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Introduction

Les transformations rapides des arrangements familiaux contemporains – que ce soit en termes d’unions et de désunions, d’allongement de la durée de la vie, ou encore d’ouverture aux nouvelles technologies procréatives – ont été accompagnées de nombreuses recherches en sciences sociales qui interrogent les temporalités en jeu. Les travaux se concentrent globalement sur les deux dimensions synchroniques et diachroniques du temps. En synchronie, sont pensées les synchronisations/désynchronisations des temps familiaux (Lesnard, 2009 ; Tremblay, 2012), les articulations des temps sociaux (Drancourt, 2009 ; Pailhé et Solaz, 2009), comme le révèle la création récente du Groupe Thématique 48 au sein de l’Association Française de Sociologie[1], ou encore les réseaux familiaux contemporains (Castren et Widmer, 2015). En diachronie, les références aux modèles du cycle de vie, de parcours ou de trajectoires de vie (Kolhi, 2007 ; Lalive d’Epinay et Cavalli, 2009), comme l'usage des temporalités biographiques (Bessin, 2009 ; Charton, 2006) ou les histoires de famille (Lefèvre et Filhon, 1999) sont mobilisées pour comprendre les dynamiques individuelles et familiales dans la durée. Beaucoup moins de travaux partent d’une interrogation sociologique du temps, en tant qu’objet à part entière, pour penser la famille. C’est à cette proposition qu’est consacré ce numéro d’EFG.

Au-delà des débats infructueux relatifs à la définition du temps et à ses apories, souvent relevés (Giddens, 1994 ; Elias, 1996 ; Pronovost, 1996 ; Bourdieu, 1997 ; Rosa, 2010) nous voulons d’abord nous appuyer sur le texte séminal d’Henri Hubert (1905) qui a fondé l’approche du temps au sein de la sociologie française (Hirsch, 2017). À côté de la métaphore spatiale chère aux durkheimiens[2], Henri Hubert évoque la possibilité de penser le temps comme une matière. Il écrit : « des associations sont établies entre les diverses sortes de périodes et les choses qui durent, associations où la période-forme est l’unité de temps de la durée-matière » (1905, p. 100). Ce langage abscons peut être traduit par l’idée que dans les saisons, les mois ou les jours, qui sont les « périodes-formes » ou des contours, sont localisés des activités particulières, des « durées-matières ». Le temps humain n’est pas pensable en dehors des activités qui le constituent ; il n’est pas un espace englobant dans lequel nous flotterions, à la manière d’un bateau sur la mer (Elias, 1996). Norbert Elias regrette, de ce point de vue, que nous ne disposions pas du verbe « temporer » pour marquer le fait que ce sont les femmes et les hommes qui font le temps. Dans une perspective proche, Pierre Bourdieu note que « la pratique n’est pas dans le temps mais qu’elle fait le temps » (1997, p. 299).

Ce temps-matière a une forme, une structure, qui est façonnée socialement par des calendriers communs. Cette approche macrosociale (Zerubavel, 1981) peut être complétée utilement par une attention au rapport subjectif que les individus – et les familles – entretiennent avec le temps. Selon Michael G. Flaherty, c’est « en tissant nos désirs et les circonstances ensemble, [que] nous créons ce que nous expérimentons comme les textures du temps » (Flaherty, 2011, p. 2). Cette matière temporelle, dont la texture varie, travaille les familles, autant qu’elle est travaillée. Dans l’introduction à son ouvrage sur les « textures du temps », intitulée opportunément « faire le temps », Michael Flaherty définit le travail du temps comme « l’effort intra personnel ou interpersonnel en vue de favoriser ou de prévenir différentes expériences temporelles » (2011, p. 11). Nous soutenons dans ce dossier que les familles – comme leurs différents membres –, ne sont pas seulement menées par le temps, mais qu’elles ont les moyens de le modeler.

Dernier point d’exposition, les familles ne constituent pas des groupes nécessairement unis, dont tous les membres partagent les mêmes objectifs. Les expériences temporelles de chacun, que la sociologie du temps consacre sous le vocable de « temporalités » (Mercure, 1995), varient en effet selon les positions occupées dans la famille – enfant ou adulte, femme ou homme, jeune ou vieux – et pour la même personne à différentes étapes de son parcours de vie. Dans ce dossier, les auteur.e.s s’intéressent à des familles, ou plus spécifiquement à certains de ces membres – les femmes, les mères, les adolescents, les jeunes adultes – dans différents pays – Canada, France, Togo, Suisse – et à différents moments de l’histoire familiale – du désir d’enfant, au groupe nucléaire, et de la séparation à la recomposition familiale.

Toutes les enquêtes présentées dans ce numéro interrogent la manière dont les familles, ou certains de leurs membres « font (avec) leurs temps ». L’adjectif possessif pluriel veut insister sur la pluralité et la singularité des temps familiaux, quand l’expression « faire avec le(urs) temps », implique que les femmes et les hommes ne sont pas que des réceptacles passifs d’un temps qui s’impose, mais des acteurs à part entière qui peuvent en modeler partiellement la « matière ». Le pluriel, les temps, est ici toujours préféré au singulier parce que, dans l’expérience humaine, « il existe, non pas un temps, mais des temps », « chacun posséd[ant] des caractéristiques propres, [qui les rendent] irréductibles les uns aux autres » (Grossin, 1996 p. 16). Nous présentons d’abord la manière dont les temps travaillent les familles avant de voir comment les familles travaillent leurs temps.

Les temps travaillent les familles

« Affirmer que le temps est un objet de représentations collectives [comme le fait Henri Hubert dans une recension de 1901[3]] c’est induire d’abord que le temps n’est pas uniquement un phénomène objectif, extérieur et unilinéaire, mais qu’il est l’objet de conceptions changeantes selon les sociétés » (Hirsch, 2017, p. 26). Les familles, comme les femmes et les hommes qui les composent, sont localisés historiquement et géographiquement et partagent avec les autres habitants de leur société, un même « milieu temporel » (Grossin, 1996). Ce milieu doit être pensé de la même façon que le milieu physique et environnemental dans lequel vivent les populations. Le temps de l’Eglise n’est pas le même que le temps du marchand (Le Goff, 1960), ni celui du temps de l’industrie (Mumford, 2016), qui diffère encore du temps de la modernité avancée (Rosa, 2010). Le temps des institutions majeures s’impose à l’époque, comme aux familles. Il constitue un temps-cadre auquel il n’est pas possible de se soustraire. Il n’est pas non plus possible de se soustraire au temps-durée, qui modifie l’univers des possibles, au fur et à mesure du passage des âges.

Le temps-cadre des institutions 

Dans l’optique devenue classique de Michel Foucault, l’école, comme la caserne, la prison, l’hôpital ou l’usine exercent des mécanismes de contrôle sur le corps social (1975). Ces institutions, et en particulier l’école et l’entreprise[4], façonnent les corps mais elles façonnent aussi les temps familiaux, en imposant au quotidien des normes temporelles à ses différents membres, et en fixant à plus long terme des « horizons d’attente » (Koselleck, 2016) qu’il s’agit de coordonner. Spécialisée chacune auprès d’une génération, l’école et l’entreprise instituent le temps, pour les enfants, pour les parents et pour le groupe familial.

Le temps de l’école

Comme l’écrit Benoît Falaise, dans un document interne de l’éducation nationale à destination des futurs professeurs des écoles : « À la maternelle, les enfants entrent avec un rapport au temps très égocentré. Tous les travaux montrent la dimension extrêmement intime du rapport au monde ainsi que la perception très subjective du temps par les enfants de 2 à 4 ans. Dès lors, entrer en classe, participer au regroupement, se rendre aux toilettes au moment où tout le monde y va, aller en récréation avec les autres, (y compris quand le travail demandé ou le puzzle ne sont pas finis) c’est progressivement accepter la contrainte de soumettre son propre temps intime, à celui des autres, celui de la classe et de ses activités »[5]. L’école est l’une des premières instances de socialisation, à l’extérieur de la famille. Elle est une institution que fréquentent les enfants, dès l’âge de trois ans en France, et jusqu’à seize ans au moins en France, à raison de six à dix heures par jour, au moins quatre jours par semaine, en dehors des périodes de vacances. L’école apprend aux enfants, dès leur plus jeune âge – et réapprend à leurs parents – à respecter des horaires, et à se plier aux contraintes du temps collectif[6]. Plus âgés, les « adonaissants » (Singly de, 2006 ; Zaffran, 2014) et plus encore les adolescents (Zaffran, 2010) sont pris dans les rets d’un temps scolaire omniprésent, duquel ils essaient de se dégager tout en s’imprégnant, à différents degrés selon les milieux sociaux, des enjeux post scolaires de la scolarité. Au sommet du système scolaire français, Muriel Darmon, montre que les classes préparatoires aux grandes écoles forment la jeunesse dominante à « apprendre le temps » par l’apprentissage dans l’urgence et par l’urgence (2013). Quel que soit l’échelon considéré, l’institution scolaire équipe les jeunes de savoirs faire et de savoirs être temporels, qui sont aussi exigés, par ricochet, de leurs parents.

Deux contributions de notre dossier interrogent les liens entre le temps de l’institution scolaire et celui de la famille. Guillaume Ruiz enquête sur deux filières de formation professionnelles en Suisse (l’une plus féminine, l’autre plus masculine). Il s’intéresse aux modifications du rapport au temps que connaissent les étudiants pendant leur formation. Attentif à l’origine sociale et au genre, il montre qu’au moment du départ de la famille, l’entrée dans l’âge adulte est aussi une transformation de la manière dont les individus organisent et se représentent le temps. Centré sur les usages du temps, le travail de Jiri Zuzanek s’appuie pour sa part sur les Enquêtes Emploi du Temps canadienne pour montrer que la réussite scolaire des adolescents canadiens – et de manière associée, leur bien-être – est lié à l’organisation de l’emploi du temps de la famille. Dans ces deux enquêtes, les attentes des familles vis-à-vis de l’école témoignent de l’importance de cette institution dans les projections construites pour la génération future.

Le temps du travail

Dans les sociétés industrielles modernes ou avancées, le travail, qu’il soit salarié ou indépendant, s’impose par nécessité comme l’activité majeure de structuration du temps social. En dépit de phénomènes croissants de fractionnements (Cingolani, 2012), l’ordre temporel du travail organise la vie des familles en distinguant « les heures de bureau » de celles qui ne le sont pas, les jours de la semaine des jours du week-end, les temps travaillés des vacances, les années de formation de celles de la vie active puis de celles de la retraite. Cette différence des temps rythme la majorité des vies familiales en faisant se succéder des moments d’éloignement – pendant la journée, les jours de semaine et les temps travaillés – à des moments de rapprochement – les soirs, les week-ends et les vacances. Ces variations saisonnières de la vie familiale (Mauss, 1950 [1906]) constituent une expérience largement partagée, un temps-cadre avec lequel il faut s’arranger.

Au Canada, l’accroissement du temps de travail provoque un débat sur l’augmentation du stress temporel qui déborde la sphère du travail (Gershuny, 2000, 2011). Cette « relation d’interdépendance entre la famille et le travail » (Tremblay, 2012) s’exprime essentiellement dans sa dimension temporelle, quand il s’agit pour les parents de concilier[7], ou mieux, d’articuler leurs temps sociaux pour pouvoir être présents à la fois à leur famille, à leur travail, sans oublier les autres activités (pratiques culturelles, de loisir, associatives, militantes ou sportives). Si elle concerne aussi les hommes, cette question de l’articulation des temps sociaux pèse toujours principalement sur les femmes, du fait de la répartition encore très inégalitaire de la prise en charge des enfants et des tâches domestiques (Champagne et al., 2015 ; Bianchi et al., 2006).Le développement de la flexibilité du travail rend plus délicate l’articulation entre les deux temps, en particulier pour les parents de jeunes enfants, et plus encore pour les femmes (Pailhé et Solaz, 2006), qui, à partir de la naissance du troisième enfant, sortent du marché du travail (Régnier-Loilier, 2009). Chez les travailleurs les plus jeunes, ou dans les jeunes familles, les voix sont de plus en plus nombreuses à demander plus de temps familial (Mercure et Vultur, 2010). Certaines femmes décident de quitter le salariat pour créer une entreprise à la naissance d’un enfant dans le but de « s’accomplir dans l’indépendance », non sans que leurs « engagements professionnels, parentaux et domestiques [entrent] en concurrence » (Landour, 2017). Enfin, du fait des horaires de travail décalés des parents, émergent des « familles désarticulées » (Lesnard, 2009), qui voient leurs temps communs réduits, non seulement dans la semaine, mais aussi le dimanche (Boulin et Lesnard, 2017).

Dans notre dossier, les contributions qui s’intéressent aux contraintes que l’ordre du travail impose au cadre temporel familial, se centrent, sans surprise, sur l’expérience des femmes. Charlotte Vampo transfère la problématique de l’articulation des temps sociaux au Togo. Elle se concentre sur la manière de faire des femmes cheffes d’entreprise, pour mener de front une activité économique très prenante et une vie familiale, dans un contexte dans lequel la réussite économique des femmes n’est pas valorisé. Dans son enquête en immersion comme baby-sitter quotidienne dans les familles de cadres pris par le temps débordant de l’entreprise, Annabelle Ponsin souligne de son côté la prépondérance de la mère dans la diffusion des consignes relatives à l’organisation des activités des enfants. Elle confirme que dans les milieux sociaux supérieurs, qui ont la possibilité de déléguer les tâches du care, les femmes ont aussi une « vie en deux », comme l’a montré Monique Haicault dans les milieux populaires (1984).

Le temps-durée de la vie 

Le temps travaille les familles en les transformant dans la durée. Selon les mots du psychanalyste Serge Hefez, « la famille est une organisation maturante et mutative »[8]. Elle ne peut se penser sans une perspective dynamique, tant elle change de taille et de forme au cours du temps. Le passage des âges, comme le processus biologique et social du vieillissement touche tous les membres de la famille, et en modifie en permanence l’économie générale. Quand la famille devient incertaine (Roussel, 1989), le schéma séquentiel classique de la « famille de procréation » (Parsons, 1955) vacille. Les trois temps de la vie familiale – mise en couple, naissance et élevage des enfants, départ des enfants – sont perturbés par le démariage (Théry, 2001), mais aussi par l’arasement des seuils d’âge et par des processus de réversibilité[9] (Van de Velde, 2015). Nous envisageons ici les relations qu’entretient le passage du temps avec la question des enfants, puis avec les séparations familiales.

La question des enfants

Quand faire un enfant ? À quel âge ? Ou, autrement dit, à quel moment de sa vie construire une famille ? La réponse à cette question est d’abord très différente pour les hommes et pour les femmes en raison du temps physiologique disponible pour la procréation[10]. S’il n’y a pas de limite d’âge pour les hommes, les femmes sont beaucoup plus contraintes par la durée de leur période féconde. La réponse varie aussi selon les espaces culturels. Ainsi, au Québec, nombreuses sont les femmes qui considèrent que l’âge limite pour avoir des enfants est de trente ans (quarante ans pour les hommes) alors qu’en France les seuils sont plus élevés de dix ans (Charton, 2014). Au Québec, comme plus généralement en Amérique du Nord, les parents veulent avoir des enfants tôt, pour rationaliser leur parcours de vie, en se libérant à un âge encore peu avancé de la charge des enfants. Cette propension à la pré-vision de la taille de la famille au Québec se lit dans la proportion importante de parents qui décident de mettre un terme définitif à leur vie féconde avant la ménopause[11], s’assurant par-là que d’autres enfants ne pourront pas naître d’éventuelles nouvelles unions. En France, si « être parent après 40 ans » n’est ni nouveau, ni exceptionnel (Bessin et Levilain, 2012), l’attention se porte aujourd’hui sur les maternités tardives, bien plus que sur les paternités, d’ailleurs. L’allongement de la jeunesse, l’injonction à en profiter, la nécessité de construire, préalablement au projet d’enfant, une stabilité professionnelle et affective dans un contexte plus incertain conduit une partie des femmes à décaler la première naissance jusqu’à la limite physiologique. Dans ce numéro, Manon Vialle pense les tensions qui apparaissent entre les rythmes biologiques et les rythmes sociaux quand les femmes en fin de vie féconde cherchent une aide médicale à leur infertilité, auprès des centres d’aide médicale à la procréation. Elle éclaire les disjonctions temporelles qui traversent les histoires de ces femmes, et, par défaut, les attendus normatifs qui pèsent sur les conditions du devenir-mère.

Quand les enfants sont là, et quand ils grandissent, le temps qui leur est consacré, comme la nature des activités faites ensemble se transforment (Pronovost, 2015). Le temps des soins baisse au profit d’un temps récréatif qui fait participer l’ensemble de la famille, en particulier pendant les temps de week-end et de vacances. En grandissant, les enfants s’autonomisent, s’éloignent et sont moins sous l’influence de leurs parents, avant qu’ils ne quittent leur « famille d’orientation » (Parsons, 1955). « L’entrée au collège sonne l’heure de la prise de conscience que l’appartenance familiale est relative, grâce aux multiples offres d’appartenances à la jeunesse » (Singly, 2006, p. 18) : ainsi, ces autres offres prennent un temps qui est conquis par les adolescents sur le temps familial. En s’appuyant sur les enquêtes emploi du temps au Canada, Jiri Zuzanek montre que les parents d’adolescents sont « perdants face aux médias et aux groupes de pairs » dans l’influence qu’ils peuvent avoir sur le bien-être et la réussite scolaire de leurs enfants, tant la concurrence d’autres instances de socialisation est rude. Le temps-durée dans lequel les enfants grandissent érode le temps quotidien passé en famille et modifie le cadre dans lequel s’exerce l’autorité parentale.

Le temps des séparations familiales

Le temps-durée est aussi celui des séparations conjugales et des recompositions familiales. Si le dossier ne présente pas de contribution nouvelle à la compréhension des désinvestissements conjugaux (Théry, 2001 ; Singly, 2011), deux articles pensent les liens entre les temps des ex et des nouvelles familles. Catherine Negroni comme Justine Vincent se demandent comment le temps travaille la recomposition, chacune s’intéressant à une étape particulière de l’après séparation. Pour la première, il s’agit de comprendre comment se construit une famille intégrante pour les enfants des unions précédentes, alors que la question de recherche de la seconde part du projet d’enfant dans les familles recomposées. Dans les deux cas, les auteures interrogent la manière dont s’entrechoquent les temporalités de la conjugalité et celles de la parentalité, non seulement en termes d’articulation des emplois du temps quotidiens, mais surtout en les pensant dans la durée. Le temps de la mémoire familiale comme celui de la projection dans l’avenir, se différencient en plusieurs branches qui ne concernent pas tous les membres de la famille. Un parent et ses enfants d’une première union n’ont pas le même passé familial que le nouveau conjoint et ses propres enfants, et l’avenir du nouveau couple est conjoint, alors que les enfants ont deux horizons qui correspondent à ceux des deux lignées qui les ont engendrées. Avoir des enfants d’une précédente union pèse sur les décisions de reconjugalisation, puisqu’il faudra, aux nouveaux partenaires, prendre le temps de la présentation, et de l’interconnaissance confiante entre les enfants et le beau parent, et parfois entre les quasi frères et sœurs, avant d’envisager une installation en famille (Negroni). Quand un projet d’enfant commun se développe dans les familles recomposées, il étend la temporalité de la nouvelle famille en ouvrant un futur commun (Vincent).

Comme dans les familles séparées, dans lesquelles les enfants circulent entre les domiciles de leurs parents, le temps n’est pas pensable sans l’espace, dans les familles dont les membres sont distants géographiquement (Merla et François, 2014). Quelle que soit la géographie de ces éloignements, leur fréquence ou leur durée, se construisent de la sorte des identités fragmentées. Yvonne Guichard Claudic a étudié dans cette perspective la construction identitaire des femmes de marin thoniers, dont la vie est partagée entre de longues périodes de séparation et de courts temps de vie commune (1998). C’est aussi le cas des badanti qui passent plusieurs années en Italie, pour venir travailler, en laissant leurs enfants en Ukraine. Poussées par la nécessité économique, ces femmes pauvres sont représentatives de toute une classe de travailleuses migrantes pourvoyeuses de care dans les pays du Nord (Baldassar et Merla, 2013).

Les familles travaillent leurs temps

Les familles ne sont pas inertes face aux normes temporelles qui les environnent et les contraignent, pas plus qu’elles ne sont passives face au temps-durée. Comme première instance de socialisation, elles ont un rôle majeur dans la construction des représentations et des habitudes relatives aux usages du temps. Elles constituent aussi des terrains particulièrement riches pour observer la manière d’agir sur le temps.

La socialisation temporelle

La transmission culturelle des parents vers les enfants (Octobre et Jauneau, 2008) concerne en particulier les manières de faire avec le temps. Gilles Pronovost, décrit la famille comme « une vaste entreprise de socialisation au temps » (2009, p. 24-25). Dans le même sens, Jiri Zuzanek cite Kerry J. Daly, qui écrivait en 1996 que « la famille constitue le lieu premier au sein duquel sont apprises les significations socioculturelles du temps » : « C’est au sein de la famille que les enfants apprennent les routines temporelles, comment mettre en ordre les événements et comment se plier aux normes et règles temporelles » (p. 64). Si la famille participe de façon essentielle à construire les dispositions temporelles des enfants, il faut la penser dans sa diversité, aussi bien en termes de position que de composition.

La construction des dispositions temporelles chez les enfants

Quand il étudie la gestion du temps des apprentis suisses, Guillaume Ruiz accorde une place primordiale au « poids des dispositions héritées de la socialisation familiale ». Dans une perspective théorique de type dispositionnaliste (Lahire, 2013), il décrit les dispositions temporelles des jeunes comme des « inclinaisons à » ou des « propensions à » user de son temps d’une manière ou d’une autre. Incorporées par les individus, elles sont activées dans la pratique selon les circonstances. Pensées comme des habitus temporels, elles se différencient des compétences temporelles, moins profondément ancrées et résultant d’un apprentissage ultérieur. Les dispositions temporelles proviennent d’habitudes acquises pendant l’enfance, en matière de représentations et d’usages. Au-delà de l’apprentissage des scansions du temps social (heures, jours, semaines…), la famille diffuse à la génération nouvelle des « manières de faire avec le temps », qui se propagent par imitation. Ainsi se construisent des habitudes de ponctualité, de presse ou de relâchement, des attitudes qui relèvent de l’audace, du fatalisme ou de l’attentisme (Bourdieu, 1997), ou encore des capacités à organiser son temps, qui sont instillés par la façon dont les parents gèrent leurs agendas et ceux des enfants, de façon plus ou moins dense. Les agendas, en intégrant les jours du calendrier, les heures de l’horloge et la variété des activités planifiées permettent d’organiser avec souplesse et complexité, un temps qui est à la fois dicté de l’extérieur et de l’intérieur (Boutinet, 2004). Autre instrument de la formation des dispositions, les « routines temporelles » (Zuzanek) répétées, comme par exemple la prise des repas en commun ou les activités collectives du dimanche construisent des modèles sur les manières de faire avec le temps, et de faire dans le temps. Jiri Zuzanek montre ainsi que les usages du temps par les adolescents québécois sont corrélés positivement avec le temps consacré aux mêmes activités par leurs parents. Les enfants s’imprègnent pratiquement de la « culture temporelle » (Grossin, 1996) familiale dont ils héritent.

Ici comme ailleurs, le genre compte. Les socialisations temporelles sont sexuées (Bessin et Gaudart, 2009). Les filles apprennent très tôt à être présentes à autrui, à se rendre disponibles aux besoins des autres, frères et sœurs, conjoints, parents âgés (Bessin, 2014). Dans les pays comme le Togo, il est demandé aux femmes d’être totalement disponibles à leurs enfants et à leur mari, « qui jamais ne franchira le seuil de la cuisine » (Vampo). Charlotte Vampo indique que lorsque les femmes togolaises réussissent dans le monde économique, elles dérogent tellement aux normes d’assignation sexuelle qu’elles sont suspectées de pratiquer la sorcellerie. Pour trouver le temps de s’occuper de leur entreprise, les Nana Benz délèguent la charge des enfants à d’autres femmes et si elles ne divorcent pas, elles peuvent choisir de devenir la deuxième épouse d’un homme marié avec qui elles ne cohabiteront pas. Le heurt des disponibilités concurrentes appelle à l’innovation.

Si ces attentes vis-à-vis des femmes sont moins expressément exprimées en Europe ou en Amérique du Nord, elles demeurent très présentes. L’aptitude acquise par les femmes à la disponibilité temporelle, les conduit, une fois mère, à jouer un rôle privilégié dans la socialisation temporelle des enfants. Ce sont les mères des familles de cadres qui « produisent, gèrent et contrôlent les agendas familiaux, disposés sous le tableau de bord collectif de la cuisine » (Ponsin) ; ce sont les mères qui paraissent aux apprentis les plus organisées temporellement (Ruiz) ; enfin, ce sont les mères qui sont « dépositaires et garantes des liens familiaux », organisés au travers des calendriers résidentiels dans les familles recomposées (Negroni). Les femmes, et en particulier les mères, semblent être, bien plus que les hommes, les maîtresses du temps familial, à la fois dans son organisation présente, mais aussi dans la transmission aux enfants des manières de faire avec le temps.

Les effets croisés du milieu social et des compositions familiales

« La présence à l’à venir » (Bourdieu, 1997, p. 301) n’est pas également distribué dans toutes les catégories sociales, ce qui a des conséquences dans la façon dont la génération des parents envisage le présent des enfants et l’organise. Dans les catégories sociales supérieures, les emplois du temps des enfants sont chargés d’activités extrascolaires denses et diversifiées (Ruiz, Zuzanek) qui participent à développer chez eux, non seulement des compétences multiples réutilisables, mais qui leur permettent aussi d’incorporer des dispositions temporelles congruentes avec les attentes du monde social dans lequel ils sont amenés à trouver une place. Comme celui des parents, le temps des enfants est organisé, planifié, et rationalisé, explicitement pensé comme un programme d’entrainement à la polyactivité (Ponsin) – une des compétence attendue et développée dans les classes de formation des élites (Darmon, 2013). Comme l’a montré Olivier Schwartz (1990), cette projection dans le long terme, par une rationalisation du temps présent, est une aptitude qui est aussi développée par les fractions supérieures des catégories populaires pour élever leurs enfants dans la hiérarchie sociale. À l’autre extrémité du spectre social, les forces de la nécessité conduisent les travailleurs précarisés, ou les « sous prolétaires » à expérimenter une vie qui se trouve « transformée en jeu de hasard » (Bourdieu, 1997, p. 318), dans laquelle l’expérience du temps est bien moins rationalisée. La pré-vision de l’avenir des enfants est soumise à l’urgence du présent, qui est l’horizon temporel majeur incorporé par ces derniers.

On ne peut pas réduire les familles à une catégorie sociale. Elles sont composées – décomposées ou recomposées – de différents membres qui ont des expériences du temps différents. Quel que soit le milieu social, dans les familles nombreuses, le temps disponible consacré à l’éducation des enfants diminue avec leur nombre, quand n’augmente pas un sentiment de « lassitude éducative » avec les cadets (Bertrand et al, 2012). Si les parents des catégories supérieures ont les moyens de compenser cette perte de temps, dans les familles populaires, les aînés des grandes fratries terminent plus vite leurs études, ou choisissent des filières de formation locales pour ne pas grever le budget familial (Vanhée et al, 2013). Ainsi, outre les différences dans les horizons temporels de leur scolarité, les aînés connaissent des formes de contrôles parentaux plus strictes sur leur temps, et des demandes d’aides plus nombreuses envers les plus jeunes, en particulier quand ce sont des filles (Bertrand et al, 2012).

Donc, outre le genre, le nombre compte, et plus largement la composition de la famille, dans les manières qu’elle a de travailler le temps. Catherine Negroni insiste, par exemple, sur le fait que dans le temps de la reconjugalisation après une séparation, « l’enfant unique prend plus de place », puisqu’il entretient avec le parent concerné, une relation plus fusionnelle, que lorsqu’il a des frères et sœurs. L’âge des enfants joue aussi dans la propension des parents séparés à reconstituer une famille, puisque il est plus difficile avec les plus âgés d’harmoniser les mémoires et les horizons temporels de chacun (Negroni, Vincent). Enfin, l’âge des parents fait varier le temps des opportunités d’avoir un premier enfant (Vialle), ou un nouvel enfant dans un contexte de recomposition (Vincent). L’âge atteint à un moment donné, limite l’univers des possibles, en particulier en termes de maternité, mais il est aussi un puissant accélérateur des prises de décisions familiales, quand l’espace du « temps qui reste » diminue.

Agir sur les temps

Dans son livre sur les textures du temps, Michael Flaherty (2011) distingue six manières pour les êtres humains d’agir sur le temps. Ils peuvent développer des efforts pour modifier l’expérience de la durée, changer la fréquence de leurs activités, modifier l’ordre des séquences temporelles, choisir le moment le plus approprié pour agir, contrôler l’allocation du temps entre divers usages, ou prendre du temps[12]. Dans les familles, la pluralité des acteurs, des objectifs et des interactions ouvrent d’immenses terrains de recherches sur les façons de jouer avec le temps. Nous proposons de distinguer ici les jeux sur le temps, qui sont en prise directe avec les univers de la quotidienneté, et ceux qui ont à voir avec la profondeur du temps.

Les jeux temporels du quotidien

Pour les familles, la première façon de faire le temps consiste à l’organiser d’une manière singulière, en créant des espaces dédiés à des activités spécifiques, qui rythment la routine de la semaine, du mois ou de l’année (Zerubavel, 1981). Dans les familles de cadres, étudiées par Annabelle Ponsin, l’organisation managériale du temps est « pensée préalablement pour éviter les conflits horaires » entre les membres de la famille et les intervenants extérieurs. Pour créer des temps familiaux pérennes, les parents sanctuarisent des moments collectifs réguliers dans la semaine : un film le vendredi soir, du sport le samedi après-midi et la piscine le dimanche matin. La ritualisation de moments de coprésence témoigne de la proximité affective et peut favoriser le rapprochement entre un enfant et son beau-parent (Vincent).

Quand elles sont séparées, et plus encore recomposées, les familles font leur temps en construisant – avec ou sans l’aide de la justice –, des cadres temporels qui organisent la circulation des enfants entre les domiciles. Dans les situations de résidence partagée, le séquençage des semaines peut être inversé pour permettre de coordonner les emplois du temps avec celui du nouveau conjoint et de ses enfants (Hachet, 2014), ou pour conserver un territoire temporel réservé à la relation parent-enfant sans l’interférence de nouveaux partenaires (Négroni).

Dans les enquêtes présentées ici, tous les acteurs considérés cherchent à prendre du temps en en contrôlant l’allocation ou en agissant sur leur propre expérience de la durée. Les étudiants en formation cherchent à dégager du temps libre (Ruiz), les familles de cadre débordées cherchent à trouver du temps pour le couple (Ponsin), comme les nouveaux partenaires en situation de recomposition (Négroni, Vincent). Dans les situations de pression vécue par la baby-sitter sociologue, Anabelle Ponsin apprend à trouver des moyens de ralentir le temps, en réduisant les attentes que font peser sur elle les enfants dont elle a la charge. Selon Michael Flaherty, les individus trouvent que le temps passe vite, ou ressentent une « compression temporelle » quand les activités sont routinières, et que « la densité du traitement d’informations est basse » (1999, p. 112), ou autrement dit, quand la situation vécue ne demande pas d’être réflexif sur ses actions. A l’inverse, quand il fallait attendre le moment de liberté pour se rendre au taxi shop local pour pouvoir être en contact avec ses proches, le temps passait plus lentement, marqué par la « densité d’un traitement de l’information conscient et élevé » (Flaherty, 1999, p. 112).

Contrairement aux représentations les plus communes d’un temps qui s’écoule de façon uniforme et infinie, et sur lequel les êtres humains n’ont pas prise, les enquêtes menées dans les familles apportent un autre éclairage. Les familles, ou leurs différents membres, jouent donc avec le temps, en le modelant dans un sens qui leur permet de remplir différents objectifs. Ces possibilités de modeler le temps, de l’orienter ou de le contrôler, de le ralentir ou de l’accélérer, confirment l’image d’un temps matière proposée par Henri Hubert dès le début du vingtième siècle (1905). Ce jeu avec le temps, s’il peut avoir des aspects ludiques Huizinga (1988), doit surtout être pensé ici dans le sens du jeu qui existe dans un mécanisme et qui permet d’articuler entre eux, de façon plus souple, les différents besoins des membres de la famille.

Les temps du quotidien ne sont pas les seuls sur lesquels les familles peuvent agir. Comme l’écrit Charlotte Vampo, les femmes cheffes d’entreprise au Togo, doivent « jongler entre les temps courts du quotidien (heure, journée, mois) et les temps longs de la stratégie entreprise ».

Aménager la profondeur du temps

Aménager la profondeur du temps consiste à choisir le moment opportun d’une bifurcation (Bessin et al., 2010) ou à réagencer dans une nouvelle forme narrative, le passé, le présent et le futur familial (Ricoeur, 1991).

Dans le temps-durée de leur biographie, les femmes et les hommes agissent sur leur propre histoire en élisant – ou en éludant – le « bon moment » pour construire, déconstruire ou reconstruire une famille. Ce « temps de l’occasion opportune » (Bessin, 1998) éclaire le temps familial sous l’angle du kairos qui engage le jugement subjectif des individus ou des familles, en étant lié de plus ou moins près à l’objectivité du temps chronologique. Le bon moment pour « désirer la famille »[13], ou pour avoir un enfant se situe, pour les femmes, au croisement d’un ensemble de disponibilités qui ne se recoupent pas nécessairement avant le terme de la période de fertilité (Vialle). Ainsi pour les femmes de plus de quarante ans qui n’ont pas d’enfant, le temps possible de la maternité qui était d’abord impensé, devient un temps compté, puis un temps mesuré, espace réduit pendant lequel il est « grand temps » de consulter les centres d’Aide Médicale à la Procréation. À un autre moment du parcours de vie, le « bon moment » pour se séparer d’un conjoint peut être reporté dans le futur, pour attendre d’avoir accès à des ressources professionnelles et financières, ou à un logement, ou pour attendre que les enfants grandissent (Hachet, 2017). Le « bon moment » de la recomposition familiale doit articuler aussi les âges et les disponibilités de chacun, sachant qu’avec des grands enfants, nombre de parents à nouveau en couple choisissent de ne pas cohabiter (Negroni).

Le moment des occasions opportunes ouvre une dimension projective vers l’avenir. Cette reconstruction de l’avenir, comme celle du passé, ponctue la vie des familles face à la survenance d’événements communs – comme une naissance, un déménagement, le départ des enfants adultes (Van de Velde, 2008), la dépendance des parents âgés (Caradec, 2008) – et moins partagés, comme le décès d’un parent (Blanpain, 2008) ou d’un enfant (Jégat, 2015), la maladie, ou encore la séparation conjugale.

Dans les familles recomposées, les différents acteurs concernés doivent trouver les moyens d’établir un « lien entre les temps mémoriels et les temps projetés » (Vincent) dans une nouvelle histoire familiale. L’histoire commune qu’a un parent avec ses enfants doit s’agencer avec celle des nouveaux venus, qui ont un passé différent. Pour le beau parent, « les enfants de l’autre », ne sont pas toujours faciles à accepter (Negroni), parce qu’ils viennent troubler l’équilibre monoparental qui a souvent succédé à la séparation. Les turbulences cognitives et émotionnelles proviennent de la réunion d’enfants qui ont des socialisations différentes, et qui les conservent, en partie, du fait de leurs circulations résidentielles. Faire du commun nécessite une adaptation aux habitudes des autres, qui varie selon la diversité des organisations temporelles de l’après séparation. Ainsi, l’expérience de la vie familiale nouvelle n’est pas la même pour des enfants – comme pour leur parents – dont la résidence principale est fixée dans le nouveau foyer, pour ceux qui y vivent la moitié du temps du fait d’une résidence partagée, ou pour ceux qui ne viennent qu’un week-end sur deux. Justine Vincent suggère que le projet d’un nouvel enfant, dans le cadre des familles recomposées, crée une nouvelle projection temporelle qui fonde la famille (Théry, 1998). Quand les enfants sont impliqués dans le temps de la grossesse, de leur mère ou de leur belle-mère, ils construisent ensemble une mémoire commune (Vincent) qui inscrit la famille dans le temps long de la filiation et de la fraternité – ou demi-fraternité.

Structure du dossier

Les articles de ce dossier constituent trois groupes, qui, s’ils ne se différencient pas leur angle problématique principal, se répondent les uns aux autres.

Le premier groupe de recherches, menées par Jiri Zuzanek, Guillaume Ruiz, et Annabelle Ponsin, s’intéressent à la socialisation temporelle des enfants, telle qu’elle se construit dans la famille, en lien constant avec d’autres instances, que sont l’école, les médias, les pairs, les centres de formation des apprentis, ou les baby-sitters qui s’occupent journellement des enfants.

Le deuxième groupe se centre sur la question de l’articulation des temps familiaux et des temps professionnels. Charlotte Vampo interroge la manière dont les mères articulent leur vie professionnelle et leur vie familiale, dans un contexte peu étudié. En effet, elle appréhende le travaille sur un pays dans lequel le partage des tâches entre les femmes et les hommes est très traditionnel.

Le troisième groupe envisage l’entrechoquement des temporalités qui traversent les familles à deux moments clés. Manon Vialle enquête sur les femmes en situation de maternité tardive, Catherine Negroni étudie l’effet de la présence d’enfants dans la recomposition familiale, et Justine Vincent sur l’effet d’une nouvelle naissance dans ce même type de famille.

Conclusion

À partir des travaux des contributrices et des contributeurs, nous pouvons proposer quelques réponses aux deux questions qui constituent le titre de ce dossier : comment le temps construit les familles ? Comment les familles construisent leurs temps ?

Les familles n’échappent pas au temps social dominant qui offre un cadre horaire et calendaire dans lequel se déroulent leurs différentes activités. Elles connaissent des mouvements pendulaires entre le logement, foyer du commun, et le travail ou l’école, qui engagent chacun dans des univers différents pendant des périodes variables. Le dimanche reste ainsi un moment familial privilégié puisqu’il est, le plus souvent, un temps possible de réunion de tous. Ce temps-cadre a des effets sur la famille au-delà de l’organisation de la quotidienneté puisque les institutions qui le portent, l’école et l’entreprise, offrent des horizons futurs vers lesquels se projeter. Le temps de l’école, lié au futur des enfants, impose une temporalité longue à l’ensemble du groupe. Le temps du travail, qui est attaché aux adultes, s’étire vers le temps des carrières, qui peuvent aussi orienter la totalité de la famille.

Les familles n’échappent pas non plus au « passage du temps ». Dans la durée, les corps vieillissent, en réduisant les possibilités d’enfantement ; les parents comme les enfants prennent de l’âge, ce qui transforme l’économie générale de la famille. Les préoccupations des familles avec des enfants petits, ne sont pas les mêmes que celles des familles qui ont des adolescents ou qui connaissent le départ de leurs jeunes adultes. Le temps-durée construit des habitudes, des liens et des attachements dans les familles intactes comme dans celles dont les parents, séparées, cherchent à se recomposer. Le temps-durée est aussi celui qui détache et qui sépare, quand l’un des conjoints, ou les deux, décident de mettre un terme à la relation conjugale.

Surtout, ce dossier donne à voir la manière dont les familles, comme leurs membres, travaillent le temps, dans un sens qui leur convient. Dans cette perspective, le temps est une ressource parmi d’autres qui peut être mobilisée ou manipulée pour faire face aux circonstances, et dont l'apanage revient encore aujourd'hui davantage aux femmes principalement en charge des activités domestiques et de care – ce qui signale une fois encore l'importante inertie des transformations des régimes de genre. Les individus, comme les familles, peuvent agir sur ce temps-matière au quotidien ainsi que dans la durée. Au quotidien, il est possible d’accélérer ou de ralentir le temps, par le choix du rythme ou du tempo de l’organisation des séquences d’activité. Il est loisible de modifier l’allocation du temps entre divers usages pour dégager du temps nécessaire à la vie familiale ou à sa vie personnelle. Les familles peuvent développer stratégiquement des routines temporelles qui vont former les enfants à développer un rapport au temps, et des aptitudes à s’organiser qui seront valorisés dans les sphères professionnelles de destination. Il est envisageable de réduire ou d’augmenter les temps d’attente, pour fournir des autorisations de sortie, pour vivre ensemble – ou ne plus vivre ensemble –, pour rencontrer les enfants « de l’autre », ou encore pour partir de la maison définitivement. Le pouvoir principal sur le temps, dont disposent de façon inégalitaire les familles, comme leurs membres, tient dans la possibilité de « choisir le bon moment » pour agir.

Ce travail que les familles font sur le temps consiste aussi à organiser, désorganiser ou réorganiser leur propre histoire. La cohérence narrative entre le passé, le présent et le futur, change dans la durée. Chaque nouvelle naissance construit un nouveau point de départ pour la famille présente. Ainsi l’identité narrative d’un couple sans enfant n’est plus la même quand les enfants arrivent, quand ils grandissent, et quand ils partent. Dans les situations de séparations conjugales, il s’agit pour celles et ceux qui sont concernés de recomposer ensemble les temps distincts des familles d’origine pour construire une histoire nouvelle.

Pour toutes ces raisons, le temps est un acteur à part entière de la vie familiale.