parents ont commencé par des forfaits « bloqués » –, dès qu’un WiFi est disponible, les enfants peuvent « surfer » sur internet. Un ensemble d’usages non anticipés se déploient alors (réseaux sociaux, consultations de vidéos, jeux…) qui peuvent devenir envahissants : le téléphone que les enfants ont pu négocier au nom de la sécurité sert autant à l’intérieur du domicile pour être en lien avec l’extérieur (via les réseaux sociaux notamment) que pour pouvoir être joint par les parents quand ils sont hors du domicile.

Il en est de même dans les couples. À l’exception notable des assistantes maternelles, travaillant à leur domicile, les femmes rencontrées, parce qu’elles vivent généralement dans des zones rurales éloignées de leur lieu de travail, passent beaucoup de temps sur les routes : le téléphone portable s’impose alors pour des raisons de sécurité. En cas d’accident ou de panne, pouvoir joindre le conjoint leur semble impératif.

Les droits ludiques des enfants

Si internet par l’ordinateur est valorisé essentiellement pour l’école et en l’occurrence marque l’entrée au collège, si le téléphone est pensé comme un outil de maintien des liens des membres de la famille quand les déplacements voire les lieux de vie s’autonomisent, la tablette n’a pas du tout le même statut et peut donc concerner des enfants beaucoup plus jeunes, avant que les arguments scolaires et de sécurité ne s’imposent. Elle est en effet perçue et valorisée d’abord comme un objet ludique au même titre que les consoles de jeux. Elle s’offre à Noël, pour un anniversaire, une occasion, en récompense d’une bonne action ou simplement pour faire plaisir aux enfants. C’est un trait caractéristique d’une « tradition populaire qui veut que l’on gâte non seulement les enfants, mais aussi les jeunes jusqu’à l’âge du mariage » au nom du fait que « les enfants auront toute leur vie pour trimer » et qu’il faut qu’ils « en profitent tant qu’ils le peuvent » écrivait Hoggart à propos des familles populaires de l’Angleterre industrielle des années cinquante (1970a : 91). Les parents d’aujourd’hui sont également prêts à acheter des tablettes à plusieurs centaines d’euros alors même que leurs budgets domestiques sont fortement contraints.

[Votre fille a un téléphone ?] Non, ça par contre non. Pour l'instant, j'veux pas trop. J'lui ai dit que peut-être au collège, elle en aura un, mais pour l'instant … Sa tablette, elle en voulait une, j'ai dit : « bon, d'accord, allez ». [10]

Si des règles portant sur l’âge d’accès au téléphone portable et à l’ordinateur ont donc été mentionnées par toutes les mères, la tablette fait l’objet de beaucoup moins de prévention. Son caractère ludique étant assumé, elle peut être offerte à des enfants très jeunes, dès 2-3 ans[13], comme les consoles de jeux connectés. « Télé » portative, elle permet aux enfants de regarder par l’intermédiaire de YouTube leurs dessins animés préférés, d’écouter leurs musiques ou comptines, de jouer à leurs petits jeux, bref de s’occuper et de passer du temps en autonomie. La tablette à la petite enfance suscite ainsi peu de discours réprobateurs, presque au contraire. Nos interviewées connaissent toutes dans leur entourage des enfants très jeunes qui arrivent à faire des recherches de contenus sans savoir ni lire ni écrire. Les assistantes maternelles rencontrées le notent aussi chez les enfants qu’elles gardent : si leur smartphone « traîne », de très jeunes enfants savent s’en emparer. Adhérant à l’idée que les enfants, nés avec internet, ont une compétence « innée », elles tiennent plutôt un discours admiratif, même si non dénué d’inquiétude, sur leurs capacités à savoir naviguer seuls en ligne :

Vous parlez de moi, mais moi, en fait, j'suis la dernière de la famille qui utilise Internet ! (rire) Je déconne pas ! Oui, mon petit, il est toute la journée sur YouTube quand il est à la maison, donc c'est pas un enfant qui regarde des dessins animés. Si, mais sur sa tablette. Pas à la télé. […] Il a l'application YouTube. Alors il est là, il l'allume, toc toc, il clique sur YouTube et il a … ses chansons, qu'il choisit et il fait tout seul. À deux ans et demi, il fait tout seul ! C'est impressionnant… je sais pas comment il fait, mais il a c'qu'il veut ! […] Même moi, j'étais surprise au départ, mais après maintenant, ça me … Pour moi, c'est naturel. Je dis « à mon avis, tous les enfants maintenant sont comme ça. » [4]

Les parents en équipant leurs enfants espèrent que les temps et les modes d’usages seront régulés par le type même d’objet connecté par lesquels les enfants accèdent à internet. Très jeunes, avec une tablette, ils joueront et s’occuperont, mais comme avec n’importe quel autre jeu ; préadolescents, avec un téléphone, ils communiqueront – avec leurs pairs certes, mais d’abord et surtout avec leurs parents ; et adolescents, grâce à leurs ordinateurs, ils travailleront et rechercheront les informations dont ils ont besoin pour l’école. Cette vision ­– optimiste – repose sur un contrat entre parents et enfants. Les parents doivent fournir les outils nécessaires à la bonne réussite de leurs enfants, et de leur côté, ces derniers doivent utiliser ces outils à bon escient.

Tensions et frustrations : internet dans la vie de famille

La réalité des usages des enfants et des adolescents respecte toutefois peu ces principes, générant tensions et frustrations régulièrement exprimées, par de multiples anecdotes, dans les entretiens des mères interrogées.

Entre confiance et fatalisme, une crête étroite

La plupart des interviewées ont insisté sur les relations de confiance qu’elles avaient su créer avec leurs enfants quand nous abordions en entretien les questions de régulation parentale. On peut y voir une trace de la diffusion, dans les foyers populaires, de nouvelles normes familiales et de la promotion d’une famille relationnelle (de Singly, 2007), voire même d’une certaine adhésion à la psychologie de masse qui veut que l’éducation soit fondée sur la parole et non sur l’imposition d’un modèle autoritaire (Schwartz, 2011). La situation d’entretien favorise aussi évidemment la mise en avant de tels discours. « Nous on a inspiré une confiance, on leur a toujours expliqué les choses parce que nous on parle beaucoup » [12].

Le recours au registre de la confiance a ses ambivalences. Il peut traduire un certain sentiment d’impuissance et de fatalisme, chacune espérant que son enfant aura un usage « raisonnable », « raisonné » sans trop savoir comment s’y prendre quand le constat du déséquilibre par rapport à cette norme s’impose. Soit les parents estiment qu’ils ont de la « chance », que leurs enfants se comportent bien, soit ils n’ont pas de « chance » et semblent alors impuissants. On retrouve là des éléments assez courants des modes d’éducation et de régulation parentales en milieu populaire, notamment en ce qui concerne leur rapport à l’école. Là aussi, pour la plupart des parents, l’école s’impose (« on n’a pas le choix ») et on espère que ses enfants s’y débrouilleront sans forcément avoir le sentiment de pouvoir maitriser ce qui s’y passera. Les enfants seront alors perçus comme « naturellement » adaptés à l’école, ou pas. S’ils ne le sont pas, quand des difficultés apparaissent ou persistent, le renoncement à la « réussite » scolaire sera plus rapide que dans des classes moyennes ou supérieures (Morel, 2012). Il n’en va pas autrement pour les usages d’internet.

Les propos de cette aide-soignante de 45 ans, dont la dernière fille a 14 ans, reflètent assez bien ces contradictions. D’un côté, la confiance est fortement mise en avant, comme un véritable pacte. Néanmoins, c’est aussi une option raisonnable sachant que le contrôle est impossible ­­–­ il suffit de voir autour de soi, c’est toujours un échec ­–­ et que cela évite d’en venir à des conflits plus durs.

Faut pas faire ça (elle parle des parents qui espionnent les messages dans le téléphone de leurs enfants) ! J'ai des collègues qui le font et ils ont des problèmes avec leurs enfants, hein. Moi, je le fais pas. Je lui fais confiance et d'abord je lui ai dit « Moi, de toute manière, je te fais confiance, hein, mais ne trahis pas ma confiance par contre. Parce que là, ça va… Ça va mal tourner pour toi, hein. Et tu vois ton téléphone, moi je le balance. » Moi, je vois ça comme ça. Je passe pas par quatre chemins. Je dis « C'est normal de faire confiance, faut faire confiance et puis, on n'a pas besoin de tout savoir non plus. » C'est pas bien. C'est pas bien de tout savoir. Vaut mieux pas tout savoir. […] Finalement on est bien plus tranquilles à pas savoir. Sinon moi je vois ça autour de moi… Ils sont tous là « Ah ma fille… Ah, ma fille nin nin nin… » C'est incroyable, ça. Ils y arrivent pas avec leurs enfants. De toute façon, la plupart des collègues qui parlent comme ça, « Ma fille ceci, ma fille cela », c'est l'échec. C'est des échecs. Total ! Moi j'en connais qui punissent des portables. J'en connais une, souvent, son portable il lui est retiré. Ils visent que le portable quoi. Les punitions, c'est le portable ! Moi je punis jamais de ça. Ça sert à rien. [6]

La difficulté à imposer des règles quand arrivent les difficultés est d’autant plus importante pour ces mères que leur rapport à internet est, comme on l’a vu, ambigu. Elles considèrent légitimes le droit de leurs enfants à y avoir accès et valorisent leur dextérité, surtout quand elle se révèle de façon précoce :

 J'l'habitue pas à … aux ordinateurs, et trop au téléphone. Mais il sait faire, hein. Les p'tits de maintenant, ils savent vachement faire, hein. Ils savent comment ça marche. Non, non, mais il touche pas ; quand il veut me le prendre, j'lui dis non ou vraiment 5 minutes pour qu'il regarde sa vidéo et c'est tout. Par exemple le truc du Père Noël, là. C'est le Père Noël qui lui parle, en fait. C’est une application… [13]

Parfois des sentiments d’impuissance et un certain fatalisme dans les situations les plus tendues se donnent à voir, et ce d’autant plus que les mères savent que leur autorité est fragilisée par leurs propres passions pour des jeux sur téléphone comme Candy Crush.

Qu'est-ce que vous voulez faire ? Y a rien à faire. C'est pas la peine de les punir et les tambouriner, ça sert à rien. J'ai laissé faire. À part des fois j'ai dit : «Hop ! Stop, là ! C'est l'heure de manger», ou «Stop, maintenant tu vas dehors. » Mais des fois je m'imposais, mais, voilà, mais je punissais pas, ça sert à rien… On peut pas arrêter… […] Quand ils sont dedans… Même moi, quand je suis dans mes jeux je veux pas qu'on me dérange. Alors j'imagine. [6]

Enfin, ces femmes sont les premières générations à se confronter aux problèmes et n’ont aucun modèle antérieur de régulation disponible.

C’est pas facile hein. Faut quand même le tenir au courant, mais faut pas tomber dans l’excès, c’est une complication de plus pour notre génération de parents. C’est pas facile de doser, et on est pas trop aidé je trouve, on n’est pas trop guidé. Et puis la génération de nos parents ils peuvent pas nous aider. [5]

Les entretiens donnent toutefois à voir une forte préoccupation éducative : il n’y a pas plus de démissions parentales en cette matière qu’il n’y en a par rapport à la scolarité. Toutes les mères interrogées identifient ainsi les usages « raisonnables » d’internet de la même manière. L’internet notamment ludique ou communicationnel doit passer après les autres dimensions qui comptent – le travail scolaire et pour certaines mères la lecture qui est davantage encouragée qu’internet, les activités de plein air et la vie de famille. Toutes les mères tentent ou ont tenté, à un moment ou un autre, de réguler les « mauvais » usages, même si elles finissent parfois par y renoncer devant l’ampleur des difficultés rencontrées.

Limiter, encadrer, interdire … et craquer

Les risques de « débordement » dans les usages juvéniles d’internet (notamment en termes de temps passé et de contenus consultés) n’ont rien de spécifique aux familles populaires, comme le montrent les enquêtes quantitatives. Les grandes dimensions sur lesquelles portent les régulations parentales sont également partagées dans tous les milieux sociaux : équipements, temporalités des connexions, spatialisation des pratiques, contenus consultés/déposés (Fontar et al., 2018). Toutefois, ces risques d’usages excessifs et la nécessité de régulation semblent accrus dans les familles enquêtées pour trois raisons principales. Premièrement, les enfants des ouvriers ou employés accèdent à internet tendanciellement plus jeunes par leur équipement plus précoce en téléphones portables et surtout en tablettes. Deuxièmement, ils y passent en moyenne vingt minutes par jour de plus que les enfants des cadres et professions intellectuelles supérieures selon l’enquête EUKids Online portant sur les 6/16 ans en France (Blaya et al., 2012 : 19). Enfin, les usages ludiques et communicationnels d’internet sont encore plus importants que les usages scolaires et informationnels pour les adolescents grandissant dans des familles dont les parents sont ouvriers ou employés (Octobre, 2014). Or ces pratiques, moins rentables scolairement, sont, pour le point qui nous intéresse, particulièrement mobilisatrices en temps et en attention, pouvant ainsi perturber non seulement la scolarité, mais aussi la vie de famille. Les usages « excessifs » d’internet constituent une préoccupation continue des mères interrogées.

[Il n'est pas trop dans les technologies ?]… Non non ! Et pis si y'en a, de toute façon, c'est interdit toute la journée. Maximum, on va dire, 1 heure, mais pas plus. Parce qu'après, ils ont tendance à pas faire les devoirs correctement, tendance à penser à jouer au lieu de faire, approfondir les devoirs. Après le lendemain, c'est des problèmes à l'école, avoir des mauvaises notes. Ça les attire beaucoup. Pour l'instant, ça va ; j'ai pas encore ce souci-là… (rires). Il va passer en 6ème à la rentrée de septembre. Pour l'instant, ça se passe super bien, mais je pense que ça va continuer comme ça. [9]

On retrouve dans les propos des mères interrogées tout ce que les enquêtes sur les régulations familiales d’internet ont déjà montré, à commencer par un discours de troisième personne qui impute à d’autres parents un laxisme dont elles se gardent bien (« je connais des enfants où les parents les laissent, de 8h le matin, enfin de midi, parce qu’ils se lèvent à midi, jusqu’à 5h ou 6h du matin. » [14]). De nombreuses règles sont évoquées : obligation d’éteindre les appareils le soir (« la tablette, à 22h, je la récupère. Parce qu'au début je les laissais, mais c'était « Oui, mais maman, je me réveille avec la tablette ». Et puis je m'aperçois qu'il est 23h ou minuit, j'entends ‘tututut…’ Elles sont toujours en train de discuter » [15]), limitation des durées de sessions (« des petits moments bien ciblés » [16]), priorités mises à la vie de famille (« Voilà c’est : « on passe à table » – « Non attends, je finis mon jeu ! » – « Non on passe à table » » [15]). Elles disent aussi exercer une surveillance constante sur les activités en ligne, surveillance qui passe par l’installation de l’ordinateur dans la pièce commune pour les plus jeunes.

Depuis le début on avait mis l'ordi dans la salle à manger, parce qu'on voulait savoir… surveiller ce que les enfants faisaient. Donc, depuis le début, depuis qu'on a l'ordinateur et depuis qu'on a installé internet [8 ans avant l’entretien], l'ordinateur restait dans la salle à manger. Comme ça les enfants pouvaient pas aller voir des sites dangereux. Et puis je leur disais, faut pas aller sur internet si vous ne savez pas quoi chercher. C’était surveillé. [8]

Plus les enfants sont jeunes, plus ces régulations sont importantes et plus les parents tentent de les protéger des dangers potentiels d’internet, notamment le risque de mauvaises rencontres, de visionnage de sites inadaptés ou d’erreurs de manipulation.

Ça peut aller très vite. Il suffit de voir, des fois on va taper un truc sur Internet, un truc bateau et on va se retrouver avec des femmes toutes nues, quoi ! « C’est pas ce que je cherchais ! » Pour l’instant ils sont tout petits encore, en plus, donc j’essaye quand même de les préserver. Il y a des gamins à douze ans qui voient du porno. Douze ans c’est trop jeune. Seize, dix-sept ans ils le feront, bien sûr qu’ils en regarderont, comme tous les garçons de cet âge-là, mais douze ans… voilà ! La tablette, ils la prennent pas dans leurs lits, c’est que sur le canapé. Donc nous on est dans les parages. On surveille, on a toujours un œil dessus. Et à 20h c’est au lit ! [17]

De la même manière, l’accès à internet est régulièrement utilisé comme une « récompense » ou une « punition », en subordonnant son utilisation à des conditions fixées par les parents.

Parce qu'à un moment elle obéissait rien, elle a été privée, pendant trois semaines elle a réclamé, c'était non – c'était non – c'était non ! Ils l'ont privée et elle s'est calmée toute seule. Elle savait qu'elle avait fait des bêtises et elle réclamait pas. Jusqu'au jour où mon fils lui dit « Comment t'as été aujourd'hui ? » « Tu sais papa j'ai été super sage » Ça faisait trois semaines presque, alors il lui dit « Est-ce que tu veux ta tablette ? » « Oh mon papounet », qu'elle lui disait. Mais ça lui a montré que pour avoir il faut le mériter. [16]

La régulation des usages perçus comme « excessifs » en temps / durée d’utilisation est toutefois particulièrement difficile à l’adolescence et peut créer de nombreuses tensions dans les familles. Beaucoup de mères regrettent que les enfants s’isolent dans leur chambre ou que ce soit la fin des soirées tous ensemble devant la télévision ou autour d’un jeu commun.

Enfin, voilà, on essaie de limiter quand même un peu… Parce qu'on serait vite envahi sinon. Et puis c'est surtout qu'il y aurait pas de vie de famille. Parce que chacun serait dans son univers, chacun serait dans sa chambre, voilà. [18]

Les mères évoquent, par exemple, les enfants qu’on appelle à table et qui n’arrivent pas, ou qui viennent avec leur téléphone pour continuer à regarder leurs notifications sur Facebook pendant le repas, envoient des selfies ou des photos aux amis. Selon que les mères parlent de leurs fils ou de leurs filles, les excès sont différents : « passion » pour les réseaux sociaux pour les filles, « passion » pour les jeux vidéo pour les fils. Mais ils ont en commun d’être des pratiques de retrait du collectif qui heurtent les parents et suscitent de nombreux conflits[14].

Moi ce qui m'inquiète internet c'est que ça bouffe, entre guillemets, la vie des enfants. J'ai eu un cas d'un des jumeaux, où quand ils étaient ados, ils jouaient tout le temps à Counter Strike, c'est un jeu violent quoi. Et l'un était dedans-dedans, mais il en devenait méchant ! Parce qu'on pouvait plus le déconnecter, entre guillemets, de ça. Il vivait que de ça, il arrivait de l'école, et hop, il se mettait dedans, quand il fallait manger c'était pas le moment, parce qu'il était vraiment trop trop dedans. Donc à un moment il a fallu que ça pète et ça a pété un câble quoi, qu'on lui explique « Tu arrêtes maintenant. » Maintenant, il fait plus parce qu'il a compris, mais c'est vrai que ça peut être dangereux aussi, internet, pour eux. [19]

Des solutions radicales sont tentées : débrancher le WiFi, priver de console en cas de mauvaises notes à l’école, ou, comme ici la mère de Brandon, utiliser la méthode forte en mettant la console hors d’usage.

Il s’était coupé du monde ça commençait dès le matin en se levant et toute la journée je l’entendais faire [un bruit de halètement] et je lui ai dit une fois, deux fois, et ça a duré et, un jour, je lui ai dit : « Brandon t’arrête »… Et il m’avait dit « voilà ! je peux pas jouer ! » et il m’avait lancé la télécommande, alors j’ai attrapé la console, j’ai pris le ciseau j’ai coupé le fil et la télécommande j’ai mis le pied dessus… Alors il a pleuré, il a boudé et au bout d’un certain temps il a revu des copains et il a repris une vie normale… [12]

Ces deux derniers exemples montrent l’énergie déployée par les mères rencontrées pour exercer un contrôle sur les pratiques d’internet des enfants : elles se soucient d’agir de façon responsable et de le faire savoir à l’enquêtrice (« on est tout le temps en train de surveiller » [4], « on est obligés de mettre des barrières » [15]). Plus que de régulation, les récits font alors état, surtout à l’adolescence, de réponses extrêmes, de ruptures, de crises, montrant des familles mises sous tensions et au sein desquelles l’énoncé des règles est démenti régulièrement dans les pratiques (ce que l’observation permet parfois de constater ou ce que montrent les contradictions à l’intérieur des entretiens). Ici, des femmes, après avoir énoncé toutes les règles qu’elles mettent en œuvre (ou plutôt qu’elles souhaitent mettre en œuvre et présenter comme mises en œuvre à la sociologue), font état des nombreuses exceptions pour justifier, lors de l’entretien, de la présence au domicile de l’enfant mobilisé sur sa tablette, son téléphone ou l’ordinateur (vacances, maladie, absence de disponibilité maternelle du fait de l’entretien…). Dans ce cas, le discours entourant le fait qu’on fait confiance aux enfants et qu’ils sont « honnêtes » est mis en tension avec des anecdotes de limites « dépassées » et pour lesquelles des sanctions ont été appliquées, les mères avouant à demi-mot qu’elles « se sont fait rouler dans la farine » [20]. Ici encore, les entretiens montrent le gouffre entre ce qui est souhaité par les parents – la confiance, la protection, l’usage raisonnable, le fait de faire plaisir aux enfants, de ne pas les priver de ce qui est utile à leur réussite scolaire et à leur intégration sociale (avec leurs groupes de pairs), de leur permettre d’être comme tout le monde, la fierté qu’ils sachent se débrouiller avec l’informatique – et ce qui est effectivement mis en œuvre dans les régulations – surveillance, privation, sanctions face aux débordements, peurs et inquiétudes.

Par contre il y a une règle à la maison, c’est : la nuit tout est éteint… d’ailleurs ils sont habitués, ma fille m’a dit « oh il a dormi avec son portable allumé, faut pas faire ça, les ondes c’est pas bon la nuit ! » Le message est passé et toutes les nuits ils éteignent leur portable. Alors après je sais pas si ça joue dans l’éducation des enfants, mais moi j’ai des horaires particuliers où je suis pas souvent disponible, alors il faut instaurer des règles, il faut instaurer des règles… je dis pas qu’ils les dépassent pas de temps en temps, hein ! [21]

Tout se passe comme si la régulation étant pour partie impossible surtout au moment de l’adolescence, il ne restait alors que deux possibilités : la manière forte pour « protéger » tant l’enfant que la famille, ou le recours à des formules incantatoires, avec l’espoir que « jeunesse se passe » sans qu’il arrive trop de dégâts ainsi que le maintien, envers et contre tout d’une relation et d’une « confiance » aux enfants.

Dans les relations entre conjoints, les tensions quant aux « mauvais » usages sont moins exprimées. Toutefois, il faut prendre au sérieux les réticences qui s’expriment autour des jeux à domicile. Dans tel couple, le mari dit, en présence de sa femme, combien il a hésité à passer d’un téléphone portable non connecté à un téléphone « intelligent », exprimant sa « peur d'être un peu trop pris là-dessus » [25]. Dans tel autre, c’est la passion de la femme pour le jeu Candy Crush qui peut être vécu comme « excessive » par son mari.

Souvent je dis, je me pose 5 minutes. Donc je prends la tablette, hop, je vais dessus. Mais je me pose. Moi je dis, pff je me pose cinq minutes. [C’est une manière de dire, je suis seule ?] Voilà, ouais. Monsieur il est pas content des fois même. [Vous vous engueulez sur ces histoires de jeux ?] Oui (rires) oui. Il peut pas, lui, il dit ça sert à rien, bah je dis ouais, mais moi ça me permet de me… de me poser un peu quoi. Quand j’ai eu une grosse journée ou un... Voilà, hop, je rentre, machin. Quand je suis du matin souvent. Ben je finis à 15h30, j’arrive ici à quatre heures, je prends un petit café, je me mets dessus cinq minutes, et après hop j’attaque ce que j’ai à faire. En fait, je pense que ça me permet de couper entre le boulot et la maison. [27]

Certaines femmes rencontrées racontent ainsi passer « trop » de temps sur internet ou pour y faire des « choses pas intéressantes ». Ces moments où elles ont été happées (par Facebook, par les jeux…) sont racontés, comme des confidences, micro éteint en fin d’entretien, ou au passé comme un moment qu’elles ont su surmonter, plus rarement au présent. Elles rapportent alors les propos de leur entourage familial : « Parce que, je dis « Je crois que je suis une accro à Facebook. » Même mon fils me le dit ! » [30]

Apprivoiser internet ensemble

La régulation d’internet en famille se heurte à tous les obstacles que nous venons d’évoquer. Dans ces familles, comme dans les autres, elle est rarement efficace ou même opératoire. Ainsi, il est intéressant d'explorer ces gestes quotidiens qui sont mis en place pour résister au potentiel centrifuge d’internet, pour limiter les pouvoirs d’individualisation des outils, comme autant de bricolages au jour le jour pour que la famille continue de fonctionner comme un collectif. Ces tactiques concernent autant la relation entre parents et enfants qu’entre conjoints.

« On n’a rien à cacher » [22]

Les téléphones mobiles ont été conçus comme des appareils personnels : c’est ce qui fait toute leur différence par rapport aux appareils fixes familiaux. Avec internet, l’individualisation est partout, dans les mots de passe comme dans les adresses courriel, dans la taille des écrans comme dans le type de recherches effectuées – les contenus étant accessibles par des mots clés au lieu d’avoir été programmés pour fédérer le public le plus large possible. Or, tout se passe comme si les familles rencontrées s’opposaient pratiquement, à dessein ou non, à ces formes d’individualisation, développant des tactiques et des formes de régulation en collectivisant à nouveau, le plus souvent possible, l’usage d’internet. La transparence est d’abord une norme entre conjoints. Le partage des téléphones portables, des comptes sur les réseaux sociaux et des adresses courriel sont ainsi des pratiques courantes au niveau des couples.

Là, ce soir, je vais rentrer, si j'ai besoin pour aller voir sur l'email et tout, y'a son téléphone [celui de son compagnon]. [L'adresse mail que vous avez, c'est la vôtre ?] Bah… c'est la nôtre, en fin de compte. C'est carrément en commun, oui. […] Ah oui, y'a pas de restrictions … De ce côté-là, non. Parce qu'on dit que les téléphones sont perso. Je suis d'accord, mais … moi, je vais pas fouiller dans son portable ! J'ai besoin de voir un truc sur internet, bah je lui prends son portable, y'a pas de souci. [23]

Dans les familles rencontrées, le courriel est un moyen de communication peu aimé et peu utilisé. Puisqu'il ne sert pas, ou très peu, à communiquer avec ses proches et qu’il est associé à des demandes administratives ou à de la publicité non désirée, les adresses sont très souvent partagées avec le conjoint ou les enfants et les messages qui arrivent peuvent être lus par tout le monde. « Des fois mon mari je lui dis : « Tiens, il y a des messages, tu devrais lire... » » [24].

Facebook est au contraire un réseau très apprécié, notamment parce qu’il est le support d’échange privilégié avec les membres de la famille large. Toutefois, on peut faire le même constat : l’accès est très souvent « dépersonnalisé ». Non seulement il est d’usage de toujours avoir son conjoint en « ami » sur Facebook, mais il est de plus fréquent que les conjoints interviennent sur leurs comptes réciproques sans que cela ne provoque la moindre surprise chez leurs interlocuteurs (Pasquier, 2018 : 149). Certains des maris des personnes enquêtées n’ont pas de compte Facebook à leur nom, ou ont un compte dont ils ne se servent jamais, tant l’évidence d’une utilisation en couple ou avec droit de regard du conjoint du fait de la relative interchangeabilité des interlocuteurs s’impose à eux : les cercles amicaux et familiaux sont largement communs et les limites posées pour défendre des espaces plus intimes sont faibles.

[Brigitte, vous avez une page Facebook, et vous avez aussi un Facebook, Philippe ?] Non, je l'avais, mais mon épouse me l'a piratée (rire) Brigitte : Mais non, j'ai rien fait ! Philippe (rire) : Enfin, je sais pas comment ça s'est fait et du coup maintenant c'est son profil qui est sur ma page, mais moi toutes façons ça ne m'intéresse pas. Je regarde par curiosité, plutôt par sa page forcément, car c'est nos amis communs, pas tous, je vais surveiller des choses un peu comme ça, mais moi de toute façon Facebook ça ne m'intéresse pas du tout en fait. [25]

Quand les deux comptes Facebook sont actifs, se posent la question de trancher sur la part d’intimité respective que chaque conjoint garde dans ses relations amicales, sur les frontières des zones personnelles à chacun : avoir son conjoint comme « ami » semble aller de soi, accepter les « amis » de son conjoint sur son propre compte est une marque de transparence vis-à-vis du conjoint, mais elle peut parfois donner lieu à négociation.

Chacun son Facebook, par contre. [Et vous êtes « amis » ?] Sur Facebook ? Avec mon mari ? Oui, oui oui. Oh oui ! Mais c'est chacun… Chacun son Facebook. D'ailleurs, quand j'ai des amis, parce que y'a ce système que j'aime pas d'ailleurs, de « Connaissez-vous telle et telle personne ? » […] ; et là, il me dit : « est-ce que je peux accepter cette personne ? Parce qu'il est chez toi ». Et là, il me demande toujours, par contre. Il me dit : « voilà, y'a telle et telle personne qui veut m'ajouter, parce qu'il sait que je suis ton mari, est-ce que je peux ? » Ça, il demande. Et idem pour moi. Ses cousins, j'lui dis : « bah voilà, regarde, il m'a envoyé une invitation. » Et j'lui demande parce que c'est… si tu veux. Parce qu'après tout, c'est… c'est mes amis, ma famille et lui aussi ! (rires) [26]

Le principe de transparence est également appliqué entre parents et enfants, et ce, même quand l’avancée en âge pourrait alléger l’enjeu de surveillance / protection (très présent pour les enfants les plus jeunes). Elle passe largement par la non-privatisation des équipements, des comptes et surtout la possibilité donnée aux parents de consulter les courriels ou les comptes des enfants et inversement.

[en parlant de sa fille âgée de 15 ans] Bah je lui ai demandé de me montrer en fait. Je lui disais, tu peux me montrer ce que tu mets, ce que tu... pour ça y’a pas de problème hein, des fois elle dit « va sur mon truc, regarde un peu, si machin m’a envoyé un message », enfin voilà quoi, y’a pas de souci, là-dessus. [Encore maintenant ?] Oui. Pour ça on est très… même moi sur mes... voilà quoi, elle y va, moi je vais sur ces trucs à elle. [27]

Les recherches sur internet, l’ouverture d’un compte Facebook ou l’usage d’un réseau social ne sont souvent autorisés par les parents qu’à condition qu’ils aient un droit de regard sur ce qu’il s’y passe et sur ce que les enfants y font. « Tout le monde regarde ce que fait l’autre. Sans, bien sûr… en respectant ! Oui, mais on a toujours un petit œil pour voir… » [28].

La plupart des mères interrogées estiment ainsi qu’il est parfaitement normal qu’elles sachent précisément ce que font les enfants sur internet, y compris à l’adolescence.

Alors il gère tout seul, mais on sait à quel jeu il joue et avec qui. Ah oui je sais, il me cache rien, il a ses copains autour de nous que je connais d’ailleurs, alors après on peut pas tout connaitre, il a 16 ans, il est à 40 km d’ici alors on peut pas connaitre toutes ses fréquentations, mais il est assez ouvert avec nous, y a pas de souci, il y a du dialogue et de la communication, on fait attention quand même à ce qui se passe dans sa chambre quand il est enfermé. […] L’ordinateur de mon fils est relié sur celui de mon mari, dont on peut voir tout ce qu’il fait… Et il le sait ! moi je regarde et si jamais y a des choses qui me plaisent pas et c’est extrêmement rare voire jamais, y a aucun souci, mon fils il est au courant qu’on a vue sur tout et ça le dérange pas… ce qu’il accepte un peu moins bien c’est quand on regarde un peu le [téléphone] portable. C’est normal hein, on a tous notre part d’intimité et on dit pas toujours tout aux parents ! Mais c’est un jeune homme qui est pas renfermé, il va nous dire si y a un problème, y a pas de souci là-dessus. [21]

Les parents ont ainsi autorisé leur enfant à ouvrir un compte Facebook ou sur un autre réseau social que si, a minima, ils se donnaient le droit de regarder régulièrement ou que les enfants leur disaient régulièrement ce qu’ils y font, sans chercher à leur cacher des choses. Y compris dans les familles où la question de l’intimité des enfants est davantage respectée, cela n’exclut pas un droit de regard pensé comme allant de soi.

[en parlant de sa fille âgée de 16 ans] Je regarde. Mais par contre non je ne suis pas amie. Parce que bon j’estime que j’ai pas à rentrer… Enfin elle a son petit jardin secret aussi et puis… et puis nous aussi quoi. [15]

Dans d’autres situations, beaucoup plus fréquentes, les enfants passent par les comptes de leurs parents, ou n’ont pu ouvrir leur propre compte qu’à condition d’accepter leurs mères comme « amie » ce qui permet à ces dernières de suivre au jour le jour ce qui est posté pour intervenir le cas échéant. C’est le cas de cette mère dont le fils de 15 ans présent au domicile lors de l’entretien, joue à un jeu vidéo, et intervient régulièrement.

Mère : Parce que quand on a un enfant, on regarde un peu. Les Facebook. Parce que quand je rencontre des gens après, qui sont amis avec lui sur Facebook, et qui me disent : « oui, ton fils, va voir sur son Facebook, il a des idées un peu noires, il met des phrases qui sont un peu glauques ». Donc euh …

Fils : Faut que je change de Facebook ?

Mère : Hein ?

Fils : Faut que je change de Facebook et que je bloque tout le monde ? 

Mère : Mais non ! Mais non, mais attends, t'as rien à cacher, hein !

[Donc en fait, vous êtes amis sur Facebook, tous les deux ?]

Mère : Ouais. Ben moi, je pars du principe : t'as rien à cacher, t'as pas à me refuser. Moi, je vois, mon ex-compagnon, ses filles elles lui ont fait croire qu'elles avaient plus de Facebook et en fait, elles ont été prendre des pseudos, donc plus leur nom, et les gamines elles ont des Facebook et le père, il croit qu'elles ont plus de Facebook. Moi, j'aimerais pas que mon fils, il fasse ça. Non. On n'a rien à cacher ; moi, j'ai rien à cacher sur mon Facebook, il a rien à…[22]

La position extrême est celle de certaines mères qui considèrent qu’il relève de leur devoir parental de surveiller les comptes de leurs enfants, surtout leurs filles, pour contrôler, non seulement qui ils acceptent comme « amis » ou ce qu’ils mettent en ligne, mais aussi supprimer amis inconnus et photos inappropriées.

[en parlant de sa fille âgée de 15 ans] : Pour filtrer je vais régulièrement regarder. Je vais sur son Facebook et je regarde, des fois je trie aussi, alors y a pas longtemps j’ai trié et de 200 et quelques amis on était redescendus qu’à 77 ! alors on le fait ensemble, je lui dis « celui-là tu le connais ? » « non mais il était sympa et tout, alors… » « Non, mais est-ce que tu le connais Maëva ? Non ? alors celui-là il me plait pas on l’enlève parce qu’on ne dialogue pas avec des gens qu’on ne connaît pas ». Y en avait un y a pas longtemps il lui avait donné un rendez-vous, et je lui ai dit « mais Maëva tu te rends compte ? » Elle me dit « mais il est gentil et tout… » « Non Maëva Non ». Et puis des fois quand ça me semble bizarre je dialogue avec la personne et je vois ce qu’il me dit. Il y a longtemps que je l’ai pas fait, mais je l’ai fait assez régulièrement […] c’est vrai que je fais très attention. [12]

Il entre dans ces pratiques de surveillance des enfants, une grande part de protection : c’est pour leur éviter des ennuis qu’on regarde ce qu’ils postent. Cependant, le fait que la pratique puisse continuer avec des enfants adultes laisse penser qu’il s’agit aussi d’une morale familiale. Les femmes étudiées par Young et Wilmott (1957) connaissaient tout de la vie de leurs filles mariées jusqu’au menu de leur diner. Facebook permet d’avoir ce même type de lien – entre contrôle, protection et affection.

Transparence en interne et protection des frontières de l’intimité du foyer vis-à-vis de l’extérieur se répondent ici de manière assez forte. Ceux et celles (collègues, connaissances…) qui, ne faisant pas partie du cercle des proches, parlent de leur vie privée à la cantonade ou devant des non-intimes ou postent des photos personnelles sont ainsi fortement disqualifiés. Les frontières de l’intimité se situent donc moins entre chaque personne du foyer qu'entre le foyer et le monde extérieur.

Dans l’ensemble, le principe de transparence des activités reste une norme familiale forte s’accompagnant de la valorisation de la protection du foyer contre l’intrusion d’un regard extérieur. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’intimité ou de pratiques qui échappent au regard de la famille soit du conjoint soit du parent. Néanmoins, la revendication de cette norme de la transparence est rappelée avec une grande constance et va au-delà de l’enjeu de protection des enfants. Quand les pratiques sont plus individualisées, et ces situations sont loin d’être absentes dans les familles enquêtées, quand des « moments ou des relations à soi » sont revendiqués et expérimentés (Masclet, 2018), la coprésence physique prend alors souvent le relais, continuant d’assurer ce principe de relative transparence : un droit de regard sur ses pratiques et ses relations est concédé aux autres membres du foyer.

Appropriation collective et coprésence

« Être ensemble » et « être en présence » n’ont pas la même signification du point de vue des adolescents et correspondent à des « bons moments familiaux » inégalement investis et valorisés par eux (de Singly et Ramos, 2010). Ils signifient dans le premier cas la possibilité d’un « chez nous » partagé, dans lesquels les rôles différenciés de parents et d’enfants s’effacent. Alors que la deuxième situation correspond à des pratiques communes où chacun reste à sa place, les parents gardant un rôle de parent, les adolescents restant fils et filles de, c’est-à-dire aussi davantage « chez leurs parents » que « chez eux » ou « chez nous ».

Pour les mères interrogées en revanche, la distinction n’est pas faite : si les enfants / adolescents sont présents dans la pièce, l’essentiel est là. On peut toutefois distinguer les situations dans lesquelles internet contribue à faire famille, lorsque des activités et des consommations médiatiques sont communes au-delà d’un espace commun et les situations dans lesquelles internet permet de rester en coprésence sans que l’activité soit forcément collective ou familiale.

La consommation médiatique par internet est, sous certaines conditions, une fabrique de collectif familial (Coyne et al., 2014) : se divertir et rire ensemble, discuter, partager ce que l’on a appris par internet, vérifier des informations ponctuelles lors d’un repas en famille (nom d’un acteur, paroles d’une chanson, orthographe d’un mot, date d’un événement…) constituent autant de moyens d’utiliser ces consommations personnelles au service d’une relation familiale dense. Les partages de liens ou de citations suscitent également des discussions alors que les partages de photos à l’intérieur du foyer ou de la famille plus élargie renforcent les événements vécus ensemble.

Des mères interrogées parlent par exemple de la manière dont la recherche d’informations sur internet pour leurs enfants – pour répondre à leurs questions, pour apprendre avec eux, pour vérifier l’exactitude de ce qu’ils disent, pour les aider à préparer leurs exposés ou à répondre aux exigences scolaires – constitue des moments importants de partage.

C’est vrai que quand il me pose des questions « Maman c’est quoi l’azote ? » … Mhmhm ! « Ecoute je vais regarder sur Internet… » Souvent je marque « Azote expliqué aux enfants » donc on trouve des petites définitions spéciales enfants. Donc je leur explique. Voilà quand je sais pas sur ce genre de choses, sur ce genre de questions je vais chercher. Là, le petit en ce moment, il a cinq ans et il est très intéressé par les marées et les effets de la lune sur la mer. Donc moi comme j’y connais rien du tout – puisque je suis pas une fille de la mer, c’est des choses en plus qu'on apprend quand on est petit, et moi j’ai pas été élevée au bord de la mer, donc j’en sais rien – on est allés chercher sur Internet et on a expliqué un peu l’attraction, quoi. De la lune sur la terre, pourquoi l’eau elle montait, qu’elle ne disparaissait pas.  À cinq ans il me pose des questions comme ça, oui, je suis obligé d’aller chercher sur Internet ! Bon des fois je lui dis « tu demanderas à la maitresse ! » [17]

La télévision unique, au centre du salon, a longtemps joué ce rôle de fédérateur et de ciment du foyer. Des travaux montrent que les consommations a priori plus personnelles et plus individualisées de la télévision du fait de la diversification des contenus audiovisuels et des cadres de perception ne changent pas complètement ce rôle pivot qu’elle continue de jouer (Blanc, 2015 ; D’Heer et Courtois, 2016). Dans de nombreux foyers, des organisations concilient instants familiaux collectifs et pratiques sociales individualisées : les pièces de vie permettent de rester à côté (et donc de ne pas s’isoler dans une autre pièce), y compris si l’un des membres est sur l’ordinateur et l’autre regarde la télévision. Guillaume Blanc (2015) montre ainsi des adolescents visionnant leurs propres séries dans la pièce de vie, casque sur la tête pour ne pas déranger tout le monde, parce que « C’est mieux dans le salon, je suis avec le reste de la famille » ; des familles dans lesquelles tout le monde est réuni le soir devant la télé, mais où « personne ne fait la même chose ». Repère à la fois spatial et temporel, la télévision reste le prétexte à « être ensemble », mais plus nécessairement à « regarder ensemble ».

Nos entretiens et observations montrent le même type de pratiques : une femme va sur Le Bon Coin sur sa tablette située près du canapé familial pendant que son mari regarde un match de foot à la télévision ; une autre regarde un programme de télé-crochet musical (The Voice) que son mari apprécie peu, pendant qu’il fait une partie de poker en ligne à ses côtés. Les enfants peuvent à côté jouer sur la tablette ou consulter leurs téléphones portables. Ces activités parallèles se déroulent dans la même pièce. Naviguer sur internet permet en effet d’alimenter la sociabilité familiale, de maintenir une coprésence tout en tolérant que chacun « vaque » à ses occupations. Sans toujours rendre des comptes aux autres membres du foyer, l’enfant ou l’adolescent accepte en revanche d’être interrompu ou d’interrompre à tout moment les autres membres du foyer pour partager ensemble commentaires et centres d’intérêt, et avec une relative transparence sur les personnes avec qui il est en lien.

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Ce qui est raconté dans les entretiens montre que la situation de coprésence ci-dessus est fréquente, banale et valorisée. Internet autorise la juxtaposition, avec des possibilités régulières de s’interrompre et de bavarder de ce que l’on voit, fait, apprend. Dans certaines familles où les centres d’intérêts pour les jeux ne sont pas convergents, jouer à côté est une manière de rester ensemble tout en permettant à chacun de prendre du plaisir aux jeux différents qu’il aime (billard, échec, jeux de lettres, jeux de cartes…).

Des fois on peut se retrouver le dimanche, tous les quatre sur le canapé, chacun avec sa tablette en train de jouer. Moi je prends mon téléphone, mon mari, il a le sien, et les enfants ils ont une tablette chacun. [17]

Dans d’autres, internet offre une alternative au jeu de plateau plus classique :

Je joue au scrabble sur Facebook, c’est Scrabble Mattel : soit avec mon mari, lui il est sur son téléphone moi sur l’ordi, dans la même pièce ; ou soit avec des amis qui sont … chez eux. [29]

C’est ainsi qu’il faut comprendre également l’adoption rapide des tablettes ou la préférence pour l’ordinateur portable dans certaines conditions : parce qu’on peut les déplacer, ils permettent la coprésence.

Monsieur : Après avoir eu un pc fixe, qu'on a gardé un petit moment d'ailleurs, après, on est passé au portable.

Mme : C'était un cadeau de Noël pour mon époux.

M. : Je suis un peu nomade du pc, on aime bien avoir le pc sur les genoux. Surtout qu'on avait mis le pc fixe dans une pièce au sous-sol, c'était pas très pratique.

Mme : Moi je ne trouvais pas ça très convivial, parce qu'il était en bas, Philippe faisait ses jeux en bas, on le voyait, mais moins, alors que quand il y a eu l'ordi portable, Philippe était là dans le coin salon. [25]

À ce titre, internet n’a pas qu’un potentiel centrifuge dans la famille. En autorisant la possibilité de sortir virtuellement du foyer tout en y restant physiquement, il peut paradoxalement donner un contenu fort aux liens familiaux et se couler dans des modes de vie qui accordent une place importante au « nous » familial, ce qui est traditionnellement le cas dans les classes populaires. Les enfants sont en effet potentiellement moins happés en dehors du foyer ; les conjoints peuvent partager les mêmes espaces et les mêmes temps au domicile, tout en développant une autonomie relationnelle ou des activités différentes.

Conclusion

Une conviction : la nécessité d’être connecté. Deux principes : limiter les dimensions individuelles des outils et multiplier les occasions de faire du collectif en famille. Et puis, des pratiques au jour le jour qui sont faites d’ajustements et de tâtonnements… Telles pourraient être les conclusions de cette enquête auprès de mères employées des services à la personne et vivant dans des ménages modestes ou médians. Elles continuent ainsi de s’appuyer sur des formes d’économie familiale spécifiques, dans lesquelles la coprésence d’une part, la préservation de l’intimité du foyer et la grande transparence sur les activités et les communications des uns et des autres à l’intérieur du foyer d’autre part, fonctionnent comme autant de garde-fous freinant le pouvoir centrifuge et individualisant d’internet. La priorité donnée aux liens familiaux semble ainsi un enjeu fort des organisations, arbitrages et régulations des usages d’internet dans les foyers enquêtés : les discours continuent à valoriser avec une grande constance le « nous » familial, exprimant les aspirations des femmes enquêtées, si ce n’est leur réalité.

La nature qualitative du terrain effectué ne permet toutefois pas de décliner à grande échelle ces constats. Sans doute existe-t-il d’autres manières de faire avec internet dans d’autres fractions des classes populaires, et sans doute trouverait-on aussi certains points communs avec des familles mieux dotées économiquement et culturellement. Les problèmes de régulation des pratiques numériques des enfants sont en effet à bien des égards les mêmes pour tous les parents : difficultés à limiter les durées d’utilisation et concurrence avec d’autres sphères d’activités importantes – ­­travail scolaire, moments familiaux, loisirs extérieurs –, impossibilité de surveiller les contenus consultés, méconnaissance des réseaux d’interlocuteurs des enfants… Quels que soient les milieux sociaux, des règles sont énoncées et tentent d’être mises en œuvre, avec plus ou moins d’efficacité. Il n’y a ainsi pas plus de démissions parentales dans le milieu social étudié ici qu’ailleurs.

Il y a toutefois une différence sans doute importante : pour les mères rencontrées dans cette enquête, la familiarité avec internet est, en soi, le gage d’une meilleure réussite scolaire et professionnelle pour leurs enfants. Une telle perception de l’outil a des conséquences particulières sur la manière dont il est accueilli dans la cellule familiale et sur la constitution des habitudes enfantines. L’interprétation, toujours positive, de la capacité d’un enfant à se servir d’une tablette à l’âge de 2 ou 3 ans en est un bon exemple : tous les jeunes enfants sont attirés par les tablettes, mais c’est une tentation que des parents plus diplômés chercheront davantage à décourager, au profit d’autres occupations qu’ils estiment meilleures pour leur développement, comme le contact avec les livres ou les activités manuelles (Letroublon, 2010).

De la même manière, le renoncement à la régulation quand les difficultés s’accumulent du côté des adolescents apparait probablement plus fortement et plus précocement que dans d’autres milieux sociaux. S’expriment en effet pour certaines mères des formes de fatalisme quand la « nature » de l’enfant « accro » à ses écrans prend le dessus, formulation qu’on ne trouverait peut-être pas dans des milieux sociaux plus dotés de ressources culturelles et économiques. Si l’adolescence est en effet perçue comme un temps de mise à l’épreuve « normale » du « nous familial » dans lequel la priorité donnée aux sociabilités hors du foyer est, si ce n’est valorisée, au moins largement tolérée dans tous les milieux sociaux (Balleys, 2018), le durcissement des enjeux scolaires à cet âge n’y conduit probablement pas aux mêmes modes de régulation et n’y a pas la même signification : là où les valeurs et les modes de vie sont d’emblée plus individualistes, plus compétitifs et plus orientés vers l’accès à des ressources rares et distinctives valorisables notamment dans le cadre scolaire (Madec, 2017), les déviances des « mauvais usages » adolescents y sont peut-être plus sanctionnés.

Du côté de la relation aux conjoints, les femmes rencontrées expriment également comment elles apprennent à faire avec internet, réinventent et ajustent leurs manières d’être en couple. Aucune technologie, serait-elle aussi polymorphe qu’internet, n’a le pouvoir de créer de nouvelles normes, mais leur potentiel d’accélération de certains processus ne doit pas être négligé. La diffusion d’internet semble contribuer, avec de nombreuses autres transformations sociales (Duvoux et al., 2019), à déplacer les frontières du personnel et du partagé dans le couple. Alors que ce privilège avait été jusque-là essentiellement masculin (Schwartz, 1990 : 319-377), les femmes de milieux populaires revendiquent aujourd’hui une certaine autonomie relationnelle, en dehors d’un univers avant tout familial et conjugal (Masclet, 2018). La prise d’autonomie semble toutefois surveillée de près. Elle se fait à la marge et elle est le fruit de compromis explicites. Chaque conjoint connait ses droits et accorde un droit de regard à l’autre. C’est sans doute là une différence importante avec des couples plus diplômés où les femmes jouissent depuis longtemps du droit à avoir des territoires personnels. Mais nous manquons à nouveau de travaux sur cette question pour autoriser une analyse comparative plus poussée.

Enfin, la sociologie a montré avec une grande constance comment, quand une pratique ou une technologie se diffuse et se banalise, elle déplace les frontières de la distinction sociale et culturelle (Coulangeon, 2011). Si l’appropriation d’internet a pu être associée à des formes de modernité voire d’avant-gardisme, sa banalisation transforme aussi probablement les significations que les élites culturelles et sociales lui donnent aujourd’hui et les modes de régulation qu’elles mettent en œuvre dans leurs foyers. Ce travail est donc aussi un appel à d’autres enquêtes empiriques, dans d’autres milieux sociaux, qui autoriseraient de telles analyses comparatives.

Annexe 1. Tableau des personnes enquêtées

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