Corps de l’article

1. Avant-propos

L'objectif de cet article est de proposer quelques considérations théoricométhodologiques autour de la mixité. Il cherche à mettre en évidence les limites, les pièges et les dérives de la littérature existante en ce qui a trait à la conceptualisation de la notion de mixité. Après une contextualisation initiale (définition, variables et modèles liés au phénomène de la mixité), il s'agira d'indiquer les différents niveaux clés de complexité théorique et méthodologique du phénomène afin d'éviter les visions simplistes ou réductrices.

Nous questionnerons donc la clarté de la notion d’« union mixte » (dans quelle mesure une union est-elle mixte ou non?), l'équivalence entre mixité et intégration sociale (la mixité est-elle synonyme d'intégration sociale?), et nous soulignerons la complexité inhérente aux processus de configuration de l'identité ethnique résultante (les multiples configurations de l'ethnicité et leurs significations).

Il ne s’agit donc pas ici de présenter les résultats d’une étude empirique en particulier, mais plutôt de procéder à un « état des lieux » en apportant un ensemble de réflexions théoricométhodologiques à partir de l’analyse de références bibliographiques pertinentes et d’études empiriques particulières, avec l’objectif d’améliorer notre outillage pour la recherche autour de la mixité et de l’intégration sociale.

2. Contexte : autour de la mixité, de l'endogamie et de l'exogamie

L'analyse de la mixité doit commencer par l'analyse de l'endogamie/exogamie, ou de l'union ou formation du couple dans/en dehors d'un groupe ou d’une catégorie sociale (Barfield, 1997 : 150, 177; Giddens, 1993 : 398), qui constitue un cadre d'étude classique en sciences sociales depuis les études des anthropologues évolutionnistes (McLennan, 1865; Tylor, 1889; Morgan, 1870), jusqu'à aujourd’hui où les études de différentes disciplines abondent.

D'ailleurs, ce champ d'étude implique de multiples variables d'analyses : la proximité spatiale, la taille et les proportions par sexe du groupe et les opportunités d'interaction; la distance sociale en termes économiques, éducationnels, ethnonationaux ou religieux; les normes socioculturelles; l'identité de groupe, la catégorisation sociale, les préjugés et les stéréotypes, entre autres. Par conséquent, ce domaine recoupe divers cadres disciplinaires. Citons entre autres l'anthropologie sociale, la sociologie, la démographie, la géographie humaine et la psychologie sociale. Ainsi, les thématiques dérivées liées à cette question sont très diverses : la mobilité et la relation entre migration et cycle vital, les relations interculturelles, l'ethnicité (identité ethnique ou groupale), le transnationalisme, les processus d'incorporation des immigrants et des minorités ethniques; et la stratification sociale. Cela explique également que la littérature existante provient en majorité de pays traditionnellement d'immigration ou avec une grande expérience migratoire, comme les États-Unis (Davis, 1941; Merton, 1941; Gordon, 1964; Crester et Leon, 1982; Blau et al., 1984; Gray, 1987; Alba et Golden, 1986; Qian, 1997; Kalmijn, 1993, 2010; Waters, 2000; Fu, 2001; Lee et Edmonston, 2005; Perlmann et Waters, 2007); le Canada (Richard, 1991; Kalbach, 2002; Le Gall, 2005; Lee et Boyd, 2008, Meintel, 2002; Le Gall et Meintel, 2011); le Royaume-Uni (Leach, 1967; Coleman, 1985; Berrington, 1994; Rodríguez-García, 1998; Caballero et al., 2008; Muttarak et Heath, 2010); et la France (Lévi-Strauss, 1949; Girard, 1964; Zonabend, 1981; Barbara, 1993; Collet, 1993; Todd, 1994; Noiriel, 1996; Varro, 1995, 2003; Santelli et Collet, 2003; Safi, 2008).

En général, les études réalisées jusqu'à maintenant sur l'endogamie et l'exogamie ont confirmé que l'endogamie est le modèle général ou prédominant, et que l'exogamie est l'exception. Cela intervient dans un large ensemble de variables (nationalités, religion, groupe ethnique, classe sociale, lieu de résidence, etc.), et ce, pour différents groupes et dans différents contextes socioculturels. Les explications pour rendre compte de ce phénomène incluent aussi bien des facteurs structuraux (la distribution dans l'espace et la distance sociospatiale et les opportunités d'interaction) que normatifs ou préférentiels (modèle de parenté, relations interpersonnelles ou processus identitaires) (Merton, 1941; Davis, 1941; Winch, 1958; Gordon, 1964; Leach, 1967; Musham, 1974; Zonabend, 1981; Blau et al., 1984; Murstein, 1986; Gray, 1987; Héritier et Copet-Rougier, 1990; Varro, 1995; Qian, 1997; Kalmijn, 1998; Fu, 2001; Meng et Gregory, 2005; Rosenfeld, 2005; Rodríguez-García, 1997, 2002, 2004, 2006; Therrien, 2012).

En plus du facteur d'origine et des explications liées à la similitude ou à la différence de structures d'organisation socioculturelle, les études sur le thème se sont intéressées tout particulièrement à une série de variables explicatives ou facteurs conditionnant de l'endogamie et de l'exogamie, donnant lieu à un ensemble d'hypothèses largement contrastées :

2.1 La taille du groupe et la « complétude institutionnelle »

De nombreuses études ont signalé que l'indice d'endogamie/exogamie est inversement lié à la taille du groupe : un petit groupe limite les opportunités d'interaction entre coethniques et produit une plus grande interaction en dehors de ce même groupe, des réseaux plus denses ou avec une connectivité plus importante (Bott, 1957; Wellman et Berkowitz, 1988), ce qui conduit à des indices d'unions exogames plus importants. Par contre, les groupes les plus grands n'ont pas seulement des proportions par sexe plus équilibrées, ce qui favorise l'endogamie, mais ils tendent également à fournir à leurs membres la plupart des besoins en termes d'interaction, de travail et de loisirs, par exemple, ce qui augmente également les opportunités de rencontrer un partenaire au sein du même groupe (Blau et al., 1984; Lieberson et Waters, 1988; Richard, 1991; Hwang et al., 1997). D'un autre côté, un groupe de taille plus importante tend à générer une structure socioéconomique prospère et à développer un niveau supérieur de solidarité intragroupale, où le groupe (communauté ethnique) offre à ses membres l'opportunité de vivre (travail, loisirs, relations intimes, etc.) dans le cadre de ses limites. Cette institutional completeness (Breton, 1964) ou « complétude institutionnelle », produirait de plus grands indices d'endogamie. Le cas de populations immigrées de l’Est et du Sud-Est asiatique en Amérique du Nord en est un exemple pertinent (Hwang et al., 1997; Lieberson et Waters, 1988; Myles et Feng, 2002).

2.2 Le sexe/genre

Il est aussi largement constaté que, comme résultat d'un ordre social clairement patriarcal, les hommes sont généralement plus exogames que les femmes; et que les hommes qui appartiennent à des minorités immigrantes ou ethniques tendent davantage à se mettre en couple en dehors des règles de leur groupe d’appartenance (union exogame) que les femmes (Hwang et al., 1997; Qian, 1997; Jacobs et Labov, 2002; Lee et Edmonston, 2005). Les populations asiatiques en seraient l'exception, pour qui la tendance est inverse (plus grande exogamie chez les femmes). Les explications dans ce cas sont liées à la valorisation positive des valeurs et modèles socioculturels occidentaux (comme l'individualité, les loisirs, ou les rôles des genres et modèles familiaux plus égalitaires face aux modèles traditionnels qui bénéficient davantage aux hommes), tout comme à l'exotisation faite depuis l'Occident des femmes du Sud-Est asiatique, associées historiquement à des stéréotypes de féminité, de séduction et de soumission (Said, 1978; Gaines et Liu, 1997; Fujino, 2000; Zhou et Lee 2004 : 10; Rodríguez-García, 2007 : 24).

2.3 L'âge/la génération

Diverses études démontrent que les indices d'exogamie augmentent avec le statut générationnel de la migration et avec la durée de résidence, de façon à ce que les « deuxièmes générations » tendent à être plus exogames, puisqu’elles sont plus fortement socialisées dans la société d'accueil, et qu’elles acquièrent généralement des niveaux socio-éducatifs et de mobilité sociale plus élevés, tout cela permettant une diversification des réseaux personnels et une plus grande possibilité d'interaction exogroupale. De la même façon, les immigrants qui ont émigré dès leur plus jeune âge sont moins socialisés et/ou identifiés en référence au pays d'origine, puisqu'ils n'ont pas terminé leur période éducative et qu’ils ont été socialisés en majeure partie dans le pays d’accueil, ce qui favorise l'exogamie (Gordon, 1964; Lieberson et Waters, 1988; Richard, 1991; Coleman, 1994; Feliciano, 2001; Giorgas et Jones, 2002; Lievens, 1999). Le statut générationnel est également associé à la connaissance de la langue, qui est liée positivement à l'exogamie (Stevens et Swicegood, 1987).

2.4 La classe sociale

Finalement, les études réalisées sur l'endogamie/exogamie ont confirmé à plusieurs reprises que l'homogamie (la tendance à s’apparier à des conjoints de statut éducationnel, occupationnel et/ou économique similaire) est le modèle dominant, que ce soit chez les couples endogames ou exogames (voir Merton, 1941; Winch, 1958; Girard, 1964; Musham, 1974; Carabaña, 1983; Coleman, 1994; Mare, 1991; Varro, 1995; Qian, 1997; Zonabend, 1981; Kalmijn, 1991, 1998; Fu, 2001; Meng et Gregory, 2005; Rosenfeld, 2005; Rodríguez-García, 2004, 2006, 2007).

Le fait que l'homogamie prédomine autant dans les unions endogames (entre les personnes de la même origine, du même pays ou de la même culture) que dans les unions exogames ou mixtes, souligne l'importance des facteurs socioéconomiques face aux facteurs proprement culturels dans les relations interpersonnelles, ce qui est important de signaler à un moment où l'ethnique semble acquérir davantage d'importance que le social.

La science a certainement pour objectif de trouver des modèles ou des régularités dans la réalité, de les expliquer et d'établir des prédictions à partir de celles-ci. Mais cela implique également d'analyser de façon critique (théorie critique) la réalité ainsi que le procédé d'approche de celle-ci. Donc, s’il est important de fournir des données et des modèles sur l'endogamie et l'exogamie, il est aussi essentiel d'aborder la complexité du phénomène à l'étude (la mixité) et de ses problèmes théoriques et méthodologiques. C'est ce que nous allons faire dans la section qui suit.

3. Le problème de la définition : dans quelle mesure une union est-elle mixte ou non?

La création de concepts est un élément fondamental pour la formulation de théories. Nous nous munissons de termes analytiques pour nous approcher d'une meilleure compréhension du monde. De cette façon, lorsque nous définissons les concepts que nous utilisons, nous détaillons exactement à quelle réalité (groupes, variables, relations en phénomènes, etc.) nous nous référons, en essayant ainsi de réduire le biais, afin que notre appareil théorique et technicométhodologique serve plus à expliquer la réalité de façon critique qu’à la restreindre.

Cependant, les termes n'en sont pas moins des constructions sociales, et par conséquent ils alimentent un espace de contestation. De plus, dans le cas qui nous intéresse, il convient de signaler qu'il s'agit d'une terminologie particulièrement problématique.

En général, il convient de rappeler que les catégories elles-mêmes résultent de contextes historiques, sociaux, économiques et politiques bien déterminés (voir Varro, dans ce même numéro). Il est donc essentiel de prendre en compte la dimension historique et politique des variables et des modèles d'analyse.

De nombreux auteurs ont indiqué que le concept d'« union mixte » ou de « mixité » sont des notions contestées aussi bien pour leur ontologie que pour leur sens (voir, par exemple, Streiff-Fénart 1994; Root, 1996 : 7-14; Ifekwunigwe, 1999 : 17-22; Phoenix et Owen, 2000 : 73, 92; Tizard et Phoenix, 2002 : 7-12, 50-52; Olumide, 2002; Rodríguez-García, 2002 : 171-183; Santelli et Collet, 2003). En effet, l'une des principales difficultés de l'étude de l'endogamie/exogamie, au-delà des limitations des sources pour l'obtention des données, réside dans le caractère polysémique du terme, dans son ambiguïté et dans l’utilisation des mêmes catégories pour des réalités très différentes.

D'abord, son sens étymologique, « mixte », du latin mixticius, signifie « mélange de deux parties égales ». La catégorie « mixte », donc, part d'une conception antérieurement polarisée des individus et des groupes selon laquelle ces derniers constituent des entités clairement distinctes, avec des limites claires qui permettent de les classifier en des catégories rigides. De manière significative, ce type de catégories par populations recueillies historiquement dans les registres statisticodémographiques s’est construit spécifiquement sur la base de critères purement administratifs et principalement dans des contextes inégaux, comme les contextes coloniaux (Appadurai, 1993 : 334; Said, 1978; Morning, 2012).

À ce propos, la présomption de l'existence d'individus, de groupes ou de cultures « pures » antérieures au « mélange » implique une notion essentialiste des cultures, en tant qu'entités données, homogènes fixes et immuables, au lieu d'entités construites, hétérogènes et changeantes (Anderson, 1983; Baumann, 1996; Werbner et Modood, 1997); ce qui, une fois de plus, met le doute sur l'existence même de l'objet qui tente de se catégoriser (Friedman, 1997 : 82-83; Varro, 1995 : 29). Sur le plan identitaire, Amartya Sen (2006) s'est référé à cette illusion de l'« affiliation singulière »; cela revient à considérer que les personnes ne s'identifient qu'à une culture ou à un ensemble de valeurs immuables (voir aussi Lévi-Strauss, 1977). Et si des catégories recouvrent certaines autres, et par conséquent ne sont pas complètement séparables, les espaces liminaux qui résident entre elles sont également sujets à des interrelations, à des réflexions et à des reformulations, ce qui contribue à discréditer le classement.

Au-delà de cette réflexion, et en allant jusqu’à la définition du concept, si nous partons d'une conception de l'endogamie/exogamie comme étant l'union ou la formation d'un couple dans et en dehors d'un groupe ou d'une catégorie sociale, respectivement (Barfield, 1997 : 150, 177; Giddens, 1993 : 398), que l'union soit « mixte » ou non dépendra de la variable que nous prendrons pour distinguer les individus/groupes d'appartenance impliqués : le pays de naissance, de nationalité, le groupe ethnique, l'affiliation religieuse, les traits phénotypiques, la langue, etc. Il est donc nécessaire de spécifier la variable catégoriel – et sous-catégoriel – auquel nous nous référons dans chaque cas.

Si nous choisissons la variable « origine » (nationale ou ethnoculturelle), une fois de plus, ce qui est ou non une « union mixte », ainsi que la signification de la catégorie qui sert à la limiter, est quelque chose de très variable selon le contexte social, culturel, politique et économique des sujets impliqués : plus le contexte est segmenté, que ce soit en termes économiques, sociaux, ethnoraciaux ou religieux, plus les mélanges entre les individus qui représenteront les différents groupes ou catégories socialement distinctes ou séparées seront visibles et significatifs. Ainsi, en contextes fortement stratifiés, par exemple en Afrique du Sud à l'époque de l'apartheid, au Rwanda, en Irlande, ou en Israël, les unions – aussi bien sur le plan formel qu’informel – entre noirs et blancs, hutus et tutsis, catholiques et protestants, ou juifs et palestiniens, respectivement, ne supposent pas seulement un fait social, mais aussi un acte politique. Une union mixte entre les individus de groupes polarisés socialement dans un contexte segmenté présentera des conditionnements et des implications très distinctes à cette même union dans un contexte socioéconomique et ethnique moins segmenté pour ces catégories. En général, nous pouvons dire que plus le contexte est segmenté, plus claire sera la marque qui conditionne la catégorisation individuelle ou groupale permettant de parler de groupes distincts et de « mélange ». Et, par conséquent, l'endogamie et l'exogamie, la ségrégation et l'assimilation n'ont pas toujours les mêmes facteurs conditionnant ni les mêmes significations.

Finalement, il existe un biais important depuis le moment où la dichotomie « endogamie/exogamie » a été adoptée (McLennan, 1865) – et qui prédomine encore aujourd'hui – en ce qui concerne la référence du point de vue formel de l'union (mariages) exclusivement, sans inclure le point de vue informel. En d’autres termes, toutes les relations intimes informelles ou non régulées légalement, comme les relations stables en cohabitation (pas nécessairement institutionnalisée), les relations stables sans cohabitation et les relations fortuites ou associations de courtes durées (Giddens, 1993 : 742). Cette inclusion et cette différenciation sont importantes, non seulement parce qu'il s'agit de phénomènes distincts avec des significations sociales différentes, mais aussi parce que les sphères du formel et de l’informel se complètent et s’apportent mutuellement du sens. De la même façon, le terme intermating est chaque fois plus utilisé dans la littérature anglo-saxonne pour parler de mise en couple mixte, par rapport au terme intermarriage, qui fait clairement référence au mariage.

4. Mixité en tant que synonyme d'intégration sociale?

L'étude de l'endogamie et de l'exogamie a éveillé l'intérêt des chercheurs pendant des décennies, car elle aborde non seulement les décisions individuelles, mais aussi la portée des divisions sociales (d'ethnies, de genres, d'âges ou de classes sociales) et des relations entre groupes dans la société. Il s'agit donc d'un fait social total qui est fondamental pour comprendre la structure sociale.

Traditionnellement, les modèles d'endogamie et d'exogamie ethnique ont été perçus comme des reflets des processus majeurs d'assimilation et de ségrégation sociale, et par conséquent ont été considérés comme étant un bon indicateur du niveau d'intégration sociale des immigrants. Depuis la théorie classique de l'assimilation des immigrants, l'union mixte (exogamie) a été considérée comme le dernier échelon de l'assimilation sociale, en supposant qu'elle implique une augmentation de l'hétérogénéité sociale, l'érosion des identités ethniques et sociales et l'absence de préjugés ethniques (Gordon, 1964; Coleman, 1994; Todd, 1994).

Les théories les plus récentes sur l'assimilation segmentée (segmented assimilation) ont cependant révélé que les processus d'intégration sociale, d'assimilation et de ségrégation, de changement et de maintien socioculturel sont plus complexes et multidirectionnels que l'on aurait imaginé (Portes et Zhou 1993, 1994; Zhou, 1997; Rumbaut et Portes, 2001; Rodríguez-García, 2010) et que la relation entre endogamie/exogamie et ségrégation/intégration n'est pas si directe (Lievens, 1999; Fu, 2001; Rodríguez-García, 2004, 2006; Song, 2009). Par exemple, l'union mixte peut être un moyen rapide pour l'obtention du permis de résidence et/ou l'accès à la nationalité dans le pays d'accueil, à la suite d'une législation restrictive sur le regroupement familial et/ou pour l'obtention « des papiers » (Rodríguez-García, 2004 : 84). En Espagne par exemple, l'augmentation significative des mariages mixtes lors de la dernière décennie (de 5 % du total en 2001 à 16 % en 2011, INE, 2011) a également coïncidé avec une augmentation des « mariages blancs » (mariage contracté sans l'intention des deux partenaires de vivre ensemble, mais dans le but pour l'un d’eux de bénéficier d'un ou plusieurs avantages).[1] Il est donc nécessaire de faire une distinction entre les effets et les causes de l'assimilation à travers le mariage mixte, car l'exogamie peut être de fait une conséquence de l'inégalité ou de structures sociales exclusives ou limitatives de l'intégration sociale.

Cela s'observe également lorsque l'on retrouve dans la motivation de l'union mixte des préjugés sur la différence et la valeur attribuées à celle-ci. Par exemple, la plupart des unions mixtes entre personnes nées en Espagne et personnes d'origine noire-africaine s'explique, d’un côté, en partie par l'exotisation historique de la négritude et, de l’autre, par la valeur positive historiquement attribuée à la blancheur (Fanon, 1967), son association à des valeurs occidentales (modernité, succès, etc.) et son statut social. Nous parlons ici de dynamiques de xénophilie, de mixophilie, de passing culturel et d'hypergamie sociale (Rodríguez-García, 2004 : 140-149)[2].

L'exogamie, donc, ne suppose en aucun cas l'absence de préjugés, comme l'a déjà signalé le travail classique de Bastide (1961), pas plus que le renoncement aux différences ou aux valeurs des partenaires, spécialement en contextes social et ethniquement segmentés. Par ailleurs, l'endogamie n'équivaut pas non plus à un comportement traditionnel ou à une attitude de ségrégation, pas plus que l'exogamie à un comportement moderne ou à une mobilité sociale. Comme le signalent certaines études (Lievens, 1999), l'endogamie peut satisfaire parfaitement les objectifs de « modernité sociale ».

En fait, nous ne connaissons pour le moment que très peu de choses concernant la relation entre les dynamiques socioculturelles internes ou micro et les facteurs macro ou structurels de ce phénomène. Par exemple, nous ne savons pas exactement dans quelles mesures l'union/famille mixte suppose un mécanisme de mobilité et d'intégration socioculturelle. Le point de départ de cette réflexion est que les populations immigrées et les minorités ethniques maintiennent généralement des modèles de concentration résidentielle et d'endogamie, qui supposent l'articulation d'un réseau social d'aide mutuelle face à la vulnérabilité de l'individu dans les premières étapes de la migration. L'endogamie fonctionnerait comme un élément de référence que les individus/collectivités essaient de maintenir ou de reproduire lorsqu'ils migrent, puisqu'elle fournit de la stabilité (l'organisation familiale est un soutien basique), mais aussi parce que c'est en même temps le principal lien permettant la transmission des valeurs et des codes de la société et de la culture d'origine (Richmond, 1988; Bauböck, 1996; Hwang et al., 1997). Au cours d'adaptation à la société d'accueil, il y a un processus d'acculturation où les affiliations communautaires sont affaiblies et où les pratiques culturelles deviennent moins fonctionnelles. Mais si les liens communautaires sont fonctionnels et qu'ils assurent la mobilité sociale, la ségrégation peut être une option choisie, et l'endogamie serait alors prédominante dans un modèle d'assimilation segmentée et pas nécessairement contraire à l'intégration (Portes et Zhou, 1993, 1994; Zhou, 1997; Rumbaut et Portes, 2001). Par ailleurs, les contextes de stratification et de discrimination sociale peuvent avoir une influence non seulement sur la tendance à l'endogamie, mais aussi sur le développement de pratiques et d'identités réactives dans les unions/familles mixtes. Nous reviendrons sur ce point ultérieurement.

Par rapport à la stratification sociale, l'analyse des modèles d'endogamie et d'exogamie ethnique a traditionnellement été considérée comme un test crucial pour comprendre la structure sociale et identifier les divisions et les inégalités structurelles. D'emblée, et cela a déjà été signalé antérieurement, la règle de l'homogamie (la tendance à s’apparier à des conjoints de statut éducationnel, professionnel et/ou économique similaire), est universellement reconnue, ce qui signifie que la question de classe serait au-delà de la variable du lieu d'origine ou culturel per se. Divers travaux signalent l'importance des facteurs socioéconomiques par rapport aux facteurs proprement culturels dans les conflits intrafamiliaux au sein des familles mixtes (cf., par exemple, à Rodríguez-García 2002, 2004, 2006, 2007).

Ensuite, selon les théories de stratification sociale qui mettent en relation la différenciation sociale structurelle (inégalité) et l'association sociale inégale, là où il y a une hiérarchie de prestige de groupes sociaux, les modèles matrimoniaux suivent la « ligne de couleur » stratifiée (Porter, 1965; Leach, 1967; Blau, 1977; Blum, 1985; Rytina et al., 1988). L'hypothèse de l'échange de statut (Davis, 1941; Merton, 1941) montre que dans le contexte de systèmes socialement stratifiés, les individus qui appartiennent à des groupes minorisés socialement avec plus de ressources socioéconomiques sont plus enclins à s’apparier à des membres du groupe socialement dominant, puisque ces ressources leur permettent de compenser leur position ethnoraciale désavantageuse dans la société. Ainsi, les individus de groupes ethniques ou minorités qui ne bénéficient que d'un faible prestige social obtiendraient un statut économique et/ou éducatif élevé dans les unions avec des personnes de groupes bénéficiant d'un plus grand prestige social. Les unions mixtes prédominantes seront donc celles formées par des immigrants au niveau économique et/ou éducatif plus élevé que ceux de leur partenaire non-immigré (Davis, 1941; Merton, 1941; pour une critique, voir Rosenfeld 2005 et pour la contre-critique, voir Rodríguez-García, 2007, et Kalmijn, 2010).

Ce qu’il est important de signaler ici, c'est qu’au-delà de la prédominance de l'endogamie ethnique et de l'homogamie sociale, il existe généralement dans les unions mixtes ou interethniques des différences de classe (statut socio-éducatif et économique), reflet de structures socioethniques stratifiées.

5. Les multiples configurations et significations de l'identité mixte

Au cours des dernières décennies, l'accroissement de la mobilité internationale et des processus de mondialisation ont donné lieu à une augmentation des situations de transnationalité et de multilocalisation ou d'appartenance multiple, et ce, aussi bien en termes territoriaux, politiques, économiques que socioculturels (Glick Schiller et al., 1995; Smith et Guarnizo, 1998; Vertovec et Cohen, 1999; Levitt et Glick Schiller, 2004). Dans ce contexte, les unions/familles mixtes ou formées de personnes d'origines distinctes ont donc augmenté (Breger et Hill, 1998; Waldis et Byron, 2006; Heikkilä et Yeoh, 2010), constituant un espace de mixité et de dynamique socioculturelle particulièrement active, un « troisième espace », un « in-between space » (Bhabha, 1994 : 1) ou « diaspora space » (Brah, 1996 : 195, 208), où les différences d'origine ethnicoculturelle, de classe sociale et de genre s'entrecoupent et se transforment. C'est particulièrement le cas des descendants des unions mixtes dans leurs dynamiques d'éducation et d'(auto)attribution identitaire.

En partant d'une conception dialectique, construite et multiple de l'identité ethnique (Barth, 1969; Nagel, 1994; Baumann, 1996; Jenkins, 1997; Sen, 2006), on peut reconnaître que les processus identitaires des descendants d'unions mixtes remettent en question les catégories d'origine, d'ethnie, de « race », de classe et de genre, et permettent d'argumenter en faveur d'affiliations complexes basées sur les multipositionnement (Anthias, 2002) ou multiethnicités (Varro, 1995; Ifekwunigwe, 1999; Mahtani, 2002; Rodríguez-García, 2004, 2006). Certains auteurs ont même avancé que ces espaces constituent le catalyseur de nouvelles formes de citoyenneté (Kofman, 2004). Pour décrire cette variété d'affiliations identitaires, on parle de formation d'identités ou d’ethnicités « transnationales » (Levitt, 2009), « diasporiques » (Brah, 1996), « bi-culturelles » ou « multiples » (Werbner et Modood, 1997; Verkuyten et Pouliasi, 2002; Suárez Orozco et Suárez Orozco, 2001; Leinonen, 2010), « hybrides », « mixtes » ou « créolisées » (Hall, 1990; Hannerz, 2002; Phoenix et Owen, 2000), et « post-raciales » (Ali, 2003). En outre, selon les théories de l'assimilation segmentée, le « maintien ethnique » dans les liens bi/multiculturels peut être choisi et parfois même avantageux (Portes et Zhou, 1993; Zhou, 1997; Suárez-Orozco et Suárez Orozco, 2001 : 7, 8-9 et 60-61).

Cependant, d'un autre côté, de nombreux auteurs ont signalé que les facteurs structurels externes déterminent grandement les options identitaires des descendants d'immigrants et d'unions mixtes (Waters, 1990; Nagel, 1994; Rumbaut, 1994; Saenz et al., 1995; Kibria, 1997; Ifekwunigwe, 1999; Tuan, 2003; Song, 2003, 2009, 2010; Pyke et Trang, 2003; Purkayastha, 2005; Rodríguez-García, 2004, 2007; Edwards et al., 2010). Un cas typique est celui de la population chinoise dans la diaspora, qui constitue historiquement ce que l'on appelle une « minorité modèle » ou au « statut duel » : alors qu'ils occupent une position considérable en termes économiques et éducatifs (un modèle pour ses réussites socioéconomiques), sa position sociale en termes de statut ou de prestige social est inférieure à celle d'autres groupes, et cela est dû à la survivance historique de la discrimination sociale et institutionnelle envers ce groupe (minorisé en termes socioculturels) – ce qui nous renvoie aux distinctes dimensions de la stratification sociale établie par Max Weber : le statut économique, le statut politique et le statut social ou le prestige. Ces processus peuvent en somme conduire à la formation d'identités « réactives » en conséquence de telles constrictions sociales (par exemple les contextes de discrimination sociale, de précarité socioéconomique, de racialisation et d’ethnicisation). Dans ce cas, même les ethnicités hybrides/mixtes ou composées (par exemple sino-canadienne (Kibria, 1997), bien qu’elles soient choisies, peuvent être le reflet de l'impossibilité de « sortir » de catégories d'appartenance imposées socialement. Dans ce sens, il est important de faire une distinction entre l’ethnicité symbolique (par choix ou peu contraint de l’extérieur) et l’ethnicité qui résulte des constrictions sociales (forcée). Ainsi, par rapport à ce dernier point, il apparaît fondamental d'étudier le capital social véhiculé par l'appartenance ethnique/culturelle (Zhou, 2005; Zontini, 2010) et la relation entre exogamie et mobilité sociale (Song, 2010).

Une fois de plus, la mixité recouvre une grande complexité et une grande hétérogénéité de situations, aussi bien pour les causes qui la produisent que pour ses multiples significations et effets sociaux.

6. Conclusion

Cet article a proposé quelques considérations théoricométhodologiques autour de la mixité : les limites de sa conceptualisation et interprétation; l’influence des contextes historiques, sociaux, économiques et politiques sur la catégorie « union mixte »; la difficulté de l'équivalence entre mixité et intégration sociale; et la complexité inhérente aux processus de configuration de l'identité ethnique mixte.

En dépit de la règle universelle de l'endogamie, la formation d'unions mixtes et de la mixité a augmenté globalement en conséquence des changements des valeurs socioculturelles, de la mobilité internationale et des processus de mondialisation (Waldis et Byron, 2006; Heikkilä et Yeoh, 2010). La recherche sur les unions mixtes et les dynamiques de mixité et de ségrégation socioculturelle, principalement en contexte de « superdiversité » (Vertovec, 2007), se révèle fondamentale pour mieux connaître et réfléchir sur les processus d'interculturalité en découlant.

Cependant, cette investigation ne peut se réaliser à la légère ni de façon simpliste. Les dynamiques contemporaines de la mixité abritent une grande complexité et une grande hétérogénéité, où le même fait peut avoir différentes causes et diverses significations selon le contexte et les éléments qui entrent en jeu. Aussi, les processus de mixité et de ségrégation, de globalisation et de localisation, de changement et de rétention coexistent et peuvent être complémentaires, au lieu d'être nécessairement incompatibles (Geanâ, 1997; Rodríguez-García 2010). Dans ce contexte, l'endogamie ne peut pas être considérée a priori comme une option négative ou antiintégrative, ni l'exogamie comme une panacée de l'intégration.

En fait, l'un des domaines nécessitant des recherches a trait à la relation entre mixité et intégration socioculturelle  : jusqu'à quel point les unions/familles mixtes sont-elles des mécanismes d'intégration? Cela implique d’analyser les expressions de l'ethnicité (autoattribution ethnique et dynamiques de changement, rétention et transformation du point de vue individuel et du groupe), les pratiques de sociabilité, les réseaux personnels et les processus de mobilité sociale des membres des unions mixtes et de leurs descendants, et d’explorer la portée de l'hétérogénéité des réseaux personnels, la diminution ou la fluidité des identités ethniques et sociales et la hausse de la mobilité sociale.

Les phénomènes migratoires, les relations interethniques et les processus d'adaptation socioculturelle constituent l'un des principaux défis des sociétés modernes. Il est donc certain qu'une connaissance plus détaillée, plus approfondie, plus rigoureuse des processus d'endogamie/exogamie et des dynamiques de la mixité, perçus comme le reflet des grands processus d'interculturalité, est devenue une tâche primordiale.