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De nos jours, les violences faites aux femmes, et plus spécifiquement les violences qui se déroulent au sein des couples et des familles, font l’objet d’une variété de réponses institutionnelles, parfois similaires, parfois opposées. Cette thématique est au coeur de débats et de controverses dans l’espace public sur la façon la plus appropriée de définir ces violences, tant en ce qui concerne les déterminations des causes et des responsabilités de ce qui est largement considéré aujourd’hui comme un fléau difficile à éradiquer qu’en ce qui concerne la constitution de solutions considérées comme les plus adaptées. Outre diverses législations en la matière, de multiples actions et politiques publiques ont ainsi été élaborées dans des contextes variés, sous forme de campagnes de prévention, de création de refuges et de centres de conseils ou encore sous la forme de suivis en direction des agresseurs. Toutes ces initiatives réunissent une pluralité d’acteurs, institutionnels et non institutionnels, à l’échelle nationale comme internationale, et contribuent à des définitions parfois contrastées des violences qui se déroulent dans le cadre de la famille nucléaire.

Face à cette multiplicité de pratiques et de définitions, ce numéro d’Enfances Familles Générations a pour ambition de présenter des études de cas et de donner des éléments de réflexion sur la façon dont les différentes configurations institutionnelles, dans des contextes nationaux variés en Europe, en Amérique du Nord et en Amérique latine, ont contribué à définir les violences psychologiques, physiques et sexuelles qui se déroulent au sein de la famille et qui, ce faisant, ont façonné les solutions qui peuvent leur être apportées (Gusfield, 2009 ; Bacchi, 1999). Constitué de contributions issues d’enquêtes historiques, politologiques ou sociologiques qui se sont toutes concentrées sur le phénomène des violences en lien avec les rapports de genre, ce dossier s’intéresse avant tout à la façon dont l’action publique a été constituée, que ce soit en termes de droits des femmes, de réponse pénale, ou encore de santé publique.

Comment peut-on expliquer que des violences passées sous silence pendant extrêmement longtemps apparaissent aujourd’hui comme intolérables et inacceptables ? Qui sont les acteurs et les actrices qui ont porté cette question et quels ont été les revendications, les débats et les controverses ? Comment ces violences sont-elles définies aujourd’hui et quelles sont les qualités et les limites de ces définitions ? Les politiques initiées en termes de violences domestiques ou encore en termes de violences intrafamiliales sont-elles similaires à celles engagées en termes de violences conjugales, voire de violences envers les femmes ? La terminologie utilisée renvoie-t-elle à des conceptions et des définitions similaires du problème ? Quels sont les débats et les questions qui se posent aux personnes qui interviennent dans des situations d’urgence ? Quels sont les outils dont ils et elles disposent ? Et qu’en est-il des outils pour mesurer ces violences ? Autant de questions qui ont servi de fil rouge à ce numéro qui vise à explorer les formes de constitution comme problème public des violences de genre dans le cadre de la famille.

Se concentrer sur la famille nucléaire, en intégrant les diverses générations, le couple parental comme les enfants, permet de rendre compte de la multiplicité des définitions du phénomène qui contribuent à le constituer en enjeu politique. Cela permet également de saisir quelle normativité des rapports familiaux est inscrite dans la formulation du problème, et quelles sont les normes de fonctionnement familial, les rapports intergénérationnels et les rapports de genre que véhiculent ces perspectives. De fait, les formes d’action mises en oeuvre contre les violences sont également constitutives de la définition légitime des normes familiales ainsi que des positions spécifiques, rôles et prérogatives de chacun de ses membres. À l’inverse, ce sont précisément ces mêmes conceptions des normes familiales légitimes ancrées historiquement dans des lois du mariage qui contribuent à la définition de ce qui relève ou non de formes de violence et à leur qualification comme telles. Un supposé « intérêt familial » semble en effet dans bien des cas désavantager fortement les épouses (Cador, 2005), garantes de la bonne entente et de l’harmonie. La difficile reconnaissance du viol conjugal est un exemple probant tant d’une conception de la relation conjugale définie comme un lieu d’intimité et de soumission librement consentie pour les femmes (Fraisse, 2000) que des résistances à leur accorder des droits quand ceux-ci sont perçus comme mettant en danger un certain ordre familial.

La perspective de construction des problèmes publics que nous avons favorisée dans ce numéro engage à analyser comment des actes de contrôle psychologique et d’abus physique et sexuel sont définis comme un problème d’intérêt public qui nécessite une intervention dans la sphère privée (Bacchi, 1999). La question du cadrage discursif et la dimension symbolique du langage des violences constituent des enjeux de taille. C’est la problématisation elle-même et la capacité à représenter ledit problème qui établit les frontières de l’acceptable et de l’inacceptable ainsi que les solutions envisageables. Et cette capacité à imposer une définition spécifique devient enjeu de luttes (Gilbert et Henry, 2012), puisque certaines définitions du problème contribuent à malmener une morale familiale (Lenoir, 2003) et certaines valeurs liées au couple et à la famille, alors que d’autres les confortent.

Pour contribuer à cette réflexion, ce numéro se divise en trois axes principaux, dont le premier se concentre sur les luttes définitionnelles et les diverses représentations du problème par différentes instances. Les articles de ce premier axe analysent la façon dont sont définies les violences, tout comme les conceptions de la famille et des rapports familiaux qui s’y rapportent, et posent la question des enjeux pour l’action publique, notamment pour les intervenants et les intervenantes sociales (Lessard et al., Labarre et Roy, Lapierre et al.). Un deuxième axe adopte une perspective comparative entre plusieurs contextes nationaux et présente des études de cas dont le but est de souligner la façon dont le problème des violences dans le cadre de la famille a été appréhendé et institutionnalisé en fonction d’enjeux et de fenêtres d’opportunité spécifiques à chaque région étudiée (Delage, Lapalus, Sanz-Gavillon et Miranda-Pérez). Enfin, un troisième axe traite de la question du dénombrement et des formes de visibilisation du problème en insistant sur la façon dont les modalités de comptage participent de la définition de l’inacceptable et du non tolérable en repoussant les frontières du non-dit (Debauche).

Ces trois axes forment par ailleurs une trame qui met au jour les diverses modalités de cadrage de la question des violences qui se déroulent dans la sphère privée, permettant de donner à voir la multiplicité des perspectives qu’elles recouvrent et les divers traitements dont elles font l’objet. Au-delà d’une perspective féministe classique qui dénonce, à raison, l’invisibilité encore trop importante des violences que subissent les femmes de par le monde, ce numéro a pour objectif de rendre compte des diverses façons dont le problème est reconnu et traité par différentes instances institutionnelles et militantes, ainsi que les savoirs qui se sont développés et les controverses qui persistent au sein de ces processus d’action publique.

1. D’une problématisation féministe à un problème public pluriel

Dès les années 1970, les féministes ont contribué à dévoiler et définir comme spécifiques et particulières les violences exercées par les hommes sur les femmes, qu’elles soient sexuelles, avec le débat sur le viol et son manque de reconnaissance (Brownmiller, 1976 ; Vigarello, 1998), ou qu’elles se déroulent dans le cadre conjugal ou familial, avec notamment la question des « femmes battues » (Herman, 2012) ou de l’inceste (Boussaguet, 2009). En s’intéressant à la vie quotidienne des femmes, en questionnant les frontières sociales et en affirmant que « le privé est politique », ces mouvements ont participé à la dénonciation et à la mise en cause de nombreuses situations de violences vécues comme banales ou normales, au premier rang desquelles les viols, les agressions sexuelles et les violences conjugales (Romito, 1997 ; Smyth, 2002). Ils ont contribué à mettre en cause la dimension protectrice et centrée sur l’entraide du cadre familial (Fougeyrollas-Schwebel, 1994) et à dénoncer des pratiques abusives trop souvent passées sous silence.

Les chercheuses issues de ces mouvements ont également insisté sur la nécessité épistémologique de parler du point de vue des femmes, et de rendre compte de leurs expériences et compréhensions des violences (Radford et Russel, 1992 ; Corrin, 1997). Jalna Hanmer (1977) a ce faisant posé un jalon essentiel en conceptualisant les violences masculines à l’encontre des femmes comme un des mécanismes fondamentaux du contrôle social sexué. De son côté, Liz Kelly (1987) a théorisé l’idée qu’il existe un continuum des violences masculines, qui transcende les frontières entre le public et le privé, et dont les diverses formes sont liées à l’organisation sexuée et aux discriminations socio-sexuées encore prégnantes dans toutes les sociétés (Lieber, 2008).

Dans cette perspective, les recherches sur les violences faites aux femmes s’intéressent à une grande variété d’actes, allant du harcèlement sexuel au travail (Gardner, 1995) ou dans la rue (Zippel, 2006) aux « fémicides » (Radford et Russel, 1992). Elles contribuent à définir les contours de cette catégorie, en y ajoutant de nouveaux développements, comme les mariages forcés (Ouattara et al., 1998) ou le viol comme arme de guerre (Kelly, 2001), ou en mettant au contraire en débat l’appartenance à ladite catégorie, comme dans le cas de la prostitution (Doezema, 1998). Dans ce champ multiple et foisonnant qui témoigne de l’intérêt politique et scientifique croissant porté à la question (Romito, 2006 ; Lovett et Kelly, 2009), ce sont les viols et les agressions sexuelles (Brownmiller, 1976), ainsi que les violences conjugales (Hanmer et Itzin, 2000), qui ont retenu davantage l’attention publique, de par leur prévalence importante et parce qu’elles se déroulent dans le cadre intime – et que, de ce fait, elles remettent en cause deux institutions centrales de nos sociétés, le mariage et la famille. Toutes les statistiques soulignent en effet que les violences envers les femmes sont d’abord des violences d’hommes que les femmes connaissent et que le lien conjugal, avec la dépendance féminine qu’il engage souvent, est particulièrement propice à l’instauration d’un climat de contrôle et de violence (Gillioz et al., 1997 ; Jaspard et al., 2003).

Cette conceptualisation de la violence masculine à l’égard des femmes a constitué une étape importante de la reconnaissance de ces formes de violences qui touchent toutes les catégories sociales (Edwards, 1987) et a contribué à déterminer un cadre d’action contre les violences au niveau global (Htun et Weldon, 2012), avec le relais des instances internationales, qui se sont réapproprié la perspective en termes de genre, et reconnaissent l’ampleur et la transversalité du phénomène (Reid, 2003). Ainsi, en 1993, l’ONU a adopté la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Plus récemment, en 2011, à Istanbul, l’Union européenne a fait voter une Convention pour l’élimination des violences contre les femmes, qui contraint ses États membres à adopter des plans d’action dans ce sens.

Malgré son rôle dans la « découverte », la visibilisation et la conceptualisation du problème, le discours féministe a été au fil du temps souvent marginalisé au profit d’une perspective sur les violences dans le cadre familial, qui ne se concentre pas forcément sur le lien conjugal, mais insiste plutôt sur les diverses formes de violences entre les membres de la famille et sur les responsabilités partagées (Roca i Escoda et Lieber, 2015). Certains termes englobent toute sorte de violences commises dans la sphère familiale, que ce soit envers les femmes, les hommes, les enfants ou les personnes âgées (la violence intrafamiliale ou la violence domestique). D’autres se limitent aux violences exercées entre les personnes ayant une relation conjugale ou maritale, en cours ou dissoute (la violence dans le couple ou la violence conjugale) (Schwander, 2006). Qui plus est, certaines actions publiques visent à valoriser et à promouvoir les liens conjugaux et familiaux au détriment des droits des femmes à ne pas subir de violences (Commaille, 2001 ; Barone, 2002). Ainsi, en France, le traitement institutionnel des violences conjugales aurait tendance à favoriser parfois le rétablissement de l’harmonie dans le couple et dans la sphère privée (Cador, 2005 ; Volpi, 2012). D’autres études soulignent que se concentrer sur la famille invite à réfléchir à la situation des enfants (Déroff et Potin, 2013), les mères se devant de les protéger. À l’heure actuelle, la question des violences dans le cadre de la famille recouvre donc une pluralité de terminologies et de compréhensions du problème, qui renvoient, d’une part, aux manières spécifiques dont la question a été publicisée et, d’autre part, aux acteurs qui ont permis de faire émerger ce phénomène comme un problème public devant faire l’objet d’une attention particulière de la part des autorités. Les différentes façons de qualifier et de thématiser les violences ont ainsi eu des incidences sur les modalités d’action pour les combattre. Si la perspective féministe a principalement axé son action sur l’accueil, l’accompagnement et le soutien aux victimes (Boussaguet, 2009), cette dimension « victimaire » a été mise en cause par les mouvements masculinistes (Brossard, 2008), qui considèrent les violences entre femmes et hommes comme des interactions individuelles et symétriques.

Le premier axe de ce dossier veut donc analyser cette pluralité de compréhensions du phénomène, en mettant l’accent sur la dimension conjugale et familiale comme lieu de problématisation de ces violences, et sur les luttes définitionnelles qui engagent des perspectives et des solutions variées. Les trois premiers articles du numéro discutent des différentes conceptions des violences et des façons de les qualifier. Ils soulignent tous la nécessité d’adopter une perspective interdisciplinaire pour éviter d’opposer des conceptions présentées comme largement complémentaires, et qui permettent de saisir la diversité des situations concrètes. Toutefois, ces recherches insistent sur la dimension structurelle des violences et leurs liens avec les rapports sociaux de sexe, qui ne devraient nullement être évacués de la pratique et de l’analyse. Dans les débats autour de la qualification des violences (où commencent-elles, comment se distinguent-elles des conflits ?), et de la causalité de celles-ci (quelles sont les responsabilités, comment se partagent-elles ?), les trois premiers articles de ce numéro dressent un portrait tout en nuances qui permet de rendre compte de la multiplicité des formes de violence qui se déroulent dans le cadre familial, des différents points de vue qu’il importe de prendre en compte et des outils dont disposent les pouvoirs publics ainsi que les travailleurs sociaux, pour y remédier.

Ainsi, Geneviève Lessard et ses collègues analysent le cas québécois et mettent en évidence la façon dont les violences ont été comprises en tant que problème socio-pénal. Afin de mieux saisir la multiplicité des situations individuelles et sociales, les auteures reprennent les typologies de Johnson (2008 et 2013) et d’Appel et Holden (1998) ainsi que les théories féministes intersectionnelles (Crenshaw, 1991), et distinguent les violences conjugales des violences familiales ou structurelles. Cette perspective permet une analyse de la variété et de l’ampleur des situations que recouvre une catégorie telle que celle de violences conjugales et rend compte de la complexité du phénomène des violences. Ces démonstrations conduisent les auteures à proposer une approche qui intègre ces différents savoirs, des points de vue tant théoriques que pratiques, tout en engageant une analyse critique des dynamiques à l’oeuvre dans le travail social, où existe une tendance à la psychologisation et à la symétrisation des violences conjugales (Dobash et al., 1992).

La deuxième contribution de cet axe est également ancrée dans le contexte nord-américain. Elle porte sur la définition des violences conjugales par des enfants et adolescents, personnes concernées par les violences qui se déroulent dans le cadre familial, mais dont la parole est souvent négligée. En partant de leurs récits des violences parentales, Simon Lapierre et ses collègues rendent compte des différentes façons dont les enfants et les adolescents qu’ils ont rencontrés décrivent leur environnement familial. L’intérêt de cet article est de montrer comment les acteurs ordinaires, ceux qui sont définis comme des victimes indirectes par les pouvoirs publics, intègrent une définition de la violence désincarnée des situations concrètes qu’ils ont vécues. En effet, la définition de la violence énoncée par les enfants et adolescents interrogés semble corroborer la perspective masculiniste qui stipule que, dans les situations de violences, il y aurait une responsabilité partagée par les deux parents – ce qui renforcerait la vision relationnelle du couple en postulant une symétrie de la violence entre conjoints. Cependant, les auteurs insistent sur le fait que l’analyse des situations concrètes que font les enfants et les adolescents, au sens des expériences vécues par ces jeunes, met en évidence des violences ancrées dans des rapports inégaux entre les conjoints, rapports qui soulignent la domination des hommes sur les femmes et qui se rapprochent davantage d’une définition féministe des violences conjugales.

En tenant compte de cette dimension structurelle des violences, l’article de Michel Labarre et Valérie Roy s’attaque, quant à lui, à la question de l’engagement paternel. Valorisé par des politiques publiques spécifiques, cet engagement peut toutefois poser problème dans des situations de violences. Certaines auteures féministes dénoncent par exemple la pratique qui vise à maintenir à tout prix les liens parentaux et familiaux en situation de violences (Romito, 2006), qui est au coeur des revendications masculinistes. Michel Labarre et Valérie Roy s’emparent donc de cette controverse pour donner à voir la façon dont s’est constitué un champ de recherche sur la paternité en situation de violences et la mise en oeuvre de programmes destinés aux hommes ayant des comportements violents, tout en analysant les limites de ces actions. Ils nous invitent à réfléchir à la diversité des modalités de prise en charge des auteurs de violences et aux valeurs qui doivent soutenir ces programmes, au-delà de l’accueil et du soutien aux victimes, sur lesquels se sont concentrées les féministes. Ils opposent ainsi deux orientations courantes et contrastées : d’un côté une perspective qui renforce l’identité de père et la promotion de l’engagement paternel, traversée par une conception fonctionnaliste d’un lien familial harmonieux et indissoluble, de l’autre une logique d’intervention et de contrôle socio-pénal et thérapeutique visant à limiter la relation entre un père violent et ses enfants.

Face à la complexité des situations auxquelles sont confrontés les travailleurs sociaux et les personnes engagées dans la lutte contre les violences conjugales et domestiques, les chercheurs et les chercheuses plaident pour une approche interdisciplinaire et multidimensionnelle qui ne perde pas de vue la dimension structurelle des violences et la dimension de genre.

2. Luttes féministes et ancrages institutionnels variés

Au-delà des enjeux définitionnels dans des scènes d’action spécifiques, il importe également de rendre compte des contextes particuliers au sein desquels se développent les processus de problématisation des violences. Il existe une diversité de définitions du phénomène des violences dans le cadre familial, selon les caractéristiques des agressions, les périodes historiques et nationales, les périmètres d’action de l’État ou encore les représentations dominantes de la famille et des rapports sociaux de sexe ; ces définitions ont des conséquences importantes sur les politiques et les actions mises en oeuvre. Il est donc nécessaire d’analyser quels sont les moteurs de ces modalités d’intervention, les raisons de leurs changements, les motivations politiques ainsi que les solutions proposées en fonction de la définition du problème.

C’est ce à quoi s’attèlent trois contributions de ce numéro. Leurs auteures ont favorisé des approches comparatives qui analysent divers contextes nationaux afin de rendre compte de déploiements locaux des définitions du problème des violences et des perspectives qui les sous-tendent. Grâce à des études qui s’intéressent aux actrices et acteurs qui ont porté la cause des femmes, tout comme aux institutions sociales, médicales, politiques ou juridiques qui s’en sont préoccupées, ces contributions rendent compte de la façon dont les féministes ont politisé, de manière spécifique à chaque contexte national, les violences envers les femmes, et identifient les instances sur lesquelles elles se sont reposées pour y parvenir (Elman, 1996 ; Weldon, 2002). Ces recherches engagent à souligner le caractère incertain de l’action publique et les processus complexes qui donnent lieu à une politique concrète. En effet, la constitution d’un problème social en problème public n’est pas seulement le fruit d’un travail délibéré et cohérent de construction, pas plus qu’elle n’est imputable à la seule activité revendicative d’un groupe social particulier – ici les féministes (Trom et Zimmermann, 2001). Au contraire, ces contributions nous invitent à saisir la pluralité de dynamiques, opportunités, circonstances et arènes de l’action publique qui ont, dans chaque cas particulier, contribué à définir et à catégoriser les violences faites aux femmes (Hilgartner et Bosk, 1988). L’action publique se déroule dans une multiplicité d’arènes et n’a donc pas de linéarité, qui irait d’une volonté politique unique et uniforme vers la société civile (Roca i Escoda, 2009). Les réponses institutionnelles aux violences sont au contraire le fruit de compromis qui engagent divers acteurs, dont l’État et ses institutions, et la question se pose alors de savoir ce qu’il advient du traitement des rapports de pouvoir et des revendications féministes dans le processus d’institutionnalisation et de reconnaissance d’un problème social comme celui des violences (Walker, 1990).

En comparant le contexte d’émergence des violences conjugales comme problème public et le processus d’institutionnalisation différentiel qu’elles ont connu en France et aux États-Unis, Pauline Delage nous invite à ancrer la réflexion dans les relations entre activistes et institutions étatiques, dans une perspective socio-historique féconde. Non seulement elle rend compte des cadrages différents du phénomène, entre question sociale et problème juridique, mais elle souligne également le paradoxe qui veut que ce soit dans le pays où l’État social est le moins développé que les violences conjugales ont été les mieux intégrées et reconnues. La cause des violences s’est certes institutionnalisée tant aux États-Unis qu’en France dans le même secteur, le travail social. Ainsi, c’est par la différence des types de formations liées à cette catégorie professionnelle que l’auteure explique la variation dans les processus d’institutionnalisation et de professionnalisation de l’action contre les violences conjugales.

Marylène Lapalus, quant à elle, explore la façon dont les meurtres et les assassinats contre les femmes ont été conceptualisés en Amérique latine. Si le concept de fémicide a circulé d’une aire culturelle et géographique à l’autre, il s’est développé de façon distincte dans divers contextes locaux d’Amérique latine. L’auteure nous invite à retracer les parcours contextualisés de deux acceptions des concepts de feminicidio et femicidio, développés respectivement au Mexique et au Costa Rica, afin de rendre compte de violences de genre. Elle s’attèle à comprendre comment les revendications spécifiques de féministes face aux crimes brutaux de femmes ont contribué à définir tantôt ces crimes de façon globale, en définissant le rôle de l’État comme central (feminicidio), tantôt comme intimes et relationnels, pour souligner les violences au sein de la famille (femicidio). L’analyse de la portée politique de ces deux conceptualisations engage, selon l’auteure, à déconstruire les définitions stéréotypées des violences contre les femmes. Pour elle, ces conceptualisations seraient moins neutralisantes que les expressions de violence domestique ou de violence intrafamiliale, lorsqu’il s’agit de meurtres de femmes.

Dans la même veine, Anne-Claire Sanz Gavillon et Fabiola Miranda-Pérez étudient les politiques publiques nationales dans les deux contextes post-dictatoriaux que sont l’Espagne et le Chili. Elles en proposent une analyse macro-sociale apte à dégager les dynamiques à l’oeuvre. À partir d’une approche cognitive des politiques publiques (Muller et Surel, 2003), ces deux auteures analysent les évolutions juridiques des deux contextes depuis les processus de transitions démocratiques propres à chaque pays et rendent compte des multiples définitions des violences envers les femmes qui s’en dégagent. Ce faisant, elles élaborent une double comparaison, temporelle et spatiale, et discutent de deux approches qu’elles considèrent comme des lectures radicalement différentes du problème. Au Chili, le processus d’inscription dans la loi s’est centré autour de la dimension intrafamiliale avec pour objectif premier de maintenir ou réparer les liens familiaux dans les situations de violence – et de favoriser ainsi le maintien de l’institution familiale. Selon les auteures, la loi chilienne définit la violence intrafamiliale comme traduisant une situation dysfonctionnelle ou, au mieux, considère les femmes et les enfants comme principales victimes. Par contraste, la terminologie adoptée en Espagne est centrée sur les droits des femmes. La perspective de « violence de genre » inscrite dans loi espagnole décrit les femmes comme les principales victimes des violences, en soulignant les liens structurels de ce phénomène, perçu comme une des manifestations des inégalités persistantes entre les sexes.

Bien que ces articles adoptent des approches comparatistes différentes, ils confirment l’importance de la lecture historique et institutionnelle des processus hétérogènes des définitions du problème (Zimmerman, 2003) et les enjeux de la terminologie, qui révèlent la façon dont les liens et l’articulation entre famille, violences et droits des femmes contribuent à renforcer une perspective ou une autre (Commaille, 2001). Ces comparaisons présentent également des analyses fines de la construction du cadrage du problème, des solutions envisageables dans ces circonstances et de la compréhension du rôle des structures étatiques dans la lutte contre les violences envers les femmes.

3. Compter les violences, rendre visibles les violences

Les mobilisations et les recherches qui ont contribué à rendre public le problème des violences faites aux femmes ont également donné lieu à un nombre important d’enquêtes visant à en mesurer l’ampleur, les causes et les conséquences – contribuant ce faisant à visibiliser davantage le phénomène et sa prévalence. Les données statistiques disponibles ont un rôle fondamental dans l’élaboration de politiques publiques. En effet, les problèmes sociaux sont construits à travers l’organisation sociale qui les définit et qui leur donne une réalité grâce à la collecte de preuves empiriques (Gusfield, 2009). Au-delà de l’arbitraire des conventions qui sont à la base de toute construction statistique, il importe de souligner l’influence que la production des chiffres a sur les représentations sociales, et qui sont autant d’« effets de réalité » (Dérosières, 1993). Depuis la fin des années 1980, les enquêtes quantitatives se sont en effet multipliées pour combler le manque de connaissances sur un phénomène jugé trop souvent invisible (Smyth, 2002). Des études concernant spécifiquement les violences faites aux femmes ont été élaborées, venant ainsi compléter les données partielles émanant des associations ou des enquêtes générales de victimation.

Le point de vue adopté et la façon de poser les questions sont des aspects essentiels de la qualité des données récoltées, qui influencent également les résultats obtenus et la prévalence mesurée des phénomènes étudiés (Gillioz et al., 2002 ; Cavalin, 2013). Dans certains pays, en effet, la mesure des violences s’effectue dans le cadre d’enquêtes de victimation qui comptabilisent l’ensemble des agressions subies par les hommes et les femmes (notamment la International Crime Victims Survey, ICVS) et qui, parce qu’elles ne s’y intéressent pas spécifiquement, peinent à donner à voir l’ampleur des violences faites aux femmes. Les données recueillies dans les enquêtes spécifiques aux atteintes à l’encontre des femmes se concentrent, elles, sur ce phénomène et multiplient les questions pour obtenir une description des plus précises. Ces enquêtes portent soit sur les violences conjugales (Gillioz et al., 1997), qui sont les plus nombreuses, soit sur les violences, notamment sexuelles, dans divers types d’espaces sociaux, comme l’espace domestique, l’espace public ou encore sur le lieu de travail (Jaspard et al., 2003 ; FRA, 2014). D’autres statistiques se sont intéressées aux effets sur la santé (Beck et al., 2010), ou aux coûts économiques des violences conjugales (Godenzi et Yodanis, 1998).

En général, ces enquêtes soulignent que les femmes, toutes catégories sociales confondues, sont surtout victimes d’agressions dans l’espace privé, et que ces agressions sont commises par des personnes de leur entourage, le plus souvent le conjoint ou l’ex-conjoint (Hanmer et Maynard, 1987). Pour beaucoup de femmes, l’espace privé – la maison – n’est donc pas synonyme de sécurité et de relation de confiance (Valentine, 1992).

Dans ces recherches, l’usage des catégories et des statistiques est évidemment central et influence les résultats, lesquels ont à leur tour une incidence sur la définition de la question. Aujourd’hui, il manque une compréhension historique de la constitution statistique de ces catégories, mais il apparaît que ces enquêtes ont permis de libérer la parole, comme le montre Alice Debauche dans le dernier article de ce numéro.

En s’intéressant aux violences sexuelles, et surtout à la façon dont celles-ci sont recensées, elle montre comment, en France, la médiatisation et la dénonciation des violences sexuelles sur les enfants ont influencé la mesure institutionnelle des viols et des agressions sexuelles ainsi que leur prise en charge. Alors qu’on avait assisté, dans les années 1990, à une distinction progressive de la question des agressions sexuelles contre les adultes de celles à l’encontre des enfants, la médiatisation de la cause des victimes mineures a contribué à renforcer la visibilité des agressions sexuelles en général. À travers un questionnement des catégories statistiques, Alice Debauche discute de la difficulté qu’il y a à recenser ce type de violences et des limites qu’engage, dans le cas français, l’unicité de la catégorie légale et statistique du viol. Si la dénonciation des violences contre les enfants s’est distinguée petit à petit de celles des violences envers les femmes, cette distinction se reflète peu dans les outils statistiques à disposition.

Les articles réunis dans ce numéro se veulent une contribution à une réflexion qui considère les violences psychologiques, physiques et sexuelles qui se déroulent dans le cadre familial comme des catégories d’action publique, dont il importe de retracer la généalogie. Une telle perspective engage à comprendre les controverses qui entourent ces catégories, les artéfacts institutionnels qui leur permettent de s’ancrer dans une réalité concrète, les acteurs et les actrices qui les portent sur la place publique ainsi que les solutions variées qui sont proposées par les pouvoirs publics ou les associations, dans divers contextes d’intervention sociale et politique. Ces articles permettent également de rendre compte des enjeux qui se tissent autour des différents types de catégorisations, qui comme le disent Geneviève Lessard et ses collègues dans ce numéro, « ne se valent pas toutes ». Les recherches présentées dans ce dossier soulignent en effet l’importance de ne pas minimiser la dimension genrée des violences qui se déroulent dans le cadre familial et leur dimension structurelle. Elles soulignent leurs liens avec les normes familiales dominantes et les rapports de pouvoir qui traversent ces dernières (Ferree, 1990).