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Homme ou femme, je serai toujours son père et je l’aimerai toujours autant.

Dans les débats en France, en 2014, contre la lutte des stéréotypes de genre à l’école, il est tout à fait suggestif que le livre pour enfants intitulé Papa porte une robe[1] ait été mis en exergue comme emblématique du danger de traiter de la « théorie du genre » à l’école[2], la transparentalité étant alors agitée comme un épouvantail. Au-delà des peurs fantasmatiques, je me pencherai ici sur la réalité du vécu de la transparentalité en tant qu’elle représente une épreuve sociale et intime autant pour les personnes concernées que pour leurs conjoints et leurs enfants. Il existe en effet peu de recherches en France (Grenier, 2006 ; Ruspini, 2011)[3] et au Québec sur ce sujet sensible, et encore moins de témoignages d’enfants. Dans cette étude qui croise anthropologie et psychologie, j’ai voulu rendre compte de la manière la plus juste de la parole des personnes rencontrées, en faisant état de leurs sentiments, de leur parcours, de leurs difficultés, de leurs doutes et de leurs victoires, sans jugement de valeur. Dans ce type de recherche qualitative, le nombre de personnes interrogées est moins significatif que la qualité des entretiens, qui dépend essentiellement de la relation de confiance établie avec ses interlocuteurs ; ainsi, sur plus de cent entretiens réalisés en France et au Québec, je n’ai retenu dans cet article que les plus suivis et approfondis.

Au cours de mes recherches sur la transidentité en France et au Québec[4], j’ai rencontré de nombreuses personnes trans qui avaient des enfants, et qui m’ont fait part de leur histoire. Je parle de personnes « trans », car mes recherches m’ont appris qu’il est vain de vouloir distinguer nettement les catégories de travesti(e)s (personnes non hormonées), de transgenres (hormonées) et de transsexuel(le)s (opérées), dans la mesure où ces catégories sont poreuses et se recoupent, et que toutes ces personnes partagent un dénominateur commun fondamental : celui de la transidentité, soit le fait de vivre socialement dans une identité sexuée qui ne correspond pas à leur sexe de naissance.

Le terme transidentité contient la notion d’identité, qui est au coeur de la problématique trans. Cette identité, je l’appellerai « identité sexuée ». Je n’emploierai pas le terme identité sexuelle, car celui-ci tendrait à se confondre avec l’orientation sexuelle, qui se rapporte au fait d’être homosexuel, hétérosexuel, bisexuel. Par ailleurs, je n’utiliserai pas non plus l’expression identité de genre, souvent reprise, qui renvoie davantage à un rôle social défini comme masculin ou féminin qu’à une identité psychique. Le terme identité sexuée auquel je me réfère renvoie au sexuel au sens psychanalytique, soit à la psychosexualité avec ses multiples possibilités identificatoires, un processus psychique d’auto-identification complexe et intime qui est traversé par des représentations de genre socialement définies.

Les personnes dont je parlerai ici sont des femmes trans, soit des personnes nées hommes et devenues femmes, qui étaient déjà mariées ou en couple avec une compagne avant leur transition et qui ont eu des enfants dans le cadre de cette union. J’ai également rencontré des hommes trans qui, à la différence des femmes trans, ont eu des enfants non seulement avant, mais aussi après leur transition, mais je ne pourrai malheureusement évoquer cette autre forme de transparentalité dans le cadre limité de cet article. Dans les publications spécialisées, les femmes trans sont généralement appelées MtF, abréviation de Male to Female, et les hommes trans, FtM ou Female to Male, mais je n’emploierai pas ces anglicismes, qui sont rarement repris par les personnes concernées.

Certaines des personnes rencontrées m’ont fait connaître leurs enfants. Leurs récits éclaireront la transparentalité non seulement du point de vue des parents, mais aussi de celui des enfants. Je souhaite remercier toutes les personnes qui, dans le cadre de ces recherches, m’ont accordé leur temps et leur confiance. J’ai modifié les prénoms des personnes citées afin de préserver leur anonymat, sauf dans le cas où les propos rapportés ont été tenus publiquement (vidéo, blog...). Enfin, je n’ai pas mentionné l’âge des personnes trans citées, qui va de 30 à 65 ans, car il m’est très vite apparu que ce critère n’était pas particulièrement pertinent dans cette recherche, à la différence de l’âge des enfants.

Les récits de vie des personnes trans témoignent de leur manière d’ajuster au mieux leur transition à leur rôle parental, même si elles doivent faire face à beaucoup d’incompréhension, sinon d’exclusion – une marginalisation qu’elles ont tendance à intérioriser, en se culpabilisant au sujet de ce qu’elles « font subir » à leurs enfants. J’ai observé au cours de mes recherches comment les enfants réagissent au changement d’identité sexuée de leur parent, attitude qui peut évoluer au fil du temps. Je montrerai que si la transition de leur père n’est pas sans conséquence pour les enfants, leur réaction est intrinsèquement liée à la façon dont la nouvelle leur est annoncée, à leur âge, à l’attitude de leur mère et de leur famille proche, à la séparation éventuelle de leurs parents, ainsi qu’au regard social porté sur leur père.

1. Transidentité versus famille 

L’idée selon laquelle la transidentité est incompatible avec le fait d’avoir des enfants reste prégnante chez de nombreux psychiatres, comme le montre une des conditions d’accès au protocole de « réassignation de sexe[5] » à Paris, qui exige de ne pas avoir d’enfants à charge. On sait aussi que certaines personnes trans en France pouvaient être séparées de leurs enfants par la justice à la suite de leur transition, bien que cela devienne de plus en plus rare (Leprince et Taurisson, 2008).

Comme dans le cas des débats sur l’homoparentalité ou sur les procréations médicalement assistées (Fortier, 2009), la notion fourre-tout d’« intérêt de l’enfant » est mise en avant et opposée au présumé « désir égoïste » des adultes. Pourtant, les psychologues et les psychanalystes savent mieux que quiconque que les enfants s’adaptent aux réalités qu’ils rencontrent, et qu’aucune famille, même la plus « classique », n’est exempte de conduites parentales qui peuvent perturber les enfants, ne serait-ce qu’un comportement trop autoritaire à leur égard, une exigence de réussite inatteignable, l’infidélité ou la mésentente au sein du couple, certains secrets de famille…

Les entretiens montreront que les personnes trans elles-mêmes s’interrogent, et parfois se culpabilisent, au sujet des conséquences de leur transformation sur leurs enfants. Nombreuses sont celles qui ont attendu que leurs enfants soient grands pour se travestir en public ou commencer leur parcours de transition, de crainte de leur porter préjudice.

La plupart des personnes que j’ai rencontrées et que je présente dans cette recherche sont, ou ont été, mariées et occupent, ou ont occupé, une position sociale enviable. Beaucoup confient s’être mariées « par devoir », « par fatalisme », « parce qu’il le fallait », « pour la société », « à cause de la pression sociale », et surtout pour devenir un homme en acquérant le statut social d’époux et de père. Car si, dans beaucoup de sociétés – dont les sociétés européennes et euro-américaines –, la procréation dans le cadre d’une union légale est censée faire grandir la femme en la rendant mère, on oublie qu’acquérir le statut de père est considéré comme tout aussi fondamental dans le devenir adulte de l’homme (Fortier, 2005).

Les personnes rencontrées ont donné l’image d’hommes ayant réussi socialement à tous points de vue : travail, couple, famille… Mais cette réalité extérieure est bien différente de leur réalité intime, laquelle prendra progressivement le dessus sur la première. Comme le dit Annick : « Ça n’empêche pas que les gens à l’extérieur nous prennent pour des gens heureux et une famille modèle. » Beaucoup de personnes trans racontent que le travestissement est très ancien chez elles, antérieur à leur mariage, et que fonder une famille était une manière d’entraver leur transidentité.

Nombreuses sont celles qui pensaient que se marier les « guérirait » de ce que certaines décrivent comme une « maladie », un « vice », un « problème », une « tare », une « pulsion », une « perversion ». Annick affirme : « On s’est mariées[6], car je pensais que je pourrais réprimer cette pulsion, que ça passerait. » Certaines décrivent une lutte entre la « pulsion de travestissement », comme elles l’appellent, et leur vie de famille. Micheline explique : « J’ai refoulé le problème toute ma vie. Je me dis que je vais faire comme les autres, me marier, que “ça va me guérir”. Mais ça ne m’a jamais guérie… Rien n’avait disparu. Il y avait une constante. Ça vous lâche jamais. » Beaucoup, en effet, refoulent leur transidentité autant qu’elles le peuvent, sachant que cela peut détruire leur famille et tout ce qu’elles ont construit, y compris professionnellement.

L’analyse des récits de vie montre comment ces personnes ont mis entre parenthèses, pendant un grand nombre d’années, la réalisation de leur identité sexuée féminine pour fonder une famille. Mais à l’occasion d’un événement personnel, la nécessité de vivre leur transidentité va se faire plus pressante et s’inviter au sein du couple. Les réactions de l’épouse vis-à-vis du travestissement du conjoint sont diverses, elles peuvent aller du rejet conduisant au divorce à un certain niveau d’acceptation dont les limites sont négociées à l’intérieur du couple – par exemple, le couple peut s’entendre sur le fait que le travestissement ne sera pas révélé aux enfants ni à l’environnement social proche. Ainsi, Nadine raconte : « Je me travestissais devant ma femme, mais une fois que mes filles ont marché, je ne me travestissais plus dans le salon. Je ne me présentais pas devant mes filles habillée en femme, je ne voulais pas les perturber. »

Beaucoup décident d’aller au bout de leur rôle social masculin jusqu’à la majorité de leurs enfants, avant de commencer leur féminisation. C’est le cas d’Annick, qui, sur le ton d’une profession de foi, demande à Dieu de la soutenir pendant ces années de vie conjugale :

Je me dis que je vais quitter ma femme au bout de trois ans de mariage pour vivre ce que j’ai à vivre, mais je n’ai pas le courage de la quitter. Mon deuxième enfant a été conçu à ce moment-là. La naissance de mon fils a été pour moi un tournant. Je me suis rendue compte que mon projet de me féminiser était foutu, alors j’ai conclu ce pacte avec Dieu : « Je m’engage jusqu’à leurs 20 ans à élever mes enfants. Je ne ferai plus de tentative de passage à l’acte pendant tout ce temps. Je ne chercherai pas à matérialiser mon fantasme. Je ne vais pas sacrifier mon épouse et mes enfants. » Mais il y avait un espoir au bout du terme. Au bout de vingt ans, je pouvais devenir une femme. « Mais là, Dieu, je te demande de me tuer, ou tu me permets de tenir et après je deviens une femme. »

Annick s’est donnée ce délai de vingt ans afin d’assumer son rôle de père auprès de ses enfants, notamment en les aidant à réussir de grandes écoles : « J’ai comme un réacteur atomique en moi. Je dois mettre mes deux enfants sur orbite. Tant que je ne pouvais pas les lâcher, il fallait serrer les dents. Attendre leurs 20 ans, moment où ils seraient capables de voler de leurs propres ailes. » Une fois son devoir de parent accompli, Annick s’est autorisée également à voler de ses propres ailes.

Le délai de dix-huit ou vingt ans, qui correspond à l’accompagnement de ses enfants dans leur construction en tant qu’adultes, avant de se construire soi-même en tant que femme, se retrouve dans nombre de récits de personnes trans. Anne raconte qu’une fois accompli son devoir de père auprès de ses enfants, en restant homme jusqu’à leurs 20 ans, devenir une femme était pour elle une question de vie ou de mort :

J’aurais préféré être un homme normal, un père et un grand-père normal, mais c’était une question de survie. Si je ne l’avais pas fait, je serais morte. Je suis restée avec ma femme pendant vingt ans, c’était une cohabitation tactique, pardon, tacite, dans l’intérêt de notre enfant. J’attendais que mon fils se construise et quitte la maison pour partir moi aussi.

De même, Annick présente sa féminisation au bout de vingt ans comme une question de survie, tout en se demandant, tant elle se culpabilise vis-à-vis de ses enfants, s’il n’aurait pas été préférable qu’elle meure plutôt que de leur faire vivre cette situation : « La seule issue : soit je meurs d’un accident du travail ou de la circulation, et je n’inflige pas ça à mes enfants, soit je deviens trans. Je réfléchis, c’est une impasse, mais il faut que j’aille au fond de l’impasse, que je l’explore et que je m’explose. » L’explosion à laquelle fait allusion Annick est également celle de sa famille, puisque ses enfants ne voudront plus la revoir.

C’est cette crainte, ici réalisée, qui retient certaines personnes de vivre leur transidentité. Comme le confie Suzanne, une Québécoise : « J’avais le besoin profond d’être une femme, mais pas au point de me retrouver seule et de vivre de l’assistance sociale. J’avais surtout peur d’être privée de mes trois enfants. Avoir des enfants a été une façon de m’empêcher d’entamer le processus de changement. » Fonder une famille apparaît après coup à Suzanne comme un garde-fou contre sa transidentité. Le clivage pour elle est si grand entre le fait de vivre sa transidentité et le fait d’être parent qu’elle ne peut penser réaliser sa transition sans se voir dépossédée de ses enfants.

De nombreuses personnes retardent très longtemps leur transition de peur de perdre l’amour de leurs enfants, sachant que ce changement aura l’effet d’un tremblement de terre dans leur famille. Elles font donc le choix de rester « parents », de crainte de devenir « transparents » – dans les deux sens du terme – aux yeux de leurs enfants.

2. L’annonce insoupçonnable

J’analyserai ici comment, après avoir caché sa transidentité à ses enfants, le parent concerné la leur révèle. La manière d’annoncer cette nouvelle aux enfants est très importante, notamment le climat parental qui en forme la toile de fond[7]. Lorsque la personne est en couple, l’annonce est mieux reçue par l’enfant lorsqu’elle est formulée en présence de la conjointe. Dans le cas où l’épouse est ostensiblement hostile à cette nouvelle situation et que cette dernière est contemporaine de la séparation du couple parental, l’enfant reçoit généralement très mal cette annonce, qu’il associe au divorce de ses parents.

L’âge des enfants est aussi déterminant : ceux en bas âge s’adaptent plus rapidement à cette situation que les plus grands[8], notamment les adolescents ou postadolescents, qui ont connu leur père en homme pendant toute leur enfance et qui sont eux-mêmes en pleine construction identitaire. Ainsi, deux germains d’une même fratrie peuvent réagir de façons distinctes à la féminisation de leur père compte tenu de leur différence d’âge et de leur relation particulière à leur père et à leur mère. Nadine rapporte que son aînée de 21 ans a eu plus de mal à accepter sa transition que sa cadette de 17 ans : « Pour ma fille aînée, ça a été plus difficile à accepter, je ne mettais pas de jupe quand elle venait chez moi. »

Par ailleurs, bien souvent, après plusieurs années de mariage, l’épouse ne s’attend pas du tout à cette nouvelle. Cette situation peut occasionner beaucoup de souffrance chez les conjointes[9], qui, selon leurs mots, se sentent trahies par leur mari, ayant l’impression d’avoir passé leur vie « à côté d’un inconnu ». Annick est surprise de l’attitude de rejet de son épouse, car elle avait le sentiment d’avoir accompli au mieux son devoir parental pendant vingt ans : « Quand elle apprend que je veux devenir trans, elle me dit : “Tu m’as trompée pendant vingt ans”, alors que moi, j’ai l’impression d’avoir été héroïque avec elle et mes enfants. » La réaction de l’épouse qui ne veut plus voir Annick rejaillit sur leurs enfants, qui refusent de rencontrer leur père.

La transidentité peut devenir un sujet tabou dans la famille, tant il est source de discorde. Dans ce cas, lorsque la parole de la personne trans n’est pas audible, adresser une lettre à ses enfants devenus grands est un des moyens les plus communément utilisés pour renouer avec eux et leur expliquer la situation. Niée dans son rôle parental, Anne, qui a quitté son domicile après les 20 ans de son fils, a décidé de lui écrire une lettre où elle présente sa transidentité comme quelque chose qui a toujours été là : « J’ai préparé une lettre à mon fils où je lui explique que j’ai toujours voulu être une femme, que je planquais mes vêtements. Il m’a dit que ça l’éclairait sur des choses qu’on avait vécues ensemble, mais qu’il lui fallait du temps pour comprendre. »

Certaines conjointes qui ne peuvent intégrer l’annonce de la transidentité de leur mari accroissent le sentiment de honte que celui-ci ressent vis-à-vis de ses enfants. Sandra, père de trois enfants, rapporte par exemple cette phrase désespérée de son épouse : « Ma femme m’a dit qu’elle aurait préféré que je me suicide plutôt que de dire qu’ils ont un papa trans. » Les personnes qui vivent leur transidentité dans un grand sentiment de culpabilité sont souvent dans une position défensive par rapport à leurs enfants, voulant leur prouver que, malgré ce que pense leur épouse, ils ont été de « bons pères » puisqu’ils ont fait passer l’épanouissement de leur progéniture avec le leur. Ainsi, Anne finit sa lettre de cette façon : « Je n’ai pas vécu ma vie de femme pour toi. Je ne me suis pas construite afin que toi, tu puisses te construire. »

Mais si le parent pense se justifier par ces propos, ce type de lettre où le père déclare à son fils s’être sacrifié pour lui peut s’avérer blessant pour l’enfant. En outre, affirmer qu’on est devenu père pour parfaire un rôle social peut sous-entendre qu’on l’a fait plus par devoir que par amour. Tout enfant, quel que soit le climat familial, se pose la question : « Est-ce que mon parent m’aime vraiment ou m’a vraiment aimé ? » Une telle déclaration peut donc être reçue avec une certaine anxiété par l’enfant, y compris lorsqu’il est devenu adulte, puisqu’elle réactive l’angoisse enfantine de ne pas être aimé.

Cette analyse est confirmée par le témoignage d’un psychothérapeute australien, Stephen Gunther (1997), qui se pose cette question après que son père, prénommé Ruth depuis sa transition, lui ait déclaré que son rôle paternel n’était qu’un masque : « Ruth claims that my father was just the mask she was wearing, nothing but a cover-up persona which hid the real person. That leaves me in a difficult position. Was I raised by a mask? Did I love a mask? » Derrière la question : « Est-ce que j’ai aimé un masque ? » il faut surtout entendre la question inverse : « Ai-je été aimé par mon père ? » Malgré ces questionnements, le fils éprouve de la reconnaissance vis-à-vis de son père, qui lui a donné la vie et l’a élevé du mieux qu’il a pu : « I live with many suspended questions, figuring that over time I will be able to slowly work my way through them. Or not. At times I look at it this way: I am grateful that my father brought me into the world, and acknowledge he did his duty, provided for me, and raised me as best he could. »

En outre, certaines personnes trans font table rase de leur passé, détruisant les photos où elles apparaissent en hommes. Le père de Stephen a préféré les remettre à son fils, qui a alors eu l’impression douloureuse d’incarner tout ce que son père cherchait à oublier :

He became more and more insistent at expunging his past, sending me back every memory he had, all the letters and photos and documents. He didn’t want reminders of who he had been, and this is probably part of the reason he, now she, started becoming hostile towards me. Not overtly hostile, but palpable to others around me as well; perhaps my existence serves as a painful reminder of the years he spent in self-denial, living a dual life.

Ce qui dérange le plus Stephen n’est donc pas le processus de féminisation de son père, mais le fait que celui-ci essaie d’effacer son histoire au masculin et notamment son passé familial, période de sa vie que son fils continue à lui rappeler par son existence même :

I am a very flexible, broad-minded person. But all my tolerance and intellectual acceptance does not help me come to terms with the intense emotional experience I have. Sadness, confusion, hurt, and—I have very painfully had to admit to myself—dislike. I don’t like what my father has become, not primarily because of the new person there, or even of the different gender, but because of her barely masked anger at me as a reminder of the years she was suppressed as a shadow of my father.

3. « Papa va devenir une dame »

Certaines conjointes, ébranlées par la découverte de la transidentité de leur mari, prennent néanmoins sur elles pour l’annoncer en couple à leurs enfants, afin que ceux-ci l’acceptent le mieux possible. Les mots qui sont alors prononcés, que ce soit au Québec ou en France, sont souvent les mêmes : « Papa va devenir une madame » ou « Papa va devenir une dame », ou encore « Papa va devenir une fille ».

La formulation « papa va devenir une dame » est réservée aux enfants en bas âge. Les catégories utilisées de la « madame » et du « monsieur » sont empruntées au lexique enfantin. Beaucoup de personnes en transition témoignent avoir entendu cette question de la part d’enfants croisés dans la rue : « Dis, c’est une dame ou un monsieur ? » Ces catégories binaires qui nomment la différence des sexes sont intégrées très précocement par les enfants.

Sophie, qui vit à Montréal, raconte comment, avec sa femme, elle a annoncé sa transidentité à leurs filles de 1 et 3 ans. Cette annonce a d’abord eu une histoire au sein du couple parental. Sophie relate que son épouse, à qui elle cachait son travestissement, s’en est aperçue un jour. Elle rapporte combien cela fut un choc pour sa femme, qui lui a alors proposé de faire une psychothérapie ensemble dans le but de sauver leur couple. Sophie conclut que chacune a fait un gros effort de son côté, mais elles ont finalement divorcé. Néanmoins, elles ont souhaité se montrer solidaires pour annoncer la transidentité à leurs enfants. Sophie relate : « Je leur ai annoncé que je devenais “une dame”. J’en avais déjà discuté avec mon épouse pour savoir comment j’allais formuler cela à mes filles. Et on leur a dit à deux, cela les a aidées à accepter. »

Solange, comme Sophie, a des enfants en bas âge de 2 et 5 ans. Même si elle était déjà divorcée de son ex-femme lorsqu’elle a décidé de leur annoncer sa transidentité, son ex a souhaité être présente pour ne pas donner aux enfants l’image de parents qui se déchirent autour de cette question. Solange dit avoir formulé la nouvelle de cette façon : « Papa se transforme en fille mais reste votre papa. » Cette phrase conjugue à la fois l’annonce de la transformation physique de leur père en femme et l’affirmation de la continuité du lien parental, afin que les enfants ne se sentent pas abandonnés par leur père.

Beaucoup de parents décident d’un commun accord de faire suivre leur enfant par un pédopsychiatre au moment de la transition de leur père, qui est parfois accompagnée de la séparation du couple parental. Certains pères disent être très attentifs au développement de l’identité sexuée de leur enfant, présupposant qu’ils pourraient lui transmettre ce qu’ils considèrent comme une maladie. Anne, qui a pourtant attendu que son fils ait 21 ans pour lui annoncer sa transidentité, a toujours vécu dans l’idée que son fils pourrait hériter de son « problème » : « Depuis qu’il est petit, avant même que je le lui annonce, je surveille le moindre petit signe pour savoir s’il n’a pas le même problème que moi. » Cette question de savoir si les enfants de parents trans ne vont pas « souffrir » à leur tour de « troubles de l’identité de genre », selon la formule consacrée, est récurrente chez de nombreux psychiatres[10], de la même manière que certains continuent à penser que les enfants élevés dans des familles homoparentales connaîtront ces mêmes « troubles » ou deviendront nécessairement homosexuels (Nadaud, 2002 : 287-293 ; Antier et Gross, 2007 : 59, 85-89), ce qui présuppose que la transidentité comme l’homosexualité sont assimilées à des tares[11].

L’avantage que la transition soit réalisée lorsque les enfants sont petits réside notamment dans le fait que ceux-ci n’ont aucune gêne à poser les questions qui les taraudent, à la différence des plus grands, qui peuvent éprouver de la pudeur. Les interrogations des enfants qui m’ont été rapportées témoignent de leur difficulté à dissocier la question de l’identité sexuée du corps sexué lui-même, des ordres de réalité qui, comme chez les adultes, sont souvent confondus (Fortier, 2014a).

Les enfants associent la paternité, et la masculinité qui lui est liée, au fait d’avoir un pénis (Fortier, 2005) ; aussi pensent-ils qu’un papa qui devient femme perd son « zizi ». On pourrait dire que les enfants ont une vision très freudienne de la différence des sexes : le zizi fait l’homme, et ne pas en avoir fait la femme. Ainsi, la fille de Solange, âgée de 5 ans, s’interroge : « Mais alors, un papa qui devient une femme, il doit pas avoir de zizi ? » Une autre petite fille de 4 ans, voyant que son père se travestit en femme, pense qu’un zizi va lui pousser et qu’elle va devenir un garçon, une peur qui révèle en creux la croyance selon laquelle son père a perdu son pénis en devenant femme.

Pour les enfants, il semble que, si la masculinité se définit par le fait d’avoir un pénis, la féminité est déterminée quant à elle par le fait de ne pas en avoir, d’avoir des seins, de revêtir un vêtement comme une robe ou une jupe, et de porter des bijoux tels un collier ou des boucles d’oreilles. Une petite fille décrit ainsi la féminité de son père : « C’est drôle que t’aies une jupe  ! » Ou encore : « C’est drôle, t’as la même poitrine que maman ! »

En outre, dans le documentaire réalisé par Maud-Yeuse Thomas (2007), on aperçoit la fille d’Isabelle et de sa conjointe, Nadine, qui dessine son père et sa mère en robes. Mais quand on lui demande si elle réaliserait ce même type de dessin à l’école, elle répond qu’elle ne représenterait pas son papa en robe, mais esquisserait des boucles d’oreilles, soit un détail si infime qu’il ne ferait sens que pour elle. On voit là comment cette petite fille a intégré le fait que son père « porte une robe », mais aussi l’idée que cela puisse être mal accepté par autrui.

Dans le cas où la personne trans se fait opérer, l’enfant doit assimiler la disparition de l’organe sexuel procréatif par lequel il est arrivé à l’existence. Il peut être problématique pour un enfant de penser que, si son père avait subi cette opération avant sa conception – comme, semble-t-il, celui-ci l’aurait souhaité –, il ne serait jamais venu au monde. La fille de Salomé, Coralie, jeune femme de 23 ans, reconnaît que l’organe sexuel paternel a été à l’origine de son existence, mais que son père peut aujourd’hui s’en passer, dans la mesure où il ne lui est plus nécessaire : « Il a perdu son pénis maintenant. Mais au final je suis là. Il a utilisé son engin pour me créer, mais il n’en a plus besoin maintenant. L’objet qui a fait que je suis là a disparu. »

4. Le temps de l’acceptation

Après l’annonce de la transidentité, vient le fait de se montrer en femme, nouvelle étape pour l’enfant qui implique le visuel. Je me pencherai sur la manière dont les enfants réagissent à la transformation physique de leur père. Je montrerai que, si cette transition n’est pas anodine pour les enfants, leur réaction dépend beaucoup de leur âge, de leurs liens avec leurs parents respectifs, de l’attitude de la mère, notamment s’il y a séparation violente du couple parental[12]. Certains enfants s’y adaptent et d’autres la refusent, rejet qui peut évoluer au cours du temps, la question des histoires de vie étant ici déterminante. Du temps est généralement nécessaire pour accepter ce changement[13] ; si certains ne désirent plus, au moins pendant un moment, revoir leur père après sa séparation d’avec leur mère, d’autres, les années passant, s’en rapprochent et tissent avec lui une relation plus intime qu’auparavant, celui-ci se montrant alors moins occupé par sa vie professionnelle, et l’épouse ayant fait quelquefois écran au développement d’une relation père-enfant à part entière. Les cas les plus douloureux que j’ai rencontrés sont ceux où l’annonce de la transidentité a été très tardive dans la vie familiale. Alors que les personnes pensaient préserver leurs enfants le plus longtemps possible, le temps passant, cette annonce a fait l’effet d’une bombe, les enfants tenant leur père pour responsable de la dissolution de la famille.

Annick n’a pu réellement parler de sa transidentité à son fils et à sa fille qu’après le divorce d’avec son épouse, celle-ci ne voulant pas évoquer le sujet devant les enfants. Dans le huis clos de la voiture, elle leur explique qu’en formant une famille elle a essayé de lutter contre sa transidentité, mais que celle-ci est réapparue après son divorce :

Je les accompagne chez leur mère. Dans la voiture, on écoute les Beatles. « Je dois vous dire quelque chose d’important. Il faut que vous le sachiez, car si vous avez des problèmes, il faut que vous connaissiez ma configuration psychique, qu’il n’y ait pas de secret de famille. J’ai toujours voulu être une femme. J’ai réussi à lutter grâce à vous, mais maintenant que nous sommes séparées avec votre mère, je suis irrésistiblement attirée par le fait de me transformer en femme. » Silence radio, on remet les Beatles.

Dans ce récit, Annick souligne l’absence de réaction de ses enfants, qu’elle interprète comme de l’indifférence ; aveuglée par sa propre souffrance, elle est incapable d’envisager l’effet de sidération qu’une telle annonce peut avoir sur eux.

Pendant tout le temps de sa transition, Annick ne verra pas ses enfants, à la fois parce qu’elle craint de les déstabiliser et parce qu’ils refusent de la rencontrer ; mais elle maintiendra le contact avec eux grâce à une correspondance électronique. Annick signale que sa fille craignait que sa transformation physique ne signe sa disparition en tant que père : « Ma fille avait peur de perdre son père, que je les oublie, que je renie tout le passé, mais non, je signe toujours les mails “Papa”. »

Elle continue à leur donner de ses nouvelles et à prendre des leurs par écrans interposés : « Après une année d’hormonothérapie, je contacte mes enfants, je leur dis que je m’hormone, que je me sens mieux, que je suis plus heureuse comme ça. Ma fille me dit simplement : “L’essentiel, c’est que tu sois heureux.” » Annick reçoit la parole consensuelle de sa fille comme de la désaffection à son égard ; si auparavant la fille avait l’impression d’être abandonnée par son père, c’est désormais le père qui se sent lâché par ses enfants. Annick aurait préféré que ses enfants lui manifestent violemment leur opposition plutôt qu’ils adoptent cette attitude distante qu’elle perçoit comme du désintérêt :

Il n’y a pas de sentimentalité, d’émotions, de rixe avec mes enfants. J’ai des relations très formelles avec eux. On parle toujours de façon courtoise et polie, de ce qu’ils aiment pour ne pas plus les perturber, de bandes dessinées par exemple, comme avant, mais non de ma vie. Ils ne veulent pas évoquer mon problème de transition. Ils ne veulent rien savoir. Ils ne s’intéressent jamais à moi.

Trois mois avant de partir se faire opérer en Thaïlande, Annick souhaite annoncer sa décision de vive voix à ses enfants. Pour ne pas les troubler, elle leur propose de les rencontrer dans un lieu où ils ne risquent pas de ressentir de gêne : l’anonymat d’un banc public dans un square parisien fera l’affaire. En outre, alors qu’elle vit désormais en femme, elle s’astreint à se présenter en homme devant ses enfants afin de ne pas les heurter. Annick décrit cette scène d’une manière cinématographique, comme une série de plans-séquences dépourvus d’affects : « Ils ne me parlent pas. Eux sont unis aussi comme un couple frère-soeur. Ils me tendent une lettre préparée : “On t’aime, mais il nous faudra beaucoup de temps pour qu’on accepte.” Il n’y a pas de pleurs. » Le fait qu’Annick souligne qu’ils sont unis comme un couple frère-soeur témoigne en miroir de son sentiment de solitude, comme si ses propres enfants la tenaient à distance telle une étrangère.

Annick s’est retrouvée dans une grande misère affective, même si elle ne l’exprime qu’à demi-mot. Ses enfants ne l’ont jamais vue « en femme », comme si sa transidentité l’avait rendue du jour au lendemain « monstrueuse ». Elle éprouve un énorme sentiment de culpabilité vis-à-vis de ses enfants : « Si je pouvais épargner aux miens la vision terrible d’un papa trans... Si j’avais pu arrêter ce qui allait faire honte à ma famille et à ma descendance... » Ne souhaitant pas troubler le bonheur de ses enfants, elle ne participe pas aux grands événements de leur vie : « Je n’ai pas été au mariage de ma fille pour ne pas les déranger. Je suis en retrait. » Annick, ainsi que beaucoup d’autres personnes trans, a intériorisé le stigmate social qui lui est assigné. Semblablement, Simone, qui est hormonée, ne revêt pas d’habits considérés comme féminins devant ses enfants, de peur de les choquer. Elle a intégré une mésestime de soi qui va au-delà même de ses enfants : « Encore aujourd’hui, alors que je vis en femme, je change de trottoir quand je croise un enfant, je ne veux pas le perturber. » Des psychologues comme Françoise Susset, au Québec, parlent dans un tel cas de « transphobie intériorisée[14] ».

Contre toute attente, Anne a vu sa relation avec son fils – qui lui avait annoncé qu’il lui faudrait du temps pour accepter sa transidentité – s’améliorer assez rapidement, et ce, à l’initiative de ce dernier : « Quand il a fini son BTS[15], mon fils est venu habiter chez moi, c’est lui qui me l’a demandé. Je suis encore plus proche de lui qu’auparavant. Avant, mon fils était accaparé par sa mère, comme j’étais souvent absent du fait de mon travail. » Le fils d’Anne invite ses copains à la maison après les avoir mis au courant de la transformation physique de son père. Progressivement, il n’a plus honte de sortir publiquement avec lui et prend son parti lorsque quelqu’un se moque de lui, notamment au restaurant, comme le raconte fièrement Anne : « Mon fils m’a dit : “S’ils te disent quelque chose au resto, je leur vole dans les plumes.” »

Cathy raconte pour sa part que, lorsqu’elle a annoncé sa transidentité à sa fille de 18 ans, celle-ci l’a rejetée : « Ma fille me disait : “T’es plus mon père, t’as plus rien à me dire.” » L’énoncé provocateur de cette adolescente cache une réaction de défense devant l’angoisse qui l’assaille à l’idée de perdre son père. Celui-ci l’a tout de suite compris et l’a aussitôt rassurée : « Moi, je lui ai expliqué que j’étais toujours son père. » Cathy utilise une belle expression québécoise qui suggère que la temporalité dans l’acceptation est essentielle, et que la personne trans doit savoir donner du temps à ses proches, et notamment à ses enfants, afin qu’ils accomplissent leur propre cheminement face à cette nouvelle réalité qui les effraie : « J’ai attendu que la poussière soit retombée. »

La patience a payé, comme l’observe Cathy : « Chacune s’est adaptée et a essayé de calmer l’autre. Les discussions et le dialogue entre nous ont fait que je peux aller plus loin dans ma transition. » Cathy a toujours été proche de sa fille, qui vit chez elle depuis sa séparation d’avec son épouse. Sa fille côtoie les amies trans de son père, et se rend aux réunions de l’association Aide aux trans du Québec (ATQ) à Montréal, où elle rencontre d’autres personnes trans et leurs enfants. Cette association, qui n’a pas d’équivalent en France[16], accueille toutes les personnes trans quels que soient leur apparence, leur âge, leur activité, ainsi que leurs proches (enfants, conjoints ou parents) afin de partager leurs questionnements, et travaille également avec des psychologues susceptibles de les accompagner individuellement.

5. Le regard social

Les récits de vie recueillis auprès des enfants de parents trans sont très éclairants, révélant l’importance du regard social porté sur leur père. En effet, la relation des enfants avec leur père n’a pas changé sur le fond ; ce qui a évolué, c’est le jugement que la société porte sur lui. Le problème majeur réside dans la manière dont la société considère la transparentalité, et plus largement la transidentité. Même si le mot est rarement prononcé, les enfants peuvent ressentir de la honte vis-à-vis de leur père compte tenu de la stigmatisation dont il fait l’objet, alors même qu’ils continuent à l’aimer. Solange, québécoise, déclare : « Mes enfants m’acceptent aujourd’hui même s’ils en ont beaucoup souffert, ils commencent à comprendre qu’ils ont souffert moins à cause de moi que de la transphobie. » On observe une situation similaire dans les familles homoparentales, où les enfants souffrent non pas du fait d’avoir des parents « de même sexe », mais du regard négatif porté sur leur famille (Antier et Gross, 2007 : 65, 80).

La plupart des enfants passent par différentes phases, qui vont du rejet à l’acceptation. La fille de Cathy, adolescente de 18 ans, qui au départ restait sur la défensive, accepte de mieux en mieux la transition de son père. Mais à la différence de celui-ci, qui se féminise de plus en plus, fait attention à sa personne, aime porter des coiffures sophistiquées et du vernis à ongles, sa fille n’a aucun intérêt pour ce qu’elle appelle « les affaires de femmes ». Son père se demande d’ailleurs si sa féminisation n’influe pas en miroir sur sa fille, qui a tendance à se masculiniser : « Ma fille est un garçon manqué, je pense que c’est l’incidence de ma transition. » Pourtant, il semble que la fille de Cathy ait toujours préféré les activités genrées comme « masculines », regrettant par exemple de ne plus jouer au golf avec son père[17]. Elle reconnaît que son père continue à partager beaucoup de loisirs avec elle, mais que ceux-ci ont changé : aujourd’hui ils visionnent ensemble des DVD et jouent aux cartes. On remarquera que ces occupations se déroulent à l’intérieur de la maison, et non plus à l’extérieur, sans doute en raison de la crainte du regard social.

La fille de Cathy se plaint également de ne plus pouvoir se rendre chez son oncle paternel. Son père explique que son frère n’accepte pas sa transition et qu’il ne l’invite plus aux repas de famille : « Mon frère ne me voit plus, il est pas capable, il me rejette. Il ne me dit pas des platitudes ou des mauvais mots, mais il ne va pas m’inviter dans les fêtes familiales. Et si j’y vais, quelqu’un d’autre va dire : “Si l’autre y va, alors moi, j’y vais pas.” » Le terme « autre » montre que Cathy est renvoyée à une altérité radicale, n’étant plus considérée par certains de ses proches comme un membre de la famille, tout au moins en public.

Cathy poursuit : « Mon frère a honte de moi devant les autres. Il peut me voir chez lui en privé, mais le problème, c’est le regard des autres, leur opinion. » L’exclusion de Cathy des réunions familiales a des conséquences sur sa fille, qui subit indirectement cet ostracisme. La non-acceptation par son ex-épouse, ses germains, ou encore ses parents peut peser non seulement sur la personne trans elle-même, mais sur ses enfants, qui se trouvent pris dans des conflits de loyauté entre leur père et d’autres membres de leur famille.

Roberta était séparée de son ex-femme quand elle a commencé sa transformation physique. Sa fille, Sylvie, qui possède un salon de coiffure à Paris, relate comment elle a vécu ce changement. Son père lui a fait connaître d’autres personnes trans au moment de sa transition, en l’amenant dans l’association parisienne qu’il fréquentait alors[18] ainsi qu’à « la marche des fiertés ». Sylvie rapporte combien rencontrer des personnes trans l’a aidée en retour à comprendre la transidentité de son père.

Au début de sa transition, cela a été très difficile pour moi, puis j’ai vu mon père de plus en plus épanoui. Je me posais la question du pourquoi elle est devenue une femme. Roberta m’a expliqué que c’était quelque chose d’intérieur à elle, que c’était inné. Mais je l’ai écoutée sans l’écouter. C’est plus facile de se renseigner auprès des autres trans. Lors de la gay pride avec Roberta, j’ai rencontré Annie, qui avait une trentaine d’années, avec qui j’ai sympathisé et à qui j’ai posé des questions que je n’osais pas poser à mon père.

Ce qui inquiète alors le plus Sylvie est moins le fait que son père devienne une femme que son acceptation par les autres. Elle reste toujours très préoccupée par le passing de son père du point de vue tant de sa voix que de sa tenue vestimentaire ; aussi lui donne-t-elle des conseils : « Je la pousse à s’habiller jeune. » Le concept de passing, soit le fait de passer en public, est très important pour les personnes trans, aussi bien pour l’image qu’elles donnent à voir aux autres que pour l’image qu’elles ont d’elles-mêmes, et il est également essentiel pour leurs enfants. Cette notion véhicule des représentations genrées sur ce à quoi doit ressembler une femme qui sont extrêmement codifiées. Il est clair que plus la société acceptera des personnes différentes du point de vue de leur identité sexuée et de leur apparence physique, moins la nécessité impérieuse du passing régnera, et plus parents et enfants vivront leur quotidien sans crainte de subir moqueries ou insultes.

Comme d’autres personnes trans rencontrées, Roberta ne cache pas que si elle n’avait pas réalisé sa transition, elle se serait suicidée. Aussi sa fille explique qu’elle se doit d’être là pour son père, comme celui-ci l’a été pour elle, y compris quand il songeait à mettre fin à sa vie : « Elle aurait pu se suicider mais elle ne l’a pas fait pour moi, sa fille, donc je me dois d’être aussi là pour elle, de l’écouter, de m’en occuper, de lui faire sa couleur quand elle vient au salon de coiffure, de parler avec elle quand j’ai du temps, de sortir avec elle au resto… »

6. Des sentiments ambivalents

Il arrive que les enfants aient été au courant du travestissement de leur père avant sa transition, mais ce souvenir est le plus souvent occulté. Coralie, la fille de Salomé, relate comment elle a appris que son père se travestissait, un souvenir qu’elle avait complétement refoulé et qui lui a été rapporté beaucoup plus tard par sa soeur aînée : « Ma soeur m’a rappelé qu’on l’avait découvert petites, quand j’avais 10 ans, et elle 12. Après le divorce de mes parents, on a dormi chez mon père et on a ouvert une armoire où il y avait plein de vêtements féminins. On lui a demandé si ça appartenait à une copine, il nous a répondu que c’était à lui. »

Plus tard, elles refuseront de voir leur père lors de sa transition, et c’est leur grand-mère paternelle, avec laquelle Coralie est très liée, qui jouera le rôle de médiatrice : en accueillant chez elle son fils en femme, elle fait accepter son père à sa petite-fille. Coralie raconte cette période de rejet de son père : « Quand j’avais 16 ans, il a commencé à s’habiller en femme publiquement, moi, je ne l’ai pas toléré. Je l’ai accepté grâce à mes grands-parents, chez qui j’habitais alors. Ils ont été d’accord pour qu’il vienne nous voir en femme. »

Coralie, qui étudie aujourd’hui dans une école d’art, s’aperçoit combien ses travaux sont liés à la transition de son père :

À ce moment, c’était fort émotionnellement, mais je l’ai accepté, je n’ai pas fait de rébellion contre, car j’ai tout de suite vu qu’il était plus heureux comme ça. J’ai tout refoulé, mais tout est ressorti dans mon travail artistique, qui concernait le thème de la mutation. Je me suis rendu compte que c’était lié à mon papa, à sa propre mutation… C’était pour moi un moment difficile, mais faire un travail sur mon père m’a aidée à sortir de cette période dépressive. On s’est rapprochés, depuis que je fais ce travail.

Coralie relie sa dépression à la transformation de son père dans une période où elle-même construisait sa vie : « Ma dépression était liée à la perte de repères, j’étais perdue, je n’avais aucun endroit où m’appuyer. Je ne savais pas ce que j’allais faire de ma vie. Et mon père ne jouait pas ce rôle de pilier stable. »

Les sentiments des enfants vis-à-vis de leur père sont pluriels, passant par la honte mais aussi par la reconnaissance de son courage. Le témoignage sur Internet d’un jeune adulte décrit très bien cette ambivalence des sentiments, entre rejet et admiration :

Des sentiments contraires se mêlaient. J’ai pu me rendre compte de l’effet que provoquait sur moi sa métamorphose, en particulier lorsqu’il revêtait des habits féminins, des boucles d’oreilles et du vernis à ongles. Bien que pour moi il était naturel qu’il suive sa voie et qu’il soit lui-même (étant moi-même gay, je le comprenais totalement et j’allais parfaitement dans son sens), mais une partie de moi refusait de voir l’image de mon père comme une femme et cela me perturbait, surtout qu’il continuait à avoir un caractère et une voix masculins. Maintenant, avec le temps, j’ai retrouvé cette paix intérieure, l’acceptant totalement tel qu’il ou elle est, étant fier du courage qu’il a pu avoir en m’avouant sa tendance et en s’ouvrant à moi[19].

Dans un premier temps, ce fils connaît un sentiment de malaise à l’égard de son père qui devient femme, notamment parce qu’il garde certaines caractéristiques masculines qui dévoilent sa transidentité aux yeux des autres ; puis, dans un deuxième temps, il prend conscience de la force de caractère de son père et porte sur lui un regard admiratif.

Je voudrais aussi citer le témoignage de Stephen Gunther (1997), qui retrace très justement la palette de sentiments par lesquels il est passé en tant que fils, tout d’abord l’épreuve de la transition où il avait l’impression que l’image familière de son père disparaissait :

However, as he started openly cross dressingsomething he claimed to have done all his life, including in high secrecy during our childhoodthe reality of it all sunk in. When he started talking about “the op”, and seriously planning it, I felt a new dimension of intensity. He started having umpteen minor operations – to raise the voice, reduce the nose, remove all unwanted facial hair. My well known and beloved father was disappearing, and in his place was a person I knew less and less.

Il souligne la détermination de son père, qui brave le qu’en-dira-t-on dans un environnement hostile à ce type de transformation, tout en ressentant un sentiment de perte[20] : « Each step involved incredible courage, and this I respected greatly. However I was losing a father, and gaining—I was not sure what. »

Dans ce témoignage, comme dans les précédents, il est clair que ce qui dérange le plus les enfants consiste dans le fait de ne pas savoir à quoi leur père va ressembler après sa transition. Les expressions mutation ou métamorphose qu’ils emploient signalent que ce qui les inquiète est moins la disparition de la masculinité de leur père que son défaut de féminité. Ils craignent avant tout qu’il apparaisse comme un homme affublé d’attributs considérés comme féminins (robe, bijoux, seins…), compte tenu de sa carrure, de sa voix grave, de sa gestuelle jugée masculine, plutôt que comme une femme à part entière, conformément aux normes de genre établies.

Dans cette société qui n’accepte que deux genres (Fortier, 2014b), il est plus difficile d’apparaître aux yeux des autres comme une trans que comme une femme. Ainsi, le terme queer, qui signifie « bizarre » en anglais, renvoie à l’étrangeté que peuvent susciter des personnes qui refusent d’être cataloguées dans une identité sexuée particulière. Aussi, pour ne pas avoir honte de leur père et échapper à la stigmatisation sociale, certains enfants préfèrent paradoxalement que celui-ci perde a maxima les vestiges de sa masculinité afin qu’il ressemble « le plus possible » à une femme, plutôt que de le voir rester dans un état jugé intermédiaire.

À cet égard, lorsque les enfants grandissent, même s’ils continuent à offrir un cadeau à leur père à la traditionnelle fête des Pères, ils lui achètent en général un présent considéré comme féminin qui lui fera plaisir. Par exemple, Coralie, qui rejetait la féminité de son père au début de sa transition – « Je trouvais que mon père se comportait en ado : il mettait du parfum très fort, des jupes courtes… » – lui a récemment offert un rouge à lèvres assorti à ses vêtements. Nadine témoigne également à propos de ses filles adultes : « Elles me sentent femme maintenant et m’offrent des cadeaux féminins, par exemple un pendentif en forme de coeur, des fleurs, alors qu’auparavant elles m’offraient du whisky. »

Les cadeaux des enfants évoluent avec la transformation de l’identité sexuée de leur père. Mais il est intéressant de constater que le changement de genre des objets offerts, davantage adapté à la féminité de leur père, n’implique pas ici une inversion de la polarité parentale, en l’occurrence la célébration de la fête des Mères plutôt que celle de la fête des Pères. Cela témoigne que ces enfants ont intégré le fait que la féminisation de leur père ne remettait pas en cause sa place en tant que parent, ayant su dissocier la position parentale de l’identité sexuée. Et ce, de la même manière que les enfants de parents homosexuels dissocient la parentalité de l’image hétérosexuelle qui lui est spontanément associée (Nadaud, 2002 : 270, citant Bozett[21]).

Conclusion

L’épreuve de la transparentalité enseigne aux enfants que ce n’est pas la masculinité qui fait le père, mais bien le lien parental. Certes, l’identité sexuée est une composante essentielle de la personne, mais elle ne constitue pas toute son identité ; en l’occurrence, un père devenu femme reste un père vis-à-vis de son enfant compte tenu du lien affectif qu’il a construit en tant que père avec lui, ainsi que le disent de nombreux parents trans : « Homme ou femme, je serai toujours son père et je l’aimerai toujours autant. » Cette parole réaffirme la continuité indéfectible du lien parental en dépit du changement d’identité sexuée. Elle est essentielle pour rassurer l’enfant au moment où il apprend que son père va devenir une femme ; l’image du père est si indissociablement liée à son apparence masculine qu’il est difficile de concevoir que l’abandon de sa masculinité ne signifie pas en même temps son renoncement au lien parental. En outre, d’un point de vue social, l’idée selon laquelle la transidentité n’est pas compatible avec le fait d’avoir des enfants persiste aussi bien chez des personnes trans que chez leurs proches. Et dans un tel contexte, il peut être particulièrement compliqué d’envisager le passage d’une famille « classique » à une famille transparentale.

La première personne dans le cercle familial à qui la transidentité est révélée est généralement l’épouse. Cette révélation provoque un séisme dans le couple qui aboutit parfois à une séparation. Comme pour tout type d’annonce potentiellement problématique, le contexte dans lequel l’enfant découvre la transidentité de son père conditionne largement la façon dont il va y réagir. S’il voit ses parents se déchirer autour de cette question, il y a de fortes chances qu’il l’accepte difficilement, rendant son père coupable de l’éclatement de la famille. Certains enfants refusent plus ou moins longtemps de revoir leur père par fidélité à leur mère, ce qui occasionne une grande souffrance pour le parent trans. Les enfants qui se sont éloignés durablement de leur père et qui renouent à un moment donné avec lui développent le plus souvent une relation nouvelle marquée par la complicité. Cela est d’autant plus vrai que le parent concerné n’est pas dans le déni de son passé au masculin, ce qui peut parfois être perçu par l’enfant comme une manière indirecte d’occulter leur vie familiale commune, sinon son existence même.

Lorsque les parents, qu’ils soient toujours en couple ou séparés, s’unissent en bonne intelligence pour informer leur enfant de la féminisation de leur père tout en affirmant que cela ne change rien à la relation parentale qui les lie, l’annonce peut être intégrée par l’enfant de façon plus apaisée. La question de la temporalité est essentielle dans l’élaboration psychique de cette nouvelle situation. Plus cette dernière survient précocement dans la vie de l’enfant, plus elle a de chances d’être bien assimilée, la nouvelle image féminine du père pouvant faire plus rapidement place dans l’esprit de l’enfant à l’image masculine qu’il a connue antérieurement. Les enfants qui ont appris à concevoir la paternité et la maternité du point de vue de la différence des sexes, en l’occurrence avoir ou non un pénis, doivent désapprendre à associer la position parentale à l’apparence sexuée qui lui est habituellement adjointe. De plus, il est plus facile pour les parents de répondre aux questions que les enfants peuvent éventuellement se poser sur leur propre identité sexuée, en miroir à la féminisation de leur père, lorsque ces derniers sont petits que lorsqu’ils sont grands – surtout au moment de l’adolescence où ces interrogations sont particulièrement aiguës.

En outre, les jeunes enfants sont moins conscients du regard porté sur leur père que les enfants plus âgés, notamment les adolescents, qui sont en pleine construction identitaire et se montrent particulièrement sensibles au jugement d’autrui. La honte ressentie en public reste un sentiment très fréquent chez ces enfants compte tenu de la stigmatisation sociale liée à la transidentité, même si un tel affect peut diminuer avec le temps et se muer en véritable admiration. La honte qui envahit l’enfant découle pour une bonne part du regard social porté sur la transparentalité, et plus largement sur la transidentité. À cet égard, je voudrais donner le dernier mot à Stephen Gunther (1997) qui, après un long cheminement, peut aujourd’hui évoquer sans honte la transidentité de son père :

Now he has moved on to another life of which I am not a part… I have made a point of talking about this unique situation with friends as I figure that it is nothing to be ashamed of; it is a part of the reality of me, so I don’t see any point hiding it. People often don’t know how to respond. Neither do I.