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« Dans l’image dominante qu’en donne la tradition occidentale, la femme est représentée comme un sujet incarnant ces qualités que sont le soin, l’amour de l’autre, le dévouement et le don » (Pulcini, 2008, p. 229). Dans l’imaginaire collectif, l’univers des femmes serait celui du don et du relationnel. Cette qualité de donatrice, traditionnellement cantonnée dans la sphère domestique à laquelle les femmes peuvent être assujetties, s’est importée jusque dans la sphère publique (Pulcini, 2008) dans les métiers du « care », et on s’attend aujourd’hui à ce qu’elles l’exercent par le biais du bénévolat. À l’heure de la retraite, l’individu se retrouve face à « un plein temps de temps » (Gestin, 2003, p. 75), et il peut, s’il le souhaite, aménager son quotidien en y intégrant diverses activités, dont le bénévolat et l’aide aux proches.

Cet article a pour but d’appréhender la question de l’engagement des femmes retraitées françaises, dont le don serait l’une des caractéristiques, tant sous l’angle de la sphère publique avec l’engagement bénévole que sous l’angle de la sphère privée avec l’engagement familial. Le temps des femmes retraitées est susceptible de s’organiser autour de ces deux formes d’engagement et des nouvelles formes d’interactions qu’ils favorisent.

Nous nous sommes demandé quelle place les retraitées font à leur engagement bénévole, et de quelle manière elles articulent ou concilient cet engagement bénévole avec d’éventuels engagements familiaux. C’est en examinant leur parcours de vie et l’organisation de leur emploi du temps que nous avons cherché à répondre à ces questions.

Dans une première partie, nous présenterons quelques facteurs qui expliquent la place que prennent ces engagements à la retraite. Nous détaillerons dans une deuxième partie notre questionnement et notre stratégie de recherche, puis dans une troisième partie nous apporterons quelques résultats provisoires d’une recherche sur la place faite à l’engagement bénévole dans le quotidien de la femme retraitée. Pour finir, nous donnerons quelques précisions sur le rapport entre engagements bénévole et familial.

1- Mise en contexte de formes d’engagements

1.1 La notion d’engagement

Il nous faut d’abord préciser ce que nous entendons par « engagement » ainsi que les deux formes spécifiques ici étudiées – l’engagement bénévole et l’engagement familial - avant d’expliquer les raisons de s’y intéresser et avant de montrer l’importance de ces implications pour les femmes retraitées françaises.

La notion d’engagement fait référence, selon la définition du Dictionnaire de l’Académie française, à « l’action de participer activement à la vie sociale, politique, intellectuelle ou religieuse de son temps ». L’accent est mis sur l’action dans la participation. L’engagement s’oppose à une posture de retrait du monde social (Charpentier, 2004). L’engagement est une forme d’action au profit d’autrui ou de la collectivité que l’on réalise seul ou à plusieurs en donnant de soi et du temps. Le don est une caractéristique importante de l’engagement et nous en retenons la définition sociologique proposée par Godbout et Caillé : « toute prestation de biens ou de services effectuée sans garantie de retour, en vue de créer, entretenir ou régénérer le lien social. Dans la relation de don, le lien importe plus que le bien » (Caillé, 1998, p. 75).

L’individu peut choisir d’agir et de porter son engagement dans la sphère publique ou privée. L’engagement revêt des formes multiples et s’ouvre autant à l’univers politique, militant (Ion, 1997) qu’à l’univers artistique (Thély, 2006) ou professionnel (Cognet, 2002). Deux formes d’action retiennent ici notre intérêt, d’une part l’engagement bénévole et d’autre part l’engagement familial.

1.1.1 L’engagement bénévole

Il existe une profusion de définitions de l’engagement bénévole produites par des chercheurs en sciences sociales, mais aussi par des organismes publics tels que le Conseil économique et social en France. Les définitions donnent pour principales caractéristiques du bénévolat le fait que l’action est non rémunérée, non contrainte et réalisée dans un groupe au service de la communauté (Chéroutre, 1989; Febvre et Muller, 2004; Halba, 2003). Pour Ferrand Bechmann, une des pionnières de la sociologie de la vie associative en France :

Est bénévole toute action qui ne comporte pas de rétribution financière. Le bénévolat s’oppose essentiellement au travail rémunéré et il a comme caractéristique de s’exercer sans aucune contrainte sociale ni sanction sur celui qui ne l’accomplirait pas. Enfin, c’est une action qui est dirigée vers autrui ou vers la communauté (Bechmann, 1995, p. 35).

L’auteure identifie six dimensions liées au bénévolat : le rapport à autrui, la norme et la contrainte, le don et la rémunération, la valorisation sociale, le projet social, la relation aux autres sphères de la solidarité. Dès lors, nous comprenons que cet engagement se conçoit comme un don à autrui développé autour d’une relation interpersonnelle. Gagnon et Fortin (2002) précisent que cet autrui est un « étranger » au sens où ce sont « des gens vis-à-vis desquels on n’a pas d’obligation en vertu de règles communes de réciprocité » (Gagnon et Fortin, 2002, p. 68). En sont exclues toutes les relations familiales, amicales, privées. Ce dernier point nous semble important : l’individu s’engage hors du temps réservé à ses activités professionnelles et familiales, dans un temps « libre » dont il dispose à son gré. Le bénévolat est ainsi un engagement a priori choisi, destiné à sa communauté ou au profit d’« étrangers », au sein de la sphère publique, dans un cadre formel et structuré. L’individu donne de lui-même et de son temps en obtenant en retour un contre-don, généralement une forme de gratification.

1.1.2 L’engagement familial

L’engagement familial, quant à lui, s’intègre plutôt à la sphère privée ou de proximité. Cet univers d’action englobe plus largement toutes les relations privées et domestiques, comme le propose Pennec quand elle définit la sphère de proximité : « le réseau des personnes considérées comme faisant partie des proches et au sens de la distance spatiale » (Pennec, 2004, p. 97). Selon cette auteure, ces liens de proximité comprennent l’entourage. À l’instar de Herpin et Déchaux (2004), nous ne retiendrons que la parenté dans le cadre de notre étude. Ces liens englobent un large éventail d’activités d’entraides pratiquées entre les membres d’une même famille (soins, aide matérielle ou financière, services de toute nature…) où se mêlent obligation et sécurité (Godbout, 1992). L’engagement familial est une forme de don pratiqué au sein de ces réseaux de relations dans lesquels les partenaires ne sont pas choisis, ou pas entièrement. Il répond à des formes d’obligations familiales.

Engagements bénévole et familial ont tous deux pour caractéristiques d’être des dons de temps et de soi. Néanmoins, deux points les distinguent. D’une part, le destinataire est différent : soit un étranger, soit un proche familial. D’autre part, cette qualité du receveur de l’engagement se répercute sur la motivation d’entreprendre une action, c'est-à-dire que dans le rapport à l’étranger, la liberté prédomine, alors que dans le rapport au proche, ce serait l’obligation.

1.2 Émergence de l’engagement bénévole dans la société et à la retraite

1.2.1 L’association face aux changements sociaux

La vie associative est un moyen pour ceux qui s’y engagent bénévolement d’exercer une forme de solidarité et de contribuer à la cohésion sociale afin notamment de suppléer l’État providence en crise fiscale et de légitimité, mais également de contrer l’effritement des liens familiaux et un certain délitement du lien social avec la montée de l’individualisme. Espace collectif de socialisation et d’échange, l’association, où oeuvrent les bénévoles, est perçue comme étant le moyen de recréer des solidarités et de compléter l’action de l’État ou des services privés à but lucratif. Leur nombre est en constante progression et on compte en France près de 63 000 créations annuelles, selon les dernières estimations de Tchernonog (2007). Le bénévolat devient ainsi une forme d’engagement vers laquelle les citoyens se tournent, comptant en 2002, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), 12 millions de bénévoles, soit 26 % des personnes de plus de 15 ans. Le choix de l’engagement bénévole a pour principal objectif de réactiver les liens de sociabilité et de créer des contacts avec autrui : « La sociabilité formelle des associations permet aux individus de retrouver des normes de conduite, des positions et des rôles sociaux qui seront reconnus là où la dissolution partielle et progressive des cadres traditionnels et informels de la sociabilité (famille, voisinage, etc.) les fait disparaitre » (Barthélémy, 2000, p. 68). Ce besoin de sociabilité et de rencontre est également une des motivations principales de la participation associative et bénévole parmi les personnes de plus de 60 ans (Prouteau et Wolff, 2007). Si l’essor de la vie associative et de l’engagement bénévole est en partie une réponse à la crise de l’État providence et de l’individualisme, l’émergence de la pratique bénévole des personnes retraitées doit néanmoins être mise en corrélation avec d’autres facteurs.

1.2.2. De nouveaux bénévoles âgés

Depuis le milieu des années 1980, la « retraite utilité sociale » s’ajoute aux modes existants de retraite les plus pratiqués que sont la « retraite retrait » et la « retraite loisir », pour reprendre les catégories proposées par les sociologues (Guillemard, 1972; Paillat, 1989; Lalive d’Épinay, 1991). À la lecture de trois rapports officiels (Sueur, 1984; Thery, 1993; Boutrand 2009) et d’études sociologiques (Guillemard, 1991; Legrand, 2001; Villez, 1997), il semble en effet qu’une nouvelle solidarité hors travail apparait en lien avec le développement des sorties précoces du marché du travail, de l’allongement de l’espérance de vie en bonne santé et d’un nouveau profil de retraité (plus instruit, disposant d’un plus grand pouvoir d’achat, de meilleures conditions de vie que les générations précédentes et ayant vécu l’essor du temps libre). Face à l’éviction du monde professionnel, certains retraités souhaitent investir un engagement associatif bénévole et refusent, d’une certaine façon, d’être cantonnés à un unique rôle de consommateurs de loisirs.

Le rapport du Conseil économique et social de 2009 indique que « la grande majorité des seniors exprime le besoin d’avoir une ou des activités socialement reconnues. [...] Nombre de seniors aujourd’hui souhaitent retrouver assez rapidement une activité et se tournent vers les associations pour proposer leur disponibilité et leurs compétences » (Boutrand, 2009, p. 23). Les mêmes caractéristiques étaient déjà présentes dans des études antérieures, soulignant la relation entre la vie associative et les retraités. Villez et Guillemard les présentent chacun à leur façon : La souffrance et la dévalorisation que provoque cette mise à l’écart [du travail] peuvent expliquer la soif de reconnaissance, de valorisation et d’identité qui s’exprime dans la poursuite d’actions de solidarité. […] Face à l’inactivité contrainte, nombre de retraités souhaitent désormais explorer de nouvelles formes d’activité, fondées sur le volontariat et dégagées des impératifs de productivité et de rentabilité. Ils explorent ainsi un travail libre, hors des contraintes du salariat, qui les rend utiles à la collectivité alentour, et leur permet de se forger une nouvelle identité sociale (Villez, 1997, p. 60).

Les principaux enjeux des jeunes retraités mis à l’écart du monde du travail : transformer les rapports interpersonnels; découvrir de nouveaux rôles sociaux en dehors des activités marchandes; ne pas être pris dans un échange inégal, vont trouver à s’exprimer de manière privilégiée grâce à la plasticité des structures associatives. Ces dernières, au-delà de leur diversité, ont toujours eu pour fonction d’accueillir les nouveaux thèmes d’aspirations et de luttes, en marge des grands appareils (Guillemard, 2002, p. 63-64).

Dans les années 1990, où les premières études sur le bénévolat des retraités voient le jour, les chercheurs estiment leur taux de bénévolat aux alentours de 5 à 10 % (Théry, 1993) et insistent sur le caractère novateur, quoique minoritaire, de cette participation. En 2002, 28,5 % des 50-69 ans consacraient désormais du temps à des activités bénévoles, contre 26 % chez les personnes de plus de 15 ans.

La population de retraités bénévoles a triplé de 1990 à 2002, bien que nous n’ayons pas une surreprésentation de la population retraitée, puisqu’elle demeure tout à fait comparable à l’engagement bénévole chez les personnes âgées de 15 à 70 ans (Febvre et Muller, 2004). Au regard de l’accroissement du temps libre que représente la retraite, ce taux pourrait même être jugé faible. Il reste que lorsqu’ils sont bénévoles, les sexagénaires sont, proportionnellement, ceux qui consacrent le plus de temps à leur engagement bénévole; ils y accordent en moyenne un peu plus de cinq heures par semaine (sur une base de quarante semaines par an), soit une heure de plus que le reste de la population (Prouteau et Wolff, 2007).

Malgré tout, peu d’enquêtes récentes existent sur cette forme d’engagement bénévole des retraités et spécifiquement sur la place qu’elle occupe dans leur quotidien.

1.3 Les femmes aux prises avec leurs engagements familiaux

1.3.1 La conciliation emploi-famille pendant la vie professionnelle

Les engagements féminins sont multiples et des enjeux inédits se jouent au sein de l’univers familial sur le parcours de vie comme à la retraite. Pendant leur vie professionnelle, vie familiale et emploi – deux sphères interdépendantes – entrent parfois en conflit. Ce conflit serait attribuable à un ensemble de facteurs : transformations du monde du travail, de la famille, retard de mise en place de politiques publiques… (Tremblay, 2008) ainsi que la faible participation des hommes aux tâches familiales (domestiques et parentales).

Si depuis la seconde moitié du 20e siècle les deux conjoints travaillent à temps complet, dans une proportion toujours croissante, ce n’est pas pour autant qu’un équilibre se réalise dans le partage des tâches. À partir d’une enquête menée en 1999 par le Groupe Division familiale du travail du laboratoire MATISSE, portant sur la répartition temporelle des tâches entre conjoints dans les familles, Barrère-Maurisson conclut que « même si les rôles sont moins polarisés et mieux répartis, les partages du travail au sein du foyer restent défavorables aux femmes » (Barrère-Maurisson, 2004, p. 22). Cette étude montre que si les deux conjoints travaillent à temps plein, le temps professionnel est très important pour les hommes, mais compensé par un temps familial réduit, tandis que les femmes coordonnent ces deux temps au détriment de leur temps personnel[1]. La différence de genre joue donc dans le partage des rôles et des engagements. Au regard de l’enquête de Barrère-Maurisson, les femmes sont presque deux fois plus chargées que les hommes dans leur engagement familial, soit un investissement de 29 % pour elles contre 15 % pour les hommes (Barrère-Maurisson, 2004). En effet, tout en menant une carrière professionnelle, la femme s’engage davantage que l'homme dans la sphère privée. Nous faisons l’hypothèse qu’à la retraite cette variété d’engagements est toujours présente et que des problèmes de conciliation sont susceptibles de se poser.

1.3.2 Les solidarités familiales à la retraite

L’indépendance résidentielle des générations au sein d’une famille n’implique pas une rupture de leurs solidarités. Les liens et les échanges entre elles ne disparaissent pas. Depuis les années 1990, des études sur cette thématique se sont développées, en partie par l’équipe de recherche de la Caisse nationale d’assurance vieillesse, qui avait mené une enquête sur les flux d’aide entre trois générations familiales (Attias-Donfut, 1995). Des études plus spécifiques sur les transferts entre ascendants (Attias-Donfut et Renaut, 1996; Bontout, Colin et Kerjosse, 2002) et descendants (Attias-Donfut et Segalen, 1998) ont par la suite été réalisées. Ces différentes enquêtes se concentrent très souvent sur la personne du donateur, appartenant à la génération pivot. Attias-Donfut avait déjà remarqué dans les années 1990 que cette génération se situait dans une double dépendance. D’une part, vis-à-vis des ascendants qui vivent de plus en plus longtemps avec l’augmentation de l’espérance de vie et, d’autre part, vis-à-vis de la descendance qui subit des difficultés d’insertion au début de la vie professionnelle (comme le chômage), des ruptures sur le cycle de vie au point de vue professionnel (à cet égard, un licenciement), mais aussi familial (par exemple un divorce). De nos jours, le même problème se pose, mais ce sont quatre, voire cinq générations qui coexistent, obligeant une réflexion sur les liens et les solidarités au sein de la famille. Les personnes les plus « donatrices » se trouvent être les 50-75 ans et ce sont principalement des femmes. Naturellement, le positionnement social et les ressources économiques du groupe familial ont un rôle d’accélérateur ou de frein sur certaines formes d’entraide. Ces solidarités se révèlent très inégales et l’appartenance sociale (position sur le cycle de vie et genre) joue dans la définition des rapports entre les générations (Blöss, 2005; Déchaux, 1994). De plus, la famille peut être nombreuse, mais peu présente. Les solidarités et l’aide au sein des familles peuvent prendre plusieurs formes telles que (Blöss, 2005; Pin, 2005) :

  • es aides domestiques : courses, soins;

  • les transferts financiers : aides financières ponctuelles, donations;

  • les aides matérielles et les services relationnels : garde d’enfant, prêt de télévision;

  • le partage du temps libre : sorties au cinéma, départs en vacances.

Ces solidarités familiales s’avèrent être un engagement « informel », d’ordre privé. Ces questions d’échanges générationnels sont au coeur des sociétés modernes européennes. Selon l’enquête SHARE (Survey of Health, Ageing and Retirement in Europe), les actions les plus courantes sont l’aide aux parents âgés et la garde des petits-enfants. En 2005-2006, ces activités concernent près du tiers des personnes âgées de 65 ans et plus pour une durée quotidienne moyenne de 4,6 heures (moyenne de 16 pays européens).

Dans cette première partie, nous avons établi que l’engagement féminin est pluriel à tous les moments de la vie, même à la retraite. Cet engagement multiple est investi par les femmes retraitées, à la fois dans la sphère publique avec l’émergence du bénévolat et dans la sphère privée avec le rôle central de soignante familiale. Il convient maintenant de préciser nos questions de recherche et la stratégie d’enquête retenue.

2- Questionnements et stratégies de recherche

L’objectif de cette étude consiste principalement à comprendre la place que font les femmes retraitées à l’engagement bénévole et le rapport existant entre ce dernier et l’engagement familial. Comment la retraitée intègre-t-elle ces deux engagements dans son quotidien? Y aurait-il un cumul ou un choix face à ces engagements, éventuellement un conflit? Dans ce dernier cas, au même titre que la relation emploi-famille, devrions-nous évoquer le terme de conciliation ou plutôt d’articulation pour le bénévolat et la famille? Dans le langage juridique, le terme « conciliation » introduit l’idée de conflit entre des parties nécessitant alors de trouver un accord, tandis que le terme « articulation » exprime plus l’idée de réglages et de liens entre les différentes sphères d’activité (Tremblay, 2003). Cette conception de lien ou de conflit entre engagements bénévole et familial sous-tendra notre réflexion.

Ces questions seront traitées sous deux angles étroitement liés : le parcours de vie des personnes et l’organisation de leur emploi du temps à la retraite. Le parcours de vie est défini comme “a sequence of socially defined events and roles that the individual enacts over time” (Giele et Elder, 1998, p. 22). Ce concept met l’attention sur le lien entre l’évolution sociale, la structure sociale et les actions individuelles. La dimension du parcours de vie prend en compte les événements, rôles et pratiques réalisés à la fois pendant la vie professionnelle et à la retraite. De fait, les actions présentes sont largement tributaires du parcours passé. Nous appréhenderons ainsi l’engagement bénévole au regard du parcours d’engagement des femmes (entrée dans le bénévolat, position dans l’association, motivations…).

L’emploi du temps, quant à lui, est délimité et structuré en fonction de diverses activités. Cette organisation change à la retraite, étant donné que la vie professionnelle n’impose plus ses cadres. Le temps libre augmente, passant en moyenne de 3 h 19 par jour pour les femmes actives de moins de 60 ans à 6 h 22 pour les femmes de plus de 60 ans, selon l’enquête Emploi du temps de l’INSEE réalisée en 1999 (INSEE, 2005). La manière dont les femmes organisent leur emploi du temps permettra d’évaluer cette place de l’engagement bénévole dans le quotidien de la retraitée. Nous comparerons l’organisation du temps au cours de la vie professionnelle à leur organisation à la retraite, particulièrement en ce qui a trait à la place faite aux engagements professionnel, familial et bénévole. La dimension temporelle sera évaluée en fonction de sa perception, de son investissement et de son organisation. Construction sociale, le temps dans nos sociétés occidentales modernes se présente comme une ressource rare, quantifiable, valorisée et légitime (Mercure, 1989; Pronovost, 1996); nous verrons comment les femmes retraitées l’emploient et l’organisent.

Pour connaitre ces diverses formes d’engagement et comprendre leur articulation, nous avons réalisé des entrevues de type semi-directif avec des femmes retraitées. La population est composée de femmes âgées de 55 à 70 ans, actives professionnellement par le passé, vivant en Île-de-France, bénévoles depuis au moins une année dans l’une des six associations parmi lesquelles nous réalisons notre recherche. Ces associations ont été sélectionnées selon deux critères : appartenance à l’un des trois principaux secteurs associatifs vers lesquels les individus se dirigent, selon les données de l’enquête INSEE sur les conditions de vie de 2002 (sport, culture et loisir; défense des droits; action sociale, caritative et humanitaire)[2], et prise en compte ou non d’une dimension d’âge dans le recrutement des membres. Notre schéma d’entrevue était subdivisé en six grands thèmes : l’emploi, les modalités du passage à la retraite et la retraite, le bénévolat, les activités et les liens sociaux, l’organisation du temps et enfin les caractéristiques sociodémographiques. Jusqu’à présent, dix entretiens ont été effectués avec des femmes. Plus d’informations les concernant sont indiquées dans les tableaux ci-dessous (tableau 1 et 2). Les données analysées dans cet article proviennent d’une recherche en cours, de ce fait, nous proposerons des premiers résultats à prendre avec prudence.

Tableau 1

Caractéristiques de la population de femmes interrogées

Caractéristiques de la population de femmes interrogées

Tableau 1 (suite)

Caractéristiques de la population de femmes interrogées

La structuration du quotidien en fonction du degré d’engagement bénévole

-> Voir la liste des tableaux

Les femmes retraitées vont progressivement, mais diversement, structurer leur temps selon leur activité bénévole. Si l’ensemble de nos enquêtées pratiquent une forme ou l’autre de bénévolat, et de manière régulière, ce dernier n’implique pas le même engagement ni le même investissement de temps. Prendre part à une activité formelle oblige une réorganisation du temps en fonction de l’horaire et du lieu de l’activité. Les impératifs familiaux et professionnels des femmes pendant leur vie active les ont dotées de cette capacité à aménager leur temps.

C'est avant tout l’articulation entre des engagements familiaux et bénévoles qui nous intéresse, en lien avec des pratiques professionnelles et parfois personnelles, passées et présentes (activités de loisirs, culturelles, sportives). L’analyse des dix entretiens nous a permis d’identifier trois manières d’agencer l’engagement bénévole : à plein temps, équilibré, ponctuel – que nous allons expliciter dès à présent.

3.1. Un engagement civique à « plein temps »

Les femmes faisant partie de la catégorie « engagement à plein temps » (soit G., S., D.,) ont toutes eu une carrière professionnelle ascendante les conduisant vers des emplois avec d’importantes responsabilités, impliquant des déplacements et auxquels elles consacraient beaucoup de temps. Leurs professions ont pris le dessus sur leur vie familiale et parfois même sur leur vie de couple. Leur emploi a accaparé la plus grande partie de leur temps, le week-end ne faisant pas exception à cette « frénésie » productive et créative professionnelle, tant et si bien qu’à la retraite, les « temps morts » ne sont ni pensables ni acceptables. L’emploi a été central dans la vie des femmes appartenant à ce groupe et le bénévolat est aujourd’hui un moyen de développer un engagement leur procurant une activité structurée, valorisante et stimulante intellectuellement.

Le premier mode d’entrée dans l’engagement pour ces femmes néo-bénévoles est généralement la cooptation. Des connaissances les contactent pensant à elles pour tel poste ou telle activité en raison de leurs aptitudes et de leurs expériences professionnelles. Par les tâches réalisées et les compétences mises à profit, l’activité bénévole est analogue à leur ancien emploi. Il est ainsi naturel pour ces femmes d’occuper immédiatement des postes à responsabilités. Ces mandats électifs les amènent à consacrer beaucoup de temps à leur engagement bénévole. Leur temps est ainsi régi par les réunions, les lectures de dossiers ou l’écriture de rapports sans qu’elles puissent ni ne veulent le quantifier. Ces femmes adoptent pour le bénévolat la même position que durant leur vie professionnelle, ne comptant pas leurs heures et consacrant le temps jugé nécessaire, sans se fixer de limites au départ. Ce sont, avant toutes choses, des missions à réaliser qui sont valorisées : « C’est accaparant, mais si je dis accaparant je ne veux pas que cela soit péjoratif, vu de façon négative; si c’est accaparant pour moi, c’est parce que je veux bien y mettre autant d’heures, mais c’est par choix, par goût, par envie de mener à bien ce que j’ai à faire » (G.). En réponse à ma demande sur le temps consacré au bénévolat par semaine, D., qui participe à la conception du bulletin d’une association, nous décrit ainsi ce qu’elle doit faire : « Il y a le temps que tu vas lire pour arriver à écrire, le temps que tu vas consacrer à la réflexion, le temps où tu vas écrire. » Mais, précise-t-elle, ce n’est pas une question qu’elle aime se poser; elle n’a pas envie de considérer l’évaluation de ses engagements en termes de temps, car cela lui ôterait « une partie de son plaisir ». Les femmes donnent de leur temps et en retour se font plaisir en raison du caractère intellectuel des tâches : « Je ne pense pas en termes de temps, je pense en termes de : est-ce que j’aime? Mais je ne sais rien faire d’autre que d’écrire, analyser, penser » (S.). La charge bénévole accapare ainsi tout leur temps ou se couple avec d’autres activités intellectuelles (écrire un livre, communiquer dans des conférences…) ou des activités culturelles valorisées socialement (aller à des concerts, s’exercer au piano…), le loisir étant une activité peu considérée. S. précise : « C'est le mot loisir qui m’est difficile à envisager, parce que mes loisirs, cela a toujours été la vie intellectuelle. »

Ces femmes enquêtées nous disent également privilégier un type particulier d’activité au sein de l’association, soit des mandats dans des conseils d’administration ou des projets à mener, ne se sentant pas toujours à l’aise ni aptes pour accomplir des missions en proximité avec le public. Certaines nous ont raconté une expérience négative. D., qui fait partie d’une association culturelle oeuvrant auprès des enfants, nous explique : « Je ne vais plus dans des écoles, je me suis rendu compte que ça ne me plaisait pas tellement, je me suis dit, non, je n’y vais plus, il y en a d’autres qui aiment cela, qui le font merveilleusement bien. » La probabilité d’être responsable dans une structure associative (à ce titre, présidente ou membre du conseil d’administration) augmente pour les catégories moyennes et supérieures, dont sont issues les femmes du type « plein temps » (Tabariès et Tchernonog, 2007). « Les jeunes retraités affirment la nécessité d’une retraite qui s’inscrive en continuité de la vie professionnelle […]. Ils inventent aussi un autre temps, celui de l’utilité sociale, où la valeur travail salarié serait remplacée par celle de la contribution à la vie sociale et économique » (Legrand, 1990, p. 65).

L’engagement familial délaissé pendant la vie professionnelle ne devient pas une priorité à la retraite. Les femmes ne voient qu’occasionnellement leurs enfants et leurs petits-enfants, du fait du manque d’intérêt et parfois de l’éloignement géographique. Dans la famille de G., l’engagement familial est dévolu à son conjoint; ce dernier s’occupe de façon régulière des petits-enfants et G. ne vient en soutien qu’à des moments bien circonscrits dans le temps. Les rôles traditionnels sont même inversés dans ce cas-ci. Les femmes de ce groupe ont toujours comme visée première l’engagement dans la sphère publique et ne veulent pas prendre en charge les obligations familiales qui pourraient s’offrir à elles. Pennec note que « les engagements dans les directions d’organismes et les mandats électifs semblent mieux résister à ces forces de rappel vers les fonctions domestiques et les soins profanes » (Pennec, 2004, p. 102), ce qui concorde avec notre remarque selon laquelle l’engagement envers la communauté serait privilégié quant à l’engagement familial. Dans leur cas, la question de l’aide envers les parents âgés ne se pose toutefois plus, car ceux-ci sont décédés.

Ces femmes accordent une place aussi importante à leur engagement bénévole présent qu’à leur emploi passé, à tel point que nous pouvons penser que le bénévolat est un substitut à leur emploi. Elles y trouvent les mêmes aspirations, la même structuration du temps et utilisent les mêmes compétences. Elles privilégient la sphère publique, la liberté de choisir le destinataire de leur engagement qui est avant tout un « étranger ». Si elles donnent, c’est à un groupe de personnes inconnues. Ces femmes continuent à la retraite à délaisser leur engagement familial.

3.2. Un « équilibre » entre les multiples formes d’engagement

Dans le deuxième groupe, qui pratique l’« équilibre », les femmes (soit T., P., M., N.) organisent leur temps en pondérant chacun de leurs engagements. Cette volonté d’équilibre entre les différentes occupations n’est pas une nouveauté et était présente aussi lors de leur vie professionnelle. Au regard des entretiens, trois temps ressortent : les engagements bénévole, familial et personnel (loisir, culture, sport). Ces femmes travaillaient à temps complet et faisaient en sorte d’ajouter une activité bénévole en plus de la charge familiale inhérente au rôle féminin. M. précise : « Je trouvais inutile de travailler et ne rien faire, je me suis toujours impliquée. » Nous avons l’impression que leur vie ne peut avoir de sens sans cet équilibre. P. nous dit : « Ce qui me donne de l’énergie, personnellement, c’est de ne pas mettre tous mes oeufs dans le même panier, c’est de pouvoir répartir mon temps entre différents types d’activités, cela pour moi ça m’anime. »

Ces femmes ont parfois connu pendant leur vie professionnelle un arrêt voulu, lié à la naissance de leurs enfants. Néanmoins, à part cette coupure cadrée temporellement, elles ont réalisé un parcours professionnel continu, au cours duquel toutes les formes d’engagement étaient réalisées, parfois en soirée ou le week-end, sans que cela se fasse au détriment d’une en particulier. Ces femmes ont réussi à réaliser une mobilité sociale ascendante sans remettre en cause aucun de leurs engagements, obligatoires ou non.

Pour ces femmes, l’organisation du temps ne s’apprend pas à la retraite. La mise en place d’un emploi du temps et d’une vie organisée, rythmée par des activités, s’agence dès leur entrée sur le marché du travail et parfois même bien avant. Pour organiser son temps à la retraite, M. reprend une routine développée pendant sa vie professionnelle : « Il faut que quand tu te lèves le lundi matin, que ta semaine soit organisée, il faut que tu aies un agenda, le dimanche soir je regarde mon agenda pour la semaine. »

Leur engagement dans le bénévolat n’est donc pas nouveau. Les premiers essais ont souvent lieu dès le plus jeune âge pour la communauté ou pour les personnes proches. Il est ainsi totalement naturel pour ces enquêtées de poursuivre leurs actions au cours de leur vie, même si à certaines périodes elles n’ont pu autant s’y investir. À ce titre, pendant leur vie professionnelle, M. faisait du syndicalisme et T., de l’accompagnement de personnes en fin de vie.

Encore une fois, la pratique bénévole à la retraite s’inscrit en continuité avec leur implication passée. À la retraite, l’engagement bénévole s’est poursuivi et étendu sur l’ensemble de la semaine. Il fait partie d’un tout dans lequel l’engagement familial et personnel est intégré. Ces femmes ne conçoivent pas n’avoir qu’un seul type d’occupation, la diversité les anime. C'est le cas de T. : « Moi, j’aime toucher à beaucoup de choses, je suis très curieuse. […] Faire du bénévolat cinq jours par semaine ou du sport, je ne pourrais pas, pour moi ce n’est pas cela la vie. »

L’engagement bénévole se concrétise surtout dans l’aide aux personnes, mais aussi dans la prise en charge des actions à mener, comme la coordination d’événements. Ce don de temps vise un enrichissement personnel et un retour de ce qu’elles ont reçu de leur famille ou de la société[3]. Ces femmes constatent, en se comparant avec d’autres personnes, que leur vie a été riche de sens, de dons et qu’il est ainsi naturel de redonner. M. précise : « J’ai reçu beaucoup dans ma vie, et donc pourquoi pas donner? » Néanmoins, nous supposons, en raison de leur engagement précoce, que cette façon de vivre (donner, recevoir, rendre) a été inculquée durant l’enfance.

Nous avons indiqué que ces femmes avaient aussi des engagements familiaux, ceux-ci feront l’objet d’une attention particulière dans la quatrième partie.

3.3. Un engagement bénévole « ponctuel »

Chez les femmes de la troisième catégorie (soit A., B., C.), l’engagement est « ponctuel ». Elles considèrent leur engagement bénévole comme un don de temps, mais limité et sans débordement possible. Cette activité leur apporte le sentiment d’utilité perdu depuis la cessation de leurs activités professionnelles.

Ces enquêtées limitent leur bénévolat dans le temps. A. donne trois heures par semaine et B. cinq heures. C. précise : « Je ne veux pas m’investir dans un autre bénévolat, j’ai d’autres choses à faire. Je donne déjà deux heures par semaine. » B. indique que la pratique sporadique est préférable pour elle : « C'est plaisant d’avoir des choses ponctuelles. Moi, je ne veux pas donner trop de temps non plus, donc je pense que le bénévolat, il faut que cela soit à un moment donné, en tout cas pour moi, je suis prête à donner une journée maximum, mais pas plus. » Ces femmes refusent toutes responsabilités dans l’engagement bénévole, ce qui semble aller au-delà des limites qu’elles se sont fixées. La ponctualité de leur bénévolat est corrélée avec l’unicité de la mission acceptée.

Pour ces femmes, le parcours professionnel a été discontinu, lié à des licenciements ou au fait de suivre leur conjoint ayant obtenu une promotion avec mobilité géographique. Ces femmes ont limité leurs investissements temporel et individuel dans le travail autour duquel leur identité s’est largement construite. Dès lors, la transition entre emploi et retraite a été une étape assez difficile à traverser. Elles constatent qu’elles ont subi une perte identitaire et un déclin de leurs réseaux sociaux. Réactives, elles se sont peu à peu donné les moyens pour redonner un sens à leur vie, ce qui ne s’est pas concrétisé aisément ou rapidement (Guillemard, 2002; Legrand, 2001). B. nous indique qu’« avant de trouver sa place dans le bénévolat, cela prend du temps ». Cependant, ces quelques heures suffisent pour leur permettre d’acquérir une identité dont elles avaient été dépossédées depuis leur fin d’activité. La notion de plaisir, présente dans les autres catégories, ne réapparaît pas ici. Le fait de retrouver une place dans la société est primordial. A. explique : « Ce n’est pas beaucoup, trois heures, mais pour moi cela a de la valeur, ça donne un sens à mon identité qui n’est plus raccrochée à des réseaux qui s’alimentent d’eux-mêmes. » Le souhait d’être utile semble plus fort lorsque l’on s’engage pour la première fois à partir de 55 ans (Malet, 2008), comme c'est le cas pour cette catégorie d’enquêtées.

Pour ces dernières, l’engagement familial conjugal prend le dessus sur l’engagement bénévole, mais également sur toutes les autres activités. B. part cinq mois dans sa maison de campagne avec son conjoint, car ce dernier a une activité de guide de montagne, éloignant B. de la ville, mais aussi de sa famille. Le mari de A. travaille dans une autre ville d’où il rentre tous les week-ends, et à son arrivée, toutes les attentions sont tournées vers lui. Il en est de même pour C. qui cadre ses journées en fonction du retour de son époux au domicile après une journée de travail. Peut-être ces femmes se désengageront-elles totalement du bénévolat lors de l’arrêt définitif de l’activité professionnelle de leur conjoint, étant donné que cet engagement familial prend le pas sur tous leurs autres engagements. Pour deux d’entre elles, les parents sont encore en vie; ceux-ci étant en perte d’autonomie et placés en maison de retraite. Elles leur rendent visites régulièrement (une fois par mois), en se reposant sur les autres membres de la famille et sur le personnel soignant de l’institution pour s’en occuper le reste du temps. Elles ne rejettent pas toute obligation familiale, mais elles n’en font pas un engagement prioritaire. Cette forme d’engagement pourrait se comparer en partie à « l’engagement distancié » présenté par Ion (1997). Un post it pourrait symboliser cet engagement caractérisé par une adhésion légère, limitée, réversible.

Au total, trois types d’engagements bénévoles féminins ont été distingués révélant par la suite trois modes de vie particuliers à la retraite. Les femmes de la catégorie « temps plein » sont celles qui consacrent le plus de temps à leur engagement bénévole. Il est vrai que plus une personne a de responsabilités dans une association, plus elle y consacre de temps, en effet les femmes de cette catégorie sont accaparées temporellement par leur engagement en fonction de la nature de celui-ci. Tandis que les femmes de la catégorie engagement « ponctuel » ne consacrent que quelques heures par semaine à leur engagement bénévole, généralement sans charge élective, et aux responsabilités limitées.

De plus, le choix de la nature de l’engagement bénévole peut se relier au profil de poste durant la vie professionnelle des enquêtées. Une personne qui occupait un emploi de cadre supérieur, dirigeait une équipe, et pour qui le travail procurait du plaisir ou un certain accomplissement, aura tendance à rechercher dans le bénévolat à la retraite une fonction ou des tâches qui s’y apparentent, et ont tendance à le faire à temps plein. Inversement, celles dont l’engagement bénévole est « ponctuel » ont toujours mis en priorité l’engagement familial et continuent de le faire. Les femmes qui recherchent un « équilibre » se situent entre les deux : elles s’engagement dans une association tout en limitant leur implication. Dans les trois cas, on note une forte continuité dans l’organisation du temps entre la vie professionnelle et la retraite.

4- L’engagement familial au coeur de l’équilibre temporel

Nous nous demandions si l’engagement familial a une incidence sur l’engagement bénévole de la femme retraitée et comment celle-ci articule ou concilie ces deux engagements. Pennec (2004) avait remarqué dans l’un de ses articles, basé sur plusieurs recherches consacrées aux solidarités familiales, aux liens avec l’entourage et aux parcours de vie, que les engagements collectifs associatifs peuvent subir des tensions en fonction des demandes des engagements privés. Elle constate que les femmes sont au coeur des solidarités familiales, mais qu’elles ont aussi de nombreux autres rôles et qu’ainsi, de nombreuses responsabilités leur incombent.

Faut-il parler de « conciliation » ou d’« articulation » pour caractériser le lien entre ces deux d’engagements? La notion de conciliation a été utilisée en 1985 dans le cadre de la théorie du conflit de rôles élaborée par Greenhaus et Beutell. Selon eux, ce conflit (de temps, de responsabilité, de comportement) se manifeste lorsque la personne a des difficultés à réconcilier ses rôles familiaux et professionnels. Un rôle est sacrifié au profit d’un autre. La notion d’articulation, en revanche, traduit plutôt un équilibre entre toutes les sphères d’action et met l’accent sur les réglages et les liens entre celles-ci (Tremblay, 2003).

Les femmes des catégories « plein temps » et « ponctuel » favorisent clairement l’une des deux sphères d’engagement sans qu’un conflit apparaisse ou s’exprime et qu’une conciliation soit nécessaire. Les premières se tournent prioritairement vers le bénévolat, un engagement dans la sphère publique, en prolongement de leurs activités professionnelles; les secondes vers leur famille, un engagement dans la sphère privée au profit de leur conjoint.

La question de la tension entre la famille et le bénévolat ne se pose donc que pour les femmes du deuxième groupe qui recherchent précisément un « équilibre ». Nous ne parlerons cependant pas de conciliation, mais plutôt d’articulation, car elles ne laissent paraître aucun conflit entre leurs différents rôles et responsabilités. Dans leur organisation du temps, un équilibrage entre leurs engagements bénévole et familial est toujours recherché.

On peut l’observer dans les choix qu’elles ont faits ou qu’elles font touchant l’aide à leurs proches, ascendants (parents âgés) ou descendants (enfants et petits-enfants)[4]. Ces femmes ont en effet cumulé par le passé l’engagement familial et bénévole, et continuent de le faire à la retraite. P. s’occupait de sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer, allait lui faire des courses, la voyait très fréquemment… jusqu’à ce que sa mère soit intégrée dans une maison médicalisée où elle continuait à lui rendre visite presque tous les jours. Dans un premier temps, P. cumulait son travail et son aide, une fois retraitée, elle a décidé d’avoir un engagement bénévole ancré dans la société, y ajoutant d’autres activités telles que la marche, l’écriture, mais aussi la garde régulière de sa petite-fille... Aujourd’hui, sa mère est décédée, mais durant son vivant, en aucun cas, elle n’a voulu se désengager de ses autres pratiques.

Ma mère me demandait beaucoup d’énergie, je ne voulais pas me brûler non plus, je ne voulais pas faire en sorte de tomber malade, je ne voulais pas être envahie, je voulais chercher un équilibre, c’est cela, continuer de mettre à profit mes capacités tout en continuant de m’impliquer dans la communauté. Pour moi le bénévolat, c’est important dans ma vie, il faut que cela fasse partie de ma vie (P.).

Depuis, P. est à nouveau grand-mère et elle s’occupe au moins une fois par semaine, avec son conjoint, de leurs deux petits-enfants.

M. est la seule dont la mère, âgée de 92 ans, vit de façon autonome à son domicile. Elle raconte qu’elle l’appelle tous les jours et lui consacre une journée par semaine afin de l’aider à réaliser, entre autres, des tâches domestiques et passer du temps avec elle. À côté de cette implication, M. va chercher à l’école deux fois par semaine ses petits-enfants et s’en charge jusqu’au coucher afin de « soulager » sa fille célibataire, en activité professionnelle. Ces femmes, de la génération « pivot », aménagent leur temps entre la famille, leurs ascendants et descendants, et le bénévolat.

D’autres femmes ont conçu une forme d’équilibre entre l’engagement familial et bénévole. À ce titre, T., avant de prendre sa retraite, avait fait du bénévolat d’accompagnement de personnes en fin de vie dans un établissement de soins palliatifs. Ce même centre avait hébergé sa mère jusqu’à sa mort. Et il lui est apparu essentiel de rendre l’aide donnée par les bénévoles présents lors de son passage en tant que fille de patiente. Cette activité bénévole lui a permis d’être proche des gens et d’une certaine manière de poursuivre son propre deuil. T. dit : « Tu donnes beaucoup, tu te protèges quand même parce que si tu ne le fais pas dans ces milieux-là, tu ne survis pas, il faut que tu sois capable de te protéger en donnant le plus possible de toi-même, tu donnes au patient, c'est la première raison pour laquelle tu y vas. »

Les femmes insistent sur le sens que l’engagement familial et l’engagement bénévole ont à leurs yeux et sur ce qu’ils leur apportent : un don de soi un sens à sa vie et un bien-être (physique et intellectuel). Cependant, la reconnaissance obtenue par les deux engagements n’est pas tout à fait la même, il nous semble. La différence entre l’engagement dans la sphère privée et l’engagement dans la sphère publique se découvre ici à nouveau. Les enquêtées font bien cette distinction entre le lien qui les unit aux destinataires de l’activité. Dans l’engagement familial, le lien affectif, le contact humain de proximité où se mêlent sentiments et obligations apparaissent, alors qu’ils ne peuvent être présents dans l’engagement bénévole du fait de la distance qu’elles conservent avec les personnes à aider.

Nous nous sommes risqués dans cette partie à prendre en considération de façon plus fine les relations et articulations qui existent entre engagements bénévole et familial. Au sein de notre échantillon, peu de femmes sont aux prises à la fois avec des obligations envers les ascendants et les descendants, ainsi nous n’avons pas pu prendre en compte cette dimension.

Conclusion

Nous avons tenté au fil de cet article d’expliciter la place des divers engagements des femmes retraitées françaises et des relations qui pourraient exister plus particulièrement entre engagements bénévole et familial en jetant un regard sur les parcours de vie et l’organisation du temps. Trois modèles sont ressortis de notre analyse. Les femmes du type « plein temps » s’investissent beaucoup dans le bénévolat qui est un substitut au travail, et ce, au détriment de toute autre forme d’engagement. Les femmes de la catégorie « équilibre » cherchent une articulation entre leurs divers engagements. Les femmes du type « ponctuel » se servent du bénévolat comme moyen pour atteindre une fin, celle de se sentir utile, tout en limitant soigneusement leur implication. Seules les femmes du deuxième groupe doivent trouver une manière d’articuler leur engagement familial et bénévole, sans toutefois que ce soit conflictuel. Le parcours de vie de ces femmes semble jouer sur les aménagements du temps à la retraite. L’organisation de leur temps et de leurs engagements obéit aux mêmes règles que celles qui organisaient leur temps et leurs activités lorsqu’elles étaient professionnellement actives. Ces premiers résultats de recherche sont à creuser afin de les valider et de les approfondir.