Corps de l’article

Introduction

L'historiographie québécoise est particulièrement riche en travaux sur la reproduction sociale en milieu paysan au XIXe siècle, reproduction souvent étudiée en tant que système (entre autres : Bouchard, 1996 ; Bonnain et al., 1992 ; Gervais, 1996). L'économie domestique des ménages ouvriers est également bien connue (Bradbury, 1995). Les acquis sont plus minces en ce qui concerne la bourgeoisie (Young, 2014). Toutes ces études ont mis en lumière l'importance des stratégies relatives aux terres, aux salaires et aux héritages pour le maintien des familles et leur mobilité sociale éventuelle. Les recherches sur les disputes financières intrafamiliales demeurent toutefois assez peu nombreuses (Gossage, 1998 ; Nootens, 2006 ; Postolec, 1998). Or, l'économie domestique était le premier rempart contre la précarité. Dans les milieux où l'on disposait d'un patrimoine quelconque, la transmission de biens jouait un rôle crucial dans l'établissement des enfants. Ainsi, une mésentente à propos de l'usage et de la propriété des actifs familiaux pouvait être lourde de conséquences pour les individus en cause et leur lignée (Nootens, 2005).

Les archives de la Cour supérieure pour le district de Trois-Rivières, région rurale située à mi-chemin des grands centres de Montréal et de Québec, renferment trois catégories de litiges qu'il est possible de relier à des phases spécifiques du cycle de vie familiale. La prise en charge des mineurs et de leurs avoirs prêtait parfois à contestation ; une déconfiture financière appréhendée pouvait conduire des femmes mariées à requérir une séparation de biens en justice ; testaments et donations ont vu des familles s'entredéchirer. L'enfance, le mariage et la mort avaient leurs dangers. Nous nous limiterons ici aux affaires concernant le patrimoine de mineurs. Ces procès étaient rares : un échantillonnage aux dix ans des poursuites entendues par le même tribunal et dans le même district, de 1850 à 1920, n'en a révélé que dix.

Il n'y a pas lieu de s'en étonner. Nécessité faisait loi : la cohésion des familles était bien ce qui rendait possible leur maintien dans la durée. Cette cohésion se doublait de rapports d'autorité favorisant largement patriarches et chefs de ménage. Qui plus est, le patrimoine et les rapports familiaux étaient lourdement institutionnalisés au XIXe siècle, sous l'égide du droit civil. Les obligations inscrites dans le Code civil du Bas-Canada - telle la responsabilité faite aux maris de « recevoir » leur épouse -, les contrats de mariage, les donations et les testaments permettaient aux familles d'établir, dans la mesure de leurs capacités, les règles de leur fonctionnement et de se ménager un espace de possibles, tout en protégeant de manière relative les acteurs les plus faibles de l'ordre familial et juridique, en l'occurrence les femmes et les enfants (Garneau, 2012). Ces arrangements pouvaient néanmoins engendrer des rancœurs ou être mis à mal par des événements hors du contrôle des populations, tel un revirement de la conjoncture. De ce fait, les chercheurs doivent de concert impérativement tenir compte de la nature et de l'intensité des liens de droit qui structuraient les familles, de la configuration variable de leurs ressources ainsi que de leur rapport à la durée et aux accidents de l'existence.

Certaines affaires de tutelle aux mineurs renvoient à des situations de crise, sans découler de conflits familiaux proprement dits (pour l'Ancien Régime, voir Perrier, 1998 et Garneau, 2000). C'est le cas de la faillite d'un tuteur qui doit de l'argent, simultanément, à ses créanciers et à l'enfant sous sa garde[1]. Noël Durant, pour sa part, est destitué de la tutelle à ses quatre jeunes enfants. Le veuf les a tout simplement abandonnés en juillet 1849 pour partir aux États-Unis, où il a été vu en prison. Les mineurs ont été recueillis par des habitants de sa paroisse d'origine, dont un oncle maternel[2]. Trois litiges d'envergure ressortent du lot[3]. Le premier voit une veuve, Adeline Martin, croiser le fer avec sa belle-famille - qui inclut des mineurs - à propos de la succession de son défunt mari. Les deux autres dossiers mettent en scène des individus forcés d'expliquer la manière dont ils ont pris soin de la personne et du patrimoine d'enfants et d'adolescents. Les époux de trois filles de feu Amable Héroux poursuivent à ce titre le second mari de celle-ci, près de 20 ans après les faits. Adélard Boisvert, quant à lui, s'en prend à sa mère et à son beau-père. Trois lignées de cultivateurs sont en cause, et pas nécessairement des plus pauvres. Il y avait des biens à administrer. Ce patrimoine familial a suscité de surcroît espérances, convoitises et soupçons.

L'examen microsociologique de ces affaires de famille met en lumière deux phénomènes. Le premier est l'effet des décès précoces sur les liens de droit qui structurent les lignées, en particulier les choix faits au moyen des contrats de mariage et des testaments. Le second est la manière dont les populations se représentent le coût des adolescents et la valeur de leur apport à l'économie domestique. Le veuvage, le remariage et la tutelle ont des conséquences particulières du point de vue des rapports entre droit civil et familles. Un double effet doit être pris en compte. Il y a juridicisation, transformation en objets de droit de prestations intrafamiliales « naturelles » en temps ordinaire. De même, on assiste à une monétarisation de ces mêmes prestations. Une poursuite en bonne et due forme implique d'expliciter ces pratiques et d'en donner une mesure : le tribunal ne peut condamner un débiteur à un remboursement approximatif. Aussi, tout est affaire de preuve. Parents, amis et voisins sont convoqués en justice, car ils peuvent avoir quelque chose à dire sur la tenue d'une exploitation et la manière dont les enfants ont été traités. Ces dépositions traduisent des rapports d'interconnaissance extrêmement étroits. Si le quotidien des familles n'est pas exactement surveillé, la vie privée est encore toute relative dans les campagnes québécoises de la seconde moitié du XIXe siècle. Ces témoins répondent en fait assez mal à ce que la justice attend d'eux. Chiffrer l'entretien d'un enfant et la valeur de son travail leur est malaisé, c'est le moins qu'on puisse dire. Nourrir sa progéniture et s'en faire aider en retour, c'est ce que tout le monde fait, spontanément, sans tenir de comptes.

« La dite Adeline Martin s'est mise en possession de tous les biens de la dite communauté » : la succession ab intestat de Théodule Brulé

Un décès trop rapide peut reconfigurer de manière brusque le réseau d'individus en mesure de prétendre à quelques parts des avoirs d'un ménage. Le remariage d'une veuve est certainement propice à un surplus de vigilance : que fait-elle des biens de la première union, en compagnie de son nouvel époux ? De plus, les contours des patrimoines varient. Des transactions avec des tiers, s'il y en a, font entrer en scène un nombre plus ou moins grand de débiteurs et de créanciers qui s'ajoutent au lacis d'apparentés intéressés. Les aléas de la succession de Théodule Brulé illustrent bien ce phénomène de formation, d'éclatement et de reformation de liens juridiques et patrimoniaux au fil des mariages, des décès, des remariages et des transactions sur le marché local[4].

Théodule Brulé naît en 1833 à Maskinongé. Fils du cultivateur - auparavant journalier - Antoine Brulé, il signe un contrat de mariage avec Adeline Martin le 12 octobre 1867. Théodule est probablement revenu prendre femme dans la région de Trois-Rivières. Il possède maintenant des biens aux États-Unis, dans le Middle West ; il déclare habiter Chippewa Falls, Wisconsin. Les promis conviennent de la mise sur pied d'une communauté de biens étendue. Y entreront tous leurs biens meubles et immeubles. Si l'un des promis décède avant l'autre, le survivant aura l'usufruit (droit d'usage) de la part du prédécédé, usufruit valable seulement pour la durée du veuvage et en l'absence d'enfants. L'éventualité de la mort est explicitement prise en compte. Dans le cas où des enfants naîtraient, ils jouiront de l'usufruit de la moitié de la part du défunt à la place de l'époux survivant. Pour un jeune ménage des milieux populaires, il était inutile d'en dire plus, du moins en apparence (figure 1).

Fig. 1

Figure 1. Premier mariage d’Adeline Martin en 1867

Figure 1. Premier mariage d’Adeline Martin en 1867

Source : TP 11, 1870, no 392, Cloutier vs Thibodeau.

-> Voir la liste des figures

Mais Théodule meurt rapidement. Il est inhumé six mois plus tard au Wisconsin, en avril 1868, sans descendance ni dernières volontés. Le resserrement des actifs opéré par le mariage va exploser du fait de ce décès prématuré. Adeline revient au Québec et convole en secondes noces avec un cultivateur, François Thibodeau, en janvier 1870. Thibodeau en est à sa première union. Le remariage met un terme en principe au droit d'Adeline de jouir de la part de Théodule dans la communauté qui les a unis ; les héritiers légaux de ce dernier peuvent maintenant s'en dire propriétaires. Ces héritiers appartiennent à sa fratrie ou sont eux-mêmes les ayants droit de certains de ses frères et sœurs décédés. Il s'agit de son neveu Napoléon Cloutier, fils mineur de feu sa sœur Victoria, de huit neveux et nièces, enfants mineurs de feu son frère Henri, de ses frères et sœurs toujours en vie - Onésime, Fabien, John, Édouard et Adeline - de même que de sa mère, Josephte Béland, veuve de son père Antoine. 15 personnes ont maintenant des droits à faire valoir (figure 2).

Fig. 2

Figure 2. Succession ab intestat de Théodule Brulé

Figure 2. Succession ab intestat de Théodule Brulé

Source : TP 11, 1870, no 392, Cloutier vs Thibodeau.

-> Voir la liste des figures

Le second contrat de mariage d'Adeline diffère sensiblement des conventions passées avec Théodule. Le fait qu'Adeline dispose de biens issus d'un mariage antérieur et que François Thibodeau soit gratifié d'une donation parentale y est pour beaucoup. La communauté est plus restreinte. On la réduit aux acquêts, c'est-à-dire aux biens qui seront acquis durant le mariage. Ce qu'Adeline possède déjà est exclu du patrimoine commun. Surtout, une nouvelle unité agricole est créée. Les parents de François interviennent au contrat pour le gratifier d'une terre de 60 arpents, avec maison et grange, de même que de « [...] tous les animaux, instruments aratoires, meubles de ménage, ustensiles de cuisine et tous autres effets mobiliers [...][5] » leur appartenant. Le couple se donne des garanties. De leur vivant, le donataire ne pourra ni vendre, ni hypothéquer la terre donnée. François s'engage aussi à prendre en charge leurs dettes, à les entretenir et à « [...] les traiter comme un bon fils doit traiter ses père et mère [...][6] ». Ses sœurs seront à sa charge tant qu'elles ne seront pas mariées ; elles devront en échange « [...] travailler à son profit [...][7] ». Il hérite donc simultanément de leur force de travail et de l'obligation de les entretenir. De plus amples recherches seraient nécessaires, notons-le, afin d'établir la fréquence de cette transmission intégrale de responsabilités et prérogatives parentales impliquant de grands enfants en milieu rural. François s'engage même à conduire ses parents et ses sœurs au service divin. Quant à Adeline, une clause précise que lui appartiennent en propre près de 1 500 $, somme constituée de prêts sur hypothèques (figure 3).

Fig. 3

Figure 3. Second mariage d’Adeline Martin et procès (1870)

Figure 3. Second mariage d’Adeline Martin et procès (1870)

Source : TP 11, 1870, no 392, Cloutier vs Thibodeau.

-> Voir la liste des figures

Le lien entre ce second contrat, la première communauté de biens et les prétentions des héritiers de Théodule semble ténu. Mais ces 1 500 $ proviennent de la première communauté. Est-ce véritablement à Adeline ? Le procès démarre en juin 1870 - six mois après le remariage - à la requête de Jean Cloutier, tuteur de son fils Napoléon, neveu et héritier de Théodule. Le demandeur et son avocat sont bien au fait des clauses du premier contrat de mariage. L'usufruit d'Adeline, quant à la part de Théodule, ne devait durer que le temps de son veuvage. Cloutier soutient qu'à la mort de ce dernier « [...] la dite Adéline Martin s'est mise en possession de tous les biens de la dite communauté tant meubles qu'immeubles, sans en faire l'inventaire, a alors commencé à en jouir et en a toujours joui depuis[8] ». Selon lui, ce patrimoine commun vaut 4 000 $. La somme est sujette à caution. Mais en vertu de cette estimation, les frères, les sœurs et la mère de Théodule auraient droit à la moitié du montant, ce qui fait 250 $ par tête, part à répartir parmi les enfants de ceux qui ne sont plus de ce monde. Le jeune Napoléon aurait droit à une part entière de 250 $. Ce capital ferait une bonne différence en vue de l'installation de l'enfant : son père n'est pas riche. Lors de son mariage avec feu Victoria en 1863 à Trois-Rivières, Jean Cloutier était charretier de profession. Au moment de sa nomination comme tuteur, en mars 1870, l'homme est établi comme marchand dans la même petite ville. Les journaux locaux ne semblent pas avoir gardé trace de ses activités. L'acte de tutelle précise qu'il ne possède aucun immeuble pouvant garantir sa bonne administration. Fondée ou non, la réclamation porte en elle l'avenir de l'enfant, tout comme la donation faite à François Thibodeau garantit pour un temps la sécurité matérielle de ses sœurs ainsi que leur mise en service au profit de la famille.

Jean Cloutier demande au tribunal de forcer Adeline et François à rendre compte et à payer la moitié de la communauté aux héritiers légaux de Théodule. Les autres héritiers sautent dans la mêlée seulement à la suite d'un ordre assez tardif du juge, ordre en date du 25 février 1873. L'émigration aux États-Unis hante certaines affaires de famille de la seconde moitié du XIXe siècle. Les frères et sœurs de Théodule sont maintenant tous établis au sud de la frontière, en Illinois ou au Wisconsin. Cette migration groupée n'a pas été motivée par les salaires des manufactures, mais par la disponibilité de terres neuves. Les hommes du clan sont tous cultivateurs. Même le demandeur, Jean Cloutier, aurait tenté sa chance aux États-Unis. Napoléon, au nom duquel il agit, a été baptisé à Troy dans l'État de New York.

Adeline Martin se défend : il ne restait rien de la communauté du premier mariage. Elle ajoute que « tout ce qu'il y avait, même la maison où nous demeurions a été réclamée par le frère de mon mari comme à lui appartenant et je l'ai abandonnée ainsi[9] ». Outre cette maison, Théodule n'aurait jamais possédé qu'une pièce de terre où il coupait du bois. L'immeuble aurait été vendu par un des cousins d'Adeline qui n'aurait rien retiré de la transaction, puisque le produit aurait été consumé en dommages versés pour la coupe d'arbres sur des lots voisins. Pour le reste, soutient Adeline, les avoirs de Théodule sont passés sous le joug de son ancienne belle-famille. La veuve a-t-elle été pressurée par ses ex-beaux-frères ? Certes, elle admet avoir retiré 1 500 $ de son premier mariage. Ce montant, en revanche, n'équivaut même pas à ce à quoi elle avait droit, dit-elle. Le même montant, rappelons-le, a été inscrit dans son second contrat de mariage à titre de sa propriété exclusive.

Le procès ne porte pas uniquement sur la valeur réelle de la première communauté. Jean Cloutier obtient un bref de saisie-arrêt à l'encontre de plusieurs personnes. La saisie en main tierce permet à un demandeur de figer les créances du défendeur afin de mieux garantir le paiement de ce qui pourrait lui revenir. Dans le cas présent, il s'agit de sommes que des tiers ont empruntées à Adeline, de sommes dues à son père, mais payables à elle-même et de sommes dues à son second mari. Ces transactions montrent que les Martin-Thibodeau ne sont pas les plus pauvres des habitants des campagnes. Ils ont été capables d'offrir des prêts, parfois pour des montants non négligeables, à des habitants analphabètes de leur paroisse. Aucun tiers saisi ne sait signer.

La mise en cause de ces petites gens complexifie d'autant le règlement de la succession de Théodule Brulé. Ce n'est pas tout : le second mari d'Adeline a tenté d'effacer la nature réelle des dettes dues à lui-même et à sa femme en avril 1870, quelques mois avant le début du procès. L'homme a probablement vu poindre la poursuite. Il a notamment transformé des sommes dues à Adeline en dettes dues à lui-même au moyen de fausses quittances. Ces manœuvres ne sont pas demeurées confidentielles. L'affidavit au soutien du bref de saisie-arrêt est on ne peut plus clair. Les défendeurs ont changé « [...] la nature des biens ou de l'actif de la dite succession, en donnant des quittances des créances hypothécaires [sic] d'icelle succession et recevant et acceptant en retour des billets négociables et transférables dans la vue avouée de frauder [...][10] » les héritiers légaux de Théodule.

Le 10 mai 1873, la demande de Jean Cloutier est accueillie, près de trois ans après l'ouverture du procès. Le jugement prévoit une marche à suivre fort précise. Adeline et François Thibodeau ont jusqu'au 30 mai suivant pour faire l'inventaire des biens de la première communauté à l'aide d'un notaire de leur choix et en présence du demandeur et des autres héritiers ; jusqu'au 20 juin pour produire un compte des biens et revenus de la communauté, pièces à l'appui, « [...] pour être ensuite procédé sur ce compte par débats, soutenements, preuve et autrement suivant la loi, et d'en payer le reliquat [...][11] » le cas échéant. À défaut, ils devront remettre 2 000 $. Le 10 juin, l'inventaire n'ayant pas été déposé, Jean Cloutier et le clan Brulé requièrent par motion que la somme soit versée sur-le-champ. La motion est cependant rayée du rôle du tribunal quelques jours plus tard en raison, probablement, d'un arrangement hors cour.

« Les filles qui ont la santé aident aux travaux des champs » : le remariage d'Amable Héroux

Les jeunes générations dépendent étroitement, en temps normal, de la prévoyance parentale et de ce qui peut leur échoir du patrimoine familial. L'administration de la personne et des biens d'un mineur, héritier d'un parent décédé, implique un surcroît de précautions. Cet enfant pourrait estimer, une fois adulte, qu'on ne lui a pas fidèlement rendu compte de ce qui lui revenait. Les disputes à propos de comptes de tutelles sont d'une inestimable richesse pour l'histoire des économies domestiques agricoles. Les frais inhérents à la prise en charge d'enfants et d'adolescents sont mis en mots et contestés, à l'instar du rendement de leurs actifs et de la valeur de leur travail au profit de l'exploitation.

De quelle manière ont été entretenues les trois filles de feu Amable Héroux et de feu Calixte Caron[12] ? Les dépenses encourues à ce titre dépassaient-elles les revenus produits par les biens leur venant de leur père, biens dont ont eu l'usage Amable et son second mari, Antoine Villemure ? Leur contribution à l'économie domestique ne fait-elle pas pencher la balance en leur faveur ? Le procès initié près de 20 ans après les faits à l'encontre de Villemure permet de recréer la dynamique des rapports sociojuridiques, financiers et interpersonnels d'un ménage rural recomposé tel qu'il se présentait à la fin des années 1840 et au début des années 1850.

Amable Héroux et Calixte Caron, mariés en 1826, ont huit enfants dont trois filles : Zélia, Denise et Dorimène. Calixte meurt en 1844. Deux ans plus tard, Amable se remarie avec un homme plus jeune qu'elle, Antoine Villemure, cultivateur de 23 ans environ. Ce n'est pas tout à fait un parti prestigieux. Son apport au mariage consiste en un cheval, une vache, trois moutons et une voiture. En revanche, il amène ce qui doit manquer cruellement à une mère monoparentale des campagnes : la force de travail d'un homme adulte. La cérémonie a lieu seulement trois jours après la nomination d'Amable comme tutrice aux enfants du premier lit. Le ménage vit dès lors de l'exploitation de trois terres du premier mari, terres qui doivent échoir aux filles. Celles-ci se marient à leur tour (figure 4).

Fig. 4

Figure 4. Décès de Calixte Caron, remariage et administration des biens des mineures (1844-1846)

Figure 4. Décès de Calixte Caron, remariage et administration des biens des mineures (1844-1846)

Source : TP 11, 1870, no 410, Gérin dit Lajoie vs Villemure.

-> Voir la liste des figures

Amable meurt en septembre 1869. Ses trois gendres font appel à la Cour supérieure le 29 août 1870. Ils soutiennent que le couple n'a jamais rendu compte de son administration des droits des filles dans la succession de leur père. Les demandeurs souhaitent par conséquent que le tribunal ordonne à leur beau-père de procéder à une telle reddition de compte. Villemure présente une défense assez solide en apparence. Comme François Thibodeau, il s'est trouvé à gérer des actifs ne lui appartenant pas en propre, mais ses stratégies semblent avoir été moins torves. Il y a eu inventaire en règle de la première communauté de biens en 1846, de même qu'un compte de liquidation l'année suivante. Il plaide que les droits immobiliers de Zélia, Denise et Dorimène ont déjà été soldés au moyen de neuf transactions conclues dans les années 1850 et 1860. Elles ont alors vendu leurs parts de terres à leur mère et à leur beau-père, le montant obtenu en retour leur tenant lieu d'héritage. Qui plus est, tous les gendres ont donné quittance à Villemure. Ces transactions auraient clos le dossier.

Le juge Polette n'est pas du même avis. Le 22 septembre 1871, il ordonne au défendeur de rendre compte de sa gestion. Les droits immobiliers ont été réglés, mais qu'en est-il des droits mobiliers, au premier chef les gains tirés des terres alors qu'elles étaient mineures ? Villemure dépose le compte requis deux mois plus tard. Les demandeurs le réfutent formellement en mars 1872. Les points de vue sont diamétralement opposés en ce qui a trait aux rentrées et aux dépenses. Côté revenus, on débat tant de la valeur des récoltes que de celle du bois coupé pour le chauffage. S'ajoute à cela le prix des services rendus par Zélia, Denise et Dorimène dans la maison et sur la ferme. Côté dépenses, on soupèse les travaux réalisés par Villemure sur les lieux (clôtures, fossés, etc.) de même que les « [...] pension, blanchissage, raccommodage, entretien, hardes et voyages [...][13] » de chaque grande fille. Le prix de leur transport à la messe n'y échappe pas. Combien de fois y ont-elles été conduites et combien vaut ce service ? Inutile de le dire, on ne comptabilise pas cela dans les familles qui n'ont pas dû recourir à la tutelle. Villemure estime que les trois filles - et leurs époux, par ricochet - lui sont redevables de près de 260 livres et demie. Les demandeurs considèrent qu'il est leur débiteur pour 1 310 livres, 5 shillings et 6 deniers, somme suffisante pour mettre sur la paille la plupart de leurs contemporains.

Qu'en est-il précisément des filles en tant qu'actif, par leur force de travail, et en tant que passif, puisqu'il fallait bien les nourrir, les vêtir et les loger ? Pour ce qui est de Dorimène, par exemple, Villemure conclut qu'elle était plus une charge qu'un atout. Pour l'année 1848, alors qu'elle avait environ 16 ans, ses services sont évalués à 7 livres et 10 shillings, contre 21 livres en pension, nourriture, vêtements et tutti quanti. Ce sont les effets combinés de la tutelle et de la judiciarisation du litige qui engendrent ces nombres. Au tout début du procès, Villemure s'en était remis à des raisonnements naturels et à ses souvenirs, non à des calculs au denier près. Évoquant le travail fourni par les trois grandes adolescentes, il avait affirmé tout bonnement que ces dernières avaient « [...] fait chez [lui] l'ouvrage qui se fait ordinairement à la campagne par les femmes, et ce, sous la surveillance de leur mère[14] ». De même, avait-il concédé alors, Dorimène l'a aidé à labourer et à herser, mais elle ne tenait pas le manchon de la charrue, tâche plus rude. Ce travail n'avait rien d'extraordinaire, mais les temps ont changé : « c'est chez nous dans la paroisse l'habitude que les filles qui ont la santé aident aux travaux des champs. C'était l'habitude alors mais à présent cette habitude se perd[15] ». Quant à Zélia et Denise, elles prenaient part aux tâches domestiques, dans la maison, tout en consacrant du temps à leur instruction.

La Cour supérieure prend acte de l'impasse et ordonne la tenue d'une enquête devant trois arbitres. Cette enquête dure six jours, en juin 1872, et se déroule dans la maison d'un hôtelier de Yamachiche. Les avocats des parties sont présents. Par contre, ce sont des membres de la communauté qui vont trancher l'affaire. 32 témoins, au total, sont convoqués de part et d'autre. La plupart sont âgés. Il s'agit de discourir sur la famille et son patrimoine tels qu'ils se présentaient deux décennies plus tôt. Les frontières de la vie privée des Héroux-Villemure étaient poreuses, de toute évidence.

Les avis des témoins divergent le plus souvent au sujet de l'état des terres et des travaux requis au moment du remariage d'Amable. Les témoins de Villemure soutiennent qu'il a réalisé des améliorations utiles et substantielles ; les témoins des gendres soutiennent a contrario que les terres étaient alors en bon ordre. La question du traitement réservé aux filles fait intervenir les normes communautaires relatives à la prise en charge des grands enfants, normes déterminées pour partie par le statut social de la famille. Aucun témoin ne fait état de maltraitance ou d'exploitation indue des adolescentes. Émilie Héroux, sœur d'Amable, les a souvent vues à l'époque. Selon elle, elles « [...] étaient bien habillées, suivant leurs moyens et comme les habitants de la paroisse qui vivent honorablement[16] ». Pour le médecin de la famille, « [...] ces demoiselles étaient habillées convenablement et décemment comme l'étaient les filles de cultivateurs à l'aise[17] ».

Reste à savoir si elles « gagnaient leurs dépenses ». Il faut tenir compte, à cet égard, de la force de travail disponible autrefois dans l'exploitation et de l'attribution des tâches. Paul Boisvert, cultivateur et voisin du ménage recomposé à ses débuts, précise qu'il y avait alors « [...] six grandes personnes (femelles) [sic] capables de travailler dans la maison [...] savoir : Marie-Denise, Marie-Zélia, Marie-Florence-Dorimène [...] Marie-Almézime, Émérance Vincent et la dite dame Héroux[18] ». Deux personnages s'ajoutent donc au personnel féminin de la maisonnée. Marie-Almézime, alors âgée de 12 ans, sœur des futures épouses des demandeurs, ne sera pas partie au procès, sans que l'on sache pourquoi. Émérance Vincent constitue un cas particulier. Cousine germaine des filles, nièce de Calixte Caron élevée par ce dernier, elle est demeurée avec Amable jusqu'au début des années 1860 avant de la quitter à l'occasion de son mariage avec un cultivateur. Calixte et Amable ont-ils pris soin d'une orpheline ou d'une enfant dont le père et la mère ne pouvaient s'occuper ? Sa présence chez les Héroux-Villemure traduit l'éventualité d'une mobilité sociale différenciée entre proches parents. Émérance n'était pas une servante à gages. Villemure dit ne lui en avoir jamais payé. Mais des témoins affirment que c'est à elle que revenaient les travaux les plus pénibles. C'est un atout pour Villemure qui doit échapper à tout soupçon d'avoir exploité outre mesure non pas l'ensemble des membres du ménage, mais bien la progéniture de sa femme. Raphaël Héroux, cultivateur analphabète ayant habité avec la famille, se souvient : « la dite Émérance Vincent était toujours commandée la première, et j'ai lieu de croire que c'était elle qui faisait les plus durs ouvrages [sic][19] ».

Les témoins peinent à évaluer le prix des services rendus par les filles. La monétarisation des rapports familiaux, exigée par le procès, n'a rien d'évident pour les habitants de Yamachiche et des environs. La collaboration de grandes adolescentes à la bonne marche de la maison et de l'exploitation tombe sous le sens. Cette collaboration est un avantage, très certainement. D'après Raphaël Lacerte, si les filles travaillaient plus que la mère, « [...] Denise et Dorimène gagnaient leurs dépenses dans le temps qu'elles travaillaient à la maison, c. à d. leur nourriture et leur entretien. Généralement elles travaillaient toujours comme on fait chez les habitants[20] ». Oliva Lamy fait état de sa propre expérience. Elle a quatre « demoiselles » chez elle. Elles sont habillées et travaillent... comme les autres filles de cultivateurs. Elle ne doute pas qu'elles gagnent le gîte et le couvert, sans savoir ce qu'elles coûtent : « je n'ai jamais calculé les dépenses de la famille[21] ».

Les filles sont-elles allées aux champs, lors des récoltes ? D'après Marie Lefebvre, cet apport en travail n'avait rien d'inhabituel, mais l'usage s'est peut-être modifié depuis : « dans le temps que je demeurais près du défendeur, il y avait des filles qui hersaient et charroyaient le grain c'était commun, mais ce n'est pas l'ouvrage des créatures[22] ». Cela n'a pas empêché les filles d'Amable de se distinguer d'une autre manière, par leur instruction. Zélia et Denise ont été institutrices. C'est là un indice de réussite à l'échelle locale, à l'instar de la capacité de Villemure d'embaucher des journaliers agricoles de temps à autre. Il ne nie pas, d'ailleurs, avoir touché une partie du salaire - déjà fort mince - de ses belles-filles, mais il les conduisait à l'école par gros temps.

Ce ménage de cultivateurs et ceux qui l'entourent ne dépendent pas de salaires étroits dont l'usage, en différents postes de dépenses (loyer, nourriture, chauffage, etc.), se doit d'être soigneusement calculé. C'est précisément le défi des familles ouvrières. Ce que les habitants savent chiffrer, c'est le prix des semences, des récoltes et du bois : l'agriculture et la forêt se commercialisent depuis un bon moment dans la région de Trois-Rivières. Ils ont aussi une bonne idée de la valeur des biens et services offerts par les marchands et les professionnels de leur communauté, ainsi que du loyer de l'argent que prêtent les individus en moyen de le faire. Toutefois, le rapport à l'argent n'a pas encore traversé de part en part ces foyers ni ne les a soumis. Il cède encore la préséance au mode ancien de structuration de la famille par le patrimoine, sous l'égide des règles générales du droit civil et des choix inscrits dans les contrats de mariage, testaments et autres actes notariés. Si la diffusion de la condition salariale à partir du milieu du XIXe siècle constitue un incommensurable bouleversement, c'est notamment du fait de la disparition, pour des cohortes entières d'habitants de la province de Québec, de cette pierre d'assise des populations. Que voudra dire un mariage en communauté de biens sans biens à partager ? Des successions sans héritages à léguer ?

Hélie Héroux ne chiffre pas non plus précisément les services rendus par les filles ni les frais de leur entretien. Il fait plutôt référence à un contrat tacite, domestique et moral. Ce qui est échangé par les enfants, ce n'est pas de la valeur, mais bien de l'obéissance, en retour de la prise en charge parentale. Ce témoin a été convoqué par Villemure. Il risquait donc d'insister sur la faible contribution des filles. Il n'en est rien : « j'ai toujours pensé que les épouses des demandeurs travaillaient bien dans la maison. Les mineures m'ont paru toujours comme des enfants très obéissantes. Je pense qu'elles gagnaient bien leurs dépenses à la maison. Je ne les ai jamais entendues se plaindre pour la nourriture ni le vêtement[23] ». Un bon climat familial ajoute au naturel des prestations réciproques. Les sentiments familiaux rendent encore plus difficile leur monétarisation. Pour Marie Lefebvre, « on trouve toujours que notre fille gagne ses dépenses parce que c'est notre fille[24] ».

L'enquête tenue devant les arbitres n'incrimine en rien Villemure, cultivateur et père de substitution. Cette seule étape de la procédure a coûté 167,50 $. C'est assez cher payé pour établir que le ménage recomposé était conforme aux normes et aux pratiques de son milieu. Le 3 octobre 1872, après deux années de procédures, la Cour supérieure homologue le rapport des arbitres. Villemure doit près de 19 livres et demie à Adolphe Milot, époux de Dorimène. Il ne doit rien, toutefois, aux époux de Zélia et Denise, Raphaël Gérin dit Lajoie et Pierre dit Pierret Milot. Ces derniers sont en fait ses débiteurs pour 13 livres et demie, conjointement.

« Je le voyais travailler comme un enfant chez son père » : l'affaire Boisvert

Le procès intenté en 1890 par Adélard Boisvert relève d'un conflit interpersonnel et financier bien plus vif[25]. Le jeune homme s'en prend à sa mère, encore en vie, de même qu'à son second mari. Les faits en cause sont très récents. Le parcours de la famille a en outre été marqué par des difficultés substantielles. Les trois filles de Calixte Caron ont trouvé à s'établir dans la région et, pour deux d'entre elles, à s'installer sur des terres avec leur époux. Les Boisvert, quant à eux, vivent un échec de la reproduction sociale en milieu paysan. Les assauts combinés de l'endettement et de la division du patrimoine conduisent Marguerite Boisvert et son second époux, Dionis Lacerte, à tenter leur chance dans une ville industrielle américaine avant de forcer leur intégration aux bas échelons du marché du travail urbain. Adélard, de son côté, s'accrochera avec difficulté à la culture du sol.

François Boisvert et Marguerite Lajoie se marient le 11 novembre 1867. Il n'y a pas de communauté de biens. Si elle devient veuve, Marguerite encaissera un douaire de 1 000 $, somme à prélever sur les biens de François. Trois enfants naissent : Adélard, Édouardina et Maria. Fait à noter, l'homme et la femme ont eu des enfants hors mariage, en l'occurrence John et Marguerite, seconde du nom. Le ménage est plus riche que la moyenne. François est en mesure de prêter des sommes conséquentes à des tiers. Un marchand de Louiseville, Eugène Vadeboncoeur, témoignera durant le procès mû par Adélard. Du temps de François, selon lui, ils « [...] achetaient beaucoup, ils ne faisaient pas les dépenses ordinaires que font les moyens habitants[26] ». L'économie domestique est de nouveau jaugée en fonction des normes communautaires. Était-ce exagéré ? Un cultivateur ayant côtoyé la famille à cette époque, Henri Fortin, ajoute assez spontanément qu'il « [...] avait [le] droit aussi, peut-être qu'il était plus riche que nous autres les habitants moyens[27] ». Toujours est-il que François Boisvert doit près de 400 $ à Vadeboncoeur à sa mort, dette que Marguerite se charge d'éteindre.

À la différence de Théodule Brulé et de Calixte Caron, l'individu a fait un testament avant de mourir. L'acte en date du 26 mars 1880 favorise nettement son fils Adélard au premier abord. Adélard doit notamment recevoir trois moitiés de terres. S'il est question de moitiés de terres, c'est que John, le fils naturel, a déjà été gratifié de parts dans les mêmes immeubles. Adélard hérite aussi d'obligations intrafamiliales, comme François Thibodeau avant lui. Il devra faire vivre ses deux sœurs, Édouardina et Maria, tant qu'elles ne seront pas mariées. Elles devront travailler pour lui en retour. Qui plus est, Adélard devra payer le douaire de 1 000 $ de sa mère. Il n'y a pas seulement dévolution des biens, mais transfert de responsabilités paternelles et même conjugales. Or, Adélard n'a que 11 ans. Cet ensemble d'avantages et d'obligations fondés sur le même patrimoine jouera un rôle important dans la mésentente qui suivra.

François décède l'année suivante, le 4 avril 1881. Maintenant veuve, Marguerite doit faire appel à des engagés pour les plus lourds travaux. On comprend aisément son remariage assez rapide. Le 11 mars 1882, elle prend pour époux Dionis Lacerte. Marguerite est nettement plus âgée que son nouveau mari : elle a environ 36 ans, Dionis près de 23. Mariés en communauté de biens, ils commencent par exploiter les terres léguées à Adélard ; celui-ci vit en leur compagnie avec ses sœurs. Marguerite et Dionis seront responsables de l'administration de ses avoirs jusqu'au 2 septembre 1889, date de son vingt-et-unième anniversaire (figure 5).

Fig. 5

Figure 5. Décès de François Boisvert, remariage et administration des biens du mineur (1881-1882)

Figure 5. Décès de François Boisvert, remariage et administration des biens du mineur (1881-1882)

Source : TP 11, 1890, no 260, Boisvert vs Lacerte.

-> Voir la liste des figures

La famille recomposée est littéralement en mouvance durant les années 1880. Les itinéraires varient d'un individu à l'autre et la trajectoire d'Adélard se signale par sa complexité. On ne peut faire l'économie d'une chronologie des événements. Malgré des zones d'ombre, le parcours de la famille et de ses membres se présente ainsi :

- 1881 : mort de François Boisvert. Partage de l'exploitation et de la maison de Yamachiche entre John Boisvert et Marguerite, sa veuve

- mars 1882 : remariage de Marguerite avec Dionis Lacerte. Marguerite, Dionis et les enfants vivent des terres léguées à Adélard, à Yamachiche

- septembre 1882 à janvier 1883 : Adélard reçoit une courte instruction au collège de Trois-Rivières

- printemps 1883 : location des terres d'Adélard à John par Marguerite et Dionis, pour 5 ans, comme les dépenses excèdent les revenus. Le couple part vivre à Saint-Élie, plus au nord

- printemps-été 1883 : Adélard, maintenant âgé de 14 ans, demeure avec John et travaille pour lui

- janvier 1884 : Marguerite, Dionis, Adélard et ses deux jeunes sœurs partent à Lowell, ville manufacturière du Massachusetts, en raison de leur situation financière difficile

- séjour à Lowell : la famille met en œuvre des stratégies courantes en milieu ouvrier. Adélard travaille dans les manufactures de coton et remet son salaire à sa mère et à son beau-père. Ceux-ci tiennent une maison de pension où Édouardina seconde sa mère. Mort de Maria dans cette ville

- printemps 1885 : la famille revient au Québec. Les parcours divergent alors :

- Marguerite et Dionis vont habiter chez le père de ce dernier, dans la paroisse de Saint- Sévère, juste au nord de Yamachiche

- Adélard retourne chez John, jusqu'à l'automne 1887

- quelque part entre 1886 et 1888 : Marguerite et Dionis s'installent bien plus loin, à Saint-Stanislas, au nord-est de la région. Dionis est alors cultivateur

- automne 1887 au printemps 1889 : Adélard retourne vivre avec Marguerite et Dionis

- printemps 1888 : mort de John, insolvable

- printemps 1889 : Adélard est mis en possession de ses biens à Yamachiche. Il reprend l'exploitation et s'y accroche tant bien que mal

- automne 1889 : majorité d'Adélard

- automne 1890 : début du procès

- 1891 : Marguerite et Dionis quittent Saint-Stanislas et s'installent à Trois-Rivières, où Dionis gagne dorénavant sa vie comme charretier

L'adolescence d'Adélard est ponctuée de présences et d'absences auprès de sa mère et de son beau-père. Son parcours témoigne de la malléabilité des stratégies familiales et de l'allocation, au gré des circonstances, de la force de travail d'un adolescent. John profite de son labeur ; la remise de son salaire, lors du séjour à Lowell, doit certainement contribuer au maintien de la famille. La qualité des rapports interpersonnels peut aussi être en cause. Il ne se plaindra jamais, par exemple, du traitement reçu chez John. En ce qui concerne Marguerite et Dionis, qui ne semblent pas posséder d'exploitation en propre, cette décennie est faite d'arrangements temporaires et d'expédients. Ils ne disposent pas des assises nécessaires pour faire leur place dans le monde de la terre. Le couple échoue à Trois-Rivières, chef-lieu du district, aux rangs inférieurs de la société urbaine.

Le déclin socioéconomique de la famille, le remariage de Marguerite, la longue mise en suspens des droits d'Adélard durant sa minorité : ces éléments sont certainement pour beaucoup dans le procès qui s'ouvre le 13 septembre 1890. Le jeune homme est maintenant à la tête d'un ménage de quatre personnes comprenant lui-même, son épouse, un bébé de deux mois et Édouardina, qui habite avec lui conformément aux dernières volontés de leur père. À l'en croire, son installation comme cultivateur fut tout sauf facile. Il n'avait rien, même pas d'habits convenables : « [...] je n'avais seulement pas une fourchette pour manger [...][28] ». Il a donc dû contracter divers emprunts, pour un total de 1 450 $, hypothéquant sa terre au passage. Marguerite et Dionis n'auraient-ils pas abusé de ses biens et profité outre mesure de sa force de travail ? Adélard exige qu'ils rendent compte de leur gestion. La somme réclamée comme reliquat est astronomique, à l'aune de la condition sociale des parties : 3 584,98 $. Les défendeurs soutiennent que Marguerite a fait de son mieux pour gérer les biens d'Adélard, voir à ses besoins et à ceux de ses sœurs. Il serait en fait le véritable débiteur dans l'affaire, pour 843,58 $.

Les témoins produits de part et d'autre mettent à l'avant-scène le réseau de parents et de voisins avec lesquels le ménage a été en relation, y compris du temps de feu François Boisvert. Ces tiers sont mis à contribution afin de soupeser, de chiffrer la valeur du patrimoine et son rendement, tout comme les prestations intrafamiliales. Il s'agit, à cet égard, de donner une mesure des dépenses occasionnées par les enfants et, inversement, de leur apport à l'économie domestique.

Le procès ne fut pas la seule occasion pour la communauté de prendre part au différend. La dispute avait fait suffisamment de bruit pour que des concitoyens tentent d'amener les adversaires à s'entendre dans le but avoué d'éviter l'intervention de l'appareil judiciaire. Trois « estimateurs » - des habitants de Yamachiche - s'étaient rendus sur place en compagnie des parties, du curé et d'un notaire : Sévère Lajoie, cultivateur et marchand, Esdras Lamy et Antoine Lamy, tous deux cultivateurs. Cette conciliation infrajudiciaire s'est soldée par un échec. Les trois mêmes individus témoignent durant le procès et relatent la tentative d'arrangement. La valeur mensuelle de l'entretien des enfants, à porter au passif d'Adélard, avait été estimée à 6 $ pour Adélard, à 5 $ pour Édouardina et à 2,50 $ ou 3 $ pour Maria. Comment en était-on arrivés à ces sommes ? Sévère Lajoie fait valoir son expérience : ses 17 enfants lui ont donné une bonne idée de ce qu'il en coûte pour en élever. En revanche, cette monétarisation de l'enfance n'avait rien de spontané. C'est la tentative de conciliation qui l'a voulue. Antoine Lamy l'avoue assez candidement : « je pense qu'il était impossible de mettre la valeur réelle, car nous autres on mettait cela au meilleur de notre connaissance, nous faisions cela pour tâcher d'accorder les deux parties et tout le temps nous avons mis cela au meilleur de notre connaissance[29] ».

Les témoins sont questionnés abondamment à propos de la qualité des terres, de leur productivité, du coût des semences et du prix des récoltes. Une ferme en bon ordre et féconde ferait pencher la balance en faveur d'Adélard, comme Marguerite et Dionis pourraient avoir minimisé les recettes. Des champs à moitié en friche et des bâtiments délabrés auraient l'effet contraire. Le temps consacré à ces thèmes s'explique aisément. Le sol, son rendement et les frais de son exploitation forment le socle du rapport à la valeur en milieu paysan, à plus forte raison dans un terroir ancien comme Yamachiche où la commercialisation de l'agriculture va bon train depuis longtemps. L'entretien des enfants et le travail accompli par ceux-ci ont également la part belle dans le discours des témoins. Le parallèle est frappant avec le procès initié 20 ans plus tôt par les gendres d'Amable Héroux. La monétarisation des prestations intrafamiliales est ardue. Bien que la parentèle et le voisinage aient du mal à passer à cet autre régime discursif, les déposants dévoilent quand même ce que peut représenter un grand adolescent à la fin du XIXe siècle et les repères permettant au peuple des campagnes de jauger sa valeur. Ce qui est en jeu, fondamentalement, c'est la normalité, l'adéquation aux usages communautaires des pratiques qui avaient cours chez les Boisvert-Lacerte. Cette référence aux usages, à l'ordinaire des choses, est bien ce qui rend difficile la monétarisation de l'économie domestique rurale.

Personne, hormis Marguerite Lajoie (la défenderesse), ne remet en question le fait qu'Adélard s'est investi - ou a été investi, pour être plus précis - dans la bonne marche de l'exploitation dès le décès de son père. Il avait alors 12 ans. Sa mère a dû embaucher un engagé, mais Adélard soignait les animaux et coupait le bois de chauffage. D'après Élie Lavallée, un jeune homme travaille assez fort pour « gagner ses dépenses » vers 15 ou 16 ans ; un autre témoin situe ce seuil légèrement plus tôt, à 13 ou 14 ans. Sévère Lajoie est interrogé sur le travail accompli par Adélard au début de son adolescence :

Q. Depuis la mort de feu François Boisvert, avez-vous vu travailler le demandeur en cette cause pour les défendeurs aussi en cette cause, sur la terre ?

R. Oui je l'ai vu travailler.

Q. L'avez-vous vu travailler souvent ?

R. Je le voyais travailler comme un enfant chez son père.

Q. Pouvait-il gagner à peu près ses dépenses par son travaille [sic] ?

R. Ah je pense bien, mais pas dans sa petitesse.

Q. Un enfant qui est capable de charroyer du bois, doit être capable [de] faire le train[30] et assez de travaux pour gagner ses dépenses ?

R. Ah oui, les miens font cela toujours[31].

Les garçons deviennent précieux à un certain âge, une fois dépassée la « petitesse ». Mais leur apport relève d'une évidence hégémonique que les témoins seraient bien en peine de déconstruire : celle de faire comme « chez son père », à l'instar de ce qui se fait « toujours ». Marguerite Boisvert, sœur plus âgée d'Adélard, a cohabité avec lui chez John :

Q. Quand le demandeur restait ainsi chez John, qui voyait à ses dépenses, sa nourriture et son entretien ?

R. On l'avait pris comme l'enfant de la maison, il restait avec nous autres.

[...]

Q. Le demandeur quand il restait chez John à quelle condition était-il ; était-il à gage ?

R. Je ne pourrais pas vous dire, mais je crois que nous l'avions pris comme l'enfant de la maison[32].

« L'enfant de la maison » est logé, nourri et travaille en retour. En retour ? On hésite à recourir à cette formule. La pratique est tellement innée qu'il est malaisé d'y voir une convention ou ce qui s'approcherait d'un rapport contractuel.

Incapables de vivre convenablement d'un patrimoine amputé et ne leur appartenant même pas en propre, Marguerite et Dionis ont séjourné aux États-Unis en 1884-1885 avec les trois plus jeunes enfants, incluant Adélard. Ce ne sont que la vie urbaine et le salariat qui permettent à des témoins de mettre plus précisément en rapport produits et charges inhérents à l'adolescence laborieuse. Ce changement aussi brusque que précis du rapport social à l'argent et à la valeur, s'il était plus amplement documenté, constituerait un repère important de l'histoire de la famille durant la transition au capitalisme industriel au Québec.

Certains témoins ayant séjourné à Lowell en même temps que les Boisvert-Lacerte demeurent aux prises avec une absence de références au moment de monétariser et contextualiser le prix de l'adolescence, exception faite de leur bon sens. Lorsqu'on demande à Elmina Lajoie « est-ce que ça coûte cher pour la vie, par là ? », elle répond tout bonnement qu'« il y a différentes vies, quand on veut ça coûte cher et quand on ne veut pas ça coûte moins cher[33] ». La même n'arrive pas à établir si, par son travail dans les manufactures de coton, Adélard compensait l'entretien dont il jouissait. Son époux Hormisdas Béland, aussi passé par Lowell, va cependant plus loin. En raison des bons salaires payés aux adolescents, Adélard pouvait certainement gagner ses dépenses, même sans être toujours employé. Raphaël Beaulieu l'a initié au travail en usine. À ses débuts, vers 15 ou 16 ans, Adélard gagnait 3,50 $ ou 4 $ par semaine. Or, à Lowell, dit-il, un homme seul déboursait 3 $ pour sa pension hebdomadaire.

Le 16 avril 1891, la Cour supérieure se prononce. Le couple doit payer 370,51 $ à Adélard. Dionis étant maintenant charretier de profession, Marguerite et lui ont de bonnes chances de tout perdre, s'ils ont encore des actifs. La somme n'est pas éloignée de ce qu'un modeste charretier des villes québécoises gagne annuellement à la fin du XIXe siècle. Ils ne font pas appel de la décision. Leur réplique a pris la forme d'une contre-poursuite[34]. Deux procès ont en fait eu lieu en parallèle et firent de ce conflit familial un véritable règlement de comptes, au sens propre. C'est qu'Adélard n'a toujours pas payé le douaire de 1 000 $ dû à sa mère, charge maritale dont il a hérité. Le 21 mai 1891, Adélard est condamné à solder le douaire. Déduction faite de ce que Marguerite et Dionis lui doivent, son aventure en justice se clôt par une dette de plus de 600 $. Réussira-t-il à se maintenir sur l'héritage paternel ? Ses chances sont minces. Déjà endetté, il a encaissé une saisie pour frais de justice au cours des procédures, saisie qui l'a dépouillé de voitures, de paille et d'avoine.

Conclusion

Les conflits aussi inexpiables n'étaient certainement pas monnaie courante dans les campagnes du Québec. La nécessaire cohésion des ménages, le caractère inné des efforts demandés de tout un chacun et l'allocation formelle de ressources et d'obligations au moyen des actes notariés devaient éteindre, sinon contenir, la plupart des conflits patrimoniaux. Et un procès coûteux avait de quoi faire chanceler des économies domestiques déjà fragilisées par la rareté des terres, les divisions successorales et l'endettement.

À une époque de faible institutionnalisation de la vie sociale, le droit civil et les choix notariés présentaient une concrétude immédiate pour les familles rurales qui avaient quelque bien. Les actifs familiaux, loin d'être possédés en soi, étaient socialisés de manière intense en raison des craintes de déclassement, des risques de mort précoce et des espérances de mobilité sociale. Contrats de mariage, testaments, donations et transactions intrafamiliales permettaient tant bien que mal de faire face à l'avenir, notamment en ce qui a trait à l'entretien des veuves, des parents âgés et à l'établissement des enfants. Ces pratiques protégeaient - et contraignaient - même des enfants non héritiers, telles ces sœurs confiées à un frère donataire en échange de leur travail. Ces dispositions, en retour, pouvaient générer des tensions du fait de leur contenu ou de leur nécessaire incomplétude. La communauté de biens « totale » établie par Théodule Brulé, en l'absence de dernières volontés et d'héritiers, a fait entrer en collision les intérêts de sa veuve et ceux de sa fratrie, incluant plusieurs mineurs qui pouvaient avoir grand besoin de fonds pour s'installer. Antoine Villemure croyait avoir réglé les réclamations de ses belles-filles, oubliant au passage leurs droits mobiliers. François Boisvert a avantagé son fils Adélard tout en le chargeant de lourdes obligations, en l'occurrence les siennes.

Malgré leur rareté (du moins sous leur forme judiciarisée), ces disputes éclairent des phénomènes de grande ampleur qui méritent d'être étudiés sous l'angle précis des liens de droit familiaux et du rapport au patrimoine. La transition au salariat urbain, au premier chef : l'étroitesse du vieux bien et sa division ont poussé Marguerite Lajoie vers la porte de sortie du monde rural. La monétarisation de la vie sociale est également en jeu : le veuvage, le remariage et la présence de mineurs soumettaient les ménages à des surveillances, à des prétentions patrimoniales et, en cas de recours aux tribunaux, au chiffrement de pratiques courantes, allant des récoltes aux tâches accomplies par des adolescents.

Évaluer tout cela relevait du recours en justice. Bien des familles ont pu balancer leurs comptes sans avoir recours aux tribunaux, en se fiant à la lettre des conventions notariées et à l'économie morale présidant aux rapports familiaux. Pour les habitants invités à témoigner, il était bien difficile de dire combien valait ce qui allait de soi. Les références aux « moyens habitants », aux « enfants de la maison » et à ceux qui travaillent « comme chez leur père » laissent entrevoir ce qu'ont pu représenter comme ruptures le salariat, la vie en ville et, plus tard au XXe siècle, la fin du travail des adolescents au profit du difficile équilibrage des budgets domestiques. L'assujettissement des personnes à l'économie familiale a cédé en bonne partie la place à d'autres dominations, proprement institutionnelles, et problématisé, en tant qu'objet de différentes régulations sociales, ce qui autrefois ne se formulait qu'à grand-peine.