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Le 15 octobre 1881, dans le sud de la France, Thérèse Marc écrivait au préfet du Vaucluse pour lui signifier sa situation de détresse :

Aujourd’hui mon mari est couché sur son lit de douleurs ne possédant plus ses facultés intellectuelles et son épouse sort depuis peu de l’hospice toujours souffrante sans soutien ni ressources puisque mon fils est mort à la rentrée des troupes de Crimée. J’ose espérer que vous aurez pitié et compassion de deux pauvres vieillards qui sous le déclin de la vie sont obligés pour vivre de tendre la main ne pouvant plus travailler.[1]

En février 1882, Joseph Monneau signait une lettre similaire : « il se trouve dans un état de vieillesse des plus pénibles, son âge ne lui permettant plus de travailler et n’ayant aucune ressource il vient vous prier de le faire comprendre dans la liste des plus indigents » (Archives départementales [AD] Vaucluse, 1 M 805).

Quoique les demandes de Marc et Monneau semblent imprégnées du langage et des symboles employés par les vieux Français et vieilles Françaises qui recherchaient les secours de la charité privée ou l’assistance des bureaux communaux de bienfaisance publique, leur lettre avait un objectif différent. Ils écrivaient, Monneau à son propre titre et Marc au nom de son mari, afin d’établir leur droit aux pensions viagères d’État qui avaient été créées par la loi de réparation nationale du 30 juillet 1881 et versées aux anciens ardents défenseurs de la République[2]. Au cours des années 1881 et 1882, plus de 26 000 citoyens français âgés ont sollicité une réparation suite à l’oppression politique subie trente ans auparavant alors qu’ils avaient été punis pour s’être opposés au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851. Principalement artisans, ouvriers et commerçants de petites villes, mais aussi cultivateurs et journaliers agricoles, ces individus avaient été arrêtés pour avoir pris part à des rassemblements protestataires ciblant leur mairie locale ou simplement parce qu’ils étaient connus comme sympathisants démocrates[3]. Beaucoup d’entre eux avaient subi les conséquences de leur peine pendant des années, jusqu’au jour où ils ont été pardonnés par l’Empereur Napoléon III lui-même ou bénéficié d’une amnistie générale en 1859. Selon les termes de la loi de 1881, afin d’obtenir une pension, tout ancien proscrit, sa veuve ainsi que ses enfants devaient correspondre avec le gouvernement républicain. Ils devaient décrire non seulement l’emprisonnement, l’exil forcé, la déportation aux colonies pénales d’Algérie et de Guyane française ou la surveillance à laquelle le proscrit avait été assujetti dans les années 1850, mais aussi le préjudice multigénérationnel, social, financier et moral occasionné par la condamnation[4].

Quand des individus comme Monneau et Marc rédigeaient leur demande, et quand les commissions départementales (comprises de fonctionnaires et d’anciens proscrits) examinaient les antécédents des pétitionnaires pour établir le montant de pension pour chacun, ils exposaient les différences entre la vie vécue des proscrits au moment de la vieillesse et un cadre théorique implicite d’une trajectoire « acceptable » de vie, une trajectoire potentielle brisée par la persécution politique. Les législateurs républicains, les membres des commissions départementales qui allouaient les pensions et les pensionnaires eux-mêmes partageaient des attentes communes sur les liens entre la citoyenneté, le devoir de l’État envers ses vieux citoyens et l’expérience personnelle des épreuves de la vieillesse[5].

Le déroulement des allocations de pension était fortement déterminé par le sexe du demandeur. Seulement 169 femmes (sur 26 884 individus, donc 0,6 %) avaient été condamnées après le coup d’État, et, hormis les 14 femmes déportées en Algérie, pour la plupart ces proscrites n’avaient souffert que de punitions légères – tout au plus quelques mois d’emprisonnement – tandis que plus de 6 000 hommes furent déportés aux colonies pénitentiaires et plusieurs milliers furent internés sous la surveillance de la police politique loin de leur ville et famille. Cependant, en 1881, des milliers de veuves et filles de proscrits ont formulé une demande de pension en tant qu’ayant-droit comme héritière d’un ancien condamné défunt : par exemple, parmi les 106 dossiers des pétitionnaires aux Archives nationales pour le département de l’Ain, 20 ont été montés par des veuves, tandis qu’en Saône-et-Loire, parmi les 368 dossiers complets, 80 incluent des demandes écrites par des veuves[6]. Les proscrits et leurs veuves fournissaient des détails sur leur famille, travail et conditions de vie sous la répression des années 1850, mais aussi pendant leur vieillesse en 1881 ; pour cette raison, les demandes de pension dressent un tableau vivant des réalités de la vieillesse telle que vécue par les hommes et les femmes dans les années 1880 en France.

Pension de vieillesse ou dédommagement dû à l’oppression ?

À première vue, les réparations étaient de nature politique et en tant que telles l’expression de la reconnaissance de l’État. Bien que la Troisième République ait été établie en 1870, le régime n’a pu réprimer les menaces de la droite anti-démocratique qu’en 1877, et ce n’est qu’à l’occasion des élections nationales de 1879 que des députés républicains modérés ont réussi à obtenir une forte majorité. En attribuant des pensions à ceux qui s’étaient élevés en défenseurs de la « constitution violée » de la Seconde République, en 1881 les députés de la Troisième République ont érigé une nouvelle catégorie de patriotes républicains, ainsi qu’un mythe fondateur pour le régime, lesquels furent symboliquement importants pour oublier que la naissance de la Troisième République, avec la débâcle de la guerre franco-prussienne de 1870, fut ignominieuse (Davis, 2004). De plus, en promulguant la loi établissant ces pensions, l’État républicain soulignait son intérêt pour ces fidèles citoyens. L’administration et les demandeurs de pension étaient d’accord sur le fait que les réparations corrigeaient une injustice politique datant de trois décennies, et, comme mesure de justice, ces dernières remplissaient le devoir de la République envers ses anciens défenseurs. Les journaux républicains et les cercles des proscrits qui se formaient dans les plus grandes villes comme Paris, Lyon et Marseille n’avaient de cesse de souligner la justice fondamentale que représentaient les réparations (Archives nationales, Paris [AN], F15 3972).

Dès le départ, les réparations avaient un but social autant que politique ; une préoccupation centrale de la législation du 30 juillet 1881 était le lien entre la vieillesse et l’indigence. Les instigateurs de la loi étaient les proscrits eux-mêmes. Une fois que la République modérée semblait acquise dans les années 1870, des groupes de proscrits à Paris et Lyon ainsi que leurs fidèles aux journaux radicaux comme Le Rappel pétitionnaient les députés et le ministre de l’Intérieur dans le but d’accorder des réparations fondées sur des notions de justice politique, mais aussi, comme ce journal le décrivait le 25 février 1881,

pour sauver des anciens républicains de la misère profonde où végètent la plupart des condamnés du 2 décembre ou leurs familles […] nul n’a plus droit au fonds de secours […] que ces hommes dévoués et courageux […] semeurs infatigables de l’idée républicaine ; maintenant trop âgés la plupart pour recommencer une nouvelle carrière ; réduits, enfin, à une navrante misère

Les hauts fonctionnaires de l’État partageaient cette inquiétude. Peu de temps avant la première réunion de la commission législative chargée d’élaborer un projet de loi réparatrice, le ministre de l’Intérieur, le républicain modéré Ernest Constans, avait envoyé une circulaire « extrêmement urgente et confidentielle » aux préfets des 88 départements, les informant que

le gouvernement se préoccupe de la situation dans laquelle peuvent se trouver les citoyens qui ont eu à souffrir des mesures prises à la suite du coup d’État […] Il a l’intention de venir en aide à ceux d’entre eux qui sont dans le besoin, en leur allouant des secours. Il ne s’agit point de leur donner une compensation des dommages qu’ils ont subis, mais de préserver de l’indigence ceux à qui une fortune personnelle ou leur industrie ou celle de leurs enfants ne pourraient assurer les moyens de subvenir aux premiers besoins de la vie. (AN F15 3971)

Ainsi, Constans sommait les préfets d’établir une liste de proscrits indigents (et de « veuves des victimes, quand celles-ci n’auront point d’enfants en état de leur venir en aide ») dans le besoin absolu en raison de leur âge, état de santé, ressources financières ou inaptitude au travail. Pour ces individus, le ministère de l’Intérieur a fini par allouer un secours de 100 francs. À la fin de février 1881, on dénombre 1137 personnes ayant reçu un tel secours exceptionnel.

Une fois la loi de réparation votée, les divergences entre les objectifs politiques et sociaux relatifs aux pensions se sont cristallisées. D’un côté, la loi de 1881 établissait des pensions annuelles comme de simples réparations pour une oppression politique antérieure. Une circulaire de Constans envoyée aux préfets était claire :

Quand il s’agit de savoir quelles sont les personnes qui sont appelées à bénéficier de la loi, on ne rencontre ni catégories ni distinctions. Il suffit, pour qu’une demande soit favorablement accueillie, qu’on ait été personnellement victime du coup d’État [...] et cela à un titre quelconque [...] En un mot, là où il y a eu préjudice il peut y avoir réparation. (AD Allier, 1M1320)

Néanmoins, il y avait des différences importantes au niveau de la somme attribuée pour une pension, cette dernière allant d’un minimum de 100 francs annuels jusqu’à 1200 francs[7]. De ce fait, un certain nombre de commissions départementales établissait une hiérarchie des peines clairement liée au degré de gravité du châtiment subi par chaque proscrit. Par exemple, les commissaires du Gard ont adopté les « principes » au travers desquels bénéficieraient d’une pension de 1200 francs tous les proscrits anciennement condamnés à la déportation en Algérie, à savoir ceux qui avaient subi la déportation ainsi que ceux qui avaient échappé à leur sort en fuyant ; une pension de 600 francs pour ceux placés sous la surveillance de la haute police ; et une allocation de 100 francs annuels pour des individus qui avaient échappé à une arrestation en se cachant après le coup d’État. De telles allocations soulignaient le caractère symbolique des réparations en désignant ceux qui avaient le plus souffert comme dignes de la somme la plus élevée (AN F15 3972).

Cependant, la plupart des commissions départementales n’allouaient pas simplement des pensions en fonction de la condamnation de chaque pétitionnaire. Comme les commissaires du Gard ont expliqué, ces catégories générales de niveau de pension étaient « modifiée[s], en diverses circonstances, par des considérations particulières » (AN F15 3966). La directive initiale du ministre de l’Intérieur l’avait bien stipulé : « En principe, la commission tiendra compte des peines subies, des dommages causés par les mesures dont les réclamants ont été l’objet, de leur position de fortune, de l’âge de chacun et de leur moralité » (AD Allier, 1M 1323). Le fichier officiel en tête de chaque dossier rempli par les commissions départementales, et qui accompagnait leurs raisonnements pour chaque allocation, incluait une ligne pour le nom, date et lieu de naissance, profession, résidence, condamnation et caractère politique de chaque pétitionnaire, bien sûr, mais aussi indiquait « la moralité », « charges de famille » et « infirmités » de chacun. Ainsi, le système de classification poussait les commissaires départementaux à tenir compte explicitement de l’âge, des moyens et de l’état physique du demandeur dans leur décision d’attribution d’une somme pour chaque allocation[8].

Les hommes et les femmes qui réclamaient une pension savaient qu’il était dans leur intérêt de fonder leur demande à la fois sur leur statut d’ancien proscrit et sur une indigence avérée afin de maximiser leurs revenus potentiels. La plupart d’entre eux écrivaient des lettres soulignant avec force la nature multiple de leur réclamation. Pour cela, les pétitionnaires écrivaient l’histoire de leur châtiment, mais aussi de leur vie pendant les trois décennies suivant le coup fatidique. La pétition de l’ancien chaudronnier Alphonse Brun, qui écrivait de l’Hôpital de la Charité à Marseille, met en exergue ce stratagème : « Envoyé en Afrique, il y a passé deux ans [...] il rentra en France après avoir souffert toutes les tortures et les peines de l’exil. » Comme il le décrivait, le coup d’État avait bouleversé sa destinée pour toujours :

Pendant sa déportation, sa fabrique a été vendue, et il a perdu tout ce qu’il possédait [...] lors de son rentré, n’ayant pas d’argent, sans crédit, sans ressources, il n’a pu se créer une nouvelle position, obligé de faire une journée d’ici, une journée de là pour gagner un morceau de pain, enfin la vieillesse est arrivée, personne ne voulant plus l’occuper, il a été obligé d’entrer à la Charité, où il est depuis cinq ans.

Brun calculait ses pertes comme un désastre multigénérationnel : « Tous ces malheurs ont causé la mort de ses deux enfants, son seul espoir dans l’avenir », et il concluait, « n’ayant plus ni parents, ni soutien d’aucune espèce, à l’âge de 75 ans, il est réduit, à la plus grande misère, et obligé, lui travailleur, de manger le pain des pauvres » (AN F15 4019).

Une source primaire pour l’expérience de la vieillesse

La lettre d’Alphonse Brun, relatant son histoire personnelle d’une souffrance corporelle et d’une vieillesse dans un contexte de solitude humiliante, nous montre pourquoi les demandes de pension engendrées par la loi de réparation nationale de 1881 sont une mine d’or pour l’étude de l’histoire de la vieillesse. Car, comme Peter N. Stearns a bien noté, « [l]es travailleurs âgés ne nous parlent pas souvent » (Stearns, 1976). Pourtant, les historiens s’efforcent de les écouter. L’histoire des personnes âgées, leur corps vieillissant, leur rapport à l’État, surtout avant l’ère de la question sociale des années 1880, sont des sujets d’étude à la fois frustrants et féconds. Dès les années 1970, des historiens comme David Troyansky, se basant sur les études des textes philosophiques, littéraires et médicaux, analysaient les transformations des comportements relatifs à la vieillesse, ainsi que de la définition même de la vieillesse à travers le dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècle. Peter Stearns a étudié les centres d’actions publics des syndicalistes de la fin du dix-neuvième siècle afin de déterminer la position des mouvements socialistes et ouvriers envers le rôle social des personnes âgées, ainsi que leurs besoins et leurs droits. Depuis les années 1980, certains historiens spécialistes de la question de genre se sont concentrés sur l’apparition à la fin du dix-neuvième siècle de l’État social et de sa pérennité, ainsi que sur la façon dont les nouvelles initiatives publiques ont soit supplanté, soit augmenté le champ d’action des œuvres caritatives privées ou locales pour les pauvres et malades (Troyansky, 1989 ; Stearns, 1976 ; Nord, 1994 ; Accampo et Fuchs, 1995 ; Adams, 2010).

En 1881, la France traversait une période de grande transformation socio-économique. L’épanouissement tardif de la seconde révolution industrielle avait eu pour effet d’accélérer un phénomène durable : l’immigration massive de la campagne vers la ville. Au même moment, en raison d'une natalité et d’un taux de mortalité infantile en baisse, les Français devenaient peu à peu la population la plus âgée au monde. En 1790, 8,5 % des Français avaient 60 ans ou plus ; en 1851, ce groupe comprenait 10,2 % de la population générale, et ce chiffre finirait par atteindre 12,2 % en 1911 (Feller, 2005). Ceux qui célébraient leur soixantième anniversaire pouvaient s’attendre, en moyenne, à vivre quatorze années de plus en 1851, et seize de plus en 1895, quoiqu’une femme de 60 ans avait une espérance de vie prolongée d’un an comparée à son homologue masculin. Bien que les fonctionnaires, comprenant instituteurs et postiers, soldats de carrière ainsi que d’autres ouvriers de grosses industries telles que l’extraction minière, bénéficiaient d’une pension de retraite après trente années de labeur auprès du même employeur, la proportion des Français qui laissaient un héritage avait chuté d’un cinquième au cours du dix-neuvième siècle (Bourdieu et Kesztenbaum, 2007).

En prenant compte tous ces bouleversements, les historiens décrivent la France de la seconde moitié du dix-neuvième siècle comme une société qui commençait peu à peu à considérer les personnes âgées en bonne santé comme des membres d’une catégorie sociale à part, avec une population ouvrière urbaine n’espérant aucune période de retraite en fin de carrière et pourvue d’un système interventionniste social plus enclin à encourager les naissances qu’à prendre soin de sa population vieillissante (Weiner, 1993 ; Ackerman, 1990 ; Pedersen, 1993). Cependant, la plupart des études s’intéressant à la vieillesse à cette époque s’appuient sur des données statistiques, sur l’analyse de testaments et autres actes notariés, de même que sur l’avis des experts médicaux, hommes politiques et administrateurs des hospices, bureaux de bienfaisance et hôpitaux. Voici pourquoi les témoignages d’hommes comme Alphonse Brun sont si utiles pour retracer les idées que se faisait le travailleur moyen de l’époque sur le lien entre l’âge et la cessation des activités rémunérées. Ces témoignages montrent aussi l’importance qu’avait pour ces travailleurs le besoin de s’assurer des moyens de subsistance en fin de vie, et toute la signification pour eux des aléas dus à la maladie et l’infirmité.

Comme Alphonse Brun, âgé de 75 ans, la majorité des demandeurs de pension étaient d’un âge avancé. Parmi les 26 884 individus condamnés après le coup d’État, 52 avaient moins de 16 ans et 1253 entre 16 et 20 ans ; seulement 344 avaient plus de 60 ans. Le plus grand nombre représentait des hommes adultes : 8332 avaient entre 21 et 30 ans ; 9648 avaient entre 31 et 40 ans ; et 5373 avaient entre 41 et 50 ans au moment de leur arrestation (AN F15 3871). Trente ans plus tard, en 1881, la grande majorité des demandeurs de pension avait entre 51 et 81 ans, avec au maximum 2226 anciens proscrits encore en vie âgés de plus de 81 ans, et au plus 1300 proscrits encore en vie qui n’avaient pas encore atteint la cinquantaine. Bien que l’âge exact des veuves de proscrits soit plus difficile à discerner à travers les dossiers de pension, la vaste majorité de ces femmes avait atteint au moins la cinquantaine.

L’analyse des dossiers de pension pour y retracer une définition de la vieillesse ne repose pas sur l’idée que le discours de ces pétitionnaires serait empreint de naïveté ou dénué de toute réflexion. En effet, il ne faut pas imaginer qu’une personne appartenant aux couches sociales des travailleurs se serait exprimée avec candeur face à l’opportunité de décrire à l’administration ses espérances quant à son avenir[9]. Au contraire, comme soulignent les historiens sociaux dans des contextes divers, l’individu moyen est « l’auteur de sa vie » parce qu’il construit le récit de son existence en réponse aux attentes de sa famille, de sa communauté et de la société qui l’entoure, surtout dans ses interactions avec l’État ainsi que dans sa correspondance intime (Gerber, 2006 ; Davis, 1987 ; Troyansky, 1995). Les sociologues et historiens du genre ont développé le concept de « genre comme représentation » pour expliquer comment les femmes élaborent leur propre histoire en fonction du contexte socio-culturel – ce qui les amène à simultanément reproduire et élargir les rôles de genre dans lesquels elles se trouvent (Margadant, 2000). Ainsi, l’analyse des demandes des proscrits démontre que les anciens prisonniers politiques et leur veuve contribuaient à la formation d’une vision commune du lien entre vieillesse, pauvreté, rôle de genre et mission de l’État, une vision qu’ils partageaient avec les législateurs républicains, parmi lesquels se trouvaient plusieurs anciens proscrits. Ainsi, au travers des demandes de pension, les proscrits et leur famille se posaient comme acteurs, en tant que citoyens républicains, mais aussi selon leur genre et leur âge.

La cérémonie qui ouvrait la procédure de réparation invitait les proscrits à prendre part à un rituel politique, un scrutin faisant usage d’images mêlant valeurs républicaines et sagesse des aînés. Des études concernant la représentation de la vieillesse dans la littérature et le théâtre au dix-neuvième siècle soulignent la tension entre l’idée de personnes âgées sages et vénérables, « doté[e]s d’une riche expérience, garant[e]s de la fortune et des traditions familiales » et les stéréotypes négatifs de vieillards misérables « séquestrés, maltraités, rudoyés et quelquefois contraints à mendier », voire risibles dans leur prétention à l’amour ou à l’honneur (Pollet, 2001 : 34). La loi de réparation nationale mettait l’accent sur le premier de ces deux portraits quand elle faisait l’éloge des proscrits en tant qu’anciens fondateurs de la République, dignes de l’honneur de la nation, mais elle joignait aussi à ces louanges de considérables efforts financiers déployés pour effacer l’image négative du vieillard misérable et oublié. Le texte de la loi, les articles de journaux républicains et les discours des députés favorables à la législation se concentraient tous sur l’idée du proscrit âgé mais digne, comme représentant du patriotisme et de l’idéal démocratique.

La démarche à travers laquelle les « victimes du coup d’État » désignaient les commissions départementales responsables de l’allocation des niveaux de pension célébrait délibérément les plus vieux des proscrits. Le 9 octobre 1881, dans chaque chef-lieu départemental sur le territoire français, les proscrits se sont réunis, convoqués par une lettre officielle, pour élire trois d’entre eux comme membres de leur commission départementale[10] (AD Vaucluse, 1M 804). Devant la foule rassemblée, le préfet a nommé une commission électorale composée des deux proscrits les plus âgés répondant présent, ainsi que les deux plus jeunes, pour valider les bulletins de vote et certifier le résultat de l’élection. Afin de légitimer la procédure, on remettait la clef de l’urne à l’homme le plus âgé. Ainsi, en ce jour hautement symbolique de représentation démocratique directe, jeunesse et vieillesse faisaient corps afin d’assurer le bon déroulement de la justice républicaine.

Les proscrits prenaient ces élections au sérieux, et des centaines se sont déplacés jusqu’à cent kilomètres pour se rendre au lieu de vote[11]. Le taux de scrutin dans la majorité des départements était très élevé, surtout compte tenu de l’âge et de la précarité financière des électeurs, ce qui était toutefois peu surprenant pour ces hommes qui se revendiquaient en tant que fiers défenseurs du suffrage universel et des institutions démocratiques. Dans le Vaucluse, par exemple, 370 personnes sur les 427 convoquées ont voté, dans la Drôme, 542 sur les 666 électeurs ont voté, et quant au Maine-et-Loire, 63 sur les 73 proscrits ont participé à l’élection (AD Vaucluse, 1M 804 ; AD Drôme 1M 1352/1 ; ANF15 3968A). Un grand nombre des personnes qui n’ont pu se rendre au chef-lieu pour assister au scrutin ont écrit au préfet pour s’excuser. Ces lettres, comme les demandes de pension proprement dites et les décisions des commissions départementales, offrent aux historiens des éléments de réponse à une question fondamentale touchant au cycle de vie : À quel âge commence la vieillesse et dans quelle mesure la réponse à cette question varie-t-elle selon le sexe de l’intéressé ?

La définition de la vieillesse et le rôle de genre

Comme Pat Thane a bien noté en 2003, la définition de la vieillesse varie selon les couches sociales, et cette définition dépend de l’âge chronologique, de l’âge fonctionnel, ou même de l’âge culturel[12] (Thane, 2003). Les traités de l’ère classique, de la Renaissance, et de l’époque des Lumières avançaient des seuils divergents concernant le début de la vieillesse. Les documents du dix-neuvième siècle nous montrent que les ouvriers se considéraient comme vieux à partir d’âges différents, de 50 à 65 ans, selon les exigences physiques de leur travail, et que la plupart des hôpitaux publics refusaient le critère de l’âge comme seul élément d’acceptation d’une personne indigente qui n’était pas infirme, à moins qu’il soit établi que ce patient ait plus de 70 ans. En revanche, la loi de 1905, première législation sociale votée par les députés de la Troisième République garantissant l’aide de l’État aux indigents âgés, forçait les pauvres, même ceux ayant plus de 70 ans, à prouver leur incapacité à travailler avant de recevoir de l’aide. Ce n’est qu’après 1908 que le double sort de l’indigence extrême et l’âge de 70 ans deviennent les éléments probants pour justifier la nécessité d’une aide automatique. Les sources médicales et littéraires, de même que certains hommes politiques, admettaient que des segments différents de la population pouvaient vieillir à des rythmes variés : souvent les docteurs considéraient que le début de la vieillesse chez les femmes coïncidait avec la ménopause, tandis que les ouvriers de l’industrie, surtout les mineurs, étaient fréquemment décrits comme « usés » à la cinquantaine. Les historiens montrent bien que, dans les domaines de la littérature et des affaires publiques, seuls les hommes vieillissants qui bénéficiaient d’une fortune et avaient une position sociale élevée pouvaient échapper à l’appellation de « vieillard » (Stearns, 1976 ; Thane, 2003 ; Minois, 1989 ; Feller, 2005 ; Pollet, 2001).

L’étude de lettres écrites par des proscrits du département de la Drôme qui ne pouvaient pas se rendre au scrutin nous fournit des exemples qui coïncident avec l’idée d’une définition souple de la vieillesse décrite par des historiens du dix-neuvième siècle. Laurent Mathieu Guende, âgé de 81 ans, écrivait, « ce serait avec plaisir que je me rendrais à votre convocation mais vue mon état de vieillesse et mon indigence, je ne puis y assister » tandis que Ferdinand Vachon, alors âgé de 78 ans, expliquait son absence « grâce à mon âge et à ma misère ». Cependant, dans la continuité d’une tendance qui allait se répéter dans les demandes de pension, peu de proscrits soulignaient leur âge avancé pour justifier pourquoi ils n’assistaient pas à une cérémonie qu’ils considéraient, après tout, comme un honneur et un devoir républicain. Le garde champêtre Jean Joseph Gory, 71 ans, écrivait : « Il base sa détermination [de ne pas se rendre au chef-lieu pour participer à l’élection] sur son âge déjà avancé et des douleurs à la tête et aux jambes. » Le maire de la commune où résidait le cultivateur présumé illettré Pierre Pont, âgé de 75 ans, expliquait au préfet que Pont « se trouve par suite d’infirmités, dans l’impossibilité de pouvoir se rendre à Valence », sans jamais faire référence à l’âge de ce vieux proscrit (AD Drôme 1M 1352/1). Pour ces hommes, leur âge avancé en tant que tel ne justifiait pas suffisamment leur absence.

Ces lettres reflètent une tendance générale visible dans les demandes de pension et les décisions des commissions départementales : les proscrits âgés de plus de 75 ans, surtout les octogénaires, étaient classés comme « vieillards » tandis que ceux âgés de 65 à 75 ans ne l’étaient pas automatiquement, selon le pétitionnaire ou la commission. Les pétitionnaires ayant moins de 55 ans ne faisaient jamais mention de leur âge, sauf s’ils avaient été arrêtés pendant leur adolescence au moment du coup d’État, afin de faire remarquer la cruauté exceptionnelle d’une peine subie à un si jeune âge. Les demandeurs de pension âgés de 55 à 65 ans parlaient non seulement de leur âge, mais aussi d’une infirmité ou autre maladie dans l’optique de fournir le plus d’éléments persuasifs possibles afin d’expliquer leur statut de chômeur et l’indigence qui en résultait en 1881. S’ils basaient leurs explications sur leur âge chronologique, c’était pour souligner le degré de pénibilité de leur profession en particulier. Joseph Archinard, agriculteur âgé de 65 ans du pays montagneux de Saillans (Drôme), terminait sa demande de pension en rappelant les années difficiles passées à se cacher dans la nature pour éviter la condamnation politique. Selon lui, son histoire lui méritait « l’obtention de quelque petit secours qui lui permette de supporter plus patiemment cette vie de montagnes que lui a créée sa fuite et qui lui est très pénible à son âge » (AD Drôme 1 M 1352/1). Seules les personnes à la fin de la soixantaine rappelaient leur âge chronologique comme élément probant, par exemple Alphonse Brun, qui, à 75 ans révolus, remarquait qu’il avait « atteint l’état de la vieillesse » quelques années auparavant déjà. Le ton de sa lettre nous indique clairement que Brun croyait que la vieillesse seule, sans mention d’infirmité ni de maladie, suffisait pour rendre sa demande de pension plus digne.

Les commissions départementales qui allouaient les pensions individuelles comprenaient la définition de « vieillesse » d’une façon similaire. L’analyse des 668 pensions allouées par la commission de l’Yonne nous montre que l’état de vieillesse strictement parlant était un facteur déterminant dans l’attribution du montant de la pension[13]. Par exemple, la commission de l’Yonne décidait qu’

«il est nécessaire qu’elle fixe d’abord des bases qui lui serviront de guides à travers le dédale des dossiers si nombreux et si divers qu’elle va avoir à examiner». Cependant, la commission reconnaissait que des facteurs individuels, comme l'âge du pétitionnaire, peuvent enclencher des modifications de «ces bases, dont elle devra sans doute s’écarter, d’après l’esprit de la loi, en raisons de l’âge des réclamants, de leurs infirmités, de leurs charges de famille, des pertes qu’ils peuvent avoir subis, de leur situation actuelle de fortune, des souffrances physiques et morales qu’ils auront éprouvées, etc» (AN F15 3969).

La commission de l’Yonne n’indiquait ni l’âge des proscrits qui avaient moins de 64 ans en 1881, ni celui des fils et filles des proscrits décédés, sauf si ceux-ci étaient encore mineurs. L’âge exact des adultes entre 20 et 65 ans ne figurait jamais dans les décisions comme facteur décisif : les individus dans ces tranches d’âges étaient considérés comme normaux. Souvent la commission ne citait pas l’âge comme motif de décision concernant les hommes qui n’avaient pas encore atteint 80 ans, sauf lorsqu’il y avait des circonstances aggravantes, comme dans le cas de Joseph Devillaine, menuisier, qui, à 65 ans, était le soutien de son père octogénaire et aveugle, ou de Dominique Goguet, terrassier, dont le dossier indiquait « atteint de hernie ; gagne péniblement sa vie ; 68 ans ; dans la misère ; bonne réputation ». Ainsi, les membres de la commission considéraient que l’âge seul était un motif suffisant pour déclencher une augmentation de la somme allouée seulement pour les septuagénaires ou les hommes encore plus vieux, comme dans l’exemple de François Bougier, maçon, « 73 ans ; quelques revenus ; pas de charges » ou celui de Pierre François Frou, « vieillard octogénaire sans fortune à la charge de sa fille ». Dans le cas du serrurier et ancien déporté en Algérie, Barthélemy Sauron, les notes du dossier écrites par la commission nous montrent clairement que ses membres considéraient que la vraie vieillesse ne commence pas avant soixante-dix ans. Les membres de la commission résumaient ainsi leurs motifs pour la somme allouée à Sauron : « transporté en Algérie ; aucune fortune ; une de ses petites filles orphelines à sa charge ; la vieillesse sera pour lui la misère ; moralité excellente ». Pour ces membres de la commission de l’Yonne, à 68 ans, Sauron n’avait pas encore franchi le seuil de la vieillesse (AN F15 3969).

Les décisions de la commission de l’Yonne nous montrent que ses membres avaient une idée différente concernant le déclenchement de la vieillesse chronologique pour les femmes. Ceci est difficile à discerner, car les dossiers de pension n’indiquent pas de manière systématique l’âge exact des veuves ayant formulé des demandes de pension pour rectifier l’oppression politique de leur mari défunt, tandis que le dossier de chaque proscrit demandeur de pension indiquait sa date de naissance, même dans les cas où la commission ne faisait pas allusion à l’âge précis du proscrit sur le fichier des motifs d’allocation de pension. En indiquant les motifs pour l’allocation d’une pension à une veuve, souvent la commission notait simplement : « vieille » ou « très âgée », sans mention de l’âge exact. Quel que soit le département, les veuves elles-mêmes faisaient rarement référence à leur âge exact, mais décrivaient un état général de vieillesse. En revanche, quand les membres de la commission fondaient leur décision d’allocation d’une pension sur l’âge de la veuve en question, ils désignaient comme « vieilles » des femmes pas loin de la soixantaine, comme la veuve de Philippe Pescherie, « maladive, 62 ans, digne d’intérêt » et Julie Hournon, journalière, veuve de Laurent Benoît Dorothe, « dans la misère la plus complète ; infirme ; 61 ans ». Donc, ces veuves plus jeunes, et pas seulement celles ayant atteint le seuil de 65 ans (reconnu habituellement comme le début du grand âge pour les proscrits mâles demandeurs de pensions), étaient déjà âgées aux yeux des commissions départementales. Cette baisse du seuil de la vieillesse pour les femmes correspond bien aux conclusions d’intellectuels comme Elise Feller, lesquels soulignent que les femmes au dix-neuvième siècle étaient considérées comme vieilles une fois la ménopause atteinte ou dès le moment où elles n’avaient plus d’enfants mineurs au foyer (Feller, 2005).

Anticipation de la vieillesse, parcours de vie et rôle de genre

À quoi s’attendaient les pensionnaires concernant les dernières années de leur vie ? Les historiens ont prouvé que, au milieu du dix-neuvième siècle, aidés par la loi de 1853 instituant des paiements annuels aux anciens employés civils qui avaient travaillé trente ans pour l’État, les fonctionnaires et les membres des professions libérales élaboraient pour eux-mêmes l’idée d’une retraite cicérone composée de quelques années de repos et réflexion sans travail, soutenues par des pensions de l’État, des revenus privés ou la vente des biens ou du cabinet. La France rurale connaissait depuis des siècles une tradition de cultivateurs qui s’assuraient une vieillesse stable en transférant leurs biens aux héritiers avant leur mort, en échange de la promesse légale de protection et leur soutien financier par le biais d’une « retraite » annuelle au sein d’un foyer familial offrant une cohabitation jusqu’en fin de vie. Cependant, les études historiques nous montrent aussi que la plupart des Français et Françaises au milieu du siècle n’avaient aucun espoir de « retraite », à savoir une période d’existence sans travail et sans infirmité physique comme phase normale d’une fin de vie (Stearns, 1976 ; Troyansky, 1989). La plupart des adultes supposaient qu’ils allaient travailler jusqu’à leur mort, et ils anticipaient avec angoisse la survenue d’une éventuelle infirmité nécessitant l’arrêt du travail rémunérateur. Les deux solutions de rechange au travail perpétuel (la dépendance à la bienveillance des enfants majeurs et le recours à la charité publique ou privée) étaient perçues comme des choix humiliants. Seulement les plus désespérés des vieillards pauvres et isolés finissaient leur vie dans les hospices de l’État.

Les demandes de pension des proscrits soulignent cette interprétation, du moins pour ces républicains travailleurs issus de l’artisanat des petites villes et du milieu agricole, qui approchaient de la fin de leur vie au début des années 1880. Pour revenir à la lettre d’Alphonse Brun, on voit qu’il a élaboré une histoire personnelle qui démontrait comment sa peine subie après le coup d’État avait rendu impossible trois des cinq stratégies pour « la survie au grand âge » selon les sociologues Jérôme Bourdieu et Lionel Kesztenbaum : « Vivre de ses rentes. Vivre de son travail. Vivre grâce à l’entraide familiale. » D’abord, à 75 ans passés, Brun se présentait comme étant fondamentalement un « travailleur » et pas comme un homme à la retraite de son propre gré. À cause de sa déportation en Algérie, Brun avait perdu son atelier et était devenu journalier ; en 1881, trente ans après le coup, il ne pouvait plus trouver de travail compte tenu de son âge avancé. La fermeture de son atelier avait engendré la perte de toutes ses économies, ne lui laissant aucun bien pour l’aider à subsister dans sa vieillesse. Enfin, dans sa demande, Brun liait directement sa peine de 1851 (mais sans être explicite) à la mort de ses deux enfants, qui le privait de l’entraide familiale si cruciale comme solution de survie pour le menu peuple au dix-neuvième siècle. Ainsi, la persécution politique avait réduit le choix des stratégies de survie pour Brun, ne lui laissant plus que la moins désirable des cinq possibilités énumérées par Bourdieu et Kesztenbaum : le recours humiliant à la charité publique (« vivre de l’assistance sociale »), puisque, à l’Hôpital de la Charité à Marseille, Brun était obligé « à manger le pain des pauvres ». Néanmoins, Brun avait formulé sa demande, comme le faisaient tous les pétitionnaires, autour de la possibilité d’un salut financier basé sur le droit au cinquième recours des vieux décrit par Bourdieu et Kesztenbaum : « Vivre de sa retraite. » Brun avait demandé une retraite payée, une pension reconnue par la Troisième République non comme acte d’assistance sociale, mais comme la juste récompense et restitution pour le sacrifice qu’il avait fait en 1851 pour défendre la démocratie. Cette récompense faisait acte de justice, et remédiait au manque de ce qui aurait pu être une vieillesse heureuse, entourée de ses descendants, permettant ainsi à Brun de jouir de son propre travail et des revenus de son atelier, desquels il aurait bénéficié si le coup ne s’était jamais produit[14].

Comme Brun, les autres proscrits avaient décrit leur misère en la juxtaposant à une existence avortée, comme une ombre de leur vraie vie, qu’ils auraient connue sans l’oppression politique. Néanmoins, ceci ne voulait pas dire qu’ils anticipaient une vieillesse oisive. Au contraire, les pétitionnaires et les commissions départementales partaient du principe que les hommes travaillaient bien au-delà de la soixantaine, arrêtant seulement à partir du moment où l’infirmité ou la maladie les empêchaient de gagner leur vie. La liste des proscrits indigents envoyée à Paris par le préfet de l’Hérault en vue de déclencher le soutien de l’État aux plus nécessiteux dans l’attente du premier versement de leur pension mentionne le même signalement pour l’indigent cultivateur Joseph Viguier, 51 ans, et pour André Delbès, un journalier de 66 ans : « vit de son travail ». Des dizaines de notes sous la colonne « motif », qui justifiaient les décisions prises par les membres de la commission de pensions de l’Yonne, soulignaient aussi le travail continuel des proscrits âgés : Louis Garnier, à 70 ans, « vit de son travail », pendant que Paul Gabelle, un tisserand de 67 ans, « n’a que son travail pour survivre », autant que le cultivateur Julien Colas, même si, à 69 ans révolus, ce dernier était « fatigué par le travail » (AN F15 3969).

Bien entendu, il était de plus en plus difficile pour ces hommes vieillissants de se procurer du travail rémunéré. Une liste des pétitionnaires indigents du département de l’Ain avait bien noté que Joseph Billiemaz, tailleur de 60 ans, « actuellement est dans la plus complète indigence et vit au jour le jour en vendant les quelques casquettes qu’il fabrique lui-même », tandis que Claude Gervais, un manœuvre « âgé actuellement de 65 ans, lorgne et asthme, ne peut se livrer à aucune espèce de travail » (AN F15 3971). Même quand l’infirmité et la vieillesse d’un proscrit se présentaient de façon évidente, les membres de la commission se contentaient de remplir le dossier comme si l’individu était encore susceptible d’être corvéable. L’histoire que Jean Grand racontait sur le rhumatisme qu’il avait contracté à ses jambes en Algérie et qui l’estropiait n’empêchait pas la commission de l’Allier de remplir son fichier ainsi : dans la rubrique « ressources », la commission écrivait, « [s]es bras » en ajoutant « presque aveugle, douleurs contractées en Algérie, ne voit plus clair et ne peut travailler », comme s’il était normal pour un agriculteur journalier de 76 ans de continuer à le faire (AN F15 3978).

La situation était différente pour les pétitionnaires femmes. Des 63 veuves considérées comme indigentes par la commission départementale de l’Yonne, seulement neuf d’entre elles, comme la giletière Henriette Breton, étaient identifiées soit par leur profession, soit par les mots « vit que de son travail ». Quinze autres veuves de l’Yonne, comme Caroline Nicols, âgée de 72 ans, étaient entièrement « à la charge » de leurs enfants ou autres parents, tandis que cinq veuves vivaient grâce au soutien du bureau de bienfaisance local. Pour les 34 autres veuves pauvres de l’Yonne, leur fichier ne mentionnait ni profession ni aucune aide familiale ou de l’État ; ces femmes, comme Rosalie Martin Juerre, étaient simplement « complètement indigentes » (AN F15 3969). En revanche, seulement quelques-uns des cinq cents hommes de l’Yonne qui demandaient une pension n’avaient aucune mention de profession dans leur dossier, et la commission de ce département avait noté seulement pour six proscrits qu’ils avaient des enfants aptes à les soutenir. Ainsi, les fichiers de la commission réaffirment les suppositions généralisées du dix-neuvième siècle sur le rapport entre le sexe, le travail et les moyens d’existence : les hommes étaient liés à leur profession même quand ils se trouvaient trop vieux pour l’exercer, tandis que les femmes – qui pour la plupart travaillaient toute leur vie – étaient décrites principalement en relation avec leur mari et enfants.

Les pétitionnaires et membres des commissions départementales concluaient que la misère des veuves était le résultat de la dégradation des structures familiales de soutien, qui étaient censées leur assurer un minimum de sécurité financière. Les lettres des veuves confortaient cette idée, par exemple, celle que Jeanne Dumonteil du Lot avait écrite à son préfet en lui demandant une avance sur la pension de 800 francs qui lui était due : « car je suis absolument sans ressources et oblige d’être sans cesse au chevet de mon fils unique, alité depuis 2 mois, sans espoir de guérison prochaine ». Elle notait qu’avant sa maladie son fils avait une bonne situation comme employé de télégraphe et gagnait 2800 francs annuels, mais une fois toutes ses économies épuisées, elle était désespérée « de sorte que, déjà âgée de 71 ans et incapable de gagner ma vie, je suis forcée d’avoir recours à la charité des personnes que je connais » (AN F15 4217).

Tout en soulignant leur détresse, les pétitionnaires veuves formulaient leur demande de pension en juxtaposant leur vie actuelle à une existence rêvée, plus stable et plus sûre, rendue impossible par l’oppression politique dont avait été victime leur époux sous l’Empire. Par exemple, la veuve de l’ouvrier tuilier Joseph Michalon avait exposé les différences entre la bonne situation où se trouvait son mari, qui « vivait dans une modeste aisance » avant le coup et sa propre indigence actuelle. Elle décrivait sa situation fragile ainsi : « concierge dans sa maison, logée gratuitement mais vu son âge avancé elle ne peut plus travailler […] secourue par le bureau de bienfaisance et sa situation est tout à fait précaire » (AN F15 4077A). Néanmoins, les proscrits eux-mêmes employaient cette approche beaucoup plus fréquemment, et de manière plus détaillée que les veuves, surtout quand ils pouvaient chiffrer le montant de leur perte.

Claude Arrivat mentionnait que son emprisonnement et les quinze interrogatoires policiers qu’il avait subis avaient brisé sa carrière : « Je fus ensuite pendant huit années consécutives traqué par la police sans pouvoir me fixer dans un atelier, je fus obligé de manger mon petit capital de 1500 francs, une petite maison avec terrain, afin de pouvoir élever ma famille. » Avant ces persécutions, Arrivat, qui avait cumulé quatorze années de travail pour la même société, bénéficiait en son sein d’une retenue de salaire pour financer sa retraite prochaine, et il savait qu’il perdrait cet avantage s’il était obligé de changer de poste. Si le coup d’État n’avait pas eu lieu, Arrivat concluait dans sa demande de pension, « Aujourd’hui j’aurais cette retraite et ne serais pas obligé à l’âge de 62 ans d’aller travailler à la Buire Ruine en qualité d’ouvrier chaudronnier » (AN F15 4077A). Quant à lui, le cordonnier Jean Ville expliquait que son internement après le coup d’État « m’a causé un préjudice d’une sixaine de mille francs ; lors du coup d’État étant à mon compte ça m’a fait perdre tous mes clients ». Ville ajoutait que son châtiment lui avait été physiquement néfaste : « Pendant que j’étais aux casemates j’ai pris des douleurs dont je suis encore atteint et que dans le moment m’ont empêché de travailler, ce que m’a fait tort du montant de mes journées qui étaient de 3 francs 50. » Le camarade lyonnais de Ville, le tailleur Louis Audouard, avait détaillé les troubles qui ressortaient de son emprisonnement et des arrestations à répétition au cours des années 1850 :

De toutes ces persécutions qui m’ont obligé d’abandonner mes affaires pendant les deux années que je suis été fugitive et en prison et surtout par suite de la confiscation de mes livres de commerce, il est résulté pour moi une ruine complète dont il m’a été depuis impossible de pouvoir me relever. À cette heure, âgé de 58 ans, avec une vue des plus affaiblie, presque dans l’impossibilité d’exercer mon état, sans aucune ressource, sans même avoir un domicile à moi et obliger de travailler simple ouvrier chez les étrangers, j’ose donc [...] vous prier de vouloir agréer ma juste réclamation et me classer parmi les victimes du coup d’État du 2 décembre qui seront appelés à recevoir une indemnité votée par les chambres. (AN F15 4077A)

Même les pétitionnaires qui ne pouvaient pas détailler le montant exact de la perte du chiffre d’affaires occasionnée par leur peine (qui constituaient la majorité des pétitionnaires) ont souligné qu’une pension annuelle en forme de réparation nationale leur offrirait une indépendance digne pendant la vieillesse. Par exemple, Alphonse Brun suggérait qu’une indemnité lui permettrait de quitter sa position gênante à l’hôpital de charité à Marseille ; l’ancien déporté en Algérie Eugène Berthélémy Wenger écrivait qu’une pension cesserait sa dépendance et celle de sa femme « très âgée » envers leur fils adulte qui était tailleur d’habits à Bâgé-le-Châtel dans l’Ain (AN F15 3971). De la même façon, la veuve de Louis Chéry, contrariée du montant faible de sa pension de 300 francs annuels, écrivait dans sa réclamation : « Je me berçais de l’espoir d’avoir au moins 600 francs ; ce qui m’aurait permis de vivre indépendante et cela aurait été une grande consolation pour ma vieillesse, car tous mes malheurs découlent de l’arrestation et de l’internement à Lille de mon malheureux mari » (AD Allier, 1 M 1311). Ainsi, conformément à l’idée générale que les historiens ont du rapport entre le travail, la vieillesse et la retraite au milieu du dix-neuvième siècle, quoique les pétitionnaires de pension caractérisaient le travail rémunéré comme étant une phase normale de la vie jusqu’à l’infirmité ou la décrépitude de la vieillesse extrême, ils n’envisageaient pas « travailler jusqu’à la mort » comme la seule possibilité. En effet, les lettres d’individus comme Brun et Wenger attestent qu’une indépendance pendant la vieillesse n’était pas impensable. La possibilité d’une pension à vie donnait le nouvel espoir d’un avenir digne à la plupart de ces pétitionnaires vieillissants, lesquels imaginaient que les réparations les élèveraient au rang de ceux que Boudieu et Kesztenbaum qualifiaient comme étant capable de « vivre de leur retraite » (Bourdieu et Kesztenbaum, 2007 ; Pedersen, 1993).

La métaphore corporelle et le rétablissement des rôles de genre

L’étude des dossiers produits grâce à la loi de réparation de 1881 confirme ce que les historiens ont découvert relativement aux idées sur la vieillesse à la fin du dix-neuvième siècle en France : les pétitionnaires considéraient la vieillesse non comme un âge chronologique exact, mais comme un continuum, et le problème principal, surtout pour les hommes, n’était pas la vieillesse en tant que telle, mais la dépendance physique et financière. Une autre caractéristique du processus d’allocation des pensions mérite notre attention, car elle révèle les aspects clés de la compréhension de la définition de la vieillesse des pétitionnaires : le fait qu’ils décrivent leur châtiment en utilisant des images et termes corporels. Par exemple, le journalier agricole Jean Grand, à 76 ans, décrivait le résultat de ses deux années dans une colonie pénitentiaire en Algérie comme prisonnier politique du Second Empire ainsi :

Il avait contracté dans les camps d’Afrique des douleurs rhumatismales qui l’obligèrent à rester trois mois à l’hôpital. Il est revenu avec des béquilles et depuis cette époque il n’a jamais pu se redresser, ayant le corps déformé et plié par les douleurs. Il ose compter sur une juste indemnité...

Comme preuve de ses souffrances, Grand avait inclus avec sa demande de pension le certificat, daté de 1853, de l’hôpital algérien qui l’identifiait comme « un convalescent de rhumatisme fibro-musculaire chronique de membres inférieurs ; un malade [qui] a besoin du moyen de transport » pour rentrer à Alger (AN F15 3976).

Cette « preuve » corporelle de l’oppression politique que Grand avait soufferte n’était pas hors norme. Beaucoup de proscrits et leurs héritiers décrivaient la maladie chronique, le handicap, ou la faiblesse physique qui les avaient frappés pendant la déportation en Algérie ou en Guyane française, en exil en Angleterre, en Suisse ou en Belgique, voire pendant qu’ils avaient été obligés de s’installer comme « internés » dans une ville loin de leur pays natal, ou encore pendant une condamnation à la surveillance de la police politique dans leur propre village. La veuve de Pierre Pacaud décrivait le résultat du châtiment de son mari dans des termes qui, comme ceux de Grand, reliaient sa peine à sa maladie et des années d’indigence :

Il fut arrêté à Cusset le 4 dec[embre] 1851, [envoyé à la] prison de Moulins, [où] il fut des plus maltraités, contracta une maladie qui le mit dans l’impossibilité de continuer un travail sérieux, cette maladie parvenue à l’état chronique, le fit souffrir jusqu’à sa mort en 1871. Les médecins, vu son état maladif, s’opposèrent à son embarquement [pour Lambessa], perclus de douleur il fut interné à Clermont Ferrant, ou il a vécu jusqu’à son retour à Vichy longtemps après, avec moi aidé de mon gendre et de ma fille, et mourut en 1871 des suites de la maladie contractée en prison. (AD Allier, 1 M 1312)

Dans un tel récit, le corps – surtout un corps qui auparavant était viril, fort et capable physiquement – était devenu un problème, et l’oppression politique était décrite comme le facteur déclenchant du déclin physique d’hommes jadis aptes.

Cette expression symbolique s’appuyant sur les images corporelles de la souffrance liée à l’oppression politique et idéologique de ces hommes était surtout utile pour les plus pauvres des proscrits. En effet, les individus exerçant une profession libérale, ainsi que les propriétaires et maîtres artisans, pouvaient facilement fournir des preuves de l’impact économique de la peine politique qu’ils avaient subie : il était facile de documenter les pertes financières dues à la fermeture d’un cabinet ou d’un café, d’un atelier abandonné ou des années de récolte ratées. Mais les simples journaliers et les artisans qui travaillaient pour un maître et non à leur propre compte ne possédaient que peu, et n’avaient aucune ressource avant le coup d´État. Pour ces hommes modestes, il n’y avait qu’une seule façon de concrétiser l’étendue de l’impact financier durable résultant de l’oppression politique : ils décrivaient leur châtiment comme une peine physique qui avait détruit leur propre corps, en insistant que ce dernier était la seule ressource stable qu’ils aient jamais possédée ainsi que le seul pilier de leur existence quotidienne dans le passé, le présent, mais aussi l’avenir. Cette métaphore corporelle donnait à chaque proscrit indigent un moyen de rendre concrète sa ruine financière.

Le recours à une description en termes corporels prenait une dimension déterminée par le sexe. Cela ne veut pas dire que les veuves n’utilisaient jamais le langage de la souffrance physique. Au contraire, elles y recouraient de manière évidente, par exemple, comme la femme de Louis Chéry quand elle avait résumé l’existence qu’elle menait avec son mari pendant son internement politique :

Avec sa femme et ses trois jeunes enfants, dont un à la mamelle [...] on nous fait voyager comme des malfaiteurs, d’étapes en étapes [Louis Chéry]. Arrivée à destination, je contracte la fièvre typhoïde, et pendant six mois je suis entre la vie et la mort. Nous nous trouvons sans le sou ayant tout dépensé pendant cette maladie. Quelques années après, je perds mon mari ; me voilà veuve et éloignée de mon pays. Je travaille tant que je peux pour élever ma famille, et quoi attribuer tous ces malheurs ! si ce n’est à l’attentat du 2 décembre. Maintenant je suis âgée et ne puis plus travailler. Une de mes filles m’a prise chez elle. Que deviendrai-je ? sans cela [sa femme]. (AD Allier, 1 M 1311)

Mais, plus souvent, les femmes souffraient différemment que les hommes : par exemple, le choc de l’arrestation d’un proscrit pouvait engendrer l’infirmité totale, irrémédiable et immédiate de sa femme ou sa mère ; dans d’autres cas, le mélange de détresse et le manque de sécurité alimentaire entraînait la dégénérescence progressive d’une femme privée du soutien de son mari, qui avait auparavant été le gagne-pain familial. Gabrielle My, la fille d’un ancien maître tailleur été arrêté en décembre 1851 et obligé d’abandonner sa boutique et ses 22 employés à la suite de sa condamnation à l’internement, décrivait les conséquences familiales de cette persécution en détaillant la réaction de sa mère : « Notre mère était souffrante, l’arrestation de mon père lui cause une émotion si forte qu’elle fut atteinte d’une maladie inguérissable. Après avoir langui et souffert pendant 5 ans elle mourut des suites de ce bouleversement » (AN F15 3979). Parce qu’elles n’étaient pas le gagne-pain de leur famille, les mères et filles atteintes de maladies physiques étaient des indicateurs symboliques de la condition générale de la famille opprimée, même si leurs troubles n’étaient jamais des blessures spécifiques, comme la jambe atrophiée ou la main déformée, qui empêchaient le proscrit mâle de travailler. Pendant le dix-neuvième siècle, les romans, ainsi que les récits de crime sérialisés dans la presse populaire et les manuels de médecine pratique, soulignaient tous la vulnérabilité des femmes aux maladies de langueur, d’hystérie et d’autres infirmités liées à la détresse mentale. Ainsi, les récits de la fragilité physique et mentale d’une femme de proscrit ne contrariaient en rien les idées reçues ni des demandeurs de pension, ni des membres des commissions départementales (Shapiro, 1996 ; Gullickson, 1996).

Les hommes autant que les femmes faisaient le lien direct entre leur infirmité et les maladies contractées dans les années 1850 avec leurs souffrances et indigence trente ans plus tard. Par exemple, François-Fleury l’Hopital, écrivait :

Toutes ces mesures illégales dont je suis été la victime imméritée, m’ont mis dans une situation de misère qui a durée depuis cette époque. J’ai rapporté d’Afrique des douleurs que j’ai encore, et des fièvres pernicieuses dont j’ai ressentie les effets pendant plusieurs années, de plus je suis atteint d’un cathare chronique dont j’ai gagné le germe en Afrique, à cet heure je suis dans la presque impossibilité de gagner ma vie. (AN F15 4077B)

Ce rapport entre l’infirmité et des punitions subies trente ans auparavant n’avait rien d’exceptionnel au dix-neuvième siècle. Malgré les progrès de la science en bactériologie et la compréhension grandissante des liens entre le manque d’hygiène et la maladie, tout le long du siècle les médecins généralistes des petites villes, ainsi que leurs clients, continuaient à croire en un système hippocratique, lequel considérait la maladie comme le résultat d’un déséquilibre du métabolisme corporel. De telles explications traditionnelles mettaient l’emphase sur le rôle de l’environnement comme facteur déclenchant des affections aiguës autant que comme cause des infirmités chroniques ; selon ces théories largement répandues, le simple fait d’être exposé aux éléments d’un lieu spécifique tel que l’air, le vent, la température et l’humidité d’un pays pouvait avoir des répercussions physiques désastreuses (Troyansky, 1989 ; Ackerman, 1990). Au regard de ces théories, l’idée que le choc de l’arrestation de son mari ait déclenché le déséquilibre permanent et fatal de la mère de Gabrielle My, ou l’idée que les hommes comme Jean Grand aient été irrémédiablement affaiblis par les maladies engendrées par le changement de climat, soit quand ils avaient été déportés en Algérie, soit quand ils s’étaient sauvés dans les bois humides avoisinants, était une explication convaincante à la fois pour les auteurs et les lecteurs de dossiers de pension. Les proscrits et leur famille écrivaient que l’oppression politique avait engendré leur dégénérescence physique parce que ce lien leur paraissait avéré.

Cependant, l’accent mis sur la fragilité physique, l’inaptitude au travail et l’état général de dépendance des victimes du coup d’État menaçait le rôle de genre au centre des idées sociales du régime républicain. Dès le début de la Révolution française, les droits politiques et l’égalité devant la loi si chers aux républicains, et au cœur des valeurs du suffrage universel et de la démocratie que les proscrits avaient défendues, étaient fondés sur une définition de la vertu civique mâle liant la masculinité au travail, à l’indépendance financière et à la virilité[15] (Hunt, 1992 ; Landes, 1988 ; Surkis, 2006). En 1881, au même moment où les proscrits se plaignaient que l’oppression les avait privés de leur travail et de leur indépendance, leurs veuves et filles insistaient que leur rôle féminin et la solidarité de la famille avaient aussi été bouleversés par le châtiment de leur mari ou père. Loin de passer leurs dernières années protégées par les économies de leur mari, des milliers de veuves se trouvaient sans aucun soutien face à la vieillesse. Des filles comme Gabrielle My se trouvaient obligées de travailler comme journalières dès la disparition de leur père. D’autres femmes, comme Thérèse Marc, étaient obligées (au nom de leur mari affaibli) d’écrire la lettre de demande de pension, le contenu de laquelle revêtait un aspect politique rarement exprimé publiquement par des femmes âgées[16].

Paradoxalement, en soulignant leur souffrance physique, les proscrits saisissaient une occasion de récupérer leur identité masculine républicaine au même moment où leur incapacité à travailler et leurs besoins menaçaient de la déstabiliser : ce sacrifice à la nation réaffirmait une tradition républicaine datant de la Révolution française elle-même. Les réparations de 1881 avaient un antécédent dans les pensions militaires en existence depuis le dix-huitième siècle (Troyansky, 1989 ; Stearns, 1976). À l’apogée de la Révolution radicale, avec l’appel de levée en masse qui envoyait des milliers de soldats volontaires se battre pour l’existence même du nouveau régime dans une guerre qui traversait toute l’Europe, le gouvernement avait alloué une pension à tout soldat, volontaire ou carriériste qui avait subi une blessure l’obligeant à arrêter son service militaire. Un décret du 6 juin 1793 avait établi une hiérarchie des blessures, dans laquelle un soldat ayant perdu deux membres ou ayant été aveuglé pendant une bataille recevait une pension plus élevée que celui paralysé d’un seul membre ou rendu borgne. De plus, un volontaire mutilé était promu au rang d’officier d’office. Ainsi,

l’An II a créé un nouveau type de relations entre les citoyens et l’État, fondé sur le seul critère de leur patriotisme, ou mieux, de leur civisme, dont la mesure est prise sur le champ de bataille [...] un nouveau type d’obligations réciproques est né, entre l’État et le citoyen, matérialisé par cette relation blessure-pension (Bois, 1990 : 383).

Quoique des lois promulguées après la Révolution aient abrogé ces provisions en restaurant le système de pensions versées seulement après trente ans de service pour les militaires de carrière, ces pensions militaires retenaient une hiérarchie des montants pour les différentes blessures infligées sur le champ de bataille.

Ce principe consistant à compenser le soldat révolutionnaire non pour sa bravoure, mais en fonction de la gravité de son infirmité corporelle subie en temps de guerre, de manière à souligner la profondeur de son dévouement, est un symbole qui s’accordait avec les besoins des anciens opposants à Napoléon III. En 1881, les proscrits qui avaient réagi de façon décisive pendant le coup d’État, autant que ceux qui s’étaient démarqués en s’échappant des colonies pénitentiaires en Algérie ou en Guyane française, ainsi que les hommes qui agitaient pour la cause républicaine pendant l’époque sombre du Second Empire, tous ces individus revendiquaient haut et fort, et avec fierté, leurs luttes par le biais d’une demande de pension. Mais l’emphase sur l’infirmité physique, dans la tradition républicaine du respect et de la glorification des sacrifices corporels comme preuve de la réalisation d’un devoir civique masculin, encourageait quelconque proscrit, quand bien même ce dernier n’avait fait preuve d’aucun héroïsme, à transformer, lui aussi, son récit en narration patriotique. Alors que les stigmates corporels, preuves de l’oppression politique, donnaient aux ouvriers journaliers et artisans un moyen de comparer les conséquences pécuniaires de leur châtiment avec les désastres financiers qu’avaient souffert les propriétaires, commerçants et ceux qui vivaient de leurs économies avant leur condamnation, l’emphase mise sur le corps fournissait au proscrit ordinaire le moyen de raconter une histoire personnelle aussi héroïque que celle d’un proscrit qui s’était distingué en 1851 par ses actions ou au travers de ses agitations politiques pendant ses années en Algérie ou sous l’exil. Cette stratégie plaçait à la même hauteur les souffrances de divers proscrits, aisés ou indigents, chefs de parti ou adeptes anonymes. En parallèle avec le projet républicain, cette incarnation corporelle de l’oppression politique procédait d’un égalitarisme radical ouvertement masculin.

Ainsi, la loi de réparation nationale en faveur des anciens proscrits devenus héros républicains réparait les blessures subies par les soi-disant soldats fondateurs de la Troisième République avec un système d’allocation de pensions viagères qui réaffirmait le devoir civique masculin de ces hommes au même moment qu’elle reconnaissait l’existence de plusieurs éléments qui les privaient des attributs classiques de la masculinité, voire la vieillesse, les infirmités et l’instabilité financière. De plus, le système qui allouait des pensions aux veuves et enfants stabilisait la hiérarchie familiale traditionnelle bouleversée par l’incapacité de ces hommes opprimés à subvenir aux besoins de leurs proches, en reliant le bien-être des héritiers (qui étaient plutôt des héritières) aux droits acquis par leur mari ou père comme chef de famille. Les pensions solidifiaient les rôles de genre, en même temps qu’elles donnaient à ces hommes et femmes le moyen de survivre dignement pendant leur vieillesse, sans l’obligation de travailler ou de s’appuyer sur la charité publique. Les pensions leur fournissaient une sécurité qui n’était pas accessible aux autres artisans, travailleurs et cultivateurs français dans les années 1880. En revanche, en reliant la possibilité d’une vieillesse respectable pour des milliers de pauvres citoyens âgés avec le concept d’une retraite « bien méritée » subventionnée par l’État, la loi de réparation anticipait l’apparition d’un soutien actif du gouvernement aux personnes âgées, soutien qui se concrétisera avec la législation de 1905, envisagée par les républicains radicaux – héritiers de l’idée sociale des proscrits de 1851 – et qui allait transformer le soutien administratif aux indigents âgés en un véritable devoir d’État.