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Introduction

Depuis les 40 dernières années, le discours dominant du mouvement des femmes québécois lie l’émancipation des femmes et le travail rémunéré à l’extérieur de la maison : travaillant contre salaire, les femmes se libèreraient de la dépendance à un conjoint. Les revendications du mouvement sont donc en majorité en lien avec la conciliation famille-travail : services de garde de qualité et congés parentaux bonifiés (Baillargeon, 2012). Ces luttes ont porté des fruits. Au Québec en 2011, près de 76 % des femmes âgées de 25 à 44 ans ayant un enfant de moins de 6 ans étaient en emploi, ce qui représente une augmentation de 8 points de pourcentage depuis 2001 (Institut de la statistique du Québec, 2012 : 127). Toutefois, malgré cette forte présence des femmes sur le marché du travail, de même qu’une plus grande implication des hommes au sein des foyers, la moyenne quotidienne du temps consacré aux tâches ménagères de même qu’aux soins aux enfants était toujours plus élevée chez les Québécoises que chez leurs partenaires masculins en 2005 : les femmes consacraient 2,9 h à ces tâches en comparaison de 1,9 h pour les hommes (ISQ, 2009 : 39). La présence d’enfants dans un couple pousse toujours les femmes à diminuer leur temps de travail rémunéré, mais incite les hommes à travailler un nombre plus élevé d’heures à l’extérieur de la maison (Gagnon, 2009 : 14). Il en ressort que les hommes récoltent davantage en termes de revenus et de reconnaissance sociale que les femmes dans une société où ce qui n’est pas rémunéré est invisible.

Le dilemme égalité-différence[1] bien connu des féministes se pose donc toujours : d’une part, une revendication à l’égalité (économique et sociale), exprimée en termes d’intégration obligatoire des femmes au marché du travail et, d’autre part, une valorisation du travail effectué (encore très majoritairement) par des femmes par la reconnaissance matérielle, sociale et politique des soins aux enfants et aux proches-dépendants et de l’organisation de la maison. Ce travail de reproduction dit « invisible » est souvent perçu comme faisant obstacle à la pleine égalité des femmes par rapport aux hommes.

Dans ce contexte, nous nous intéressons ici au discours des plus jeunes féministes québécoises. Ces dernières, aujourd’hui en âge d’être mères, et bien que minoritaires dans le mouvement des femmes, semblent porter un discours relativement différent sur le travail de reproduction que celui mis de l’avant par un courant dominant. Quelles sont leurs perceptions du travail de reproduction[2], du travail rémunéré et de l’articulation entre les deux? Quelles propositions les jeunes féministes font-elles pour répondre à leurs préoccupations actuelles? Puisqu’il n’existe que peu d’études sur les jeunes féministes, entre autres au Québec et sur la question du travail, l’enquête dont il est question ici permet de pallier, dans la mesure de ses moyens, ce manque.

Nous visons dans cet article à mettre en lumière une voix féministe émergente sur un sujet jadis classique et maintenant beaucoup moins traité tant du point de vue théorique que pratique au sein du mouvement des femmes : le travail de reproduction et son articulation avec le travail rémunéré. S’inscrivant à la fois dans le discours dominant du mouvement des femmes québécois formalisé et en rupture avec celui-ci à certains égards, les jeunes féministes d’aujourd’hui produisent un discours qui leur est propre. Les constats qu’elles mettent de l’avant les poussent à faire des propositions qui conduiront sans doute, comme ce fut le cas pour les féministes des années 1960-1970, à des changements dans les dynamiques parentales, les liens avec le marché du travail, de même que dans les politiques sociales.

Nous commençons par présenter brièvement la question de la division sexuelle du travail telle que théorisée par les féministes dans les années 1960 et 1970 et la façon dont elle a été intégrée à un discours dans le mouvement des femmes québécois. Nous précisons aussi la place qu’occupent les jeunes féministes québécoises actuelles dans le mouvement des femmes de même que le type de militance qu’elles privilégient. Nous poursuivons avec les détails d’ordre méthodologique de l’enquête. Les idées des jeunes féministes rencontrées sur le travail de reproduction et le travail rémunéré ainsi que leurs propositions sont ensuite présentées et discutées.

1. La division sexuelle du travail et la famille comme lieu d’oppression

Les féministes des années 1960 et 1970 ont mis en évidence l’injustice des bases de la division sexuelle du travail telle qu’on la connaît aujourd’hui, soit, d’une part, une séparation entre des tâches effectuées par les hommes dans la sphère publique contre rémunération et celles réalisées par les femmes dans la sphère privée gratuitement et, d’autre part, une hiérarchisation de ces types de tâches (le travail des hommes « vaut » plus que celui des femmes) (Kergoat, 2000). L’oppression spécifique vécue par les femmes au sein de la famille, notamment à travers le travail domestique gratuit qu’elles effectuent, est alors dénoncée par des féministes (voir entre autres[3] Benston, 1970; Dalla Costa et James, 1973; Delphy, 2009; Morton, 1970). Elles avancent que les femmes se retrouvent dans un mode de production particulier :

[D]ans une société basée sur la production de la marchandise, [le travail domestique] n’est pas considéré ordinairement comme un « travail réel » parce qu’il est en dehors de l’échange et du marché. […] Les femmes, il faut le dire, ne sont pas exclues de la production de marchandises. Elles participent au travail salarié, mais en tant que groupe, elles n’ont pas de responsabilité structurelle dans ce domaine et leur participation est généralement considérée comme passagère.

Benston, 1970 : 25

Il ne s’agirait pas de voir en la famille une absence d’économie, mais bien une économie autre qui n’est pas non plus totalement à part de l’économie de marché. Ce sont les femmes qui sont exclues du marché de l’échange et pas leur production, puisque lorsqu’elles accomplissent les mêmes tâches à l’extérieur de la famille, leur production est reconnue pécuniairement (même si mal rémunérée) et socialement. La gratuité de leur travail a par conséquent tout à voir avec les rapports sociaux de domination (Delphy, 2009).

Les années 1970 marquent une rupture dans la perception de la famille qui devient l’« institution-clé » de l’oppression des femmes (Dandurand, 1994 : 1; Phillips, 2000). Au Québec, Louise Vandelac, dans l’avant-propos de Du travail et de l’amour : les dessous de la production domestique, illustre cette nouvelle perception :

Nous avons vu vivre nos mères dans le puits de mélasse[4] de leur cuisine. Et comme beaucoup d’autres, nous avons eu peur de cet enfermement […]. Notre premier désir était de sortir de ces cuisines d’impuissance, de les rayer de nos vies et de nos têtes, comme si ces gestes incantatoires nous en libèreraient.

1985 : 12

Bock (2002), Orloff (1993, 1996) et Cohen (2000) rappellent que des féministes, au début du XXe siècle en Occident, ont revendiqué auprès des États-providence naissants de meilleures protections sociales pour les mères au nom de la reconnaissance de l’activité maternelle comme fonction sociale. Bock constate que « peu de féministes de la “deuxième vague” ont repris le flambeau des féministes de la première heure » et qu’il semble être acquis depuis les années 1970 que la lutte pour la liberté et l’égalité des femmes se mène sur le terrain du marché du travail (2002 : 553-555). Dans le Québec de la fin des années 1960, où la contestation sociale est très présente, cette transformation au sein du mouvement des femmes se forme en même temps que la vague nationaliste québécoise (Cohen, 2000; Mills, 2010; O’Leary et Toupin, 1982). Rapidement, le lien naissant dans le discours du mouvement entre femmes modernes et Québec moderne, entre l’émancipation des femmes et l’émancipation du Québec se concrétise davantage pour devenir une seule et même émancipation rendue possible par la souveraineté du Québec[5]. Les trois termes : modernisation, émancipation et libération sont reliés dans la littérature sur le Québec et les femmes des années 1960-1980. Ils représentent l’idée du rejet d’un passé oppressant pour aller vers un futur moderne, libérateur et égalitaire. Il s’agit donc d’une manière de se démarquer des femmes d’avant la modernisation, soit celles incarnant le rôle sexué traditionnel des femmes (mère, épouse et ménagère) et de privilégier le rôle de femmes modernes, émancipées, qui travaillent à l’extérieur du foyer familial.

Malgré ce courant de fond, les idées véhiculées par les féministes de la deuxième vague n’étaient pas monolithiques. Il y a eu aussi un mouvement familialiste ne s’identifiant pas nécessairement au féminisme à cette époque et représenté au Québec par l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (AFEAS) qui a milité (et milite toujours) pour une reconnaissance du travail fait gratuitement au sein des foyers (Lamoureux et al., 1993; Révillard, 2013). Toupin (1996) rappelle aussi que des féministes radicales du début des années 1970 ont mis de l’avant une critique du travail rémunéré comme source d’émancipation des femmes. Un large débat a été mené à cette époque entre autres sur la question du salaire pour le travail ménager[6], mais c’est l’approche libérale égalitaire du travail rémunéré qui a eu la faveur d’une majorité de féministes et qui a persisté depuis (Vandelac, 1985).

2. Le mouvement des femmes au Québec et la place des jeunes féministes

Cette conceptualisation de la famille comme lieu d’oppression pour les femmes s’est développée en même temps que la structuration et la formalisation d’un mouvement des femmes au Québec. Les groupes formés entre les années 1960 et 1980 ont donné au mouvement des femmes québécois des assises stables un peu partout dans la province. Plusieurs d’entre eux sont financés par l’État et ont un personnel salarié permanent (Saint-Charles et al., 2009). Ce sont ces groupes, « [i]ssus majoritairement de la deuxième vague du féminisme, celle qui a émergé avec l’articulation d’un féminisme libéral se nourrissant de revendications principalement adressées à l’endroit de l’État », qui forment la partie la plus visible du mouvement des femmes québécois actuel (Maillé, 2000 : 90). Cette formalisation d’un large pan du mouvement des femmes québécois n’empêche pas la formation ponctuelle et conjoncturelle de divers réseaux féministes (Toupin, 2005), mais donne à entendre davantage un discours en particulier.

2.1 La relève du mouvement des femmes québécois

Les militantes des groupes de femmes québécois sont préoccupées par leur relève depuis plusieurs années alors que la moyenne d’âge des travailleuses des groupes qui forment la base du mouvement est de plus de 45 ans. Le roulement des salariées de moins de 35 ans est aussi très élevé (Saint-Charles et al., 2009). Le mouvement des femmes québécois est perçu par des jeunes féministes comme étant un « cocon » tissé serré qui peut être invitant grâce aux « valeurs féministes partagées » (Saint-Charles et al., 2009 : 158), mais aussi un lieu où les nouvelles venues se sentent parfois isolées (Nengeh Mensah, 2005). Les jeunes féministes avancent qu’elles peuvent critiquer certains éléments du mouvement, mais qu’elles ne se sentent pas toujours entendues. Il semble y avoir des sujets tabous, des thèmes qu’il est plus difficile d’aborder ouvertement avec ses compagnes féministes, comme les relations personnelles (Saint-Charles et al., 2009). Les jeunes travailleuses de l’étude de Saint-Charles et ses collègues (2009) craignent que ce qu’elles qualifient d’enfermement du mouvement des femmes québécois ne nuise à son renouvellement.

Les jeunes femmes veulent un engagement dans le mouvement des femmes plus ouvert et diversifié (Dubé, 2008; Henneron, 2005; Lamoureux, 2006; Quéniart et Jacques, 2001; Saint-Charles et al., 2009) :

[E]lles chercheraient et favoriseraient, davantage que leurs prédécesseures, l’expression et la rencontre de ces différences, et ce, concrètement dans les actions et les projets qu’elles mettraient de l’avant. Les courants de pensée, les expressions linguistiques et les femmes de toutes origines se côtoieraient de manière plus fluide qu’auparavant.

Dubé, 2008 : 173

Les jeunes féministes veulent aussi que l’importance qu’elles accordent à leur vie privée soit reconnue. Quéniart et Jacques (2004) expliquent cette caractéristique entre autres par le fait que plusieurs jeunes femmes qu’elles ont interviewées dans le cadre de leur étude sur l’engagement ont vécu le divorce de leurs parents et ne veulent pas répéter l’erreur de mettre tout leur temps et toute leur énergie dans leur carrière. Cela rejoint plusieurs études portant sur les jeunes en général qui font état de l’importance accrue de la vie privée et de la famille pour la jeune génération (Baugnet, 1996; Gauthier; 2008; Gauthier et Vultur, 2007; Méda, 2011; Pronovost et Royer, 2004). L’engagement des jeunes féministes se vit aussi sous le signe de la cohérence entre leur militantisme et leurs idéaux. Une « philosophie de vie » en découle : elles veulent que leurs actions quotidiennes soient en phase avec leurs valeurs et les causes qu’elles défendent (Quéniart, 2008 : 220).

2.2 Un rapport différent au féminisme

Marc Bessin et Elsa Dorlin posent que le rapport de sororité à la base du mouvement des femmes est renégocié alors que « des générations socialisées à la lutte féministe dans des contextes et par des outils différents » se côtoient désormais (2005 : 12-13). Plusieurs des jeunes féministes des années 1960 et 1970 ont eu une mère travaillant à la maison dont le travail n’était pas reconnu au moment de l’apogée du couple femme ménagère et père pourvoyeur en Occident dans les années 1950. Ces jeunes femmes engagées dans la lutte pour l’égalité durant cette période avaient donc en commun la volonté de changer le rôle de la mère dévouée à sa famille. Le mouvement des femmes québécois des années 1960 à 1980 a par conséquent particulièrement marqué les dynamiques familiales et sociales au Québec (Dandurand, 1988).

Malgré la présence d’un mouvement antiféministe fort au Québec (Blais et Dupuis-Déri, 2008) et ailleurs en Occident (Faludi, 1993) qui n’apprécie pas la place grandissante que les femmes occupent dans la sphère publique et qui prône un retour aux rôles sexués traditionnels, les jeunes féministes ont grandi dans un contexte social et politique très différent de celui de leurs aînées : elles ont développé leur féminisme avec des images et des modèles de femmes libres alors que leurs aînées vivaient dans une société où la religion et les traditions dictaient davantage la place des femmes (Saint-Charles et al., 2009). Alors qu’une majorité de jeunes féministes des années 1970 voyaient la sphère domestique comme un enfermement et le travail rémunéré comme libérateur, qu’en pensent les jeunes féministes québécoises des années 2010?

3. Précisions méthodologiques[7]

3.1 Le recrutement et l’échantillon

Des entretiens individuels semi-directifs ont été réalisés avec des participantes âgées de 23 à 36 ans, se disant féministes et ayant un lien d’appartenance avec un lieu de militance féministe au Québec. Elles ont été recrutées à l’aide d’une invitation envoyée sur la liste de diffusion RebElles[8], lancée lors du rassemblement pancanadien de jeunes féministes à l’automne 2008. L’organisme Relais-femmes[9], qui est en lien avec plusieurs milieux féministes au Québec, a aussi diffusé l’invitation dans ses réseaux.

Après quelque 20 entretiens, les réponses des nouvelles participantes n'ajoutaient que peu d’information à l'éventail de perceptions mentionnées par les participantes précédentes, suggérant que l’objet d’étude avait été mis au jour. Nous avons tout de même continué jusqu’à 29 entretiens, le nombre de participantes recrutées le permettant[10]. Sans sélection de notre part, l'échantillon comprend un nombre à peu près égal de femmes mères (n = 15) et sans enfants (n = 13)[11]. Les affiliations des participantes étaient variées. Treize des femmes rencontrées travaillaient à temps plein ou à temps partiel dans le mouvement des femmes – centre de femmes, centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS), maison d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale, regroupement régional ou national, etc. D’autres militaient dans un comité femmes d’un parti politique, un centre de femmes en tant que bénévole, un collectif abolitionniste, un collectif d’accompagnantes à la naissance ou le groupe MAMAN[12] (Mouvement pour l’autonomie dans la maternité et l’accouchement naturel). Quelques femmes fréquentaient des groupes plus informels ou participaient à des blogues féministes. La majorité des participantes militaient dans le mouvement des femmes depuis plusieurs années et dans plus d’un lieu. Même si l’identification à un courant théorique féministe n’a pas été explicitement demandée, nous pouvons affirmer, à partir des réponses données aux autres questions, que les courants représentés sont divers : radical, libéral, familialiste, etc.

Le type de recrutement de même que le petit échantillon étudié ne nous permettent pas de prétendre à la représentativité, mais la diversité de caractéristiques et de points de vue que celui-ci comporte permet de mettre en lumière une bonne partie des idées des jeunes féministes québécoises sur le travail de reproduction et le travail rémunéré.

3.2 Les entretiens et leur analyse

Les entretiens ont eu lieu entre les mois de novembre 2011 et janvier 2012. Vingt-et-un ont été réalisés en personne (chez la participante ou dans un café) alors que huit autres l’ont été par téléphone, avec les répondantes n’habitant pas la région de Montréal. Les entretiens ont duré en moyenne une heure, soit 30 minutes pour le plus court et 1 h 30 pour le plus long. Seulement 5 entretiens ont duré moins de 50 minutes. Les entretiens ont été enregistrés et transcrits quasi intégralement[13].

Avant de poser les premières questions, nous faisions signer un formulaire de consentement[14] et présentions une courte mise en contexte. L’entretien débutait avec quelques questions permettant d’adapter le reste du questionnaire à la situation des participantes, soit leur occupation principale, leurs lieux de militance féministe de même que leurs principaux intérêts féministes. Pour connaître leurs idées et leurs perceptions sur le travail de reproduction, nous avons privilégié des questions portant sur le travail dit invisible, les rôles de mère et de père, le partage des tâches et la conciliation famille-travail. Ces thèmes étaient ensuite abordés en lien avec le mouvement des femmes québécois. Finalement, avant quelques questions sociodémographiques, des questions sur leur type de participation et d’engagement social et politique étaient posées.

Compte tenu de la quasi-absence d’études s’attardant aux idées des jeunes féministes québécoises sur le travail de reproduction, une approche exploratoire a été privilégiée. Nous avons misé sur des questions assez larges qui permettaient l’expression d’autres thèmes ou idées qui n’étaient pas initialement prévus. Notre approche était basée sur la théorie enracinée (Strauss et Corbin, 1997; Glaser et Strauss, 1967) et une analyse thématique des données a été effectuée. Il s’agit d’une analyse du discours des jeunes féministes rencontrées et non de leurs pratiques.

4. Présentation et analyse des résultats

Les féministes rencontrées ont souvent fait le va-et-vient entre travail de reproduction et travail rémunéré même si seulement une question sur la conciliation famille-travail portait plus directement sur le travail rémunéré. Nous présentons dans cette partie les idées principales des participantes sur ces deux types de travail et certaines de leurs propositions pour l’atteinte d’une meilleure qualité de vie pour les femmes ainsi que l’égalité entre les femmes et les hommes au sein de la sphère privée.

4.1 Des constats

Deux constats principaux ressortent des entretiens en ce qui a trait au travail de reproduction : 1) il s’agit d’un travail « invisible » souvent partagé inégalement entre conjoints et 2) le rôle de mère est aujourd’hui une course à la performance pouvant mener à l’épuisement. En ce qui a trait au travail rémunéré, les féministes rencontrées affirment qu’il n’est peut-être pas la panacée tant attendue et que la conciliation famille-travail n’est pas toujours une réussite.

4.1.1 Un travail invisible souvent partagé inégalement

Toutes les femmes rencontrées s’accordent pour dire que le travail de reproduction n’est pas reconnu ni valorisé ou évalué à sa juste valeur, d’où son qualificatif d’« invisible ». Il correspond aussi pour elles à une quantité énorme de travail, à « un travail à temps plein » indispensable à la société. Certaines tâches seraient encore plus invisibilisées que d’autres, d’où l’importance de demeurer vigilantes malgré les avancées. Selon les participantes, la « charge mentale » de l’organisation familiale serait un travail encore plus invisible que les tâches domestiques proprement dites ou les soins aux enfants et aux proches-dépendants et demeurerait quasi exclusivement la responsabilité des femmes : « [T]oute la charge mentale avec la planification, les rendez-vous chez le médecin, planifier l’épicerie, appeler la belle-mère parce que c’est sa fête. Tout ça, c’est encore majoritairement le lot des femmes, c’est clair, puis ce n’est pas reconnu, pas valorisé, c’est vraiment pris pour acquis » (Juliette, 33 ans, deux enfants). Les hommes demeureraient des exécutants, ne prenant que rarement des initiatives dans la gestion familiale. Cette responsabilité crée, selon les participantes, une fatigue psychologique accrue pour les femmes. Cela rejoint la notion de charge mentale de Haicault (1984) quand elle veut nommer la superposition de temps et d’espaces différents pour les femmes alors qu’elles doivent gérer leur vie professionnelle et la vie familiale.

L’inégalité entre les sexes en lien avec le travail effectué au sein des foyers, alors que sa responsabilité incombe toujours aux femmes, et ce, malgré une présence accrue des hommes, est dénoncée. Les hommes seraient en train d’apprivoiser leur rôle auprès des enfants, mais cela ne signifierait pas qu’ils s’impliqueraient aussi également dans les tâches domestiques quotidiennes ou hebdomadaires. Certaines participantes affirment qu’un homme peut devenir père sans que cela ne change quoi que ce soit dans sa vie personnelle et professionnelle : il continuera à vaquer à ses occupations habituelles, sans nécessairement modifier son horaire et sans culpabilité. Ainsi, les participantes perçoivent toujours en majorité des inégalités dans les rôles parentaux. Louise (30 ans, sans enfant) résume le fait que les pères ont fait un bout de chemin, mais qu’il ne faut pas se bercer d’illusions :

Un bon père, ça va être un père de plus en plus présent, qui s’implique de plus en plus dans les tâches familiales, les tâches reliées aux soins des enfants […], mais qui continue tout de même à être un beau mâle viril qui va s’occuper d’aller réparer la voiture, de mettre les poubelles à la rue. Ça, ce sont des attentes sociales en transformation. C’est comme si, disons, on s’entend que le rôle de l’homme soit le même, mais bonifié d’une plus grande participation, sans toutefois exiger l’égalité.

Leur dénonciation du toujours inégal partage du travail de reproduction entre les hommes et les femmes rejoint une part des constats des féministes de la deuxième vague qui dénonçaient l’oppression des femmes par ce travail. Ce qui serait nouveau, c’est l’idée que les jeunes féministes s’imposent davantage une cohérence entre les gestes posés dans la vie privée et leurs idéaux d’égalité, comme l’avance Quéniart (2008). Ainsi, le partage des tâches dans la maison serait souvent une source de conflits dans les couples, voire de rupture. De fait, les femmes rencontrées accordent une très grande importance au partage égal ou équitable des tâches dans leur couple. Elles perçoivent leur couple comme étant une équipe au sein de laquelle les tâches et les rôles doivent être distribués également, qu’il y ait présence d’enfants ou non. Pour elles, les deux membres du couple ont le même mandat et doivent se le partager. Cette position est pour certaines, « non négociable » :

Il me vient à l’esprit qu’on est dans une époque où si ces tâches-là sont reconnues [et] nommées, elles peuvent être partagées équitablement dans le ménage. […] Il y a des prises de position qu’on fait dans le travail à la maison qui reposent sur une analyse un peu politique en fait et qui se répercutent à la maison.

Éliane, 27 ans, enceinte de son premier enfant

4.1.2 La maternité : une course à la performance

La maternité est qualifiée par les participantes de « plus belle chose » qui engendre un amour inconditionnel, un émerveillement et une valorisation dans le lien avec l’enfant. Être mère signifie aussi pour les participantes l’apprentissage du rôle, puis l’éducation, la patience, la discipline et beaucoup d’énergie et de responsabilités.

Même si les participantes avancent qu’il y a toutes sortes de façons d’être mère, certaines parlent du fait qu’aujourd’hui, être mère et travailler contre rémunération est devenu la norme. Parallèlement, les mères qui font le choix de rester à la maison à temps plein avec leurs enfants seraient marginales, voire marginalisées : « Les mères ne sont plus vraiment perçues comme quelqu’un qui ne fait que s’occuper des enfants à la maison. La plupart des mères sont sur le marché du travail. Je sais que mes amies qui ne le sont pas sentent qu’elles sont un peu à part » (Elsa, 29 ans, trois enfants).

Le tiraillement entre le travail et la famille est souvent abordé et révèle un élément central des idées des féministes rencontrées sur la maternité : devenir mère engendre une course à la performance. Alors qu’elles ont investi massivement le marché du travail depuis trente ans, les mères d’enfants en bas âge n’ont pas vu se modifier aussi rapidement les exigences de leur travail à l’intérieur du foyer. Les termes course, essoufflement, burnout, superwoman, épuisement et même étouffement sont utilisés par les participantes pour qualifier leur représentation de la maternité et les exigences inhérentes à ce rôle au sein des familles. Être mère, surtout en plus de travailler contre rémunération, engendre une charge de travail énorme. Comparées à des pieuvres, les mères devraient maintenant être capables de tout faire avec le sourire comme si elles aimaient toujours ce qu’elles font. Les féministes interrogées parlent de la pression de performance alors que la liste des critères s’allonge sans cesse, incluant l’éducation des enfants, le temps passé auprès d’eux, les repas offerts ou le corps même des femmes qui doit correspondre à un idéal. Ces critères seraient survalorisés et nouveaux alors que leurs grands-mères ne se questionnaient pas sur la façon d’éduquer leurs enfants ou sur le type de relations qu’elles voulaient avoir avec eux.

Selon les féministes rencontrées, les hommes n’ont pas à se plier à cette exigence de performance dans le travail de reproduction. Elles dénoncent même une survalorisation des moindres avancées des hommes quant à leur implication auprès des enfants. Contrairement au travail des mères auprès des enfants, peu valorisé notamment parce que tenu pour acquis, celui des pères est perçu comme génial : « Si tu prends la moitié du congé parental, tu es comme wow! Écoute, tu t’es épanoui pleinement et tu es un bon père et tu es merveilleux! », ironise Lili (28 ans, sans enfant).

4.1.3 La conciliation famille-travail : pas une réussite

La conciliation famille-travail demeure, selon les participantes à l’étude, une responsabilité individuelle qui incombe aux femmes. Bien que certains hommes accordant plus d’importance à leur vie familiale vivent des difficultés particulières de conciliation (employeurs encore plus réticents face à la conciliation des hommes qu’à celle des femmes), il reste que ce sont davantage les femmes qui paient un prix pour arrimer leur vie familiale à leur vie professionnelle, surtout en diminuant leur nombre d’heures de travail rémunéré. La socialisation des femmes les pousserait vers la maison et le travail de reproduction et, parallèlement, le travail rémunéré des hommes serait plus important que celui des femmes. Manon (36 ans, un enfant) se sent débordée et aimerait travailler moins d’heures à l’extérieur de la maison. Quand nous lui demandons comment elle explique la diminution du nombre d’heures de travail rémunéré effectué par des femmes, elle répond :

Le poids des traditions, je ne sais pas, c’est un phénomène social. Je n’arrive pas, c’est super fort. […] Ça fait encore de la pression sur les femmes. C’est comme si leur travail était moins important, c’est fou! Moi, j’adore travailler. J’adore ça. C’est dur et ça me fait de la peine d’être moins avec mon bébé, mais je suis contente quand même de retourner au travail. J’ai une carrière.

Une logique économique est aussi invoquée quant à la diminution du nombre d’heures de travail rémunéré des femmes qui peuvent se le permettre : celui ou celle des deux partenaires ayant le plus faible revenu se retire en partie ou totalement du marché du travail. Comme ce sont encore majoritairement les femmes qui gagnent moins que leur conjoint, ce sont elles qui vivent un risque de dépendance économique et de pauvreté à la retraite. Cette situation est dénoncée par le mouvement des femmes au Québec et plusieurs participantes aux entrevues en font aussi état. Certaines notent toutefois que ce ne sont pas toutes les femmes qui diminuent leurs heures de travail rémunéré et que plusieurs des jeunes femmes qu’elles connaissent travaillent autant à l’extérieur du foyer que leur conjoint.

Alors que presque toutes les femmes rencontrées parlent de l’essoufflement associé à la conciliation famille-travail, le quart des participantes disent explicitement que la conciliation n’est pas réussie, qu’elle demeure tout un défi. Elles croient que la conciliation famille-travail doit être un enjeu collectif et qu’un grand travail de conscientisation doit être réalisé auprès des employeurs. Elles relèvent les limites des arrangements individuels et du partage des tâches avec le conjoint et les obstacles structurels et organisationnels surtout sur le marché du travail.

Les jeunes féministes des années 2000 doivent réinventer la façon de penser l’arrimage entre famille et travail rémunéré. Le contexte dans lequel doit s’effectuer cette conciliation est différent aujourd’hui pour les familles ayant de jeunes enfants. Certes, elles ont la chance de pouvoir compter sur des programmes gouvernementaux généreux, mais les réseaux dans la vie privée se sont amenuisés. Le fait qu’une majorité de femmes (et d’hommes) travaillent à l’extérieur réduit de beaucoup les possibilités pour les familles d’avoir accès à un réseau pour les soutenir dans leur travail de reproduction. Alors que les femmes travaillaient plus rarement à l’extérieur de la maison à temps plein il y a trente ans, celles qui le faisaient pouvaient compter sur une voisine, leur mère ou une autre membre de leur famille qui, elles, étaient à la maison, et donc plus disponibles pour s’occuper d’un enfant malade ou aider à toute autre tâche. Les familles sont aussi moins nombreuses et le rythme de vie a changé. Giselle, 36 ans, mère de quatre enfants et à la maison pour un an depuis la fin de son dernier congé parental, parle aussi de ce réseau qui est beaucoup plus rare : « J’ai l’impression que cette gestion-là, c’est un problème de notre génération dans le sens qu’avant les femmes étaient au foyer, et c’était ça leur travail et il y avait peut-être aussi un réseau dans la ruelle, dans la famille qui pouvait soutenir, puis là, bien, on est toutes seules. »

4.1.4 Le travail rémunéré : la panacée tant espérée pour les femmes?

Tant les féministes se revendiquant d’une idéologie anticapitaliste que celles se rapprochant davantage d’un féminisme libéral posent un regard critique sur l’insertion des femmes sur le marché du travail rémunéré. Elles se demandent si le travail rémunéré a été la panacée tant attendue par les féministes de la deuxième vague. Elles ne voient pas toutes dans le travail rémunéré une source d’émancipation. Elles y voient aussi une source de complication de la vie des femmes. Elles constatent que l’accès au marché du travail, pour une grande proportion d’entre elles, s’est fait au détriment d’une qualité de vie, notamment parce que leur charge de travail à la maison n’a pas diminué :

On a voulu les femmes sur le marché du travail sans, on dirait, réaliser qu’on leur demandait de faire un exploit presque impossible de concilier tout ça en même temps. Parce qu’il faut qu’elles s’oublient complètement ou presque si elles veulent finir par y arriver, puis ce n’est pas forcément très libérateur. Il faudrait trouver une façon pour que ce soit davantage source d’émancipation, le fait que les femmes travaillent, et non pas un recul parce que tout d’un coup, elles sont complètement submergées.

Annick, 23 ans, sans enfant

Le marché du travail serait très exigeant, ce qui alourdirait la charge de travail des femmes et des hommes qui veulent concilier vie familiale et vie professionnelle. Les féministes rencontrées critiquent le dogme du « 9 à 5 » et de la demande de productivité qui seraient le résultat d’une approche androcentriste du travail. Quelques-unes d’entre elles avancent que les femmes ont intégré massivement le marché du travail depuis les années 1970 en adoptant le modèle masculin en place. Ce marché du travail ne serait pas encore fait pour accueillir des personnes ayant des responsabilités familiales.

Ces constats n’empêchent pas les participantes d’être fières de prendre part à un mouvement qui a permis aux femmes d’accéder aux études supérieures et aux emplois rémunérés. Elles croient toutefois que ce qui leur est proposé ne fonctionne pas, à tout le moins, pas pour toutes. Les changements survenus sur le marché du travail dans les dernières décennies peuvent influencer les perceptions des participantes. Il est important de noter qu’entre les années 1970 et aujourd’hui, le marché du travail a subi de profondes transformations : précarisation de nombreux secteurs d’emplois (plusieurs secteurs féminins comme les services et les soins aux personnes) et alourdissement des postes les mieux rémunérés. Même si l’organisation du travail a toujours été désavantageuse pour les femmes, les féministes des années 1970 pouvaient espérer que les femmes occupent des emplois stables, bien rémunérés, avec de bonnes protections sociales. Ce type d’emploi est de plus en plus rare et les participantes en sont conscientes. Ainsi, pour espérer avoir un emploi permanent avec un salaire décent aujourd’hui, il faut souvent travailler de très longues heures par semaine alors que parallèlement, la majorité des emplois requérant moins d’heures sont moins bien rémunérés et offrent des conditions précaires (Beeman, 2012). Vincent de Gaulejac affirme aussi que la nouvelle gestion des entreprises vise à « obtenir une disponibilité permanente pour que le maximum de temps soit consacré à la réalisation des objectifs fixés et, au-delà, à un engagement total de réussite de l’entreprise » (2009 : 116). Dans ce contexte, il est logique de voir les jeunes féministes constater que leur venue sur le marché du travail n’a pas offert aux femmes qu’un moyen d’atteindre l’autonomie : les Québécoises gagnent toujours, en 2011, 78 % du salaire hebdomadaire des Québécois (ISQ, 2012 : 196) et elles doivent continuer à faire la double tâche.

En même temps que ces critiques de l’organisation du marché du travail, les jeunes féministes rencontrées valorisent davantage que leurs prédécesseures le travail de reproduction. Leurs réflexions à ce sujet s’inscrivent dans un contexte où les rôles genrés, quoique pas encore égalitaires, ont tout de même changé. La famille et le travail qui y est accompli peuvent être perçus plus positivement et de nouvelles revendications peuvent émerger de la sphère privée. Alors que les jeunes féministes des années 1970 voyaient la sphère domestique comme un enfermement, un manque de liberté, les jeunes féministes d’aujourd’hui, très scolarisées, y voient une immense charge de travail, certes, mais qui n’est pas que connotée négativement. Rares sont celles qui ont vu leur mère s’ennuyer à la maison. Elles aspirent ainsi à un partage de ce travail tout en étant conscientes que les stéréotypes ont la vie dure. Jessie (28 ans, deux enfants), mère à la maison, dit se sentir une femme tout à fait moderne et explique comment elle perçoit son rôle et celui de son conjoint :

Les heures dédiées à la famille, que ce soit par un travail rémunéré ou non, c’est réparti équitablement, dans le sens où ma figure de mère au foyer n’est pas celle des années 50. Quand il rentre, je ne lui mets pas ses pantoufles et je ne lui apporte pas un scotch… Quand il rentre, il sait que moi aussi j’ai eu une journée occupée. Ma journée n’est pas finie, la sienne non plus. On se répartit équitablement le temps, peu importe la nature des tâches.

Les jeunes féministes actuelles peuvent concevoir de passer plus de temps à la maison, en partie à effectuer ce travail de soins aux enfants et de tâches domestiques, alors que cette perspective n’était pas vue positivement par une majorité de féministes de la deuxième vague.

4.2 Des propositions

Dans le cadre des entretiens, nous avons demandé aux participantes quelles revendications elles aimeraient voir porter par le mouvement des femmes québécois en lien avec le travail. Diverses propositions ont émergé des réponses à cette question de même que de leur discours plus global. Les jeunes féministes rencontrées constatent la difficulté à trouver des solutions à l’enjeu que représente le travail de reproduction. Elles se questionnent sur de possibles compensations au travail réalisé actuellement gratuitement dans les foyers. Elles posent aussi le travail à temps partiel comme une voie intéressante à laquelle réfléchir collectivement.

4.2.1 Des formes de compensation au travail de reproduction

Les féministes rencontrées n’ont pas une réponse unique à proposer en ce qui a trait à la façon de valoriser le travail de reproduction. Elles réfléchissent à la possibilité de rémunérer ce travail et les positions qu’elles expriment sont diverses. Certaines sont ouvertes à l’idée parce qu’elles sont convaincues que le travail de parent à la maison ou de proche-aidant doit être reconnu sous la forme d’une rémunération directe de la part de l’État. Quelques féministes rencontrées privilégient pour leur part une rémunération sous la forme d’un revenu minimum garanti. Cette façon permettrait à tout le monde, femmes et hommes, de faire des choix selon ses valeurs, qu’il s’agisse du temps accordé aux soins d’une personne dépendante (adulte ou enfant) ou du nombre d’heures de travail rémunéré.

D’autres féministes s’opposent à toute forme de rémunération : elles y voient un risque de pauvreté, puisque cette rémunération ne pourrait jamais équivaloir à un salaire décent, selon elles. Toutefois, elles se demandent quelle serait une meilleure forme de reconnaissance de ce travail. Alexandra (35 ans, deux enfants) illustre ce dilemme :

C’est sûr que d’un point de vue d’analyse féministe, moi, je trouve que c’est antiféministe de donner de l’argent à des familles au lieu de permettre à des femmes d’avoir accès au marché du travail, d’investir pour qu’elles aient des meilleures conditions de travail. Mais d’un autre côté, on veut valoriser ce travail-là, donc comment le faire? On ne peut pas le faire juste avec des attitudes ou avec des pancartes sur le bord de l’autoroute avec : « Aimez votre mère ou votre proche-aidante », ce n’est pas ça non plus! Donc, moi je suis un peu confuse.

Enfin, d’autres approches sont envisagées par les participantes. Elles croient qu’il faut tenter de trouver des mesures financières ou des programmes qui permettraient de répondre aux besoins du plus grand nombre de femmes et de familles possible. Elles réfléchissent à des arrangements fiscaux qui permettraient par exemple des transferts d’argent entre conjoints lorsqu’un des deux reste à la maison pour les soins aux enfants ou à des façons de faire qui ne pénaliseraient pas les femmes au moment de la retraite. Une participante s’interroge :

Quand justement l’ADQ[15] propose de donner 100 $ aux mères à la maison, c’est le tollé, mais est-ce qu’on a vraiment demandé aux mères si ça les intéressait ou pas? […] Il faudrait que les solutions fassent partie de politiques gouvernementales. Celles qui veulent rester un an, deux ans, trois ans, cinq ans, qu’est-ce qu’on leur propose? Qu’est-ce qu’on fait pour ne pas qu’elles soient exclues de la société et pénalisées?

Jeanne, 31 ans, un enfant

L’ambivalence de certaines féministes rencontrées de même que l’appel à proposer des solutions financières diverses illustrent cette volonté de valorisation de la prise en compte des différences qui serait importante pour cette génération de féministes. Elles essaient de trouver des moyens pour que toutes les femmes, peu importe leur choix, puissent être satisfaites de leur condition. Elles ne disent pas que les luttes des féministes qui les ont précédées ne visaient que quelques femmes, mais en observant et en expérimentant les programmes issus de ces luttes, elles constatent qu’il pourrait y avoir d’autres solutions à envisager. Les Centres de la petite enfance[16] et le RQAP sont vus comme des gains certains pour les femmes, mais pas une fin en soi. Elles veulent continuer le débat. Florence (36 ans, 2 enfants) croit aussi que le mouvement des femmes doit pousser sa réflexion plus loin : « C’est comme si cette énergie-là, il y a environ 15-20 ans, ça a mené vers les garderies, mais là maintenant, on a les garderies, mais qu’est-ce qu’il reste? Il y a quand même encore une insatisfaction, il y a quelque chose à traiter. »

4.2.2 Le travail à temps partiel

Les entrevues permettent de dégager une volonté personnelle d’équilibre entre les différentes sphères de la vie. Quelques femmes rencontrées qui n’ont pas d’enfant parlent de leur objectif de couple qui sera de travailler quatre jours/semaine chacun lorsqu’ils auront des enfants. Le temps partiel pour tous, femmes et hommes, apparaît alors comme la manière de trouver ce point d’équilibre entre la course folle de l’emploi à temps plein sur le marché du travail et le retrait complet à la maison.

L’importance de la prise en compte de la diversité est encore ici exprimée : les jeunes féministes rencontrées veulent que l’organisation du travail et de la société en général favorise plusieurs options. Par exemple, alors qu’elle préfère personnellement l’option des garderies et du travail rémunéré à temps plein, au plan collectif, Charlotte (35 ans, trois enfants) privilégierait « davantage les solutions qui amènent un aménagement du temps de travail, qui offrent différentes possibilités aux parents, plutôt que celles de demeurer au travail à temps plein ou de rester à la maison ».

Les mères qui ont choisi de rester à la maison à temps plein avec leurs jeunes enfants l’ont fait dans des circonstances où elles devaient choisir entre « tout ou rien ». Plusieurs mères à la maison parlent de ce « meilleur des deux mondes » qu’est le travail à temps partiel. Il représente pour elles un idéal qui n’a pas pu se concrétiser. Elles ont privilégié le retrait complet du marché du travail pour une période plus ou moins longue, puisque l’option de travailler à temps plein n’était pas ou plus envisageable pour elles. Par exemple, Nathalie (34 ans, deux enfants) a travaillé quatre jours par semaine après son premier congé de maternité, mais sait que son employeur n’acceptera pas que ce soit le cas après son présent congé. Elle tente donc de se résoudre à rester à la maison à temps plein, mais vit plusieurs déchirements. Elle sait qu’elle hypothèque son indépendance financière et qu’elle ne retrouvera peut-être jamais de poste aussi intéressant que celui qu’elle laissera quelques mois après notre entretien.

Les participantes sont conscientes que le marché du travail actuel n’offre que très peu d’emplois à temps partiel proposant des tâches et des conditions de travail intéressantes et que, dans ce contexte, le travail à temps partiel peut rimer avec pauvreté. En même temps, elles trouvent légitime le désir de diminuer le temps passé à travailler contre rémunération. Certaines y voient une décision personnelle ou conjugale en phase avec les envies des individus et les circonstances de leurs vies. D’autres qui s’inquiètent des répercussions sur l’autonomie financière des femmes qui travaillent à temps partiel demeurent toutefois ambivalentes : « C’est un peu ça, moi, qui me mêle, parce que, à quelque part, je trouve ça correct... Est-ce que la valorisation passe juste par l’argent et tout ça? Non. Parce que pour ma mère, ça a été un choix de passer plus de temps avec sa fille et jamais elle ne l’a regretté. » Maude (29 ans, sans enfant). C’est pour cette raison que plusieurs d’entre elles veulent promouvoir une diminution du temps de travail jumelée à de meilleures conditions de travail. Puisqu’elles sont très éduquées, elles ne semblent pas craindre de ne pas se retrouver d’emploi, mais bien de ne pas avoir la carrière qu’elles avaient prévue.

La demande de réorganisation du marché du travail est issue en partie de l’importance de la valeur familiale. Avoir du temps pour la famille, mais aussi pour soi, est une valeur dominante dans les propos des féministes qui ont participé à l’enquête. Tout comme l’avancent plusieurs auteures (Baugnet, 1996; Gauthier, 2008; Quéniart et al., 2001, 2004; Saint-Charles et al., 2009), les jeunes féministes privilégient la qualité de vie et la famille autant sinon davantage que le travail rémunéré. Elles sont donc en phase avec les jeunes de leur génération. Trouver un équilibre, avoir un aménagement du temps qui permette de vivre sainement et à sa guise toutes les facettes de sa vie (professionnelle, familiale, personnelle) est essentiel pour elles. Dans les entrevues, il est aussi question, au-delà d’avoir du temps pour travailler et s’occuper des enfants, d’avoir du temps à consacrer aux sports et aux activités culturelles de même qu’aux activités militantes : « Je pense que ça va rester important pour les femmes, pour ma génération, mais aussi pour les hommes, d’avoir un équilibre pour les différentes phases de nos vies, au grand dam de Lucien Bouchard[17] qui dit qu’il faut travailler plus! » (Jessie, 28 ans, deux enfants).

Le fait que les féministes rencontrées remettent en question la centralité du travail et l’obligation de choisir entre travailler contre rémunération à temps plein et être à la maison à temps plein ne signifie pas le rejet total de la valeur associée au travail rémunéré. Elles continuent à le trouver important, mais ne le voient pas comme unique moyen d’épanouissement personnel. Le travail rémunéré fait partie d’une valeur parmi d’autres tout aussi importantes, comme la famille. En cela, ces jeunes femmes ressemblent aux jeunes décrits par Gauthier (2008), Gauthier et Vultur (2007) et Méda (2011). Cette dernière, à l’aide de sondages réalisés en Europe, avance que sans avoir un rapport entièrement spécifique au travail, les jeunes ont des attentes plus portées vers « le relationnel, l’intérêt du travail et le sens du travail » que celles de groupes plus âgés (2011 : 192). Aussi, « […] les jeunes souhaitent […] limiter la place que le travail occupe dans leur vie, comme s’il s’agissait de défendre un investissement intense dans le travail, mais permettant d’autres investissements dans d’autres sphères et d’autres activités » (Méda, 2011 : 192-193). Les propos des participantes aux entrevues vont dans le même sens. Tel un cri du coeur, Nathalie (34 ans, deux enfants) pose la question : « Est-ce qu’il y en a des femmes qui aiment ça travailler, mais qui veulent rester à la maison? Oui, forcément, mais où sont-elles? »

Conclusion

Malgré les limites qu’impose une recherche qualitative, il est possible de résumer certaines tendances issues de la parole des jeunes féministes québécoises rencontrées au cours de cette étude. Il y a pour les participantes un « noeud » en ce qui a trait à la famille et au travail de reproduction. Cette perception découle de leur expérience du marché du travail actuel, de leur vision de la maternité et de la grande valeur qu’elles accordent à la famille. D’une façon générale, elles désirent une plus grande valorisation du travail accompli au sein de la famille et ne voient pas le travail rémunéré comme le centre de leur vie. Toutefois, le point de départ de leur réflexion n’est pas le même pour toutes. Deux grandes catégories se dessinent. La première est celle où la fonction maternelle des femmes (qui passe, entre autres, par l’accouchement, l’empowerment dans la maternité, etc.) devrait être célébrée en tant que spécificité. Les tenantes de cette position veulent que leur rôle de mère soit valorisé et reconnu. La deuxième catégorie, regroupant beaucoup plus de participantes à notre enquête, relève du constat que le système actuel (économique, politique et social) ne reconnaît pas le travail qui doit être fait à l’intérieur d’une maison et que cette non-reconnaissance entraîne des conséquences négatives causées par la multiplication des tâches dont sont responsables les femmes : stress et épuisement des femmes, dépendance économique des femmes, etc. Les jeunes féministes de cette catégorie veulent que ce travail soit reconnu et valorisé et que le marché du travail s’ouvre à cette réalité afin 1) que les hommes aussi puissent plus facilement concilier famille et travail et 2) que des emplois à temps partiel de qualité soient disponibles pour les hommes et les femmes. Certaines féministes rencontrées présentent des caractéristiques des deux catégories. Cependant, quel que soit le moyen envisagé, la valorisation de la liberté de choix est bien présente dans le discours des interviewées. Elles veulent que les femmes qui désirent rester à la maison avec leurs enfants, à temps plein ou à temps partiel, puissent le faire. Celles qui désirent travailler à l’extérieur devraient avoir accès à des services (comme les services de garde) adaptés à leur réalité de sorte qu’elles n’aient pas à payer de leur santé physique et mentale. Ce discours de liberté de choix et de respect de la diversité des appartenances et des points de vue rejoint les idées de Dubé : « Un mouvement des femmes ouvert sur le monde, mettant de l’avant la diversité et la solidarité au sein de ses rangs, voilà donc ce que livre le message porté par les jeunes féministes depuis les dernières années » (2008 : 173).

Les jeunes féministes du Québec veulent une ouverture au débat sur le rapport au travail et sur la valorisation du travail de reproduction au sein du mouvement des femmes, sachant qu’il s’agit d’un sujet délicat où il n’y aura probablement pas consensus. Ces propositions découlant de leur réalité de jeunes femmes et féministes au début du XXIe siècle au Québec se transformeront peut-être en nouvelles politiques dans quelques années.