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Introduction

La période actuelle est souvent caractérisée d’hypermodernité, où le préfixe « hyper » renvoie à l’idée d’exacerbation voire d’excès des grands principes de la modernité (Bonetti et al., 1998). Plus précisément, ce contexte coïnciderait avec la centration de la vie autour et à partir des individus, libres de se définir par eux-mêmes à travers une logique de projet, où l’hédonisme et l’eudémonisme constitueraient des points d’ancrage ultimes. Ainsi, les institutions  héritées comme la religion ou la famille sont remises en question, car elles ne sont porteuses de sens pour l’individu que si elles s’insèrent dans la concrétisation de son projet personnel (Lafrance, 2012). Au sein de la famille en particulier, c’est bien le vivre-ensemble qui devient assujetti au « libres-ensemble » (De Singly, 2000), rendant l’engagement certes plus intense – puisque l’épanouissement des conjoints via l’amour est premier – mais aussi plus précaire, pour les mêmes raisons.

En conséquence, il n’est pas évident pour les individus de toujours parvenir à concilier la logique de projet individualisée décrite précédemment, et l’engagement de soi dans la famille, qui comporte la concrétisation d’une « éthique de responsabilité » (Weber, 1978 [1922]) s’apparentant à un contrôle social nécessaire exercé sur ledit projet. Dans le même temps, ce sont deux logiques qui peuvent s’avérer complémentaires dans la formation et la définition des identités individuelles, puisque le concept d’identité comporte deux facettes : « identité-ipse » (ce qui singularise) et « identité-idem » (ce qui rassemble). Autrement dit, si la logique du projet participe à l’individuation, l’engagement dans la famille offre également une dimension intégratrice et régulatrice qui façonne positivement l’identité individuelle.

C’est pourquoi nous souhaitons dans cet article nous interroger sur la relation entre les deux formes d’engagement retenues jusqu’ici, à savoir l’engagement dans un projet personnel et l’engagement dans la famille, cette relation mettant en jeu la question de l’identité individuelle. Nous choisissons pour cela le cadre de la pratique masculine du bodybuilding, en apparence atypique, à partir de données de terrain recueillies pendant plus d’un an dans trois salles de bodybuilding, auprès de 30 bodybuilders.

À partir de là, nous posons la question suivante : quelles sont les relations entre l’engagement sportif induit par cette pratique au vécu très individualisé, et l’engagement au sein de la famille, pour les 30 bodybuilders considérés ?

Nous tentons d’y répondre en suivant un plan en quatre parties. La première démontre que la famille est mise à l’épreuve par la pratique du bodybuilding, du fait de la logique même de ce sport, très exigeant en matière d’engagement individuel. Toutefois, après des précisions méthodologiques dans une deuxième partie, nous affinons cette relation dans la troisième partie, à partir de nos données empiriques. Celles-ci nous permettent de caractériser et de différencier quatre modèles de bodybuilders selon leur degré d’engagement dans la pratique et leur degré d’engagement familial. Enfin, une quatrième partie revient sur la définition de l’identité de sexe masculine au prisme de cette relation, puisqu’elle est au cœur de la problématique.

La famille à l’épreuve du bodybuilding

Le bodybuilding repose sur trois principes fondamentaux qui fonctionnent en interaction : un développement musculaire maximum, une réduction maximale de la quantité d’eau et de graisse corporelles, une symétrie musculaire la plus aboutie possible (Choi et al., 2002). Pour ceux et celles qui font de la compétition, il est nécessaire également de réussir une mise en scène de soi à travers des poses musculaires faisant ressortir les trois principes fondamentaux.

Ces derniers démontrent que le bodybuilding s’appuie sur une logique extrême, au sens où il se base sur l’idée de transformation permanente du corps. Le projet évoqué en introduction consiste, dans le cadre du bodybuilding, à aller toujours plus loin dans l’engagement en concrétisant au maximum ses trois principes fondamentaux. L’imaginaire collectif de ce sport s’est en effet construit historiquement sur l’idée que c’est par le travail acharné – de et sur son corps – que le pratiquant parvient à « être quelqu’un » par la construction de son corps, celle-ci n’étant jamais achevée (Vallet, 2013b). Cette logique est symbolisée par la philosophie célèbre du bodybuilding, « no pain no gain », qui consacre le mérite individuel à travers l’effort consenti. C’est d’ailleurs en cela que les éléments précédents inscrivent clairement le bodybuilding dans la société capitaliste, en en étant à la fois un de ses reflets comme un de ses vecteurs (Vallet, 2014a).

Par conséquent, si la logique du bodybuilding demeure très individualisée en fonction du projet de développement corporel propre à chaque individu, elle pousse malgré tout à l’implication de « tout » l’individu (Monaghan, 2001). En effet, pour réussir dans ce sport, il s’agit de s’entraîner intensément et régulièrement, si ce n’est quotidiennement, mais aussi de surveiller son alimentation et de consacrer une part importante du revenu disponible à l’achat de produits divers.

Autrement dit, le bodybuilding nécessite de rationaliser la pratique sportive comme l’existence de tous les jours (Queval, 2008), en menant ce que Darmon (2008 [2003]) appelle un double travail : le travail « pour » et le travail « en contre ». Si Darmon applique cette distinction à l’anorexie, le parallèle avec le bodybuilding est tout à fait éclairant dans la mesure où il s’agit de chercher à maîtriser le plus possible le corps pour lui donner l’orientation formelle souhaitée par l’individu, tout en se créant une justification mentale positive de la concrétisation de ce projet.

Dans ce cadre, le travail « pour » correspond à tous les éléments de l’environnement de la vie quotidienne reconfigurés dans le but de concrétiser le projet, et qui permettent de renforcer l’engagement. Avec le travail du corps associé au bodybuilding, cela signifie être en mesure de définir et de mettre en œuvre tous les principes qui concrétisent le corps pensé : planification de l’entraînement, apprentissage de la résistance à la douleur musculaire, modification de l’alimentation et de la nutrition.

Mais le plus important – et le plus difficile – est sans doute la réalisation du travail « en contre » : il s’agit ici de se détacher et de lutter contre les éléments, principalement liés à la vie d’avant le bodybuilding, qui constitueraient une limitation de l’engagement, par un rappel à l’ordre. Car l’engagement dans le bodybuilding ne s’effectue pas de façon linéaire : il est fait au contraire d’avancées, de reculs, de tâtonnements, à partir d’évènements plus ou moins prévus, plus ou moins liés, qui vont accélérer ou freiner son déroulement. En d’autres termes, on devient bodybuilder (Vallet, 2013a) à travers la concrétisation du concept beckerien de « carrière » (Becker, 1985 [1963]).

C’est donc dans le cadre de cette « carrière » de bodybuilder que certains/certaines vont apprendre à se détourner des éléments et évènements de vie qui ralentiraient l’engagement. Il est alors nécessaire d’entreprendre un travail « en contre », par exemple à l’égard de la mauvaise alimentation susceptible d’avoir une influence négative sur le relief et la qualité musculaires. Surtout, c’est au niveau des interactions sociales que le travail « en contre » se met en œuvre. Il s’agit de se détourner des personnes et des lieux qui ralentiraient voire condamneraient l’engagement dans la pratique, la jugeant trop déviante (Monaghan, 2001). Au contraire, les interactions au sein du monde du bodybuilding sont souvent perçues comme rassurantes car elles correspondent à de l’entre soi qui facilite la réalisation du travail « en contre ».

Si les développements précédents s’appliquent aux interactions quotidiennes et au monde de l’emploi, ils concernent surtout le cadre des relations familiales. Effectivement, celles-ci vont être affectées par les choix du/de la bodybuilder en matière d’engagement, correspondant au travail « pour » et « en contre » précité. Les deux formes d’engagement nécessitent des arbitrages qui posent la question de leur compatibilité : qu’en est-il du temps passé à l’entraînement par rapport à celui consacré à la famille ? Comment justifier le coût de la prise de produits divers en comparaison des besoins économiques de la famille ? Quelles conséquences les différentes prises de risque potentielles induites par la pratique (surentraînement, prise de substances dangereuses, etc.) ont-elles sur l’inscription dans la durée au sein du cercle familial ?

Ces interrogations fondamentales, qui nous révèlent que la famille peut être mise à mal dans le cadre d’un investissement important dans la pratique du bodybuilding, nous incitent à préciser dans la partie suivante les points méthodologiques qui ont permis d’aller plus loin dans l’investigation des deux formes d’engagement et de leurs relations.

Méthodologie de la recherche

Nous avons recueilli nos données de terrain à partir d’une enquête réalisée pendant 14 mois, dans trois salles de bodybuilding françaises, auprès de 30 bodybuilders hétérosexuels masculins. Ce sont trois salles où nous avons pratiqué personnellement avant le début de la recherche de terrain[1]. Les deux premières appartiennent au même groupe, et possèdent environ 1000 pratiquants, qui peuvent accéder de droit aux deux salles (et aux autres du groupe). La dernière est indépendante, et ne possède que 200 adhérents environ.

En conséquence, à travers l’adoption d’une démarche sociologique compréhensive, nous avons en premier lieu cherché à déterminer un degré d’engagement dans la pratique pour chaque bodybuilder. C’est pourquoi nous avons privilégié les méthodes de l’observation directe (120 réalisées) et de l’entretien semi-directif, qui sont complémentaires. Les observations nous permis d’identifier 30 bodybuilders pour réaliser des entretiens, qui :

– proviennent de façon équilibrée des trois salles de notre étude ;

– sont représentatifs des différentes tranches d’âge des salles ;

– possèdent différents types de profils « significatifs » dans le monde du bodybuilding (Sheldon, 1970) : moyennement musclés (ectomorphes-mésomorphes), musclés (mésomorphes), très musclés (mésomorphes-endomorphes) ;

– donnent des signes d’engagement majeur dans la pratique : régularité, intensité, durée. Ainsi, même des pratiquants plus maigres ont suscité notre attention, car leur envie de transformation nous a paru sociologiquement heuristique : leur attitude démontre qu’ils sont pleinement en phase avec la logique inhérente au bodybuilding consistant à sans cesse vouloir repousser les frontières du corps ;

– sont des hommes hétérosexuels, ce qui correspond à un choix initial de recherche. En effet, les pratiquantes de nos salles étaient, d’une part, trop peu nombreuses, et, d’autre part, leur type d’engagement ne correspondait pas à la philosophie du bodybuilding investiguée dans notre recherche. De plus, notre connaissance du terrain nous a permis de tenir compte de ce paramètre pour sélectionner les pratiquants[2].

Ces points étant précisés, nous présentons les principales caractéristiques de ces 30 pratiquants dans les tableaux suivants, selon qu’ils appartiennent à la catégorie ectomorphe (tableau 1), mésomorphe (tableau 2) ou endomorphe (tableau 3) :

Tableau 1 : Principales caractéristiques des bodybuilders ectomorphes

Tableau 1 : Principales caractéristiques des bodybuilders ectomorphes

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Tableau 2 : Principales caractéristiques des bodybuilders mésomorphes

Tableau 2 : Principales caractéristiques des bodybuilders mésomorphes

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Tableau 3 : Principales caractéristiques des bodybuilders endomorphes

Tableau 3 : Principales caractéristiques des bodybuilders endomorphes

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Notre grille d’observation et notre guide d’entretien ont donc été construits pour recenser des données relatives à l’engagement. Ce dernier se décline en cinq composantes, elles-mêmes réunies en deux grands regroupements, comme le précise le tableau ci-après (tableau 4) :

Tableau 4 : Grille d’analyse des données de terrain

Tableau 4 : Grille d’analyse des données de terrain

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Les réponses aux entretiens ont été filtrées à partir de ce prisme. Ainsi, pour chacune des cinq composantes respectives de l’engagement dans la pratique, nous leur avons attribué un score : 0 (faible) ; 0,5 (intermédiaire) ; 1 (élevé), ce qui permet de totaliser un score sur 5. Par déduction, plus le score total pour chaque composante est proche de 5 plus le « degré d’engagement » dans la pratique est fort. En conséquence, pour parvenir à attribuer un score à chaque composante pour tous les pratiquants, nous avons utilisé des (+) et des (-). Lorsque pour chaque composante il y a une majorité de (-), la note de 0 est attribuée, lorsque les (-) et les (+) sont numériquement équivalents, la note de 0,5, et enfin, la note de 1 lorsque les (+) sont plus fréquents que les (-). En effet, nous avons cherché à tenir compte du fait que certains bodybuilders formulent parfois des réponses dont les éléments sont ambivalents, voire contradictoires. De plus, les pondérations ne sont pas toujours les mêmes, selon l’importance que nous avons donnée à une dimension.

Ces éléments de méthode détaillés, nous indiquons dans le tableau ci-après la répartition des bodybuilders en fonction des scores liés à leur degré d’engagement (tableau 5).

Tableau 5 : Scores engagement dans la pratique

Tableau 5 : Scores engagement dans la pratique

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À partir de là, nous sommes en mesure de mettre en relation ces degrés d’engagement à la situation familiale des bodybuilders. Cette dernière correspond à l’état matrimonial, mais aussi à la vision de l’engagement dans la famille : sur ce point, nous pensons en particulier à certains pratiquants, notamment les plus jeunes, qui sont célibataires et qui vivent toujours avec leurs parents. À ce titre, c’est surtout la relation à la famille d’origine, essentiellement avec les parents, qui est déterminante.

Ces points explicités, quatre modèles de bodybuilders seront mis en évidence. C’est en cela que le terme « systémique » de notre grille est important : il révèle la place que le bodybuilding va prendre par rapport à d’autres aspects de la vie quotidienne. Autrement dit, il induit des arbitrages conscientisés menant à une égalité de traitement, une hiérarchie ou des compromis plus ou moins stables autour de ces différents aspects.

Ainsi, en ce qui concerne le rapport à la famille qui nous intéresse ici, nous trouvons tout d’abord les bodybuilders pour qui la centralité du bodybuilding n’est pas présentée comme problématique vis-à-vis de la famille ; puis il y a au contraire ceux qui soulignent les difficultés à concilier les deux. Cet aspect nous paraît déterminant pour évaluer le degré d’engagement des bodybuilders. Si comme le disait Durkheim, la famille, en particulier la parentalité, oblige à être un « fonctionnaire du social », l’individu est prêt à s’oublier pour le collectif, donc à effectuer des concessions. Si ce n’est pas le cas, alors c’est la dimension « entrepreneur du corps » qui prime : la famille est reléguée au second plan par rapport à l’objectif de développement musculaire. À côté de ces deux extrêmes, il y a ceux qui se déclarent prêts à définir des compromis, et ceux qui se situent plutôt dans l’indifférence.

Notre intention désormais est de présenter les quatre modèles précités, en mobilisant pour chacun d’entre eux les cas de bodybuilders qui nous paraissent les plus significatifs.

Quatre modèles de liens entre l’engagement dans la pratique et le rapport à la famille

En croisant le rapport à la famille et l’engagement dans le bodybuilding, quatre modèles sont déterminés.

Les égoïstes

On trouve tout d’abord les « égoïstes », pour qui la pratique prime sur la famille. Cette catégorisation concerne Clément, qui relate que le bodybuilding devient de plus en plus important dans sa vie. Bien que classé dans la catégorie moyenne de l’engagement, il a envie de s’y investir davantage, ce qui pose la question de son rapport à ses parents, compte tenu de son âge : « au début mes parents étaient pas du tout pour que j’en fasse et ils le sont toujours pas d’ailleurs ». Même dans sa vie de couple, s’il est enclin à faire des concessions – car sa conjointe lui reproche d’y passer trop de temps –, elles doivent demeurer limitées, le bodybuilding restant prioritaire : « réduire ça m’arrive de temps en temps, mais arrêter complètement non, c’est hors de question ». Un peu plus âgé mais possédant des points communs avec Clément, Marc, un célibataire assumé, organise sa vie quotidienne autour du bodybuilding et ne souhaite pour l’instant pas entrer dans une relation de couple car « faut que je puisse m’entraîner quoi qu’il arrive ».

De même, il y a le cas intéressant de Sébastien, qui a connu une évolution dans son engagement dans le bodybuilding, précisément pour ce qui est des liens de couple qu’il a noués. Il explique ainsi qu’il n’a pas eu de concession à faire lorsqu’il était très fortement engagé, car il n’avait pas de vie de famille : « j’en avais pas, j’étais tout seul. C’était l’avantage que j’avais par rapport à d’autres gens. Quand j’en ai eu marre, j’ai arrêté, j’ai rencontré une copine ». La fin de la citation laisse clairement transparaître l’impact de l’intégration familiale sur l’investissement dans le bodybuilding, puisque c’est à partir du moment où il a rencontré sa conjointe qu’il a changé de vision. Cependant, bien qu’il aurait pu être classé dans une autre catégorie, nous le maintenons parmi les « égoïstes » dans la mesure où il a passé plus de temps à être un bodybuilder célibataire (15 ans) qu’un bodybuilder en couple (3 ans).

De façon encore plus marquante, l’exemple de Romain interpelle quant à la priorité accordée au bodybuilding au regard de la vie de famille. Cette priorité se révèle clairement lorsqu’il évoque le regard que porte son épouse [présente d’au moment de l’entretien] sur son engagement dans le bodybuilding :

Elle en a plein le cul, c’est à la limite, c’est même trop loin. Elle me dit que je suis trop obsédé… de mon corps, ci et ça. Ouais mais je lui dis « j’en chie tellement pour l’avoir, c’est tellement dur que… », j’ai pas envie de tout perdre du jour au lendemain, voilà… moi je vis pas pour les autres, je vis pour moi.

Il termine en concluant que son épouse peut divorcer si elle n’est pas prête à respecter sa passion : « si ma femme elle me dit divorce, ou sinon c’est la muscu, je divorce ! C’est vrai c’est une obsession ». L’appel du bodybuilding est plus fort que lui : « elle, elle voudrait plus sortir avec moi, moi aussi, j’ai envie, mais je peux pas, je peux pas… c’est à la limite là…. c’est la cata… ».

Cette priorité du bodybuilding fait dire à Gaël que le bodybuilding est un système de vie à part entière. Toute sa vie tourne autour, et sa conjointe doit s’adapter : « ouais parce que c’est la première chose à laquelle je pense quand je me lève. Quand j’me lève, ma journée je l’organise en fonction de ma musculation et de mon entraînement. Je suis égoïste mais si Caro me dit “ce soir tu t’entraînes pas” je suis désolé mais j’y vais ». Il conclut : « c’est pas facile à vivre des gens comme nous parce qu’on est toujours dans la musculation. C’est comme le mec qui a besoin de son pack de bière tout le temps, comme le mec qu’a besoin de fumer… nous c’est la muscu ». Le bodybuilding est donc pour lui plus qu’un sport, « c’est une vie, c’est un mode de vie. Donc ou tu prends tout, ou tu prends rien ».

On le constate, nous avons à faire avec ce groupe des « égoïstes » à des bodybuilders très engagés dans leur sport, et qui, « pris au jeu », considèrent que cet investissement doit rester prioritaire par rapport au positionnement familial. Si certains sont célibataires, ceux en situation de couple vivent de ce fait parfois des tensions assumées avec leur conjointe.

Ces tensions ne sont pas soulignées par les « indifférents », pour qui l’arbitrage bodybuilding-famille ne semble pas se poser.

Les indifférents

En ce qui concerne ce groupe des « indifférents », le cas de Lois nous montre que certains bodybuilders n’opposent pas le bodybuilding et la famille. S’il reconnaît qu’il peut y avoir des tensions au sein d’un couple si un des deux conjoints n’est pas investi dans le bodybuilding, ce n’est pas son cas car sa conjointe pratique, ce qui change tout à ses yeux. C’est ce que confirme Thierry, qui ne rapporte pas non plus de difficultés au niveau du couple, bien que le bodybuilding soit au cœur de son existence : « il a une grosse place dans ma vie maintenant depuis tant d’années. Il fait même partie de ma vie. Ça fait vraiment partie de ma vie. A part entière ».

De même, selon William, l’importance prise par le bodybuilding dans sa vie fait qu’il estime ne pas être en mesure de réaliser d’autres activités. Il dit par contre que ce n’est pas contraignant pour sa vie de couple, à nouveau parce qu’il met en avant que sa conjointe « vit » aussi bodybuilding, au sens où elle est très engagée elle aussi.

C’est un vécu partagé par Elliot, même si le bodybuilding occupe une place telle dans son quotidien qu’il considère qu’elle est obsessionnelle : « j’ai trop besoin du body pour m’apaiser en fin de compte, je suis pas bien si je vais pas à la salle de sport, je suis devenu addict à ça ». Mais il pense que sa relation de couple n’en est pas perturbée pour autant, car sa conjointe pratique elle-même, étant dans la même logique que lui. Elle a d’ailleurs un rôle régulateur, notamment en ce qui concerne la prise des produits interdits : « dans le couple, ma femme est totalement au courant de ce que je prends et au contraire, je voulais que quelqu’un dans ma famille soit au courant pour… pouvoir me dire, “stop, ça va trop loin”, et qui me contrôle ».

La situation de Romain est proche, au sens où le bodybuilding possède « une place quand même assez importante, beaucoup de choses s’organisent autour de ça, et puis par exemple en vacances j’essaye toujours de m’entraîner, de trouver un club de muscu ou pas partir trop longtemps. Et puis ma femme pratique aussi donc pour les repas c’est plus facile ». Il précise : « si tu te renfermes trop sur ton corps à un moment donné tu penses qu’à ça. Je pense qu’au début j’avais un peu ce côté obsessionnel. Maintenant moins car j’ai d’autres choses dans ma vie, surtout ma famille ».

Enfin, citons l’exemple de Timéo : accordant aussi une place centrale au bodybuilding, il dit ne pas avoir de problèmes pour la compatibilité avec sa vie de couple. Au contraire, comme le bodybuilding oblige à mieux s’organiser, cela est même selon lui favorable à la vie de couple, car il est en mesure de pouvoir passer plus de temps avec sa conjointe.

En résumé, ces « indifférents » mettent en avant une compatibilité certaine entre bodybuilding et vie de famille, sachant que pour la plupart d’entre eux, il s’agit de bodybuilders très engagés dans la pratique. Or ce paradoxe n’est qu’apparent puisque hormis Timéo cité ci-dessus, tous ont une conjointe qui pratique et qui se situe dans la même logique. Autrement dit, ce n’est pas tant l’appel de la famille qui réduit l’investissement dans le bodybuilding, permettant la compatibilité ; c’est le bodybuilding lui-même qui reconfigure la vie de famille, et qui rend l’association possible. En conséquence, au-delà des apparences, le bodybuilding demeure prioritaire, ce qui fait que ces bodybuilders auraient pu être classés dans la première catégorie.

On perçoit mieux alors dans quelle mesure l’engagement élevé dans le bodybuilding peut être « sans partage », ou « sans concessions » comme le caractérise Gaël, membre des « égoïstes ». D’autres bodybuilders non encore cités le savent bien, puisqu’ils sont parvenus à un stade où ils vont devoir « négocier » avec leur famille pour continuer à s’investir fortement dans la pratique.

Les négociateurs

Pour les bodybuilders faisant partie du groupe des « négociateurs », la relation à la famille est sous tension permanente du fait de l’engagement élevé dans le bodybuilding, ce qui nécessite l’élaboration de compromis.

Matis tout d’abord commence par rappeler qu’il doit sans cesse négocier au niveau des repas de famille : « ben moi en fait, qu’il y ait du monde à la maison ou pas, je fais mon repas à côté. Quand y a un repas que j’ai pas envie de manger, je fais mon repas ». Mathieu, bien que débutant, commence aussi par souligner ce point. En effet, la pratique prend de plus en plus d’importance, au point de devenir parfois contradictoire avec la vie de famille : « soit je mange à peu près comme eux, ou si je trouve que c’est pas assez protéiné, je me refais un petit truc à côté ».

De même, Thibault considère que le bodybuilding occupe une place centrale dans sa vie, quasiment « un esclavage, parce que tu sais plus t’en passer, tu sais plus t’en passer. C’est une catastrophe. J’me suis dit “bon maintenant t’es esclave de ton corps” ». C’est pour cette raison que le bodybuilding rentre parfois en tension avec sa vie de couple : « ouais, donc, j’ai eu des couples où ça m’a posé des problèmes. J’étais un exemple, mais les autres qui comprenaient pas, oui, c’était un problème… quand moi je prends des trucs ici sans sauces, machin et elle elle prend des… [il marque une pause] ça fait chier ».

Cédric a connu aussi ce genre de problème il y a quelques années, même s’il est moins engagé depuis, puisqu’il commence par dire clairement que « faut remercier ma femme qui m’a supporté ». En effet, ce sport est contraignant, au-delà même des règles d’entraînement et de diététique :

quand t’es tellement passionné, t’organises ta vie, c’est pour ça quand les gens te disent « oh j’ai pas le temps », c’est pas une question de temps, c’est une question d’organisation, de priorité… c’était le centre de ma vie… [il souffle] à un certain moment faut arrêter. Et j’étais nuit et jour et jour et nuit.

Son compromis à lui a été de faire en sorte que sa femme partage la philosophie du bodybuilding, alors qu’elle n’aimait pas du tout au début de leur relation : « elle aimait pas le body au départ. Et c’est en parlant, en discutant qu’elle a appris à le connaître, à savoir ce que je pensais des gens, et voilà. Et j’ai même réussi à lui faire faire de la compétition, deux années de suite championnat de France ».

C’est une stratégie que Lucas aimerait mettre en œuvre, car son engagement élevé dans le bodybuilding commence à lui poser des problèmes de couple : « ça devient même obsessionnel parce que ça pèse aussi sur le couple, j’ai une amie, et elle comprend pas. Elle est pas sportive, j’essaye de la mettre petit à petit, donc là aujourd’hui oui c’est assez pesant par rapport à ça ».

Pour Théo aussi, tout s’organise autour du bodybuilding :

J’arrive pas à arrêter la muscu, même une semaine à faire une pause. Tout le temps faut que j’y aille, que j’y aille et y a des fois, où je me dis putain enfin voilà, je devrais passer mon temps à faire autre chose, mais non, je peux pas. C’est tellement maladif, c’est tellement obsessionnel, que j’ai franchi des caps qui à la base étaient hors de question que je franchisse.

C’est pourquoi il craint un impact négatif à terme au niveau de la relation de couple, bien qu’il ait tenté lui aussi de convertir à sa manière sa conjointe à la pratique. Concrètement, il lui a fait découvrir la pratique, et surtout, il a été obligé de lui avouer qu’il prenait certaines substances en injection, et en a profité pour lui demander qu’elle lui injecte elle-même pour créer une complicité dans l’engagement. Si elle a accepté, c’était dans son esprit uniquement à court terme, pour qu’il pense justement à l’avenir à ralentir son engagement, pour se consacrer davantage à sa famille : « quand j’aurai des gamins, j’espère que ça arrêtera ».

Si Théo a accepté le deal, il perçoit la difficulté à le concrétiser tant sa dépendance au bodybuilding est forte : « elle aime pas trop la musculation, tout ça, elle aime pas trop les gars trop musclés. Même là elle me dit, maintenant tu arrêtes, c’est fini… mais bon, j’ai encore envie, j’ai envie d’essayer autre chose ». D’où le fait qu’il ne souhaite pas que sa conjointe s’entraîne dans la même salle que lui, car elle jouerait trop le rôle d’« entrepreneure de morale » au sens de Becker (Becker, 1985 [1963]) : « je me sentirais pas à l’aise si elle était là, je me sentirais surveillé, c’est mon coin, c’est mon endroit, je fais ma muscu avec les gens que je connais ».

Comme le cas de Théo l’illustre, les « négociateurs » cherchent en permanence à élaborer des stratégies pour continuer à s’investir dans une pratique vis-à-vis de laquelle ils sont fortement engagés, tout en maintenant des relations familiales. Ce sont des compromis fragiles qui sont alors élaborés et mis en œuvre, avec là encore la stratégie de la « convertie » : c’est en intégrant d’une manière ou d’une autre la conjointe à la pratique que le bodybuilder « négociateur » espère être en mesure de pouvoir concilier l’engagement dans les deux sphères.

Par contre, c’est une stratégie à « double face », dans la mesure où la conversion de la conjointe doit se réaliser à condition qu’elle renforce l’engagement dans le bodybuilding. Si ce n’est pas le cas, comme le cas de Théo nous le montre, il faut retrouver des espaces et des temps à soi, où l’investissement dans le bodybuilding est total. En d’autres termes, parce que ce sont des « négociateurs », ces bodybuilders jouent sur l’asymétrie d’information pour préserver un certain secret, nécessaire pour continuer à aller plus loin dans le bodybuilding. Selon nous, au-delà des apparences encore une fois, cela démontre la force de l’engagement dans le bodybuilding, à travers des effets d’engrenage difficilement maîtrisables.

Pour autant, un dernier groupe de bodybuilders semblerait démontrer que la famille peut s’avérer plus importante que la pratique : il s’agit des « régulés ».

Les régulés 

Au sein du groupe des « régulés », nous trouvons des bodybuilders déclarant que la famille prime sur la pratique. Nous trouvons dans ce groupe des individus tels qu’Elouan, Joris, Diego, pour qui la vie de famille passe avant, ou encore Nahel, affirmant percevoir le bodybuilding comme un pur loisir, ce qui implique qu’il a d’autres priorités dans la vie et privilégie la vie de famille. En donnant l’exemple de la hiérarchie entre un entraînement et l’investissement dans la famille, il affirme qu’il est prêt à rater des entraînements s’il le faut, sans culpabiliser.

On retrouve un profil similaire chez Benoît, qui précise que bien qu’important, le bodybuilding ne constitue pas le cœur de son existence : « la priorité c’est pas la muscu, c’est pas le centre de ma vie. Depuis que j’ai rencontré ma femme, j’ai changé de boulot, j’ai fait autre chose de ma vie, du coup la priorité c’est ma famille et ma réussite professionnelle, la muscu vient en trois».

Si nous avons donc affaire à des bodybuilders modérés au sens où l’engagement dans le sport est relativement moins important que l’investissement familial, il est fondamental également de considérer leur engagement dans la pratique dans l’absolu. En d’autres termes, nous accordons un fort crédit à leur degré d’engagement dans le bodybuilding qui, hormis pour Benoît, est moyen voire faible. Les bodybuilders les plus régulés sont ceux qui sont aussi les moins engagés.

Compte tenu des développements précédents, qui ont permis de mettre en avant des effets d’engrenage en termes d’engagement dans le bodybuilding, impliquant une réorganisation systémique de la vie quotidienne – notamment de la vie de famille – nous serions tenté de considérer que la famille ne peut exercer son rôle régulateur que lorsque l’engagement est modéré. Plus les bodybuilders franchissent des paliers dans l’engagement, plus le rapport à la famille est modifié pour qu’il aille dans le sens de cet engagement. Cela signifie soit être ou devenir célibataire, soit trouver des arrangements qui vont amener la conjointe à entrer dans la pratique d’une manière ou d’une autre. Si cela était clairement visible chez les « égoïstes », nous avons également constaté la validité de cette relation pour la plupart des « indifférents » et des « négociateurs ».

En somme, comme le résume le tableau suivant, les trois groupes précités constituent la majeure partie des bodybuilders de notre étude (tableau 6) :

Tableau 6 : Répartition des bodybuilders selon les groupes

Tableau 6 : Répartition des bodybuilders selon les groupes

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Dans cette perspective, puisque dans la majorité des cas le bodybuilding semble prendre le pas sur les rapports à la famille, cela signifierait que la dimension corporelle de leur identité est plus importante que la dimension relationnelle liée à l’appartenance familiale. Plus précisément, comme notre étude porte sur 30 bodybuilders hétérosexuels, c’est la question de l’identité masculine qui est posée derrière la relation investiguée ici, puisque les rapports entre leur corps et leur identité sont concernés.

Quelle identité masculine pour ces bodybuilders ?

Comme pour l’engagement dans le bodybuilding, nous avons cherché à mettre en évidence le rapport de chaque pratiquant à sa vision de l’identité masculine, avec bien évidemment le corps comme principal ancrage visible des représentations de la masculinité et de la virilité (Corbin et al., 2011). A partir des travaux de Mathieu (1991), mais aussi de Goffman (2002 [1977]), Carrigan et al. (1985) et West et Zimmerman (1987), nous avons ainsi défini l’identité de sexe comme la façon pour un bodybuilder de se sentir homme, en fonction des attentes liées au genre. Le genre impose une réinterprétation des caractéristiques biologiques dans le sens d’une binarisation des rapports entre les sexes, comme à l’intérieur des groupes de sexe. Le genre crée une hiérarchie entre les groupes de sexe à l’avantage de celui des hommes (Delphy, 1991).

En référence au genre et à l’identité de sexe, il semble fondamental de rappeler ici les apports de Mathieu (1991 : 231), qui distingue « identité sexuelle », « identité sexuée » et « identité de sexe » :

– l’identité sexuelle est « basée sur une conscience individualiste du sexe. Correspondance homologique entre sexe et genre ». Elle renvoie à une dimension très individualiste du vécu psychologique du sexe biologique ;

– l’identité sexuée est fondée quant à elle « sur une conscience de groupe. Correspondance analogique entre sexe et genre : le genre symbolise le sexe (et inversement) ». Elle lie plus fortement l’individu à une conscience de groupe, dans la mesure où ce dernier imprime voire impose des comportements sociaux en fonction du sexe biologique ;

– enfin, l’identité de sexe est « basée sur une conscience de classe. Correspondance sociologique entre sexe et genre : le genre construit le sexe ».

Selon cette distinction, l’identité sexuelle part du principe que les différences biologiques sont premières et explicatives des comportements sociaux individuels. Elle correspond à un déterminisme biologique créant une simple adéquation unilatérale, un pur reflet entre le sexe biologique et le sexe social. D’un point de vue sociologique, le risque d’une centration sur l’identité sexuelle est alors de donner trop d’importance au biologique et de produire une « cécité du genre » (gender-blindness), donc de ne pas suffisamment rendre compte des origines sociales des principes de différenciation hommes/femmes.

De plus, cette conception est fixiste et très dichotomiqueconcernant l’identité d’un individu, selon une logique causale réductrice : tel individu peut être indiscutablement classifié dans une des deux catégories de sexe en fonction de ses organes génitaux, et si tel individu possède tel sexe, il adopte forcément tel comportement social. En d’autres termes, il existe une bipartition de la société en deux catégories en fonction du sexe anatomique des individus.

L’identité sexuée et, dans une plus grande mesure, l’identité de sexe, amènent à moins réifier et figer cette relation, donc à concevoir celle-ci comme toujours évolutive car fonction des rapports sociaux au sein d’une société donnée. Ces deux concepts insistent davantage sur l’idée de processus, dont la nature et la configuration dépendent à la fois de l’état d’une société (dimension objective) et des interactions sociales, tout comme des perceptions individuelles relatives aux rapports entre les sexes (dimension subjective). Cependant, l’identité sexuée renvoie à une conception « essentialiste », dans laquelle se reconnaît Walby (1997), par exemple. Pour celle-ci, si le genre est bien un construit social, il est lié à l’idée qu’il existe préalablement des différences naturelles entre les sexes définissant des essences masculines et féminines. Pour elle, les différences de sexe restent premières et naturelles, et les inégalités de genre sont construites à partir de la perception de ces différences universelles et a-historiques.

Ce mode de conceptualisation s’appuie toujours sur l’existence de deux groupes de sexe clairement séparés, qu’ils soient complémentaires ou opposés. Dans cette conception, comme les rapports sociaux entre les sexes se basent avant tout sur le biologique, la masculinité et la féminité restent fondamentalement assignées selon le sexe, avec l’idée d’« un présupposé non examiné : celui d’une antécédence du sexe sur le genre et que si ce présupposé est explicable historiquement, il n’est pas justifiable théoriquement » (Delphy, 2001 : 248).

C’est pourquoi, avec le concept d’identité de sexe, la perspective est radicalement différente en nature, et pas seulement en degré, induisant que les relations entre processus sociaux, culturels et biologiques sont plus complexes et réflexives (West et Zimmerman, 1987). En adhérant à ce cadre de pensée, la notion de genre prend alors un tout autre sens. Il ne s’agit plus de la part sociale « rajoutée » à une dimension biologique préexistante et « vraie » en quelque sorte, mais d’un système social à la fois construit (puisqu’il divise les individus en catégories de sexe qui sont hiérarchisées) et signifiant (dans la mesure où il structure fortement les catégories de pensée). Autrement dit, « le genre peut ainsi être défini comme un système de bicatégorisation hiérarchisé entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées (masculin/féminin) » (Bereni et al., 2008 : 7).

Selon cette acception, le genre permet de prendre en compte non seulement l’aspect social du sexe biologique, mais surtout de rendre le social autonome, c’est-à-dire doté d’une causalité propre irréductible à des lois biologiques. Ce qui est intéressant ici, c’est de considérer que les rapports entre sexe et genre sont sociologiques mais aussi politiques, en particulier parce que le biologique est utilisé à ces fins. Les sociétés tendent en effet à s’appuyer sur cette dimension pour construire la hiérarchie du genre, et à la manipuler en fonction de cette différence sociale (Mathieu, 1991).

Dans le cas des hommes, c’est dans cette logique qu’ils apprennent à se construire, en se référant à un « hub » de la masculinité qui fédère le collectif. Ce « hub » est le cœur de la masculinité hégémonique, qui constitue un point d’ancrage de chaque homme lors de la construction de son identité de sexe, notamment à travers la socialisation. Cet ancrage est plus ou moins fort, car plus ou moins plébiscité ou contesté selon les individus. Certains hommes peuvent vouloir contrer cet ancrage, en se définissant à travers d’autres modèles identitaires, qui les font parfois se distancier du « masculin », voire du groupe des hommes construits socialement. Cela montre que le genre, au-delà d’être un système structurant et signifiant marqué par la logique dualiste précitée, est aussi complexe car évolutif, marqué par des pluralités et des possibilités de changement (Kimmel, 2013).

Nous résumons les précisions précédentes à travers le schéma suivant (schéma 1) :

Fig. 1

Schéma 1 : Le modèle Hub and spoke

Schéma 1 : Le modèle Hub and spoke

Source : Vallet, 2014b.

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Or le bodybuilding masculin s’est construit historiquement dans la valorisation de la référence au « hub » des hommes, capable de valoriser des attributs spécifiquement masculins (Lafrance, 2012) tout comme de se distancier des femmes et du féminin (Klein, 1993). De même, le bodybuilding est présenté comme une pratique permettant de sélectionner les meilleurs à l’intérieur du groupe des hommes (Reynolds et Weider, 1989), qui sont des « vrais mâles » (Lafrance, 2012 : 123). C’est en cela que nous retrouvons les deux dimensions de l’identité présentées en introduction, à savoir l’« identité-idem » (qui rassemble) et l’« identité-ipse » (qui distingue). Dans le bodybuilding, le corps est en particulier un support important de ce processus, et de l’affichage de l’appartenance au « hub ». Le corps acquiert un statut d’entité active, et non plus passive (Lafrance, 2007 : 164). Nous avons voulu en tenir compte pour positionner les pratiquants au regard de leur identité de sexe, définie à partir des critères suivants (tableau 7) :

Tableau 7 : L’identité de sexe masculine

Tableau 7 : L’identité de sexe masculine

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Comme pour le degré d’engagement dans la pratique, nous avons construit un indice synthétique permettant de situer les pratiquants. En croisant ces scores avec l’engagement, cela donne la répartition suivante (tableau 8) :

Tableau 8 : Scores croisés identité masculine-engagement dans la pratique

Tableau 8 : Scores croisés identité masculine-engagement dans la pratique

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La question de la faiblesse ressentie de l’identité est très présente parmi les bodybuilders, puisque 24 d’entre eux enregistrent des scores faibles au regard de ce critère. De ce point de vue, les entretiens font clairement apparaître une vision du corps comme « valeur refuge », un point d’ancrage dans un monde que ne maîtrisent pas les bodybuilders (Le Breton, 2004). Autrement dit, il s’agit d’individus s’inscrivant dans ce que Castelain-Meunier (2006) appelle le « masculin défensif », et qui voient dans l’augmentation du corps un moyen d’exister en tant qu’être masculin, confirmant la logique mise en avant par les grands promoteurs de ce sport (Reynolds et Weider, 1989).

En somme, pour ces pratiquants, le bodybuilding a été clairement choisi pour se forger une identité masculine associée à la puissance corporelle affichée, ce qui explique la volonté de s’engager dans la pratique. De ce point de vue, cela correspondrait aux coûts de la masculinité mis en avant par certains, où la conformation du corps à la norme de toute puissance masculine est une référence identitaire lors du processus de socialisation masculine (Bourdieu, 1998 ; Dulong et al., 2012).

Par contre, nos données font apparaître une transformation des motivations au fil du temps, renvoyant à l’idée de « carrière » évoquée supra. Effectivement, le rapport au corps semble surtout central au moment de l’entrée dans la pratique, c’est-à-dire, pour notre groupe étudié, à la fin de l’adolescence et au début de la vie d’adulte. Concrètement, l’âge moyen d’entrée dans la pratique est de 19,6 ans, au moment où la solidification de l’identité de sexe s’effectue, et où il faut chercher à s’ancrer à des modèles stables face à la pluralité des références (Duret, 1999).

Cependant, cette motivation évolue au fil du temps, puisque, pour reprendre l’expression fréquemment ressortie au moment des entretiens, ces bodybuilders « se prennent au jeu » en avançant dans le degré d’engagement dans la pratique. Ce qui compte n’est plus d’associer directement les progrès corporels enregistrés à l’identité de sexe masculine, mais de travailler le corps tel un objet que l’on maîtrise et que l’on façonne à souhait. Dans ce cas, l’identité individuelle se joue dans la capacité à atteindre les objectifs fixés, dans la logique de projet évoquée au début de l’article. C’est cette exigence qui crée une corrélation positive entre résultats obtenus et degré d’engagement dans la pratique, et qui impose progressivement les arbitrages avec d’autres sphères comme la famille, tel que nous l’avons décrit.

Ainsi, l’identité masculine change de point d’ancrage au fil de l’engagement dans la pratique. Si le corps est toujours au centre de celle-ci, c’est sa signification individuelle et sociale qui évolue. Il ne s’agit plus d’augmenter le corps dans une logique de puissance affichée, visant à donner de la certitude visible au « masculin défensif » dans le monde de compétition masculine. Il s’agit de l’augmenter pour démontrer une certaine maîtrise sur un monde changeant, révélant de fait la capacité de l’individu qui le porte à être en mesure d’entreprendre et de réaliser un projet (Turner, 1996).

C’est particulièrement important pour les bodybuilders connaissant la précarité du travail et de l’emploi : le travail du corps apparaît pour certains d’entre eux comme un substitut à un statut professionnel qui ne fait pas sens, et dans lequel un ancrage identitaire est défaillant. Au contraire, parce que l’identité de sexe masculine se joue aussi dans la sphère associée au monde du travail, des bodybuilders se forgent la certitude mentale que le travail du corps et ses résultats obtenus dans le cadre du bodybuilding leur permettent de se définir une identité positive, car ils sont parvenus à produire un objet, de la conception à la réalisation. C’est ce que Vallet (2014b) met en évidence lorsqu’il parle des bodybuilders rattachés au modèle de la « substitution », c’est-à-dire ceux pour qui le travail du corps dans le bodybuilding est perçu comme une activité qui remplace le travail professionnel, car le sens porté par le premier est supérieur à celui associé au second. D’où par exemple le fait que la référence à la douleur soit tant sacralisée dans ce sport, puisqu’elle est inhérente au travail.

Pour ces bodybuilders, le travail prend le sens que lui donnait Marx, où l’homme retrouve son essence car il maîtrise son objet produit, et le façonne à sa guise (Durand, 1995). Le bodybuilder devient un homo faber, comme le confirment plusieurs bodybuilders : « pour moi, c’est comme un mec qui va sculpter quelque chose » (Gaël) : « c’est un art plastique, sculpter son corps pour avoir un beau corps » (Damien) ; « la culture physique, c’est comme de la sculpture à la base, j’ai l’impression, c’est ça, quelqu’un qui se modèle, comme de la pâte à modeler » (Elliot) ; « c’est un art, comme un sculpteur, comme un sculpteur, pareil » (Clovis). De façon plus générale, Timéo affirme : « on a l’impression d’avoir une maîtrise de soi si on n’arrive pas à avoir une maîtrise de sa vie, on arrive quelque peu à maîtriser son corps, et à le façonner ».

Conclusion

Cet article a cherché à mettre en correspondance l’engagement dans le bodybuilding et le rapport à la famille, à partir de données de terrain recueillies auprès de 30 pratiquants hétérosexuels. Nous sommes alors parvenu à identifier quatre modèles de bodybuilders : les « égoïstes », les « indifférents », les « négociateurs », les « régulés ». Ces profils parviennent notamment à établir des hiérarchies entre les deux variables précitées, du moins en apparence. Effectivement, nous montrons que l’engagement dans le bodybuilding est tel chez la plupart des pratiquants qu’il implique nécessairement une soumission de l’engagement dans la famille. Rares sont les bodybuilders qui mettent les deux sur le même plan, ou qui renversent la hiérarchie.

Cette force de l’engagement dans la pratique correspond au fait que le bodybuilding est un sport total, impliquant « tout » l’individu lorsqu’il « se prend au jeu ». Il y a alors nécessité de reconfigurer l’environnement du bodybuilder, dont la famille. Celle-ci doit être une instance qui renforce l’engagement, et ne le restreint pas. Or nous avons aussi mis en avant que cet engrenage est à relier à la question de l’identité de sexe masculine. Si le bodybuilding est majoritairement perçu, lors de l’entrée dans la pratique, comme un moyen de construire et stabiliser l’identité de sexe masculine par le corps augmenté, il devient au fil de l’engagement une source de valorisation d’un « objet » produit – le corps. C’est en ce sens que l’identité masculine est en jeu, car c’est par travail du corps, en particulier relativement au travail professionnel défaillant, que le pratiquant se construit, et donc qu’il est prêt à mettre au second plan des relations jugées subalternes, comme celles de la famille.

Certes, il conviendrait d’aller plus loin dans l’étude du lien entre engagement dans le bodybuilding et engagement dans la famille. En particulier, une mise en perspective plus fine du degré d’engagement dans ce sport selon le statut matrimonial (concubinage, mariage, union libre) mériterait d’être réalisée. De même, une distinction selon le nombre d’enfants serait particulièrement heuristique, car cette variable est susceptible, à nos yeux, de changer le rapport individuel au bodybuilding. Enfin, notre étude étant centrée uniquement sur des bodybuilders mâles, il conviendrait de mettre en place le même protocole de recherche auprès de femmes : sont-elles engagées de la même manière dans la pratique ? Quel type de hiérarchie opèrent-elles entre l’engagement dans le bodybuilding et l’engagement dans la famille ? Ces interrogations nous révèlent les limites de notre contribution, que nous reconnaissons.

Pour autant, dans le cadre de la recherche que nous avons conduite, l’analyse de nos données de terrain montre clairement que la famille est « mise à mâle » par le bodybuilding, progressivement mais sûrement. C’est pour cette raison que nous avons mobilisé le terme de « carrière » : le parcours dans le bodybuilding, en fonction des circonstances, va amener chacun à se positionner par rapport aux implications de ce sport, en lui donnant un statut principal ou subordonné par rapport à d’autres activités (Becker, 1985 [1963]). Plus le bodybuilding possède un statut principal, plus il est nécessaire de se concentrer sur les implications de ce sport, c’est-à-dire de le considérer comme central voire hégémonique dans la vie. Ainsi, si la « carrière » au sens sociologique a des liens évidents avec celle du monde professionnel (Hughes, 1996), elle peut également pour nous être rattachée symboliquement au domaine de la production de matières premières et de la construction d’un bâtiment.

La « carrière » est une production dont la réalisation nécessite, telle une carrière de roches, de creuser. Le fait de creuser amène un individu à aller potentiellement de plus en plus loin. Et c’est à partir de ce qu’il réalise dans la « carrière » qu’il se construit… ou s’autodétruit. Car, comme le résume Pierre, un bodybuilder de notre étude, « donc il reste un long chemin… et s’il faut arriver quelque part… ça je sais pas s’il faut arriver quelque part… ». C’est simultanément toute la beauté et le drame du bodybuilding.