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Les thèmes de la famille et de l’infertilité semblent, a priori, bien difficiles à aborder d’un regard commun, l’un et l’autre entretenant à l’égard de l’enfant un rapport diamétralement opposé. Pourtant, à plusieurs égards, tant les enjeux relatifs à la famille que ceux qui concernent l’infertilité touchent la reproduction du corps social et posent la question de l’accès à l’enfant et de la construction du projet familial. Cela apparaît d’autant plus évident que la plupart des couples infertiles qui n’arrivent pas à concevoir un enfant se tournent vers la procréation assistée[1], la médecine reproductive constituant à cet égard la voie privilégiée pour pallier les problèmes d’infertilité.

À partir de recherches menées dans le cadre de mes études doctorales auprès de couples infertiles ayant eu recours à la procréation médicalement assistée pour finalement opter pour l’adoption[2], je montrerai dans cet article comment le désir d’enfant, l’infertilité et la PMA (procréation médicalement assistée) s’inscrivent dans un cadre sociohistorique particulier qui met en scène de multiples acteurs, dont les médecins, les cliniciens et les couples eux-mêmes. Différentes dynamiques sociales et culturelles influencent la définition et le vécu relatifs à l’infertilité et interviennent dans les décisions que doivent prendre les couples confrontés à des problèmes procréatifs. Ainsi, le contexte dans lequel est vécue l’infertilité et celui dans lequel se pratiquent les nouvelles technologies reproductives ne peuvent être pleinement compris qu’à l’intérieur d’une réflexion sur ce que représente avoir un enfant au sein de nos sociétés modernes. Si le propos développé dans le présent article s’inscrit dans un cadre localisé, celui du Québec, la discussion dans son ensemble recoupe des enjeux et débats présents dans plusieurs pays euro-américains.

La première partie aborde plus directement la question du désir d’enfant et fait état des diverses définitions de l’infertilité. Elle s’intéresse également à la valeur accordée, au sein de la conjugalité, à l’arrivée de l’enfant et à la concrétisation du projet parental. La deuxième partie est davantage axée sur la mise en relief des principaux enjeux sociaux reliés au développement et à l’accès grandissant aux nouvelles technologies reproductives (NTR). Elle interroge principalement les représentations que les couples entretiennent à l’égard des nouvelles technologies reproductives et s’interroge sur l’utilisation qu’ils en font : cette discussion est développée à partir de l’analyse des relations entre les médecins et les couples infertiles, un espace hautement significatif des normes relatives à la reproduction et à l’enfant.

1. Considérations historiques et culturelles : infertilité et désir d’enfant

D’un point de vue médical, l’infertilité est définie comme une « difficulté à concevoir un enfant après un an de relations sexuelles régulières, sans contraception et avec le même partenaire ». Pour l’instant, aucune instance officielle ne compile de statistiques précises au regard de l’infertilité, mais l’Association des obstétriciens et gynécologues du Québec estime qu’au Canada de 10 % à 15 % des couples qui désirent concevoir un enfant n’y parviendront pas au cours de la première année[3]. L’infertilité demeure tout de même un concept multidimensionnel dont la définition est loin de faire l’unanimité. Par exemple, la Fédération du Québec pour le planning des naissances (FQPN) conteste la définition officielle de l’infertilité et considère que l’offre des technologies de procréation assistée et la programmation de l’enfantement contribuent à la réduction du délai qui permet de diagnostiquer l’infertilité : « Maintenant privilégiée par le milieu médical, cette définition de l’infertilité qui réduit le temps d’essai à un an a pour effet d’augmenter le nombre de personnes pouvant être diagnostiquées “infertiles”, ce qui contribue à élargir les clientèles des cliniques » (FQPN, 2006 : 9). Ainsi, certaines considérations historiques et culturelles doivent être prises en compte dans la définition de l’infertilité[4]. Le concept même d’infertilité est relativement récent et a progressivement remplacé celui de stérilité. Au fur et à mesure que s’est développée la médecine reproductive, la stérilité, considérée comme un état irrémédiable, a cédé sa place à l’infertilité, laquelle réfère d’abord à une difficulté de concevoir un enfant dans les délais déterminés par le projet de conception du couple. Ainsi, l’apparition des nouvelles technologies reproductives et, plus particulièrement, de la fécondation in vitro, la notion d’infertilité a progressivement remplacé celle de stérilité comme façon de désigner l’incapacité reproductive : « L’infertilité réfère à un état médical et social liminal dans lequel la personne affectée navigue entre la capacité et l’incapacité reproductive : “l’infertile” est la personne qui n’est pas encore enceinte, mais qui souhaite mener une grossesse à terme et avoir un bébé » (De Lacey et Sandelowski, 2002 : 35).

À d’autres égards, plusieurs auteurs (Becker, 2000 ; Daudelin, 2002 ; Daniluk, 2001 ; Parry, 2005 ; Greil, 2002 ; Lundin, 2001 ; Hargreaves, 2006 ; Ragoné, 2004 [1994]) se sont attardés à la dimension « vécue » de l’infertilité et ont montré que celle-ci ne peut être réduite à son aspect médical et biologique : non seulement l’infertilité s’inscrit-elle dans un cadre culturel toujours particulier (Inhorn et Van Balen, 2002 ; Treymayne, 2001 ; Birenbaum-Cermeli et Inhorn, 2008 ; Ghasarian, 1995), mais les femmes et les hommes concernés ne parlent jamais de leurs difficultés de conception strictement en termes mécaniques. Leur infertilité est toujours abordée dans une optique et un esprit plus larges qui concernent leur identité, leur couple, leurs familles élargies et la société dans laquelle ils vivent. D’un point de vue expérientiel, l’infertilité est vécue comme une cassure dans le parcours de vie de l’être adulte et comme un événement perturbant qui met en jeu la stabilité et la qualité des relations sociales des personnes concernées (Greil, 2002). Comme le mentionne Perret, l’infertilité n’est pas une maladie qui se soigne et dont la souffrance est objectivable par les moyens dont dispose la science, « elle est avant tout un état, un état qui met le couple dans l’impossibilité de réaliser le désir fondamental qui l’habite : faire un enfant, devenir parent et ainsi s’inscrire dans la chaîne des générations » (1994 : 131).

D’un point de vue social, le vécu et les enjeux qui entourent l’infertilité sont largement dépendants des valeurs et des représentations qui gravitent autour de l’enfant et de la place qu’occupe celui-ci dans la définition de la famille. Dans la mesure où elle réfère avant tout à des couples qui désirent des enfants et qui n’arrivent pas à en concevoir, la notion même d’infertilité demeure étroitement liée aux conjonctures culturelles et historiques dans lesquelles s’inscrit la venue au monde d’un enfant. Dans la société occidentale, non seulement cette venue au monde est-elle relativement programmée, mais l’investissement affectif dont l’enfant fait l’objet ainsi que les cadres sociaux plus individualistes dans lesquels s’inscrit le projet parental sont eux aussi assez récents (Dagenais, 2000 et 2005 ; Belleau, 2004 ; Collard, 2005 ; de Singly 1996, 2003 et 2007). L’enfant n’est plus le fruit aléatoire de la sexualité, mais devient un être reconnu comme unique, « un être qui incarne l’amour de ses auteurs » (Cadolle, 2007 : 19). À ce titre, les études menées par l’anthropologue M. Strathern (1992, 1995 et 2005) montrent que le processus procréatif constitue la pierre angulaire des représentations euro-américaines sur la parenté : le nouveau-né reçoit un héritage biologique qui lui vient autant de son père que de sa mère, mais il incarne simultanément la nouveauté et l’individualité. Parallèlement, les parents se conçoivent moins comme le relais d’une chaîne que comme « les inventeurs d’une progéniture qui leur appartient en propre » (Belleau, 2004).

Le contexte conjugal dans lequel s’inscrit l’arrivée de l’enfant, c’est-à-dire la tendance chez les couples à retarder le projet d’enfant[5], est à son tour étroitement relié à la croissance fulgurante des consultations et des traitements en clinique de fertilité et participe à l’augmentation des taux d’infertilité dans les populations occidentales : « Les enfants sont souhaités en tant que symboles d’épanouissement personnel et de réussite du couple. Ces déterminants de l’actualisation du désir expliquent notamment le report de l’âge au premier enfant et le décalage entre le calendrier adopté par les couples et la période de fécondité physique » (LeVoyer, 2003 : 39). Ainsi, l’expérience de l’infertilité impose une rupture qui est d’autant plus importante que la contraception a laissé croire que le processus de reproduction était parfaitement prévisible et sujet au contrôle humain. Par conséquent, la perte de contrôle sous-jacente à l’infertilité est souvent difficile à accepter pour les couples qui, après plusieurs mois ou même plusieurs années d’essais infructueux, se retrouvent donc devant l’obligation de faire certains choix : entreprendre des démarches en milieu médical, entamer des procédures d’adoption ou simplement choisir de vivre sans enfant. S’il est vrai que ces trois possibilités constituent des choix potentiels, à ce point-ci de leur trajectoire, la plupart des couples, confrontés au temps qui passe et au sentiment d’urgence qui en découle, choisissent plutôt de faire une incursion dans le monde médical et espèrent que la médecine reproductive arrive à « guérir » leur infertilité.

2. Médecine reproductive : acteurs et enjeux

Qu’il s’agisse de renouveler la chaîne de la vie, de défier l’inexorabilité du temps qui passe, d’assurer la pérennité du nom et de la lignée ou encore de répondre aux standards sociaux, certaines dimensions du désir d’enfant et de sa réalisation (ou de sa non-réalisation dans le cas de difficultés reproductives) concernent la collectivité dans son entier, le principe de base étant que la reproduction même d’une société passe par la reproduction de ses membres (Héritier, 1985). À ce titre, le phénomène de la procréation assistée, parce qu’il sollicite l’intervention de la médecine, remet à l’avant-scène la dimension publique et collective de la reproduction et de la filiation. De plus, l’émergence des nouvelles technologies reproductives participe à la modification du rapport à la procréation chez les couples et dans la population en général. En ce sens, l’apparition de la médecine reproductive et de ses nouvelles technologies ont obligé tant les spécialistes que le grand public à revisiter leurs représentations de la parenté et des relations familiales, au point où Mundy, dans un livre intitulé Everything Conceivable: How Assisted Reproduction is Changing Men, Women and the World, se demande avec ironie si en ce début de XXIe siècle, la radicalité de l’enfantement ne résiderait pas davantage dans le « comment il commence » plutôt que dans le « comment il se termine » (2007 : 23). Pour la première fois dans l’histoire humaine, les techniques biologiques interviennent dans le processus reproductif de manière à permettre « une reproduction sans sexualité » : « après la rupture des liens qui unissaient sexualité et procréation (c’était l’ère contraceptive), nos contemporains ont assisté à la division des liens qui unissaient procréation et filiation » (Delaisi de Parseval, 2001a : 253). En ce sens, l’avènement de la FIV (fécondation in vitro) marque un repère incontournable : la grossesse de Lesley Brown et la naissance de sa fille Louise en 1978 constituaient la preuve que les cliniciens pouvaient dorénavant pallier certains problèmes reproductifs féminins et ainsi donner la chance aux femmes dites infertiles de procréer.

Ce sont aussi ces mêmes technologies reproductives et les acteurs qui les entourent (médecins, cliniciens, infirmières) qui sont au centre des expériences vécues par les couples infertiles en milieu médical. Les traitements suivis en clinique de fertilité transforment le rapport qu’entretiennent les couples avec leurs corps et la reproduction[6]. En ce sens, leurs propos témoignent des défis rencontrés et aussi des valeurs et principes qui les ont guidés dans leurs décisions. D’un point de vue social, l’étude des relations entre les médecins et les couples constitue un espace-clé pour comprendre certaines normes et représentations relatives à la famille et à l’enfant et aussi pour distinguer les enjeux sociaux et éthiques qui se jouent à l’intérieur des cliniques. La dynamique relationnelle entre les médecins et les couples ne s’inscrit pas strictement dans une logique d’opposition : elle met surtout en évidence les différents discours qui circulent sur la reproduction et sur l’accès à l’enfant. Dans une étude récente au cours de laquelle elle s’est intéressée aux échanges entre l’équipe médicale et les couples désireux de procréer, Gaille considère que certaines représentations normatives sur les parents, sur l’enfant à naître et sur l’entité familiale interviennent dans l’accompagnement médical des projets de procréation. Cette strate normative est, selon l’auteure, réinterprétée et intégrée à une histoire singulière de couple et de famille (2008 : 94-95). Les cliniques de fertilité apparaissent alors comme des lieux de négociation des frontières et participent à la production de définitions, tantôt biologiques, tantôt sociales, de la parentalité (Thompson, 2001[7]).

2.1 Les relations au corps médical

Durant plusieurs mois, parfois quelques années, les couples ont été en contact répété avec le milieu médical et ses différents acteurs. Ces relations ont souvent été déterminantes dans la trajectoire des couples. Il m’a donc semblé nécessaire d’y porter une attention particulière, non seulement pour mieux comprendre le cheminement des couples en clinique de fertilité, mais surtout pour mettre en lumière la complexité des relations « médecins-couples infertiles » et pour démystifier l’idée, largement répandue, selon laquelle les couples seraient prêts à tout pour avoir un enfant biologique (et les médecins prêts à tout pour vendre leurs services[8]). S’il est bien vrai que les relations entre les couples et les médecins sont loin d’être toujours harmonieuses, la qualité de celles-ci demeure très variable et dépend de plusieurs facteurs, certains touchant directement la dimension personnelle et individuelle (personnalité, relations interpersonnelles, attitudes) et d’autres faisant davantage référence à la sphère « médecine reproductive » qu’à l’individu « médecin » comme tel.

Avant même leur entrée dans le monde de la procréation médicalement assistée, les couples étaient déjà passablement familiers avec la « technicité des rapports sexuels », l’utilisation de méthodes de régulation et de surveillance du cycle reproductif (comme les tests d’ovulation ou la prise de température quotidienne) les ayant préalablement contraints à intégrer une vision très mécanique de la reproduction. Mais cette dimension technique se trouve amplifiée lorsqu’intervient l’introduction des diverses méthodes proposées par la procréation médicalement assistée. Non seulement celles-ci impliquent-elles un ensemble de techniques complexes relevant de la médecine spécialisée, mais elle fait de surcroît intervenir un troisième acteur, le médecin, figure de proue et d’autorité du processus. À cet égard, Gavarini (2002) mentionne que les intervenants en PMA (qu’il s’agisse des médecins ou des physiciens) font partie d’une nouvelle configuration de l’enfantement qui échappe à la conjugalité et à son intimité.

2.1.1 Distance et manque de proximité

Selon Cussins (1997), ce sont les processus de normalisation, de naturalisation et de routinisation[9] qui définissent le caractère des cliniques de fertilité et qui illustrent le mieux les interconnexions qu’elles privilégient entre « vie sociale », « réalité matérielle » et « expertise ». À l’expansion des technologies reproductives s’ajouterait ainsi la banalisation des divers procédés qu’elles impliquent et le caractère désormais commun associé à l’idée qu’une conception humaine puisse avoir lieu à l’extérieur du corps de la femme : « Tant la fonction médiatrice de la médecine que l’introduction de la technique et de la science biomédicale au coeur de la relation sexuelle et conjugale ne semblent plus faire flamber les passions, ni même provoquer de réserves » (Gavarini, 2002 : 86). Si le recours à la PMA est effectivement considéré par les couples infertiles comme une façon parmi d’autres de concevoir un enfant, l’autorité propre à la médecine entraîne son lot de dilemmes et de contradictions pour les individus qui se retrouvent en négociation constante avec le discours médical. Par exemple, plusieurs couples reprochent aux médecins leur propension à rester campés dans une position technique et médicale. Pourtant, aux yeux des couples, l’infertilité dépasse largement la dimension médicale et demande une certaine compréhension émotive de la part des spécialistes, lesquels demeurent généralement très peu enclins à investir la dimension symbolique, psychologique ou conjugale de l’infertilité. Les médecins qui pratiquent dans les cliniques d’aide à la procréation tendent à se désengager du rapport humain avec les patients en mettant en place, à l’intérieur même de la clinique, un service d’aide psychologique qui se charge de la dimension émotive reliée au parcours des couples. Cette stratégie, quoiqu’elle permette à certains couples de bénéficier d’un soutien psychologique, favorise clairement la distanciation du médecin à l’égard du vécu de ses patients. Le témoignage d’Élisabeth[10] sur sa rencontre avec la gynécologue lors de l’annonce des résultats négatifs du spermogramme de son conjoint est particulièrement révélateur de la distance qui sépare les médecins des couples sur le plan expérientiel et émotif :

Q : En milieu médical, quand ils vous ont annoncé que l’opération n’avait pas marché, est-ce que… ?
E: C’était vraiment mal fait ! Pour avoir le résultat du spermogramme, il fallait que j’aille le chercher chez mon gynécologue. Mais comme il était en congé, c’était une autre gynécologue, et elle m’a dit cela au comptoir d’accueil. Je suis arrivée, j’ai dit : « Je suis supposée avoir une enveloppe au nom de Julien Chamberland, les résultats de son test. » Elle a pris l’enveloppe, elle l’a déchirée et elle a regardé : « Ça ne marche pas, c’est négatif! Je vais te prescrire un autre papier parce qu’il faut qu’il aille voir un urologue, un spécialiste. OK, merci, bye. » Elle m’a dit cela sur le coin du comptoir. Je me disais : « Prends au moins le temps de t’asseoir avec moi dans un bureau. Prends le temps de me dire : “Finalement, ça ne fonctionne pas, ça n’a pas bien été…” » Elle, elle me garoche ça sur le coin du comptoir. Après ça, il faut que je revienne à la maison et que je dise ça à mon conjoint. Côté humain, ce n’est pas fort.

Élisabeth

Dans ses écrits sur l’anthropologie du corps, Le Breton critique vivement la vision instrumentale et mécaniste du corps mise de l’avant par la médecine moderne : « Dans l’élaboration graduelle de son savoir et de son savoir-faire, la médecine a négligé le sujet et son histoire, son milieu, son rapport au désir, à l’angoisse, à la mort, le sens de la maladie, pour ne considérer que le “mécanisme corporel”. Ce n’est pas un savoir sur l’homme, mais un savoir anatomique et physiologique » (2005 : 187). Selon l’auteur, la médecine occidentale, ancrée dans « le rythme de la modernité » oublie que l’être humain est un être de relations et de symboles et qu’il s’inscrit dans une trajectoire sociale et individuelle. À cet égard, la position de Josée est intéressante dans la mesure où elle cadre parfaitement dans ce schème d’analyse : d’un côté, elle reproche à sa gynécologue son manque d’empathie et de sensibilité vis-à-vis de la détresse engendrée par ses problèmes d’infertilité, mais de l’autre, elle endosse l’idée que le rôle du médecin se limite au traitement des corps dans sa stricte dimension physiologique :

Les médecins, ils ne sont vraiment pas euh… je veux dire… c’est une gynécologue, et elle, elle traite toutes sortes de problèmes reliés à l’appareil génital. Alors, elle, ton désir d’enfant et ta détresse, j’ai senti qu’il n’y avait pas de porte d’ouverte pour ça. Professionnellement, elle est probablement très bonne cette femme-là, elle m’avait été recommandée. Mais en termes de chaleur humaine, on va repasser. En aucun moment elle ne m’a dit : « T’as l’air de trouver ça tough, peut-être que tu devrais te faire aider. »
[…]
En milieu médical, eux autres, ils te cherchent une pathologie, ils te cherchent un problème, c’est ça leur job. Alors, tout le côté émotif de la chose… Et eux autres, ils relativisent beaucoup les choses : des problèmes lourds, ils en voient à répétition, donc ton petit problème d’infertilité non expliquée, ce n’est pas grave pour eux autres. Ce n’est pas un vrai problème. En réalité, c’est juste qu’ils ne sont pas capables de te donner une raison, mais tu n’as pas de problème de santé.

Josée

La vision technique proposée par la médecine reproductive ainsi que les explications physiologiques des déficiences reproductives qu’elle fournit finissent invariablement par pénétrer le langage courant au regard de l’infertilité. Les acteurs s’approprient ce langage et s’y réfèrent à leur tour pour expliquer leur infertilité et pour prendre des décisions sur les démarches médicales à entreprendre. Les couples se trouvent ainsi dans une position délicate : ils situent eux-mêmes la médecine reproductive dans l’espace du progrès, de l’avancement et du savoir, mais en arrivent à la conclusion que cette dynamique est difficilement supportable, non seulement parce qu’elle tient très peu compte de leurs difficultés émotives et psychologiques, mais également parce qu’elle est continuellement créatrice d’espoirs. Cependant, les participants ne remettent pas en question la « bonne volonté » des médecins, ni d’ailleurs leurs manières de procéder. Les propos de Paul et Jeanne montrent comment les couples croient en la médecine reproductive (du moins au départ) et comment cette foi repose concrètement sur la figure du médecin :

P : Eux autres [les médecins], ils veulent, ils veulent tellement [que ça marche]. Ils se sont en allés là-dedans, en infertilité, justement pour donner la chance aux femmes de tomber enceintes, de devenir mères. Eux autres, c’est leur mentalité. C’est comme quelqu’un qui a le cancer, ils ne lui diront pas : « Tu vas mourir. » Ils vont dire : « On va tout essayer pour te guérir » Eux autres te disent : « On va essayer ça et tu vas voir, ça devrait marcher. » C’est tout le temps ça, tout le temps de l’espoir.
J : Tant que tu n’es pas tombée enceinte, tu ne peux pas voir la fin. Et après six mois, tu n’es plus capable, tu reviens dans le bureau du médecin, tu pognes les nerfs. Après ça, il va te parler, et là tu reviens à la maison et tu dis à ton conjoint : « Regarde, ça va marcher, là, c’est sûr ! Il change mes hormones. Il me l’a dit que ça allait marcher. » Et ça recommence.

Paul et Jeanne

Les propos de Jeanne sont aussi tout à fait révélateurs de ce que l’apparition de nouvelles techniques reproductives et le développement de nouveaux savoirs laissent continuellement planer l’idée qu’il est possible de se délivrer de sa condition d’infertile et obligent sans cesse les couples à se positionner vis-à-vis des options offertes par la médecine reproductive. Par conséquent, les médecins sont des acteurs déterminants dans l’espace de la procréation assistée, ce sont eux qui détiennent ce savoir médical et qui guident les couples dans leur incursion en procréation médicalement assistée. À ce titre, Price (1999) constate que les cliniciens se trouvent dans une position de médiation par rapport aux équipements techniques, mais qu’ils doivent aussi servir d’intermédiaires et d’intervenants dans des types de relations pour lesquels ils n’ont pas toujours les compétences requises. En ce sens, ils interviennent directement dans le processus décisionnel des couples, même si formellement ils cherchent à se distancier de ce rôle et prônent l’autonomie des couples dans leurs choix. L’histoire de Robin et Marie-Claire, qui ont connu dans le détail le processus de fécondation in vitro, laisse entrevoir plusieurs facettes de la relation des couples avec le corps médical. Dans cet extrait, le couple raconte comment il en est venu à la décision d’implanter deux embryons dans le demi-utérus de la femme[11] au lieu d’un seul, alors que cette manoeuvre médicale comportait des risques évidents pour les enfants à naître et pour la mère :

M-C : Le problème, c’est qu’ils [les médecins] ne te donnent pas… tu n’as pas le temps de réfléchir : ils te bombardent de statistiques, t’essaies de les faire répéter et c’est parce qu’il y a des statistiques sur si tu en mets un [d’embryon], d’autres si tu en mets deux, mais là-dedans t’as aussi des sous-statistiques. Nous autres, on n’avait même pas compris les bons chiffres, alors quand on a revu le médecin par après [après avoir su que les deux embryons s’étaient finalement implantés], on lui a dit : « Comment se fait-il que ça ait marché les deux ? » Il nous dit : « C’est ça les normes. » Mais ce n’est pas ça que nous, on avait compris.
R : Dans ma tête, en tout cas, c’était 5 % ou 8 % de chances que les deux bébés restent.
Q : Avez-vous eu un laps de temps pour y penser si vous en mettiez un ou deux ?
M-C : Ça se passe tout le long du processus : comme nous autres, c’était un, mais quand ça a été le temps de les implanter, on a eu comme un moment de panique. La journée de l’implantation ou quelques jours avant, j’ai demandé au médecin : « Est-ce qu’on en a beaucoup [d’embryons] ? » et là, il a dit : « Non. » Bref, le médecin, lui, il ne peut jamais dire « Je vous ai dit de faire ça. » On a pris notre décision dans notre tête [en mettre juste un] et à la fin, on a posé la question : « Est-ce qu’il y en a des couples qui en mettent juste un? » Il m’a dit : « Non, après tout le travail, l’argent et le temps que ça prend, le monde n’en met pas juste un. »
R : Moi, c’est le docteur qui m’a convaincu.
M-C : Mais ce qu’ils n’expliquent pas et que tu apprends après, c’est que les embryons ont des stades embryonnaires et il y a des embryons qui se développent plus vite, ça fait qu’ils se rendent à un stade embryonnaire où ils sont plus forts. Nous, on en avait un qui était fort et un deuxième qui était à un stade un peu moins développé. Ça fait qu’elle [la technicienne en laboratoire] nous a dit : « Vous en avez un qui est très fort, c’est sûr qu’on prend lui », et elle dit : « Je vais regarder entre les deux autres, et je vais en prendre un des deux. » Mais ce qu’elle n’a pas dit, c’est que lorsque tu en as un avec un stade avancé, c’est quasiment sûr qu’il s’implante parce qu’il est plus fort. Mais si elle nous l’avait dit au début, on aurait peut-être dit : « Si lui, c’est sûr qu’il s’implante, on va en mettre juste un. » Mais t’as comme un moment de panique aussi où t’es là, t’as fait tout ça et le moment est arrivé où ils vont l’implanter. Alors à ce moment-là, c’est comme : « Allez-y mettez-en deux. » Ça fait que, oui, t’as du temps pour y penser, mais quand t’es rendu là, tu veux tellement que ça marche.

Robin et Marie-Claire

Certes, la situation vécue par Robin et Marie-Claire est exceptionnelle (les cas de demi-utérus sont extrêmement rares), mais elle témoigne tout de même de l’ampleur du pouvoir décisionnel qui incombe aux couples dans l’univers de la procréation médicalement assistée et duquel se départissent les médecins. La force de la culture médicale est mise en évidence dans l’ensemble du récit, qui présente divers points de repère à partir desquels comprendre la dynamique qui prévaut dans les cliniques de fertilité. Par exemple, la présentation des différents traitements sous forme de statistiques et de probabilités est un élément mentionné à plusieurs reprises par les participants qui sont nombreux à manifester leur réticence devant cette façon de transmettre l’information, mais qui, paradoxalement, la réutilisent pour calculer leurs chances de réussite et déterminer le moment qui leur semble le plus approprié et le plus raisonnable pour cesser les traitements lorsque les échecs s’accumulent.

2.1.2 La prévalence de la logique « proposition-décision »

Les activités des cliniques de fertilité sont motivées par le désir de traiter le plus de patients possible et d’améliorer les taux de succès des techniques utilisées. Parallèlement, elles mettent de l’avant une devise qui consiste à laisser aux couples le choix des démarches qu’ils souhaitent ou non entreprendre. Ce constat est d’ailleurs bien exprimé par Laurence et Pier-Louis (ci-dessous) dont les propos viennent valider les rôles assignés aux différents acteurs impliqués dans les procédures médicales d’aide à la procréation : les médecins analysent les situations d’infertilité des couples et investiguent pour en trouver les causes. Ils proposent ensuite diverses solutions aux couples, lesquels doivent alors décider des services qu’ils souhaitent recevoir parmi ceux proposés :

Après nos trois inséminations, ils [les médecins] voulaient tellement que je prenne la « superovulation » : « Vous augmentez vos chances », parce qu’ils parlent toujours des pourcentages de chances ! « Ton pourcentage est à X et, là, tu vas le monter à Y. » À ce moment-là, ils te poussent un peu, on sent qu’ils te poussent un peu. Mais quand on a dit : « Nous autres, ce qu’on veut, c’est les trois inséminations, mais la superovulation, on ne se rendra pas là. Ce n’est pas dans nos objectifs. » À partir de ce moment-là, ils respectent le choix, il n’y a aucun problème avec ça.

Laurence

On n’avait pas de contacts réguliers avec la clinique, et les fois qu’on y allait, on ne s’est jamais sentis poussés vers la fécondation in vitro. Ça a toujours été nous autres qui prenaient les décisions. Ils nous offraient leurs produits, ils nous offraient les démarches : « Si vous faites ça, il y a tant de pourcentage de chances de réussite. » C’était bien expliqué quand même.

Pier-Louis

Ainsi, le pôle « proposition » est occupé par les médecins, cliniciens et spécialistes qui s’affairent à analyser et à dresser un portrait des possibilités médicales qui s’offrent aux couples, alors que le pôle « décision » est remis entre les mains des couples qui doivent alors trouver un terrain d’entente sur « jusqu’où aller ». Une certaine ambivalence est tout de même observée lorsqu’est abordée la question de l’arrêt des traitements, la réaction du corps médical étant parfois de ramener les couples devant d’autres possibilités médicales. Mais là encore, la logique « proposition » versus « décision » semble prévaloir, puisque la plupart des couples rencontrés disent ne pas avoir subi de pression directe de la part des intervenants médicaux pour poursuivre les traitements, mais avoir plutôt ressenti un respect quant à leur décision. Et contrairement à ce que l’on pourrait croire d’un premier abord, cette tendance ne s’applique pas strictement au domaine public, mais aussi à celui du privé[12] ; malgré l’aspect commercial des traitements suivis en clinique privée, les médecins praticiens n’étaient pas plus ou moins enclins que dans le public à pousser les couples vers la poursuite des traitements ou vers l’essai de nouvelles méthodes :

Le docteur nous a jamais forcés [le couple a fait deux FIV]. Il a tout le temps dit : « Êtes-vous sûrs ? Prenez votre temps. Si vous n’êtes pas sûrs… » Mais il disait : « Oui, vous avez des chances, je regarde votre dossier et, oui, vous avez des chances. » Mais là, ça n’a pas marché et il nous a dit : « On ne le sait pas pourquoi ça n’a pas marché. » Mais il était correct ; il ne nous a jamais poussés ou fait croire certaines choses.

Catherine

Eux autres [les médecins et les infirmières], ils voyaient qu’on commençait à se décourager. Et je pense que la gang de l’hôpital s’est bien comportée avec nous. Quand on leur a dit qu’on arrêtait, ils nous ont dit : « C’est correct, et on vous souhaite bonne chance. » Ils n’ont pas essayé de nous… Même que le médecin m’avait quasiment dit : « C’est sain ce que vous faites.

Dominic

Une fois de plus, les propos des participants illustrent l’ampleur de l’autonomie et de la responsabilité qui leur incombent dans les processus décisionnels sous-jacents à la procréation médicalement assistée. Certes, cette situation a le mérite de définir les couples comme les acteurs principaux de leurs propres trajectoires, mais elle entraîne aussi une distanciation des acteurs secondaires vis-à-vis des conséquences émotives et symboliques liées à l’infertilité et à l’échec des traitements. À ce titre, Tort critique vivement le fait que la procréation assistée (qu’il qualifie de « désir froid ») fasse apparaître les finalités de l’expérimentation biomédicale comme émanant de la liberté individuelle. Selon lui, le savoir biomédical entretient un système de dénégation qui consiste à présenter l’offre médicale comme la réalisation même du voeu profond du désir des patients (1992 : 318). Il semble donc légitime de se demander si l’essence même de la relation « médecin-patient » n’a pas subi une transformation profonde avec la multiplication des nouvelles techniques reproductives et, plus encore, avec l’arrivée en force des cliniques privées qui, elles, ont privilégié jusqu’à tout récemment une relation « vendeur-client » ; en effet, ce type de relation concorde tout à fait avec la logique « proposition-décision » décrite plus haut. Les médecins spécialistes (vendeurs) offraient des services à la carte et les patients (devenus clients) devaient choisir ce qui leur convenait le mieux en fonction du diagnostic établi par les médecins et en fonction de leurs ressources et capacités du point de vue physique et émotif.

La qualité très variable des relations entre les couples et les médecins dépend donc en partie de l’attitude de ces derniers, mais aussi de l’état d’esprit des couples, certains ayant déjà envisagé l’option « adoption » même avant la fin des traitements. La culture de persévérance et l’acharnement médical existent bel et bien dans les cliniques de fertilité, mais elle repose davantage sur une culture du progrès et une foi quasi inébranlable en la médecine que sur les actions concrètes ou les propos tenus par les médecins. Ces derniers, malgré un manque de compassion et de compréhension relevé par plusieurs participants, ne portent pratiquement jamais le fardeau de l’acharnement médical, lequel est la plupart du temps, lorsqu’il est mentionné, relégué dans l’espace plus général de la médecine reproductive.

Le cadre médical dans lequel s’exerce actuellement la médecine reproductive au Québec est en pleine restructuration depuis l’adoption du nouveau programme de financement de la procréation médicalement assistée. Pour l’instant, les cliniques privées continuent d’être les seules à offrir la FIV, mais comme les frais relatifs à la plupart des démarches médicales en procréation assistée sont dorénavant couverts par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), on peut postuler que la logique commerciale (vendeur-client), maintes fois décriée par les couples, tendra à s’atténuer. Par contre, celle qui repose sur la relation « proposition-décision » risque de persister considérant la valeur accordée au progrès médical et à la liberté de choix en matière de reproduction. Avec l’entrée en vigueur de ce nouveau programme, il semble réaliste de croire que les couples seront plus nombreux à entreprendre les démarches de fécondation in vitro, donc à pousser plus loin leur incursion dans le domaine de la médecine reproductive, une situation qui fait poindre d’autres enjeux majeurs. Bien qu’ils soient libérés des contraintes financières, les couples infertiles qui ont recours à la fécondation in vitro, particulièrement les femmes, continueront de subir la lourdeur physique des procédures médicales et seront tout aussi sujets au sentiment de déception qui suit un constat d’échec, puisque les taux de réussite de la FIV demeurent assez faibles : quoiqu’environ 85 % des patients arrivent au résultat de production d’oeufs fertilisés in vitro, seulement 24 % de tous les cycles de FIV pratiqués vont aboutir à une grossesse viable[13].

2.2 Entre le foetus à concevoir et l’enfant à naître

Toutes les démarches en procréation assistée visent la mise au monde d’un enfant. Tous les efforts déployés par les praticiens et les sacrifices assumés par les couples visent un objectif commun, celui de concrétiser et de mener à terme une grossesse. Par contre, les différents acteurs impliqués naviguent entre des représentations multiples de ce qu’on pourrait appeler l’enfant à venir. Le processus médical est centré sur le potentiel enfant : il concerne une entité dont on connaît les pourtours, mais qui demeure passablement abstraite parce que confinée dans la sphère de la conception, donc plus liée à un potentiel de vie qu’à une existence réelle. Et même si aux yeux des couples cet enfant à naître demeure l’enfant désiré, ce qualificatif finit en quelque sorte par s’effacer de l’usage terminologique courant (en milieu clinique) pour laisser place aux termes de foetus et d’embryon, voire à ceux de conception et de procréation. Ainsi, s’il est vrai que les interventions médicales entreprises sont motivées par un désir d’enfant, elles demeurent tout de même techniquement et concrètement centrées sur la conception et sur la grossesse, de telle sorte que tout au long de ce processus, il est rarement question d’enfant. L’enfant tel qu’on se le représente généralement est évacué de l’équation. Paradoxalement, il semble aussi que la médicalisation de la grossesse et le développement des nouvelles techniques reproductives contribuent à faire du foetus un être humain à part entière (Van der Ploeg, 2001). Avec l’apparition de nouvelles techniques médicales qui permettent de visionner l’être in utero, l’unité organique entre le foetus et la mère ne peut dorénavant plus être tenue pour acquise et le foetus tend progressivement à être considéré comme un « nouveau type d’entité individualisé » (Franklin, 1999). Selon Porqueres i Gené, c’est la notion d’individualisme moral qui explique les débats éthiques entourant le statut et la manipulation de l’embryon ; alors que certains s’objectent à toute intervention et considèrent que « l’individu à venir est inscrit dans la corporéité depuis la conception », d’autres acceptent ces interventions avant un seuil limite (primitive break) et jugent que l’individu existe seulement « lorsque la division cellulaire ne peut plus aboutir à plusieurs individus » (2009 : 28). Un raisonnement similaire est suivi par Boltanski (2004) qui propose de situer l’avortement dans une grammaire de l’engendrement. Selon l’auteur, c’est d’abord le processus de singularisation qui définit l’essence même de l’être humain et qui permet de distinguer deux types de foetus : le foetus authentique (celui au centre du projet parental) et le foetus tumoral (entrevu comme une prolifération cellulaire dont l’avortement peut libérer la femme).

On en arrive donc à deux tendances distinctes qui, malgré leur degré d’abstraction, s’inscrivent directement au centre des relations entre les médecins et les couples infertiles : d’un côté, l’enchaînement des procédures médicales en procréation assistée participe à la technicisation du processus de reproduction et met en veilleuse l’enfant désiré pour se concentrer principalement sur la réussite de la conception. À cette étape, le potentiel enfant est davantage représenté par les substances procréatrices et les organes reproducteurs. D’un autre côté, une fois la conception réalisée et la grossesse mise en route, l’embryon et progressivement le foetus sont appréhendés dans leur individualité, c’est-à-dire comme des êtres humains distincts. Ils représentent, aux yeux des parents, davantage qu’un simple potentiel de vie ou qu’une forme d’amas cellulaire : à ce titre, les décisions que doivent prendre les couples au regard des embryons surnuméraires sont révélatrices de la charge émotive qui les relie à ces entités considérées alors comme des enfants à naître. Les discours tenus par les couples qui ont eu recours à la PMA et qui ont affronté des échecs répétitifs laissent croire à un éclatement des représentations liées à l’enfant dans le milieu médical. Ces discours témoignent également d’une transformation des perceptions de l’enfant désiré : plongés dans l’univers médical, les couples eux-mêmes, tout en conservant un rapport très émotif à l’enfant désiré, intègrent une terminologie technique centrée sur le processus de reproduction. Par contre, on peut facilement penser que, contrairement aux médecins qui s’en tiennent généralement à une vision mécanique de la reproduction, l’utilisation d’une telle terminologie chez les couples ne fait pas disparaître les désirs et les rêves reliés à l’enfant, lesquels persistent en toile de fond.

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L’infertilité n’est pas un phénomène récent en soi ; la Bible faisait déjà référence aux malheurs des « femmes stériles ». Quant au désir d’enfant, il se présente lui aussi, en chaque lieu et chaque époque, sous des formes différentes. Par contre, une réflexion sur ces deux notions s’avère nécessaire pour comprendre le contexte dans lequel sont utilisées aujourd’hui les nouvelles technologies reproductives. La procréation médicalement assistée et les relations entre les couples infertiles et le corps médical mettent de l’avant des représentations particulières de la reproduction et de l’enfantement. L’analyse des expériences cliniques vécues par les couples infertiles témoigne d’une tendance à l’instrumentalisation du processus reproductif. Plus encore, ces analyses mettent en évidence la valeur accordée à la dimension conjugale lorsque se pose la question de l’enfantement. Plus que jamais prévaut l’idée que chacun peut faire ce qui lui semble convenable pour avoir un enfant sans devoir justifier ses décisions devant autrui. Dans le contexte de la procréation médicalement assistée, le couple en soi est entrevu comme une unité autonome qui doit choisir ce qui lui convient en fonction d’un ensemble de facteurs. Au final, il semble donc que les processus d’autonomisation (décisionnelle) et de technicisation (procréative) agissent comme des points de pivot à partir desquels penser la dynamique qui prévaut dans les cliniques de fertilité et, plus généralement, dans le recours à la procréation assistée.