Corps de l’article

Introduction

Une enquête ethnologique de terrain (2004-2008)[1] portant sur la réinterprétation du culte des ancêtres des Vietnamiens dans des pagodes bouddhistes de la région parisienne[2] nous a permis d’observer certaines mutations du rapport au lien de filiation chez un grand nombre de familles d’origine vietnamienne, consécutives à ce que l’on pourrait appeler une crise du culte des ancêtres. En effet, avec l’influence du mode de vie occidental et ses valeurs individualistes, surtout chez les jeunes nés en France, qui sont les principaux acteurs d’un processus d’acculturation de la famille vietnamienne traditionnelle, le culte des ancêtres s’est en quelque sorte progressivement trouvé déconnecté de son environnement social d’origine. Dans le contexte socioculturel vietnamien précédent l’exil, c’est-à-dire le Vietnam du Centre et le Vietnam du Sud des années 1950 à 1970 grosso modo, la « piété filiale », au sens fort du terme – la vénération à proprement parler de ses parents et de ses ancêtres, envers lesquels on doit se montrer reconnaissant et digne tout au long de sa vie –, était la vertu dont procédaient toutes les autres valeurs (Gidoin, 2013a). Au fondement même de la personnalité et du sens de l’altérité, celle-ci s’exprimait de façon exemplaire à travers le ritualisme du culte des ancêtres domestique, qui peut être assimilé à une « religion familiale ». En France, la logique et la dynamique des interrelations anciennes, générées par l’esprit de famille vietnamien, se sont peu à peu déstructurées et le culte des ancêtres a finalement perdu sa fonction antérieure. Notons ici que la France, de par l’histoire très ancienne de la nation, de par sa tradition politique, en tant que terre d’accueil, ne favorise pas les liens « communautaires » comme cela peut être davantage le cas aux États-Unis ou au Canada, où le modèle d’intégration, le rapport à l’immigration, les fondements du « vivre ensemble » sont très différents. (Gidoin, 2013b).

Cette situation pose fondamentalement la question de la transmission de l’identité ethnicoreligieuse d’une génération à l’autre dans le contexte postmigratoire. Aussi, on observe que de plus en plus de familles, par commodité, délèguent leur culte des ancêtres domestique traditionnel aux moines bouddhistes. Cette pratique existait déjà dans les années qui ont suivi l’exil massif des Vietnamiens (1970-1980), mais elle restait marginale. Et au Vietnam, il faut savoir que le culte des ancêtres et le bouddhisme vietnamien étaient deux systèmes religieux bien distincts, qui pouvaient se juxtaposer dans le temps et dans l’espace cultuels, mais qui ne pouvaient en aucun cas s’interpénétrer. Ce phénomène, propre au contexte postmigratoire, est relativement inédit, mais aussi spécifique de la population vietnamienne et sino-vietnamienne. En effet, d’autres populations originaires d’Asie du Sud-Est, comme les Lao ou les Cambodgiens, vont à la pagode en France, mais dans le pays d’origine, celle-ci remplissait déjà une fonction de centre culturel par lequel on transmettait un patrimoine ethnicoreligieux (Simon-Barouh, 2001 : 87).

La délégation du culte des ancêtres s’est progressivement développée et généralisée après l’implantation en terre d’exil, à mesure que la pratique du culte dans l’espace familial s’érodait. Les générations ascendantes, qui sont nées et ont été socialisées au Vietnam, bien souvent, ont le sentiment de ne plus parvenir à transmettre les valeurs d’une certaine « vietnamité », axées sur la « piété filiale ». Or quels que soient les effets du processus d’acculturation, les préoccupations concernant les valeurs filiales n’ont pas disparu, et les jeunes générations, c’est-à-dire celles qui n’ont pas connu directement l’exil, restent souvent attachées à la culture de leurs parents. Les modalités du lien de filiation traditionnel, caractérisé par un souci de transmettre indissociable d’une appartenance à la lignée, requièrent alors une réactualisation. Car comme le rappelle le sociologue Jean-Hugues Déchaux, sous la forme prudente d’une hypothèse, le fait de « se situer dans une mémoire familiale entretient ou réactive un désir de transmission » (Déchaux, 1997 : 237). Aussi, les familles profitent de l’affiliation à une association bouddhique via les hommages aux défunts pour que celle-ci supplée en quelque sorte à l’institution familiale.

Une précision s’impose ici sur ce que l’on doit entendre par « les jeunes générations » et « les jeunes ». Il faut bien voir, d’une part, que les parents de ces jeunes, âgés de 35 à 55 ans environ, ont quitté leur pays d’origine quand ils étaient enfants ou, pour les plus jeunes d’entre eux, sont parfois nés en France. Ces générations de parents sont déjà de ce fait, surtout les plus jeunes, entre deux cultures. Les effets du processus d’acculturation sont variables et ne peuvent être évalués qu’au cas par cas. Cependant la grande majorité d’entre eux maîtrise couramment le vietnamien qui est leur première langue. D’autre part, il faut voir que leurs enfants ont reçu en France une éducation « à la vietnamienne » dans l’espace domestique, et que les valeurs familiales traditionnelles sont restées prégnantes durant les deux premières décennies après l’exil. Ces parents restent donc très attachés à une certaine idée de la « vietnamité ». La situation actuelle concernant les jeunes est par conséquent bien différente de celle qu’ont connue leurs aînés au cours des deux ou trois premières décennies qui ont suivi l’exil. C’est pourquoi nous pouvons faire l’hypothèse selon laquelle l’émergence d’une « prise d’autonomie » à l’égard des valeurs traditionnelles a suffi à fissurer un certain modèle ritualiste de la transmission (Vandermeersch, 1991 : 16) qui prévalait autrefois.

Je tâcherai de mettre en évidence les différents aspects de cette situation, ce qu’elle implique par rapport aux enjeux de filiation, en m’intéressant à la manière dont les jeunes d’aujourd’hui s’approprient le référent bouddhiste, symbole d’une « vietnamité » bricolée en terre d’exil. Pour cela, je m’appuierai essentiellement, sans prétendre à l’exhaustivité, sur des données d’enquête circonstanciées concernant les jeunes de l’association bouddhique de la pagode de Bagneux, où j’ai réalisé une part importante de mon terrain entre 2005 et 2007.

La formalisation rituelle de l’éducation et de la transmission dans la culture vietnamienne

L’éducation et la conception du lien de filiation dans la culture vietnamienne traditionnelle sont déterminées par un éthos d’inspiration confucéenne qui génère et structure une ritualisation des relations intrafamiliales en leur donnant une signification religieuse. La « piété filiale » hiếu est la notion clé de cet éthos. Elle se caractérise par un ritualisme qui imprègne tous les domaines de la vie sociale. Les Vietnamiens ont

la conviction que l’intériorisation des valeurs morales sur lesquelles repose l’harmonie de la vie sociale (et naturellement familiale) passe par l’apprentissage de comportements strictement codifiés qui recouvrent à la fois des manières de s’exprimer et des attitudes corporelles.

Pottier, 1999 : 47

Or après plusieurs décennies de vie en France, les familles doivent faire face à une acculturation de cet éthos aux valeurs occidentales. L’affiliation à une pagode vietnamienne en France offre alors une forme de continuité symbolisée par la perpétuation des hommages aux ancêtres, qui, bien qu’étant amenés à se transformer avec le temps, véhiculent certains éléments essentiels d’une trame éthique en cours de redéfinition, ceux de la « piété filiale ». Ce dispositif permet de transmettre les normes et les valeurs d’un modèle éducatif revisité à partir duquel on peut légitimement juger l’évolution des moeurs et prescrire certaines attitudes (Muxel, 2007 : 18). La pagode devient en quelque sorte un espace à la fois intermédiaire et alternatif[3] dans la gestion des relations intrafamiliales soumises au changement, déjà effectif ou latent. Une ritualité minimale, formalisée, est maintenue lors des cérémonies de deuil, puis à l’occasion des hommages anniversaires de la mort d’un défunt, et enfin au moment des fêtes populaires telles que le Nouvel An Tết et la fête de la « piété filiale » Vu Lan (qui a lieu à la mi-août). Entre les familles et l’institution bouddhique, il y a en définitive, quant à la réalité pratique, convergence autour d’une certaine idée de la continuité en termes de valeurs, notamment en ce qui concerne le lien de filiation.

J’aimerais aborder en premier lieu cet axe du lien de filiation à travers le prisme de l’association de la jeunesse bouddhique de la pagode de Bagneux. Celle-ci se compose d’une trentaine de jeunes âgés de 10 à 20 ans, avec une majorité d’adolescents. Tous les dimanches après-midi, ils sont tenus de participer à une prière, suivie d’un cours de catéchisme, d’un cours de vietnamien pour certains, et enfin d’activités culturelles telles que la danse. Ces jeunes nourrissent un sentiment de fierté et incarnent une forme de relève, la perpétuation d’une tradition bouddhiste vietnamienne en France. Leur image est souvent mise en valeur dans la revue trimestrielle de la pagode[4], utilisée comme faire-valoir d’un dispositif éducatif dont les enfants des sympathisants peuvent bénéficier[5] – toutes les familles affiliées par le culte des ancêtres recevant la revue qui les tient au courant de l’actualité de la pagode.

Ce qui est intéressant, c’est que cette association entretient en quelque sorte un rapport de similarité avec l’institution familiale vietnamienne, et qu’en cela, elle peut nous servir d’échantillon représentatif. J’ai d’abord observé ces jeunes de façon indirecte, puis plus systématiquement[6] lorsque j’ai commencé à m’intéresser à la manière dont ils assimilaient et réinterprétaient la culture vietnamienne et bouddhique inculquée à la pagode. Avec une quinzaine d’adolescents scouts âgés de 13 à 18 ans[7], dont une majorité de filles, ainsi qu’avec le président de l’association, âgé de 22 ans, j’ai réalisé des entretiens approfondis de type « compréhensif » (Kaufmann, 2004), d’une heure en moyenne, complétés naturellement par des entretiens informels propres à toute « enquête participante ».

L’association s’organise sur la base d’un scoutisme bouddhiste[8]. Elle a en charge de transmettre des valeurs en conformité avec les représentations collectives attachées au modèle de l’éducation à la vietnamienne. La sociabilité religieuse promue et destinée à la jeunesse, le scoutisme comme mode de participation, relève typiquement de ce que la sociologue Danièle Hervieu-Léger appelle la « figure du pratiquant »,

et dont « la figure emblématique » est celle qui manifeste dans la vie ordinaire le lien qui existe entre croyance et appartenance. Elle est associée à la stabilité des identités religieuses et à la permanence des communautés au sein desquelles ces identités se transmettent et s’expriment. […] La figure du pratiquant se caractérise par une pratique obligatoire, normée par l’institution, fixe, communautaire, territorialisée (stable) et répétée (ordinaire).

Hervieu-Léger, 1999 : 94, 109

On observe toute une polarisation autour de la tradition et de la « vietnamité ». Avec d’abord la légitimité historique de l’association créée au Vietnam et implantée en France depuis plus de trente ans, « 100 % viêt » comme le déclarait à l’époque le président de l’association qui, par sa ferveur et ses convictions religieuses, se distinguait des autres jeunes. Avec ensuite la vocation éducative revendiquée de l’association en adéquation avec le modèle traditionnel de la « culture d’origine ». L’attitude des adolescents et leur implication au sein de l’association sont évaluées selon les critères traditionnels.

Lorsque les parents ne parviennent plus à transmettre les valeurs de la « vietnamité » (phénomène identifiable aux difficultés qu’ils rencontrent pour transmettre leur langue maternelle, celle-ci signifiant presque toujours la « tradition »), l’association bouddhique est là pour suppléer à l’institution familiale, pour assurer une continuité. En m’entretenant avec de nombreuses personnes de la génération des parents et grands-parents, j’ai pu me rendre compte que lorsque le comportement d’un jeune apparaissait quelque peu critiquable, la faute était attribuée d’une manière ou d’une autre à l’éducation censément défaillante des parents, assimilée à un défaut de tradition. L’association, comme le déclarait encore son président, aurait alors pour « objectif que les jeunes ne se perdent pas, qu’ils trouvent leur chemin », comme si la situation de ces jeunes – aux comportements plutôt disciplinés de mon point de vue d’observateur et d’Occidental, et en réalité plutôt confrontés à l’essoufflement d’un certain modèle d’éducation – se caractérisait par une perte de repères menaçant leur avenir.

L’association s’empare ainsi de la thématique de l’éducation et en fait un enjeu central. En insistant sur la tradition, elle se présente comme une option légitime pour transmettre un héritage culturel, quitte à réinventer une tradition reformulée en termes bouddhistes, notamment en ce qui concerne les valeurs éthiques, constituant elles-mêmes des référents identitaires du point de vue de la culture vietnamienne. Par le jeu de diverses réinterprétations, l’association aspire à devenir un lieu symbolique de la continuité, sur tous les plans : religieux, culturel et mémoriel.

Un modèle de transmission en crise

On s’aperçoit vite cependant que le sentiment réconfortant qu’inspire cette jeunesse bouddhiste s’appuie sur une image idéalisée, élaborée et véhiculée par l’association, où les jeunes ne sont perçus que pour ce qu’ils sont dans le rôle social que les aînés veulent bien leur attribuer à la pagode. Or il existe un décalage entre ce que j’appellerais cette jeunesse bouddhiste de représentation et la réalité, celle de l’observateur, perceptible à travers le rapport des jeunes au formalisme rituel. Mon premier contact réel auprès d’eux a été saisissant. La découverte d’un scoutisme bouddhiste, très discipliné, avec ses postures, ses codes gestuels et ses valeurs morales intransigeantes était assez étonnante, voire déconcertante. J’ai toutefois relativisé mes premières impressions après avoir suivi les jeunes de l’association tout au long d’une journée. J’ai pu observer chez eux une certaine désinvolture, propre à leur âge. En dehors des séquences de prière, où le corps est engagé, les jeunes semblaient délaisser leur rôle de scout. Ils ont, au sein de la pagode, des moments à eux, notamment lors de répétitions de danse pour les spectacles organisés à la pagode à l’occasion des grandes fêtes populaires comme le Nouvel An. Les rôles sociaux traditionnels (rattachés au scoutisme) sont mis de côté et font place à une sociabilité du type de celle que l’on peut attendre de la jeunesse française contemporaine ; moments sans lesquels, vraisemblablement, les contraintes du scoutisme ne seraient pas acceptées de la même façon.

C’est souvent le souci de transmettre la langue vietnamienne qui motive les parents à inscrire leurs enfants à l’association. Force est de constater que dans l’environnement domestique la langue s’appauvrit, au point de se perdre au fil du temps faute d’être couramment et convenablement pratiquée. Le rapport à la langue vietnamienne des jeunes au sein de la pagode est significatif de leur engagement fluctuant. Entre eux, ils parlent toujours en français. Par contre, à la pagode, les adultes leur parlent toujours en vietnamien. Les jeunes ne parlent donc cette langue que pour répondre à des adultes qui incarnent la figure parentale. On constate également que pour beaucoup d’entre eux, la maîtrise du vietnamien reste aléatoire. Le décalage entre ce que l’on attend d’eux en matière de langage et leurs compétences réelles est révélateur d’un écart, mentionné précédemment, entre l’imaginaire d’une jeunesse bouddhiste vietnamienne de France et la réalité.

Les jeunes s’accommodent d’un cadre social complexe, parfois paradoxal, en jouant sur plusieurs plans. Leur rapport ambivalent à la discipline peut s’interpréter comme le signe d’une crise du formalisme rituel traditionnel, ici assez caricatural, en tant que mode de transmission entre les générations. La volonté de mobiliser la jeunesse par l’intermédiaire d’un scoutisme rigoriste inspiré d’un modèle catholique traditionaliste semble, de ce point de vue, déconnectée de la sensibilité et des aspirations religieuses contemporaines. L’inadéquation à court-moyen terme de la discipline, artificiellement mis en scène, avec la mentalité des jeunes, n’échappe à personne à l’institution bouddhique. Au milieu d’un long entretien, le président de l’association déclarait : « Pour capter l’attention de la génération d’aujourd’hui, le bourrage de crâne, ça ne marche plus. L’objet réel de notre séjour à Strasbourg récemment, où se sont réunis les jeunes bouddhistes vietnamiens de France, c’est la rencontre. » Il emploie une expression assez inattendue, le « bourrage de crâne », qui, en quelque sorte, décrédibilise le scoutisme tel qu’il est pratiqué, et montre surtout la prise de conscience effective du changement des mentalités. L’interaction sociale semble plutôt fondée sur la « rencontre ». Dans son contexte, le terme employé, à mon sens, renvoie au registre de l’intersubjectivité, par opposition au registre de l’assignation, au sens où l’appartenance « est subjectivement construite et ressentie plutôt que socialement sanctionnée par des droits et des devoirs établis […], plus relationnelle et imaginaire qu’institutionnelle » (Déchaux, 1997 : 245). Il s’agit certes de fédérer, de rassembler, mais aussi et surtout de parvenir à sensibiliser et à échanger.

Il ressort des entretiens de la recherche que le fait d’aller à la pagode pour simplement retrouver ou rencontrer des jeunes, certes de même « origine », et pour lesquels, le cas échéant, se pose la question du rapport à la culture d’origine, mais avec qui l’on a des affinités, est un motif déterminant. La dimension ethnicocommunautaire est reléguée au second plan et l’autorité traditionnelle, ou plutôt traditionaliste, implicitement dénigrée. Le président est tout à fait conscient de cette situation, ou plutôt de cette de transition : « L’année prochaine, à mon avis trois quarts des jeunes (ceux qui passent le bac cette année) vont partir. […] En fait, ma génération, ceux qui ont aux alentours de 25 ans aujourd’hui, c’est celle qui a le mieux survécu. » Le mot « survécu », assez surprenant, est révélateur d’une crise qui menace l’existence même de l’association.

Il faut bien voir que les jeunes nés en France sont influencés par la vie occidentale ; ils font leurs études, fréquentent leurs amis et amies, et n’ont pas forcément le temps de se consacrer assidument aux activités associatives de la pagode. Pour les grandes occasions, comme le Nouvel An ou la fête de la naissance du Bouddha, ils viennent participer comme ils peuvent, geste symbolique minimal du devoir de « piété filiale » réinterprété[9].

L’émergence d’une nouvelle sensibilité religieuse concomitante à un nouveau rapport entre les générations

L’activité rituelle dans la culture vietnamienne est par excellence le moyen par lequel on peut s’assurer de l’efficacité de la transmission, c’est pourquoi nous ne devons pas nous étonner d’observer un tel formalisme rituel à la pagode. Ce ritualisme d’inspiration confucéenne est essentiellement une pédagogie qui vise à transmettre des valeurs (Pottier : 45-54). Ce n’est donc un formalisme que vu de l’extérieur. Mais à partir du moment où les jeunes n’adhèrent plus vraiment à ces valeurs, il devient effectivement à leurs yeux un pur formalisme, dépourvu de contenu. Apparaît alors un quiproquo fondamental entre les générations. Dans le contexte social contemporain, ce ritualisme singulier ne semble plus adéquat pour transmettre.

L’association bouddhique n’échappe pas à cette réalité et doit faire face aux mutations contemporaines du rapport au religieux dans les sociétés modernes occidentales, que l’on peut assimiler à « la fin des identités religieuses héritées » et à une crise du religieux institutionnalisé (Hervieu-Léger, 1999 : 29-89), selon toutefois des modalités singulières liées au contact intrinsèque avec une culture « autre » que celle de la tradition judéo-chrétienne. Il ne s’agit pas en effet de dire que les jeunes de cette association participent d’une même et nouvelle sensibilité religieuse qui correspondrait trait pour trait à ce que l’on observe en Occident. Dans le contexte culturel vietnamien, l’individualisme moderne ne va pas de soi, y compris chez les plus jeunes aujourd’hui (mais probablement de façon plus inconsciente), il est même souvent considéré comme immoral, contraire à la fidélité filiale. L’ambivalence des jeunes par rapport aux normes prescrites officiellement est tout de même le signe d’un nouveau rapport, plus ou moins manifeste, à la tradition en général, et à la tradition religieuse en particulier.

Ainsi, pour H (père catholique et mère bouddhiste), jeune adolescente de l’association : « Le bouddhisme est un choix ; il permet de réaliser un compromis entre différentes références cultuelles et représente un mode de pensée, une philosophie, dit-elle, en adéquation avec l’avenir ; c’est la modernité sans renoncer aux racines. » Et pour sa camarade B : « Les principes du bouddhisme sont très compatibles avec la vie en société ; le bouddhisme, c’est plus une philosophie qu’une religion. » Adhésion libre et posture critique caractérisent ici l’émergence d’un pôle subjectiviste. Cette sensibilité marque une différence manifeste entre l’univers culturel des jeunes et celui des adultes de l’association, et par extension, des adultes de la culture d’origine en général. Elle reflète, au-delà du clivage générationnel, une nouvelle manière d’appréhender les références collectives, de nouvelles modalités d’adhésion et d’identification au religieux, et corrélativement, une redéfinition de l’affiliation à la mémoire léguée par les parents (en raison du rapport de similarité entre mémoire familiale et tradition religieuse réinterprétée), en somme, une remise en question des fondements mêmes du lien social traditionnel, non sur le mode contestataire, mais parce que toute culture est amenée à s’adapter au changement, notamment dans le contexte postmigratoire. Un des attraits du bouddhisme est sans doute que c’est une religion universaliste, contrairement au culte des ancêtres, et qui plus est, une religion très positivement perçue en Occident. Si un tel phénomène est perceptible dans le cadre très normé et contrôlé de l’association bouddhiste, on imagine sa portée sur le plan plus global de la jeunesse simplement affiliée à la pagode de Bagneux par l’intermédiaire de la pratique occasionnelle des hommages aux ancêtres[10].

Nous savons d’après Hervieu-Léger que dans le contexte occidental, face à l’émergence d’une nouvelle sensibilité religieuse (qui dépasse selon cette auteure le champ du catholicisme) orientée vers une pratique tendanciellement individualiste et mobile, l’institution catholique est amenée à reconsidérer sa stratégie de captation de la jeunesse, à dépasser la religiosité statique « qui était celle de la civilisation paroissiale » (Hervieu-Léger, 1999 : 118). Plutôt que d’extrapoler abusivement l’opposition intrinsèque au terrain occidental : individualisme-subjectivisme moderne vs « mobilisation institutionnelle-confessionnelle » de la tradition au contexte bouddhiste vietnamien de France, il me semble plus raisonnable de le prendre en compte comme un cadre social d’acculturation, en faisant simplement l’hypothèse de l’émergence d’une prise d’autonomie qui suffit à fissurer un certain modèle ritualiste de la transmission.

D’après mon expérience de terrain, et en m’inspirant de profils types d’identification au christianisme chez les jeunes repérés par Hervieu-Léger (Hervieu-Léger, 1999 : 71-88) – qui peuvent être transposés au contexte bouddhiste vietnamien de France, dans la mesure où la sociologie religieuse de cette auteure contribue, à mon sens, à un questionnement général sur le religieux dans nos sociétés modernes –, il est possible de dégager trois pôles représentatifs d’identification au bouddhisme chez les jeunes en général, qu’ils soient membres de l’association ou simplement affiliés à la pagode via leurs parents et les hommages aux défunts. Car tout l’intérêt du groupe des jeunes de l’association, c’est qu’il peut nous servir de révélateur, de miroir grossissant et de point d’appui à une démarche hypothético-déductive. En premier lieu, un bouddhisme patrimonial qui conjugue la conscience de l’appartenance communautaire et celle de la possession d’un héritage culturel : « Cette association offre une éducation à la vietnamienne… » (le jeune président de l’association), lequel établit une frontière entre un « nous », les bouddhistes vietnamiens, et « les autres ». D’une certaine façon, c’est le type d’identification qui correspond le plus aux attentes des générations ascendantes, et de ce fait, peut-être celui avec lequel les jeunes entretiennent un rapport ambivalent. Ce qui explique que ces derniers sont souvent amenés à jouer sur deux plans (ou plus) et à réaliser des compromis. Cette trajectoire d’identification permet en particulier de préserver un espace d’entre-soi social et culturel auquel ils peuvent rester attachés. Ensuite, un bouddhisme affectif. Si la relation des jeunes à la pagode ne s’articule plus tendanciellement en termes d’allégeance à une tradition instituée, la fréquentation occasionnelle, mais coutumière pour les uns, lorsqu’ils accompagnent leurs parents pour les hommages aux ancêtres, et la participation au sein de l’association pour les autres, créent un lien émotionnel, le sentiment d’une appartenance communautaire. Il serait davantage question d’un attachement affectif, le plaisir de partager avec d’autres un moment de fraternité épisodique, lors des grandes fêtes notamment, que d’un ancrage communautaire à proprement parler. Enfin un bouddhisme humaniste. On maintient ici un enracinement culturel que l’on combine à la revendication d’un ensemble de valeurs universelles : le bouddhisme considéré comme une doctrine philosophique en adéquation avec les valeurs de la modernité. De nombreux entretiens montrent que les principes du bouddhisme (un bouddhisme redécouvert et plus intellectualisé) sont perçus comme étant compatibles avec les conditions de la vie sociale actuelle en France : « Pour moi, au début, c’était pour être avec les copines. Maintenant, il y a une part de responsabilité. Le bouddhisme me donne des principes pour vivre au quotidien. » (HT)

Une affiliation subjectiviste réinterprétée à partir du référent bouddhiste

La fréquentation épisodique, voire exceptionnelle de la pagode pour la grande majorité des familles révèle un rapport souple à la dimension rituelle, ce qui laisse augurer une interprétation de plus en plus subjective de l’affiliation religieuse, en particulier chez les jeunes. On peut alors émettre l’hypothèse de l’émergence d’un pôle subjectiviste potentiellement manifeste chez ces derniers. Le bouddhisme, médiation par laquelle désormais chacun peut se représenter le lien qui le rattache à ses origines, offre un imaginaire au service de l’esprit filial selon de nouvelles modalités de transmission. Alors que les aînés, en réinventant un imaginaire de la continuité, restent tendanciellement attachés à la préservation d’une logique lignagère, à un « nous » relativement concret : « nous, la lignée familiale », « nous, les Vietnamiens », ou encore « nous, les bouddhistes », la jeune génération est susceptible d’en sortir. Pour cette dernière, le « nous » est beaucoup plus plastique, moins affirmatif. Ce que l’on constate, c’est que les jeunes réinterprètent volontiers la « vietnamité » et son éthos intrinsèque à partir du référent bouddhiste, sans pour autant que cela passe par une perpétuation du ritualisme traditionnel.

L’affiliation au bouddhisme, vécue sur un mode plus subjectif, et interprétée comme une nouvelle éthique sociale, assouplit la référence à la parenté en même temps que la référence à la dimension ethnique. La réinterprétation des valeurs de la « piété filiale » opérée à partir de l’universalisme et de l’humanisme bouddhiste requiert davantage qu’auparavant, lorsque les valeurs éthiques étaient générées quasi exclusivement par le familialisme, une quête de sens à l’initiative des individus. Globalement, le sentiment d’appartenance (objectivée pour la plupart d’entre eux lors des hommages anniversaires occasionnels aux ancêtres, voire également pour certains lors des grandes fêtes annuelles : Nouvel An Têt, fête de la « piété filiale » Vu Lan, donc de façon circonstancielle) aurait tendance à se développer et à se reconstituer à travers des reconstructions narratives et subjectives du sens.

On peut d’ores et déjà constater que les jeunes générations ont tendance à transmettre à leurs parents la perspective d’une nouvelle religiosité, via la redécouverte des valeurs éthiques d’un bouddhisme vietnamien plus approfondi : « Mes parents ne sont pas des bouddhistes pratiquants, contrairement à mes grands-parents. Mais ils sont fiers quand je les accompagne à la pagode pour les hommages occasionnels aux ancêtres. De mon côté, j’approfondis un peu en lisant et je leur apprends des choses sur le bouddhisme. » (MC)

Ces jeunes sont les principaux acteurs d’un processus d’« éthicisation » faisant la jonction entre tradition vietnamienne et modernité occidentale. Il faut voir que le bouddhisme des parents est généralement rudimentaire, « accessoire » si l’on peut dire ; il est un référent religieux parmi d’autres, la véritable religion étant le culte des ancêtres. En France, le bouddhisme devient patrimonial à partir du moment où la pagode joue le rôle d’une sorte de grande maison familiale du culte des ancêtres. Cependant, à la pagode, deux dimensions coexistent : l’une ethnique, culturelle, l’autre doctrinale, plus universelle. Le vénérable de la pagode, qui est un érudit, diffuse un message par-delà la dimension ethnique, auquel les jeunes sont de toute évidence plus réceptifs que leurs aînés, parce qu’il est en adéquation avec une quête de sens potentielle dans le contexte de la modernité occidentale. De plus, les jeunes perçoivent un judicieux compromis pragmatique entre l’aspect patrimonial et l’aspect plus universel du bouddhisme vietnamien en terre d’exil. C’est ainsi que les jeunes générations exercent une influence à rebours sur les générations ascendantes, puisque leur réinterprétation du bouddhisme résulte en définitive de l’acculturation aux valeurs occidentales. Nous avons donc affaire à une forme de socialisation inversée. Les jeunes ramènent dans la sphère familiale, sous une forme plus spirituelle, la religiosité qui l’avait désertée en étant transférée à la pagode. Le référent bouddhiste a pris la place du culte des ancêtres comme vecteur de transmission intergénérationnelle. Grâce à cette réactualisation du référent ethnicoreligieux, un sentiment de continuité perdure, ce qui a pour effet d’apporter aux anciennes comme aux jeunes générations un double sentiment de sécurité, identitaire et eschatologique – ce dernier concernant plus particulièrement les personnes âgées.

Si cette mutation culturelle et religieuse implique à terme un réaménagement du rapport individu-groupe en ce qui a trait aux modalités de transmission des valeurs éthiques, elle ne prédestine pas nécessairement la jeunesse à calquer un certain schéma subjectiviste des sociétés occidentales contemporaines qui, à une époque où le religieux tend à se désinstitutionnaliser et à s’atomiser, promeut l’intersubjectivité avec « des individus qui se reconnaissent personnellement et mutuellement comme faisant partie d’une communauté de fait et d’esprit » (Hervieu-Léger, 1993 : 244). Il ne s’agit donc pas de plaquer un modèle explicatif général sur une réalité singulière façonnée par le contact interculturel. Comme le rappelle Jean-Pierre Hassoun à propos des Hmong du Laos en France, les « bricolages culturels participent tous finalement de procédures d’adaptation dont les effets ultimes ne doivent pas obligatoirement être assimilés à des mises en conformité avec les règles, les valeurs et les usages dominants dans la société englobante » (Hassoun, 1997 : 201). À la pagode, une dimension rituelle des hommages est préservée. On n’observe aucun signe qui révèle un quelconque désir de personnaliser les cérémonies, trait caractéristique de la validation collective subjectiviste contemporaine[11] ; au contraire, les familles vietnamiennes s’en remettent au savoir-faire rituel des moines. Même si la participation rituelle s’étiole avec le temps, ou plutôt se transforme en s’assouplissant, la volonté de pérenniser les valeurs fondamentales de la « piété filiale », via un culte périodique d’hommage aux défunts à la pagode, suffit pour que chacun des membres de la famille puisse signifier ce que recouvre son sentiment d’appartenance à la famille, et par extension à une communauté bouddhiste.

L’assouplissement de l’intégration des individus au groupe implique aussi un pouvoir d’assignation moins efficace pour assurer la cohésion des relations intrafamiliales, et un processus de « déritualisation »[12] du lien social et familial, sur le modèle occidental, n’est sans doute pas à exclure. Toutefois, le contact entre la culture vietnamienne[13] et le contexte global de la société française apporte ses spécificités propres. Si l’on peut soutenir l’idée selon laquelle la structure familiale vietnamienne est vouée à long terme à connaître de profondes mutations, il ne faut pas minimiser le fait que les parents vietnamiens se sont généralement évertués à transmettre leur culture, et que les enfants, par conséquent, dans l’intimité, ont reçu les bases d’une éducation « à la vietnamienne ». Ces derniers ont incorporé dès leur plus jeune âge, le plus souvent inconsciemment, les valeurs fondamentales de la culture d’origine des parents, notamment par l’apprentissage des termes d’adresse utilisés selon l’âge, le sexe, et le statut social, et qui inscrivent chaque individu dans un rapport hiérarchisé au groupe. Par ailleurs, la pérennité de la « piété filiale » intégrée à l’éthique bouddhiste autorise une critique de l’individualisme contemporain pour lequel les parents socialisés au Vietnam – qui sont devenus ou deviennent aujourd’hui la génération des grands-parents – ne peuvent qu’éprouver une forme de mépris.

On peut probablement considérer que les jeunes, à la différence de leurs aînés, perçoivent une adéquation entre l’universalisme du bouddhisme et certaines valeurs jugées positives de l’individualisme. En attendant de nouvelles données de terrain, je relativiserais cependant le lien entre ce pôle subjectiviste et l’individualisme contemporain. La jeunesse se positionne plutôt dans une voie médiane, entre la « mémoire héritée » (Déchaux, 1997 : 143-175) des aînés et une mémoire plus personnelle. La coexistence de deux modalités de transmission, lignagère et subjectiviste, pourrait être interprétée comme le signe d’une mutation en cours et d’un compromis transitoire à un moment donné où des conceptions du lien social longtemps opposées entrent en contact. Les jeunes savent jouer sur plusieurs plans axiologiques. Ils ont fait l’expérience que hors du groupe, à l’école par exemple, l’attitude qu’ils adoptaient à la maison avec leurs parents pouvait être en décalage avec la pratique. Ils apprennent donc très tôt à adopter un comportement différencié selon les interlocuteurs (Wadbled, 2001 : 99). Ce qui demeure certain, c’est que l’affiliation au bouddhisme est valorisante. Elle permet de donner à voir au monde extérieur quelque chose de ses origines par l’intermédiaire d’une référence religieuse perçue de manière positive : dimension philosophique associée à la sagesse, humanisme, valeurs universelles, adéquation à la modernité, et enfin compatibilité entre science/rationalité et religion/spiritualité[14]. Que le compromis s’oriente à long terme vers le modèle occidental importe peu finalement. L’essentiel est d’analyser la transition d’un point de vue ethnologique dans ce qu’elle a d’original et de dynamique, et de concevoir le « bricolage » culturel identitaire et religieux comme un paradigme anthropologique (Bastide, 1970 : 65-108).

Conclusion

À travers le rapport singulier qu’entretiennent ces jeunes avec le bouddhisme, la question de la transmission intergénérationnelle s’articule d’une manière originale, par-delà les contradictions classiques, en terrain occidental, entre appartenance et individualisme, autonomie et indépendance, assignation et élection. La dimension sociale et religieuse du lien de filiation ne s’efface pas au profit d’une psychologisation de l’appartenance et d’une autonomisation revendiquée d’ego. Les normes s’assouplissent et se refondent autour de valeurs centrales partageables, parce qu’à la fois structurantes et moins contraignantes, adaptées au présent ; elles s’inscrivent socialement par la médiation de l’affiliation au bouddhisme validée – au minimum – par un rituel initial : la délégation de l’hommage aux défunts. Nous avons affaire à mon sens à un cas d’adéquation singulier à la modernité, une forme de modernité métisse si l’on peut dire. Les jeunes ont la possibilité de combiner, souvent de façon stratégique, trois registres de filiation qui peuvent s’interpénétrer :

  • La « filiation familiale » d’abord ; les valeurs de la « piété filiale », structurantes dans la culture vietnamienne, y sont intégrées et réactualisées sous une nouvelle forme.

  • Ensuite, la « filiation ethnicoreligieuse » avec un usage social de la lignée croyante des bouddhistes vietnamiens axé sur la thématique de la culture d’origine : c’est la référence aux racines culturelles des Vietnamiens exilés.

  • Enfin, l’affiliation à une « lignée universelle ». L’universalisme et l’humanisme du bouddhisme que l’on est susceptible de redécouvrir en terre d’exil étendent l’identification à autrui, l’expérience de l’altérité, au-delà du groupe ethnique et s’accordent avec les valeurs de la modernité occidentale.

Ce dernier registre me semble particulièrement important. Nous avons vu que la transmission d’une identité religieuse réinventée à partir du bouddhisme vietnamien faisait sens parce qu’elle créait une symbolique de la continuité en accord avec l’éthos familial traditionnel qui prévalait avant l’exil ; mieux, elle est une solution de rechange qui répond à l’impératif moral de transmettre. Il faut ajouter que la dimension éthique pourrait bien occuper une place tout à fait essentielle dans ce nouveau rapport au religieux. Et c’est là que les jeunes générations sont amenées à jouer un rôle fondamental. En intégrant les valeurs de la « piété filiale » dans une nouvelle forme de religiosité, cette nouvelle identité religieuse permet aux jeunes de réaliser un ajustement, sous forme de compromis, entre les valeurs traditionnelles et certaines spécificités de la réalité contemporaine. Le bouddhisme devient un référent qui contribue à perpétuer des valeurs morales exclusivement générées par la famille autrefois tout en ouvrant de nouvelles perspectives plus universalistes.