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La loi du 17 mai 2013 est venue opérer en droit français une véritable « réforme de civilisation » (Théry, 2013) en autorisant, après d’âpres et de violents débats, le mariage aux personnes de même sexe et en leur permettant discrètement l’accès à la parenté grâce au mécanisme de l’adoption (Fulchiron, 2013 ; Leroyer 2013). En effet, même si nulle part dans la nouvelle loi n’est expressément formulée l’ouverture de l’adoption aux couples de même sexe, celle-ci résulte d’un effet mécanique du droit pour deux personnes de même sexe de se marier  dès lors qu’elles sont mariées, deux personnes peuvent demander à adopter conjointement un enfant ou l’une des deux peut solliciter l’adoption de l’enfant de l’autre. L’ouverture du mariage à deux personnes de même sexe emporte donc pour elles la possibilité de fonder une famille commune par le recours à l’adoption. En revanche reste fermé le recours à l’assistance médicale à la procréation (AMP) qui permettrait au couple de même sexe de mener un projet parental dans lequel l’enfant serait conçu à partir des gamètes de l’un des membres. En effet, le législateur a finalement renoncé, face aux contestations virulentes et récurrentes émanant de divers courants de la société civile, à modifier le cadre de l’assistance médicale à la procréation pour permettre aux couples de femmes de bénéficier d’un don de sperme. La finalité de l’assistance médicale à la procréation demeure donc inchangée : elle est réservée aux couples de sexe différent qui souffrent d’une infertilité dont le caractère pathologique a été médicalement diagnostiqué. Il n’a par ailleurs jamais été question de lever la condamnation qui frappe la gestation pour autrui (art. 16-7 du Code civil) afin d’autoriser les couples d’hommes à recourir à une femme qui porterait l’enfant issu de leur projet parental. Dans sa décision du 17 mai 2013, le Conseil constitutionnel est venu valider la différence de traitement entre les couples de sexe différent et les couples de même sexe, exclus de tout accès à l’AMP, « au nom de leur situation différente au regard de la procréation ». La formule est une manière dissimulée de dire que les premiers pourront faire semblant d’avoir procréé alors que les seconds ne le pourront pas. Est ainsi réitéré l’attachement du dispositif français de l’AMP à un modèle pseudo-procréatif qui efface l’intervention du donneur de gamètes (Théry, 2010).

La reconnaissance légale de la famille homoparentale dans la loi du 17 mai 2013 est ainsi de portée limitée dans la mesure où la seule voie pour constituer une telle famille est celle de l’adoption. Trois configurations sont alors envisageables, d’application pratique très inégale.

La loi autorise d’abord l’adoption conjointe d’un enfant étranger au couple. On sait bien que cette option risque de rester un voeu pieux dans la mesure où l’offre d’enfants à adopter est sans commune mesure avec la demande. En France, les pupilles de l’État sont en moyenne 800 par an et le nombre d’enfants étrangers ne cesse de baisser chaque année (environ 1500 en 2012 contre un peu plus de 3500 en 2010). Plus de 24 000 couples avaient, en 2010, reçu l’agrément pour adopter et étaient en attente d’enfant. Par ailleurs, les États étrangers qui acceptent les candidatures de couples de même sexe sont peu nombreux et « la plupart sont en outre des pays d’accueil d’enfants avant d’être de potentiels pays d’origine ». De surcroît, les enfants proposés à l’adoption internationale par ces pays sont souvent des « enfants de plus de sept ans, en fratrie ou présentant des particularités médicales, qui ne correspondent que rarement aux souhaits des familles françaises candidates à l’adoption » (Rapport AN, 2013 : 65). Il est donc très peu probable que les couples de même sexe français puissent se voir confier un enfant en vue de son adoption[1].

Ensuite, la loi de 2013 est venue autoriser l’adoption intrafamiliale successive afin de permettre qu’un enfant ayant déjà été adopté, en la forme simple ou plénière, par une personne seule puisse ultérieurement être adopté par son conjoint. L’adoption est depuis très longtemps ouverte aux célibataires en droit français (Schulz et Doublein, 2013). Depuis la condamnation de la France par la Cour européenne de droits de l’homme (décision du 22  janv.  2008, E.B c/France), l’agrément administratif indispensable pour pouvoir adopter ne peut être refusé à une personne seule pour des motifs liés à son orientation sexuelle. Les candidates et candidats célibataires doivent avoir le même droit de pouvoir adopter, qu’ils soient homosexuels ou hétérosexuels. Depuis la loi de 2013, il est désormais possible qu’un enfant adopté par une personne seule soit, une fois celle-ci mariée, adopté par son nouveau conjoint. Cette solution n’est pas nouvelle concernant l’adoption plénière, car les juges admettaient déjà que l’adoption plénière par deux époux ne soit pas nécessairement simultanée et que chacun des époux puisse successivement adopter le même enfant par voie unilatérale (Leroyer, 2013 : 1701)[2]. Mais cette interprétation favorable aux adoptions successives d’un même enfant par chacun des conjoints n’était toutefois pas étendue à l’adoption simple en raison de l’article 360 du Code civil qui exigeait un motif grave pour qu’une seconde adoption, en la forme simple, d’un enfant précédemment adopté puisse être prononcée. Des modifications ont été apportées par la loi de 2013 de façon à clarifier le régime spécifique dont bénéficiaient déjà les adoptions plénières intrafamiliales successives (art. 345 1° bis C. civ.) et les adoptions simples (ajout à l’art. 360 al. 2 C. civ.). Si cette voie ne semble se heurter à aucun obstacle[3], elle reste malgré tout étroite dans la mesure où, au manque d’enfants à adopter, s’ajoute le refus de certains États de confier à une personne homosexuelle un enfant en vue de son adoption. Il n’est ainsi pas rare que certains pays demandent aux candidats célibataires la production d’une attestation sur l’honneur de leur hétérosexualité (Rapport AN, 2013 : 65).

La voie privilégiée pour fonder une famille homoparentale passe de toute évidence par l’adoption de l’enfant né du conjoint, et non pas adopté par le conjoint. En effet, les dispositions du droit commun permettant l’adoption de l’enfant du conjoint ont été étendues mécaniquement aux couples mariés de même sexe sans que le législateur ne se préoccupe de savoir comment l’enfant avait été conçu. Autant pour les couples d’hommes l’interdiction très ferme en droit français de la gestation pour autrui faisait barrage à toute possibilité d’adoption de l’enfant par le conjoint du géniteur, autant pour les couples de femmes la loi nouvelle offrait la perspective d’une consécration de leur projet parental commun, que l’enfant ait été conçu par relation sexuelle ou par insémination « artisanale », grâce aux gamètes d’un donneur connu[4], ou encore au moyen d’une insémination pratiquée avec le sperme d’un donneur inconnu dans un pays qui l’autorise pour les couples de femmes. À vrai dire, le rapporteur du projet de loi avait attiré l’attention des parlementaires sur le fait qu’une forte proportion des enfants de conjoints qui seraient adoptés au sein des couples de femmes serait en réalité issue d’un don de sperme réalisé à l’étranger (Rapport AN, 2013 : 94). Il avait souligné l’incohérence entre l’ouverture de l’adoption de l’enfant par la conjointe de la mère et le maintien de l’interdiction de l’AMP aux couples de femmes. Nombre de juristes avaient aussi depuis le début des débats alerté sur cette impasse (Hauser, 2012 ; Brunet, 2012 ; Fulchiron, 2013). Bien plus, devant l’Assemblée nationale comme devant le Sénat, des amendements avaient été déposés pour interdire l’adoption de l’enfant du conjoint au cas où celui-ci aurait été conçu grâce à une technique d’AMP contraire aux conditions posées par le droit français[5]. Or ces amendements avaient tous été rejetés au cours de discussions en séance publique[6], ce qui ne laissait aucun doute sur l’intention bienveillante du législateur de permettre « la régularisation » des familles homoparentales constituées grâce à une insémination artificielle pratiquée à l’étranger. À l’évidence donc, il était acquis dans l’esprit du législateur que l’adoption de l’enfant du conjoint pourrait être accordée même si cet enfant était né à l’issue d’une démarche contournant la loi française… et quand bien de tels contournements seraient ainsi encouragés (Rapport AN, 2013 : 94).

Quelque dix-huit mois après la promulgation de la loi du 17 mai 2013, qu’en est-il des familles constituées par un couple de femmes ? On voudrait se concentrer ici sur les configurations familiales les plus plébiscitées, notamment pour les raisons pratiques que l’on a mentionnées, celles où l’enfant est biologiquement rattaché à une des deux femmes. Quelles formes de consécration ces familles ont-elles désormais acquises en droit français ? La loi a-t-elle tenu les promesses implicites dont elle était chargée concernant tout particulièrement le projet parental de deux femmes d’avoir un enfant grâce à un don de sperme à l’étranger ? Dresser un bilan des modalités de protection juridique accordées par le droit aux familles fondées par des lesbiennes grâce à un don de gamètes exige toutefois de ne pas limiter le champ de l’étude aux seuls apports de la loi récemment votée. En effet, le droit n’a pas attendu la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe pour s’adapter aux familles homoparentales. La jurisprudence a su aménager les règles pour inventer des formes infrastatutaires de validation de la fonction de parent social exercée par le conjoint du parent légal (Berdeaux-Gacogne, 2013)[7].

1. Les prémisses de la reconnaissance des familles formées par des couples de femmes : la consolidation de la fonction de parent social

De l’octroi d’une délégation d’autorité parentale à la compagne de la mère qui élève l’enfant à ses côtés jusqu’à la validation de projets de coparenté à plus de deux, la figure du parent social est en plein essor jurisprudentiel : on voudrait ici en présenter les trois différents visages.

1.1. Le partage à deux de l’autorité parentale pendant la vie commune

La matrice de l’ajustement du droit aux réalités des familles homoparentales a d’abord été fournie par le nouveau régime de la délégation d’autorité parentale, assoupli et étendu par la loi du 4 mars 2012 relative à l’autorité parentale pour poser les linéaments d’un statut du beau-parent dans les familles recomposées après séparation. Alors que la forme traditionnelle de la délégation d’autorité parentale est destinée à suppléer la carence des parents (art. 377 C. civ.), une seconde forme permet désormais d’associer à l’éducation de l’enfant le tiers qui vit au quotidien avec lui et un de ses parents (art. 377-1 C. civ.). Il est en effet possible que l’un des parents, avec l’accord de l’autre s’ils sont tous les deux titulaires de l’autorité parentale, demande au juge de partager tout ou partie de l’exercice de cette autorité avec son nouveau partenaire. Son prononcé est néanmoins subordonné à deux conditions : il faut que « les circonstances l’exigent », et que la mesure soit requise par « les besoins de l’éducation de l’enfant ». La Cour de cassation française a admis en 2006 de l’appliquer aux familles homoparentales. Elle a en effet considéré que la mère légale de l’enfant, qui était seule titulaire de l’autorité parentale, pouvait partager cette autorité avec la compagne avec qui elle vivait en union stable dès lors que, conformément à l’article 377, alinéa 1er, « les circonstances l’exigent et que la mesure est conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant » (Civ. 1re, 24 févr. 2006).

Il est remarquable que la conception de l’enfant n’ait pas constitué un obstacle à la validation de la délégation-partage d’autorité parentale alors même que l’enfant était né grâce à une insémination avec don de sperme pratiquée à l’étranger, comme la presse l’avait relaté. Il y avait donc un contournement du droit français interdisant l’accès de l’AMP aux femmes seules et aux couples de même sexe. Pourtant, la Cour de cassation n’a pas jugé bon d’opposer la fraude à la loi en relevant ce moyen d’office comme elle est habilitée à le faire. L’avocat général Jerry Sainte-Rose, dans son commentaire de la décision (2008), n’avait d’ailleurs pas manqué de déplorer un tel laxisme qui conduit à « faire produire à un processus illégal [...] des conséquences juridiques ». Jamais par la suite aucune demande de délégation-partage d’autorité parentale de la part de la mère au profit de sa compagne n’a été refusée au nom d’un détournement de la loi française, même lorsque la requête était transparente sur le mode de conception de l’enfant par don de sperme à l’étranger (voir entre autres TGI Paris, 11 avr. 2014, no 13-856).

Bien au contraire, les juges du fond se sont employés à assouplir les conditions posées et interprétées avec sévérité par la Cour de cassation (voir Civ. 1re, 8 juill. 2010, no 09-12.623), témoignant majoritairement de leur faveur pour la reconnaissance d’un quasi-statut au parent social. Ainsi progressivement, le contrôle sur les circonstances justifiant de prononcer une délégation-partage d’autorité parentale s’est-il relâché, les juges considérant que le seul fait que l’enfant soit élevé dans un contexte homoparental et n’ait de filiation établie qu’à l’égard de sa mère légitimait la validation d’une telle mesure (voir les nombreuses décisions citées par Mécary, 2011). Nul besoin notamment de rapporter une particulière indisponibilité de la mère, liée à des raisons professionnelles, pour caractériser l’existence de circonstances exigeant une délégation-partage d’autorité parentale, contrairement à ce qu’avait requis la Cour de cassation (voir Civ. 1re, 8 juill. 2010 précité). Certains juges peuvent même se faire militants, en dénonçant les manquements du droit – avant l’application de la loi de 2013 – dans la protection de la famille homoparentale. Ainsi, les juges du Tribunal de grande instance de Paris, en date du 8 novembre 2013 (JAF, section 1, no 13-33190), ont-ils prononcé un partage d’autorité parentale, au bénéfice de la compagne pacsée de la mère, afin de « restituer à l’enfant par le droit la pleine sécurité que son mode de conception ne pouvait lui offrir en fait », dans une affaire où l’enfant était né d’une insémination réalisée à l’étranger. Au demeurant, certaines décisions sont à peine motivées, comme si le seul contexte d’homoparentalité commandait le prononcé de la délégation-partage (TGI Paris, 8 nov. 2013, JAF, section 2, RG no 12-43622)[8].

La promotion du parent social est-elle conditionnée à la vie en commun avec le parent légal ? Là aussi, une évolution est notable.

1.2. Les droits du parent social après la fin de la vie commune

Dans le même souci de consacrer juridiquement la place du parent social, les juges du fond ont accepté de prononcer des délégations-partages d’autorité parentale alors même que la mère et sa compagne ne vivaient plus ensemble, mais voulaient garantir la pérennité des relations entre la mère sociale et l’enfant (voir TGI Lille, 18 déc. 2007, no 06-06114 ; CA Paris, 1er déc. 2011). Ces délégations-partages de l’autorité parentale ont pu être associées à la mise en place, d’un commun accord, d’une véritable résidence alternée (voir TGI Annecy, JAF, 1er juill. 2010, no 09-02356). Même lorsque, en cas de séparation conflictuelle du couple parental, la mère s’oppose au maintien des liens tissés entre son ex-compagne et l’enfant, la protection des droits du parent social a été renforcée. S’il était déjà prévu depuis la loi du 4 mars 2002 que le juge puisse protéger les relations privilégiées de l’enfant avec des tiers en lui accordant un droit de visite et d’hébergement, à condition que tel soit l’intérêt de l’enfant, le parent social est clairement identifiable, en tant que tel, depuis la loi du 17 mai 2013 : le nouvel article 371-4 du Code civil précise que ce tiers est notamment celui qui « a résidé de manière stable avec l’enfant et l’un de ses parents, a pourvu à son éducation ou son installation et a noué avec lui des liens affectifs durables ». En lui ménageant un droit au maintien des relations avec l’enfant, la loi cherche à affermir la place du parent social comme membre à part entière de la famille, par-delà la cessation des relations quotidiennes. Néanmoins, l’attribution d’un droit de visite et d’hébergement à l’ex-compagne de la mère reste toujours subordonnée à sa conformité à l’intérêt de l’enfant. À la différence des parents séparés, titulaires de l’autorité parentale, il n’y a pas de droit au maintien des relations personnelles avec l’enfant, que seuls des motifs graves pourraient conduire à refuser (voir art. 373-2 et 373-2-1 C. civ.). Aussi, en dépit des liens affectifs créés pendant la vie commune, les juges du fond, dont l’appréciation est souveraine, peuvent refuser de prononcer un droit de visite et d’hébergement dès lors que l’existence d’un irréductible conflit entre les deux ex-compagnes ou la trop longue rupture des relations suscitent chez l’enfant une forte hostilité, pouvant s’accompagner de manifestations somatiques, à voir l’ex-compagne de son parent légal, lors de rencontres jugées « traumatisantes » (voir Civ. 1re, 23 oct. 2013 ; CA Paris, 5 juin 2014, no 14-01098, infirmant TGI Créteil, 24 déc. 2013, no 13-00875, qui avait accordé un droit de visite et d’hébergement à l’ex-compagne, en faisant application du nouvel art. 371-4 C. civ.). Comme dans tous les conflits parentaux, une appréciation concrète de l’intérêt de l’enfant peut conduire à l’exclusion d’une des figures parentales, mais ici le parent social est en position particulièrement précaire : en rompant de manière unilatérale et autoritaire les liens de l’enfant avec son ex-compagne qui peut l’avoir élevé pendant plusieurs années, la mère peut priver celle-ci de tout droit sur l’enfant sans que le juge ne puisse les rétablir (Bonfils et Gouttenoire, 2014 : 1791). Face au fait accompli de la mère, le juge n’est plus en mesure de rattraper le temps écoulé et de restaurer les relations trop longtemps disparues entre l’enfant et son parent social qui devient pour lui un étranger. Une parade pourrait être de demander un droit de visite et d’hébergement au titre des mesures provisoires, pour préserver les relations entre le parent social et l’enfant le temps qu’une décision au fond soit rendue. C’est ce qui a été admis par le Tribunal de grande instance de Paris dans une ordonnance du juge de la mise en état en date du 16 décembre 2014 (no 14-3465) : le juge a d’abord considéré que « le code de procédure civile n’excluait pas des mesures provisoires les modalités des relations entre un tiers et l’enfant ». Il a ensuite estimé que malgré les vives tensions entre les deux ex-compagnes, « une rupture prolongée des liens entre l’enfant et l’ancienne partenaire n’apparaît pas conforme à l’intérêt de l’enfant et viendrait contredire le projet parental des parties ». Aussi dans l’attente du rapport d’expertise psychologique prescrit, le juge ordonne « une restauration progressive » du lien entre l’enfant et l’ex-compagne et, pour tenir compte de l’absence de contact pendant un an et demi, prononce un simple droit de visite sur le fondement du nouvel article 371-4 du Code civil. Une telle mesure peut prévenir utilement les effets irréversibles de la rupture brutale des liens entre la mère sociale et l’enfant que peut être tentée d’imposer la mère légale en cas de grave conflit après la séparation. Mais si cette mesure provisoire attise le conflit de loyauté dans lequel l’enfant peut se retrouver pris et engendre pour lui des perturbations, elle sera inévitablement suspendue par le juge du fond.

La tendance à affermir la construction de la catégorie de parent social s’est aussi poursuivie dans une autre voie. Certains juges ont ainsi pu reconnaître au parent social un véritable devoir de contribution à l’entretien de l’enfant, par-delà la rupture de la vie commune. Ainsi, pour suppléer à l’absence de tout cadre juridique, faute de lien de filiation établi, s’agissant de la fixation de la contribution du délégataire (de l’autorité parentale), les juges du Tribunal de grande instance de Paris, dans une décision du 7 février 2013 (JAF, section 4, no 12-39976) ont considéré que la prise en charge spontanée des frais d’éducation et de loisir des enfants de sa compagne caractérisait « une obligation naturelle » volontairement consentie qui s’était « transformée en obligation civile durant la vie commune et après la séparation », et qui était « susceptible d’exécution forcée ». Aussi les juges ont-ils imposé à la mère sociale le versement d’une pension alimentaire à la mère légale, en même temps qu’ils entérinaient le maintien de l’exercice partagé de l’autorité parentale entre les deux ex-compagnes ainsi que la convention organisant la résidence alternée des enfants (voir Berdeaux-Gacogne, 2014a).

Il faut, pour compléter cette élaboration jurisprudentielle d’un quasi-statut du parent social, mentionner l’extension des conditions qui semblaient initialement avoir été fixées par la Cour de cassation à la délégation d’autorité parentale.

1.3. Le partage à trois de l’autorité parentale

Dans l’arrêt fondateur de la Cour de cassation en 2006, la délégation-partage de l’autorité parentale paraissait réservée à l’hypothèse où un seul parent était titulaire de l’autorité parentale. On aurait pu croire que si l’enfant avait deux parents légaux, aucune place ne pouvait plus être reconnue à un parent social qui vivrait avec l’un des deux parents légaux. Or les juges du fond n’hésitent pas à appliquer de manière souple le dispositif de la délégation-partage de l’autorité parentale de façon à l’adapter à de nouvelles configurations de coparentalité. Ainsi, dans le cadre d’un projet parental à trois, ont-ils validé une délégation-partage d’autorité parentale introduite conjointement par le père et la mère, au profit de la compagne de la mère, alors que le père, qui avait reconnu l’enfant, avait fondé une famille de son côté et ne se consacrait ni à l’éducation ni à l’entretien de l’enfant (TGI Marseille, 18 juin 2013, no 12-10713). Une telle mesure a même été prononcée par le juge lorsque les parents légaux exercent de manière conjointe et effective leur autorité parentale : c’est ce qui ressort d’une décision du Tribunal de grande instance de Paris du 22 février 2013 (no 12-35092) où l’enfant vivait depuis sa naissance avec sa mère et la compagne de celle-ci et voyait son père, qui l’avait reconnu, un week-end sur deux et pendant les vacances scolaires. Dans l’une et l’autre des décisions, la délégation-partage au bénéfice de la compagne de la mère n’a donc pas pour vocation de pallier l’absence d’un second lien de filiation, notamment paternelle. Elle est justifiée du seul fait qu’elle va permettre « de faciliter la vie quotidienne et de répondre à toutes circonstances imprévisibles de la vie, en conformité avec la réalité affective et matérielle » (TGI Paris, 22 févr. 2013, précité). Il faut aussi mentionner la décision du Tribunal de grande instance de Clermont-Ferrand du 14 novembre 2013 (JAF, no 12-02708), intervenue « dans le cadre d’une structure familiale peu ordinaire » : le père et la mère étaient tous deux homosexuels et avaient en charge leur enfant selon un mode de résidence alternée ; celle-ci avait été conçue alors que sa mère vivait en couple avec une autre femme, qui pendant cette vie commune avait eu un enfant avec un autre homme. La mère et son ex-compagne s’étaient séparées et cette dernière demandait le maintien de ses relations personnelles avec l’enfant. Le juge a fait droit à cette demande, en vertu d’une application remarquable de l’article 371-4 du Code civil, considérant que « les parents biologiques et le parent affectif se doivent d’assumer les conséquences de cette constellation familiale qu’ils ont voulu créer ». Il a ainsi accordé à l’ancienne compagne de la mère un droit de visite et d’hébergement, limité à une fin de semaine par mois et à quatre semaines pendant les vacances scolaires, afin de ne pas mettre en place une résidence alternée entre trois foyers qui aurait nui au besoin de stabilité d’un enfant de huit ans. Par où l’on voit comment les juges peuvent adapter les instruments du droit afin de les ajuster à des situations homoparentales complexes.

On peut conclure que l’assouplissement jurisprudentiel du régime de la délégation-partage d’autorité parentale et le renforcement légal du droit de la partenaire du parent légal aux relations personnelles avec l’enfant contribuent progressivement à la mise en place d’un quasi-statut pour le parent social[9]. Il reste que les prérogatives reconnues au parent social sont par nature provisoires et peuvent toujours être remises en cause à la demande du parent légal. Si le compagnon du parent légal peut sous certaines conditions, à commencer par l’accord de ce dernier, exercer conjointement l’autorité parentale sur l’enfant, il ne jouit que d’une fonction temporaire, pas d’un titre définitif de parent légal, qui permettrait notamment à l’enfant d’entrer dans sa succession. Une meilleure intégration du parent social à la cellule familiale est-elle possible ? Tel a été précisément l’un des enjeux de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de même sexe.

2. La consécration des familles formées par des couples de femmes : la voie contournée de l’adoption de l’enfant par l’épouse de la mère

La solution offerte par la loi de 2013 pour instituer le parent social comme parent légal a été combattue par certaines juridictions. Mais la Cour de cassation est venue lever toute incertitude en la matière dans un avis très attendu, rendu le 22 septembre 2014.

On voudrait ici rendre compte du contexte judiciaire qui a conduit à la saisine pour avis de la Cour de cassation avant d’évaluer le contenu de la réponse apportée[10].

2.1. L’obstacle de la fraude à la loi

Faire de la compagne de la mère la co-mère de l’enfant suppose de passer par une requête en adoption. Adoption simple ou adoption plénière, le choix est ouvert du moment que le couple de femmes est marié. Il faut en effet rappeler que l’adoption n’est pas ouverte en droit français aux couples de concubins ou aux partenaires « pacsés ». Dans la mesure où l’intégration de l’enfant dans la famille de l’adoptante est plus complète dans l’adoption plénière que dans l’adoption simple, c’est la première qui a très majoritairement la faveur des adoptants qui veulent solidifier les liens familiaux. Toutefois, l’adoption plénière de l’enfant du conjoint n’est permise que « lorsque l’enfant n’a de filiation légalement établie qu’à l’égard de ce conjoint » (art. 345-1 1° C. civ.). Il n’est donc pas possible de recourir à cette solution si le parent social n’est pas marié avec le parent légal ou si l’enfant est né dans une configuration de coparenté et qu’il a déjà deux parents légaux qui vivent chacun respectivement avec un compagnon de même sexe. Seule la délégation d’autorité parentale est alors envisageable et elle ne pourra être attribuée qu’au compagnon d’un seul des parents.

Dès lors que les conditions posées par la loi pour adopter sont remplies[11], le prononcé de l’adoption est-il acquis ? L’interprétation de la loi retenue par les tribunaux de grande instance n’a pas été uniforme. Si dans leur grande majorité, les juges du fond ont prononcé l’adoption de l’enfant par la conjointe de sa mère, certains l’ont refusé[12]. Le mode de conception de l’enfant a en effet été invoqué par certains procureurs pour s’opposer à l’adoption de celui-ci par la conjointe de sa mère. À leurs yeux, effectivement, le fait de bénéficier à l’étranger d’une insémination artificielle interdite en France pour concevoir l’enfant commun désiré constituait une fraude à la loi qui interdisait l’adoption de l’enfant « illégalement conçu ». Au soutien de ce raisonnement, ils rappelaient que la loi de mai 2013 n’a pas modifié l’accès à l’AMP qui reste réservé aux couples de sexe différent et que le Conseil constitutionnel lui-même, dans sa décision du 17 mai 2013, a appelé à priver d’effet, voire à réprimer, les pratiques consistant à se déplacer à l’étranger pour recourir à des services d’assistance médicale à la procréation au mépris de la loi française. Le reste de leur raisonnement était emprunté à la jurisprudence qui refusait d’inscrire la filiation des enfants nés d’une gestation pour autrui à l’étranger sur les registres français de l’état civil au motif que « la naissance est l’aboutissement, en fraude à la loi française, d’un processus d’ensemble comportant une convention de gestation pour le compte d’autrui, convention qui, fût-elle licite, à l’étranger, est nulle d’une nullité d’ordre public » (Civ. 1re, 13 sept. 2013, 2 espèces ; Civ. 1re, 19 mars 2014). Dans l’hypothèse de l’adoption de l’enfant par l’épouse de la mère, la fraude à la loi aurait consisté à échapper à « l’interdiction française de concevoir par insémination un enfant délibérément privé de père » pour le rendre ainsi adoptable par la conjointe de sa mère, selon le courant doctrinal dont s’est nourrie l’opposition des procureurs (Mirkovic, 2014 ; Neirinck, 2014a et 2014b ; Mouly, 2014).

De très nombreuses décisions ont accordé l’adoption de l’enfant du conjoint sans que l’invocation de la fraude à la loi ne vienne parasiter l’appréciation des juges. Le plus souvent, pourtant, les requérantes ne faisaient pas mystère du mode de conception de l’enfant, préférant la transparence au mensonge, et attestant du même coup de l’absence d’une autre filiation que celle établie à l’égard de la conjointe de l’adoptante[13]. Dans d’autres affaires, aucune indication n’a en revanche été fournie sur le mode de conception, et il n’est pas sûr que ce soit uniquement par souci de dissimulation, une fois répandue auprès des candidates à l’adoption la crainte que la fraude puisse être opposée à la demande d’adoption. Même si dans certains cas, dont la presse s’est fait l’écho, des enquêtes attentatoires au respect de la vie privée ont été diligentées par la police sur les modalités de la conception de l’enfant, il ressort de la lecture de nombreuses décisions que les juges s’en sont tenus aux éléments mentionnés dans la requête, sans poser de questions sur les circonstances de la conception de l’enfant, si bien que la procédure d’adoption s’est apparentée à une simple formalité[14]. On remarque que plusieurs requêtes ont abouti sans l’assistance d’un avocat, comme la matière gracieuse le permet[15]. Les juges se sont contentés de vérifier que l’enfant n’avait pas d’autre filiation établie que celle à l’égard de la conjointe de l’adoptante. C’est à peine s’ils précisent que l’adoption est de l’intérêt de l’enfant et leur décision est alors peu ou pas motivée[16], ce qui est au demeurant conforme à l’article 353, alinéa 5, du Code civil. Dans leur grande majorité, les juges ont considéré que l’adoption de l’enfant du conjoint était de droit, dès lors que les conditions légales étaient remplies, peu importe la façon dont l’enfant avait été conçu.

Mais l’argumentaire de la fraude à la loi française, qui ferme l’accès de l’AMP aux couples de femmes, a néanmoins troublé quelques juges : certains ont alors refusé de prononcer l’adoption (TGI Versailles, 30 avr. 2014, no 13-00168 ; TGI Aix-en-Provence, 24 juin 2014, no 14-01472) ; d’autres ont choisi de surseoir à statuer et de saisir pour avis la Cour de cassation, considérant, conformément aux conditions requises par l’article L. 441-1 du Code de l’organisation judiciaire, que la question était nouvelle et difficile à trancher et que, de plus, elle avait fait l’objet de réponses jurisprudentielles disparates (TGI Avignon, 19 juin 2014, demande d’avis no 1470007 ; TGI Poitiers, 23 juin 2014, demande d’avis no 1470006. Dans l’attente de la réponse de la Cour de cassation, certains tribunaux ont alors repoussé le prononcé de leur décision (TGI Tarascon, 4 juill. 2014, no 14-00605).

La Cour de cassation fut ainsi saisie concomitamment par deux tribunaux pour répondre dans les trois mois à une même question qui se dédoublait : le recours à une insémination artificielle avec donneur inconnu à l’étranger par un couple de femmes est-il de nature à constituer une fraude à la loi empêchant que soit prononcée l’adoption de l’enfant par l’épouse de la mère ou, au contraire, l’intérêt supérieur de l’enfant et le droit à la vie privée et familiale exigent-ils de faire droit à une telle requête ?

2.2. Le rejet de la fraude à la loi : analyse de l’avis de la Cour de cassation

Tout doute sur un éventuel barrage à l’adoption intrafamiliale que pourrait constituer le mode de conception de l’enfant est désormais balayé. La Cour a en effet énoncé, dans deux avis similaires du 22 septembre 2014, que « le recours à l’assistance médicale à la procréation, sous la forme d’une insémination artificielle avec donneur inconnu à l’étranger, ne faisait pas obstacle au prononcé de l’adoption, par l’épouse de la mère, de l’enfant né de cette procréation, dès lors les conditions légales de l’adoption sont réunies et qu’elle est conforme à l’intérêt de l’enfant ». Certes, l’avis rendu ne lie pas les deux juridictions qui ont formulé la demande, ni d’ailleurs les autres juridictions. La Cour de cassation elle-même pourrait opérer un revirement si elle était saisie dans le cadre processuel régulier d’un pourvoi en cassation (Hauser, 2014a). Mais on voit mal comment la Cour de cassation pourrait revenir sur sa position étant donné son incidence sur le nombre d’enfants qui vont pouvoir être adoptés au sein d’un couple de même sexe. Quant à penser que les tribunaux pourraient résister à la solution dégagée par la Cour de cassation, ce n’est guère plausible, d’abord parce qu’un avis est prononcé par une formation prestigieuse de la Cour de cassation, ensuite parce qu’en l’occurrence il est adossé sur des motivations qui ne sont guère contestables.

Cet avis très laconique doit en effet être lu en relation avec le communiqué de presse diffusé par la Cour de cassation, mais aussi avec les rapports publiés qui l’accompagnent (rapport du conseiller référendaire, Mme Le Cotty, et conclusions de l’avocat général, J.-D. Sarcelet, qui ont été suivies). C’est dans le communiqué de presse, même si on peut s’en étonner, que sont précisés les fondements juridiques de l’avis, eux-mêmes puisés à la fois dans le rapport du conseiller référendaire et dans les conclusions de l’avocat général auxquelles l’avis prend soin de mentionner qu’il se conforme. Il est ainsi indiqué que la piste de la fraude est écartée dans la mesure où, en France, certes sous conditions, l’insémination artificielle avec donneur anonyme est autorisée : dès lors, « le fait que des femmes y aient eu recours à l’étranger ne heurte aucun principe essentiel du droit français ». Il est aussi ajouté que la loi du 17 mai 2013 a autorisé l’adoption de l’enfant par la conjointe de la mère sans qu’« aucune restriction relative au mode de conception de l’enfant ne soit mentionnée ».

Il faut se réjouir d’une telle réponse qui faisait peu de doute. La Cour de cassation n’avait-elle pas déjà implicitement écarté l’argument de la fraude lorsqu’en 2006, comme on l’a mentionné, elle a accepté de prononcer une délégation-partage de l’autorité parentale au bénéfice de la compagne de la mère, alors même que l’enfant était issu d’une insémination avec don de sperme réalisé à l’étranger ? Comment, si la situation avait été considérée comme constituée en fraude à la loi française, aurait-elle pu produire des effets de droit (Berdeaux-Gacogne, 2014b) ? Certains tribunaux n’avaient ainsi pas manqué d’invoquer ce précédent dans les motifs au soutien de leur refus de saisir pour avis la Cour de cassation (TGI Évry, 11 juill. 2014, no 13-07765).

Les motivations produites dans les annexes au soutien de l’avis emportent par ailleurs la conviction. On pouvait en effet sérieusement s’interroger sur la pertinence de l’argument de la fraude à la loi opposé au prononcé de l’adoption de l’enfant de la conjointe ou du conjoint.

D’abord, la fraude suppose qu’une situation juridique ait été artificiellement constituée à l’étranger dans le dessein d’échapper à la loi française. Or la conception d’un enfant par don de sperme ne crée pas en soi une situation juridique dont on pourrait dire qu’elle permet d’obtenir un avantage prohibé par la loi française. Il y a seulement eu recours à une technique médicale. Seule en effet la naissance de l’enfant entraîne la constitution d’une nouvelle situation prise en considération par le droit français. Mais dès lors que l’accouchement a lieu en France et que l’établissement de la filiation maternelle résulte de l’application du droit français, sans qu’il y ait besoin de transcrire un acte de naissance étranger, quels éléments considérer pour matérialiser la fraude ? Comment la seule existence de l’enfant pourrait-elle être tenue pour frauduleuse (Dreifuss-Netter, 2013 ; Fulchiron, 2014 ; contra : Mouly, 2014) ?

Ensuite, comme le communiqué de presse l’indique, si la loi française réserve l’accès à l’assistance médicale à la procréation au couple de sexe différent, elle n’édicte pas pour autant à l’intention des couples de femmes ou des femmes célibataires une interdiction formelle de recourir (ailleurs) à une insémination avec donneur. De surcroît, la méconnaissance du cadre légal français n’est assortie d’aucune sanction ou nullité d’ordre public, à la différence de ce qui concerne la gestation pour autrui. Les seules sanctions pénales prévues concernent en réalité les médecins qui doivent s’assurer que les conditions de l’AMP fixées par le Code de la santé publique sont remplies (art. L. 2162-5 CSP), comme le souligne le conseiller référendaire dans son rapport (Le Cotty, 2014 : 23 ; voir aussi Reigné, 2014). Le même raisonnement est tenu par l’avocat général qui vient opportunément qualifier les dispositions encadrant l’AMP de lois de police, n’ayant par définition de portée impérative que sur le territoire national (Sarcelet, 2014 : 14). Les principes revêtus d’un véritable caractère d’ordre public international justifiant de refuser de donner effet en France à une situation qui les transgresserait sont ailleurs, énoncés sous les articles 16 à 16-9 du Code civil : respect de la dignité de la personne, protection de l’intégrité du corps humain, gratuité et anonymat du don des éléments et des produits corporels. Là serait le gisement des principes essentiels dont le détournement au terme d’une délocalisation procréative appellerait une forme de sanction du droit français. Telle était l’une des motivations avancées aussi bien par le Tribunal de grande instance de Pontoise, dans le jugement du 24 juin 2014, que par le Tribunal de grande instance de Nanterre, dans les deux jugements rendus le 8 juillet 2014, pour faire parade à l’argument de la fraude à la loi. On reconnaissait ici la référence à la catégorie élaborée par la Cour de cassation (Civ. 1re, 6 avr. 2011) pour déterminer dans quels cas les circonstances de la conception d’un enfant ou les mentions sur son acte de naissance étranger peuvent être un obstacle à la reconnaissance en France de sa filiation. C’est précisément cette différence entre les principes essentiels du droit français et les autres règles impératives du droit interne que le conseiller rapporteur comme l’avocat général vont creuser, en la cristallisant sur l’opposition, en cas de déplacement à l’étranger, entre la procréation médicalement assistée avec donneur et la gestation pour autrui. La gravité du contournement de la loi française opérée par ces pratiques réalisées à l’étranger ne peut être appréhendée de la même manière dans l’un et l’autre cas. Seule la gestation pour autrui enfreindrait un principe essentiel du droit français, par différence avec l’insémination par don de gamètes (Le Cotty, 2014 : 40-43, 70 ; Sarcelet, 2014 : 14-15 ; pour une critique de ce raisonnement, voir Mouly, 2014 : 2420-2421). La distinction paraît bien avoir emporté la conviction de la Cour de cassation. Le communiqué de la Cour de cassation éclairant l’avis rendu énonce expressément que « le fait que des femmes aient recours à l’étranger à une insémination artificielle avec donneur anonyme ne heurte aucun principe essentiel du droit français ». La Cour de cassation reprend donc à son compte la hiérarchie dans les atteintes à l’ordre public familial français dégagée dans les rapports préparatoires à l’avis (Leroyer, 2014 : 2035).

C’est la raison pour laquelle, comme on l’a rappelé, au cours des débats parlementaires sur le texte ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, le législateur a sciemment écarté tous les amendements des opposants visant à interdire l’adoption de l’enfant du conjoint en cas de conception à l’étranger par don de sperme. En s’abstenant délibérément de distinguer selon les circonstances de la conception de l’enfant et en autorisant l’adoption par le conjoint à la seule condition que l’enfant n’ait d’autre filiation que celle établie à l’égard de sa mère, le législateur en a tacitement admis l’application aux enfants nés d’un don pratiqué en marge de la loi française. Le silence de la loi valait validation d’une pratique. Un tel argument avait déjà été mis en avant dans plusieurs jugements (TGI Pontoise, 24 juin 2014, no 14-02335 ; TGI Évreux, 6 juin 2014, no 14-01072 ; TGI Évry, 11 juill. 2014, no 13-07765) ; tant le conseiller référendaire (Le Cotty, 2014 : 26-29) que l’avocat général (Sarcelet, 2014 : 15) avaient insisté : sauf hypothèse d’inceste ou de convention de gestation pour autrui, avant comme après la loi du 17 mai 2013, le juge de l’adoption n’a jamais eu à se préoccuper du mode de conception de l’enfant pour vérifier qu’il est bien permis par la loi française. Toute autre solution porterait une atteinte grave à l’intimité de la vie privée du couple de femmes (Sarcelet, 2014 : 15 ; Fulchiron, 2014 ; Bollée et al., 2014). Comme l’indique son communiqué de presse, la Cour de cassation a aussi été sensible à cette analyse de la lettre – si révélatrice de son esprit – de la loi du 17 mai 2013 : l’établissement, par adoption, d’un lien de filiation entre un enfant et deux personnes de même sexe est permis « sans aucune restriction relative au mode de conception de l’enfant ».

Si l’on ne peut que se féliciter de la réponse donnée par la Cour de cassation dans cet avis, on peut néanmoins porter un regard critique sur sa motivation dont la solidité apparente masque mal en réalité une certaine fragilité.

2.3. Évaluation critique de l’avis de la Cour de cassation

Mettre en avant l’absence de toute violation d’un principe essentiel du droit français dans le recours à l’étranger à une procréation par don de sperme, par opposition à la gestation pour autrui, est une façon commode pour la Cour de cassation de limiter son appréhension de la question au prisme de l’ordre public étatique et d’éviter de se placer sur le terrain de la protection des droits fondamentaux de la personne. C’est faire peu de cas des droits des individus au respect de leurs choix procréatifs et de leur vie familiale que la Cour européenne des droits de l’homme est venue garantir, redessinant ainsi les marges du pouvoir des États sur l’encadrement de l’accès à l’AMP et de ses effets.

D’abord, l’avis de la Cour de cassation ne fait aucunement référence au droit au respect de la vie privée des enfants nés dans le cadre d’une procréation transfrontière que la Cour européenne des droits de l’homme est venue garantir dans les arrêts Mennesson et Labassée du 26 juin 2014. Les juges européens ont en effet considéré que le refus de la transcription des actes de naissance des enfants nés à l’étranger grâce à une gestation pour autrui portait atteinte à « leur identité au sein de la société française ». À leurs yeux, les conséquences juridiques de la non-reconnaissance en droit français du lien de filiation entre les enfants et les parents d’intention « affectaient significativement le droit au respect de la vie privée, qui implique que chacun puisse établir la substance de son identité, y compris sa filiation ». La méconnaissance du droit au respect à la vie privée des enfants était en l’espèce d’autant plus manifeste que le père biologique se voyait privé de toute possibilité d’établir sa paternité à l’égard des enfants. Certes, les affaires n’étaient pas les mêmes, et dans la situation soumise à l’avis de la Cour de cassation la filiation était établie à l’égard du parent biologique. Il n’en reste pas moins que la solution de la Cour européenne des droits de l’homme embrasse aussi cette hypothèse dans la mesure où elle est fondée sur la préoccupation générale de faire prévaloir la réalité de la vie familiale de l’enfant et son intérêt à voir sa filiation établie sur la défense de l’ordre public international ou la lutte contre la fraude à la loi de la part des États membres. Il ressort incontestablement de la lecture de ces décisions que la Cour européenne des droits de l’homme a considérablement renforcé la protection du lien de filiation en l’appréhendant comme « un aspect essentiel de l’identité des individus ». Déjà, dans son arrêt Wagner du 30 juin 2007, elle avait marqué sa préférence pour la reconnaissance du « statut valablement créé à l’étranger par le jugement d’adoption et correspondant à une vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention » entre l’enfant et l’adoptante luxembourgeoise, en dépit de l’interdiction d’adopter pour les célibataires contenue dans sa loi nationale. Mais il est remarquable, dans les décisions du 26 juin 2014, que les juges européens aient rattaché la reconnaissance de la filiation des enfants à la matrice du droit à l’identité qui constitue le noyau dur du droit au respect de la vie privée et qui, à ce titre, suscite de la part de la Cour européenne des droits de l’homme une attention scrupuleuse afin d’en garantir pleinement l’exercice. Même si le droit à l’identité a une intensité très forte lorsqu’il s’agit de faire établir un lien biologique, il semble bien qu’aux yeux des juges ce droit déborde les seules limites de la parenté génétique et qu’il puisse englober la parenté d’intention[17], en l’occurrence la maternité de la femme qui a contribué à la conception et à la naissance de l’enfant, mais sans être ni la gestatrice ni la génitrice. La Cour a pris soin en effet de dénoncer, dans leur ensemble, les conséquences de la non-reconnaissance en France de la filiation entre les enfants conçus par gestation pour autrui à l’étranger et les deux parents d’intention. Elle y a expressément inclus le préjudice qui résultera pour les enfants du défaut de reconnaissance de leur qualité d’héritier à l’endroit tant de la succession paternelle que maternelle (§ 98). Il semble aussi que ce soit à une appréciation globale, vis-à-vis à la fois de la filiation maternelle et paternelle, à laquelle se livre la Cour quand elle s’interroge sur la conformité de la situation à l’intérêt de l’enfant.

Au regard du domaine que semble couvrir le droit à faire établir « les détails de son identité d’être humain », on voit donc mal comment, appliqué à la filiation comme l’a fait ici la Cour européenne des droits de l’homme, ce droit pourrait ne pas inclure l’établissement du lien de filiation à l’égard de celui qui n’a pas de lien biologique. Nul besoin, si un tel droit à l’identité est ainsi consacré, d’évaluer la gravité de l’atteinte à l’ordre public avant d’autoriser l’adoption de l’enfant par la conjointe de la mère. Cette solution s’impose, semble-t-il, au nom du respect du droit à l’identité de l’enfant. L’avocat général l’avait bien compris ainsi, qui voyait mal dans ses conclusions « comment la conception de l’enfant en fraude à la loi pourrait prohiber son adoption par le conjoint de son parent biologique alors même que sa filiation à l’égard ce parent ne pourrait pas être remise en cause, sur le fondement du droit au respect de la vie privée de l’enfant ». Placer l’établissement de la filiation de l’enfant à l’égard de ses parents d’intention au nombre des droits fondamentaux rend inutile l’entreprise de la Cour de cassation de distinguer selon que le mode de conception de l’enfant porte ou non atteinte à un principe essentiel du droit français (Leroyer, 2014 : 2035). La motivation de la Cour de cassation pourrait donc être en réalité bien fragile (Hauser, 2014a : 1775). C’est sans doute la raison pour laquelle, dans un des premiers jugements d’adoption de l’enfant par la conjointe de la mère prononcés après la publication de l’avis de la Cour de cassation, le Tribunal de grande instance de Tarascon a tenu à citer la décision de la Cour européenne des droits de l’homme au même titre que la solution de la Cour de cassation au soutien de sa motivation. Dans cette décision remarquable du 12 décembre 2014 (no 14/00605), les juges prennent soin de préciser que « la position de la Cour EDH a été expressément reprise par la Cour de cassation dans son avis du 22 septembre 2014 », comme pour combler une lacune évidente dans les fondements de cet avis.

On peut aussi s’étonner ensuite que la Cour de cassation ait pu, même dans son communiqué, passer sous silence la liberté de se déplacer pour recourir à l’étranger à une AMP, protégée à différents niveaux du droit européen. Rappelons que la libre circulation des personnes compte parmi les libertés fondamentales protégées par le droit de l’Union européenne et qu’elle inclut la liberté pour un patient de se déplacer dans un autre État membre pour y bénéficier d’un traitement particulier. Il est en quelque sorte inhérent au droit de l’Union européenne de permettre que les législations nationales soient contournées par la liberté de circulation des personnes et que les patients puissent se déplacer dans un autre État de l’Union pour y suivre un traitement qui y est légalement accessible, quand bien même celui-ci serait illicite dans son pays d’affiliation (Hervey et McHale, 2004 : 151 ; Hennette-Vauchez, 2009 : 26). La récente directive 2011/24 relative à l’application des droits des patients en matière de soins de santé transfrontaliers le confirme, s’il était besoin. Même si ce texte porte essentiellement sur le remboursement des soins de santé reçus à l’étranger, il consacre la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) relative au droit des patients à bénéficier d’un traitement médical dans un autre État membre que le leur (Driguez et Michel, 2011). Or il est difficile de ne pas inclure dans la catégorie « soins de santé », définie de manière très large par la directive (voir considérant 6 et art. 3a), l’assistance médicale à la procréation avec don de gamètes dès lors que l’acte d’insémination suppose l’intervention d’un médecin dans le cadre d’un établissement de santé et l’utilisation de gamètes (Brunet, 2013 : 142-143). On rappellera que la directive 2004/23/CE du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 vise à fixer des standards minimaux en matière de sécurité sanitaire dans les opérations de don, prélèvement, conservation, répartition… des tissus et cellules humains (dite directive Tissus) et qu’elle a vocation à s’appliquer aux gamètes (voir considérant 7 du Préambule). Il ne fait pas de doute que le recours à l’AMP avec don de gamètes à l’étranger est protégé au titre de la mobilité des patients et de la libre prestation de soins, consacrées par la Directive comme des ressorts incontestables du marché intérieur européen. Aucune règle nationale ne saurait donc empêcher ou faire obstacle à une telle délocalisation procréative.

Au demeurant, le principe de la mobilité des patients et la liberté de recourir à un traitement d’AMP à l’étranger ont reçu un soutien de poids de la part de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt S. H c/Autriche du 3 novembre 2011. Tout en reconnaissant à l’Autriche, comme à chaque État, une large marge d’appréciation sur des sujets aussi sensibles et controversés que les techniques de procréation médicalement assistée, la Cour ne se prive pas d’ajouter que « le droit autrichien n’interdit pas aux personnes de se rendre à l’étranger pour y bénéficier de traitements contre la stérilité faisant appel à des techniques de procréation médicalement assistée interdites en Autriche », en l’occurrence le don d’ovocytes et la FIV associée à un don de sperme. Allant plus loin sur la piste ainsi ouverte de la délocalisation procréative, elle précise qu’« en cas de réussite des traitements en question, la filiation paternelle et la filiation maternelle sont régies par des dispositions précises du Code civil qui respectent les souhaits des parents » (§ 114). On a le sentiment, partagé au demeurant par l’avocat général dans ses conclusions accompagnant l’avis de la Cour de cassation (Sarcelet, 2014 : 11), qu’aux yeux de la Cour européenne des droits de l’homme, c’est à ce prix qu’un État qui a choisi de retreindre l’éventail des techniques d’AMP accessibles sur son territoire peut échapper à une condamnation pour violation du droit de chacun au respect à la vie privée et familiale. Même si les mécanismes des droits fondamentaux de la Cour européenne ne sauraient se confondre avec ceux des libertés fondamentales du marché intérieur européen utilisés par les instances de l’Union européenne (Hennette-Vauchez, 2009 : 27), les constructions normatives contribuent, dans l’un et l’autre cas, au même résultat : les personnes sont encouragées à aller là où sont accessibles les techniques d’AMP dont elles souhaitent bénéficier. Puis, une fois l’enfant conçu et né, le respect de son droit à l’identité commande la reconnaissance par l’État où il réside du lien de filiation qui le rattache à ses parents d’intention.

Comment, dans un tel contexte, la Cour de cassation aurait-elle pu refuser l’adoption de l’enfant né d’une insémination à l’étranger par la conjointe de sa mère ? Il n’en reste pas moins que dans son avis, utilement éclairé par le communiqué de presse, la Cour de cassation cherche à minimiser la portée de la dérogation à la loi française qu’elle vient entériner, en invoquant la volonté implicite du législateur en 2013 d’autoriser une telle adoption et en appliquant un principe de gradation judiciaire de la fraude (Chénedé, 2014 : 555). Toutefois, la barrière du « principe essentiel du droit français » que la Cour de cassation tente d’opposer au flux de l’AMP sans frontières résiste mal à la logique des droits fondamentaux et à celle de la liberté des prestations de soins au sein de l’espace communautaire qui favorisent inévitablement l’essor des délocalisations procréatives. L’avis aurait sans doute gagné à trouver un ancrage dans les fondements du droit européen.

Cette grille européenne de lecture rend aussi plus flagrante l’impasse dans laquelle le droit français s’est enfermé en 2013 en autorisant l’adoption de l’enfant par l’épouse de sa mère sans réformer les conditions d’accès à l’AMP. Il faut bien convenir à cet égard que la Cour de cassation a eu le courage de mettre à nu l’hypocrisie du législateur. Il résulte en effet clairement de l’avis qu’il est désormais permis à une femme d’aller dans un pays voisin pour concevoir un enfant grâce au recours à une insémination artificielle avec donneur, de revenir en France accoucher et ensuite de faire adopter son enfant par sa conjointe (Leroyer, 2014 : 2035). Le permis ainsi donné par la plus haute juridiction judiciaire de contourner le cadre français de l’AMP ne recèle-t-il pas une injonction de modifier un tel cadre ? Comment le droit français pourrait-il s’accommoder de la contradiction entre cette norme jurisprudentielle, affermie par le caractère législatif de l’avis, et la norme légale, contenue dans le code de la santé publique, qui n’autorise pas l’accès de l’AMP aux couples de femmes ? Le risque d’incohérence n’est-il pas celui dont un ordre juridique doit tout faire pour se prémunir s’il veut rester intelligible pour les citoyens et contribuer efficacement à l’organisation sociale ? Pour faire disparaître le désordre, on pourrait certes envisager, comme un auteur l’a fait remarquer non sans malice, une abrogation par désuétude des dispositions du Code de la santé publique réservant l’accès de l’AMP à un couple composé d’un homme et d’une femme (Hauser, 2014a : 1774). Mais dans une société démocratique, ce remède serait pire que le mal. On ne voit donc pas comment le législateur pourrait ici continuer à se défausser.

Dans nombre de pays européens (Belgique, Pays-Bas, Espagne, Royaume-Uni, Suède…), l’assistance médicale à la procréation est ouverte aux femmes seules ou aux couples de femmes. Tous ces pays ont aussi réussi à mettre en place des règles nouvelles, parfois très innovantes, qui permettent de rattacher l’enfant à la conjointe de sa mère sans passer par le détour de l’adoption (Brunet et Sosson, 2013 : 37-47). La filiation de l’enfant peut ainsi être établie de manière quasi concomitante à l’égard des deux femmes qui sont à l’origine de sa conception. C’est à une réforme en ce sens du droit français qu’a appelé clairement le rapport du groupe de travail Filiation, origines, parentalité, présidé par Irène Théry et Anne-Marie Leroyer (2014 : chap. 7), mais une entreprise n’est, semble-t-il, inscrite sur aucun calendrier politique. Faudra-t-il attendre que la Cour européenne des droits de l’homme force la main au législateur français au nom d’une discrimination non justifiée fondée sur le sexe entre les couples mariés ?

Au terme de cet état des lieux de la reconnaissance en droit français des familles formées par un couple de femmes, quelles qu’en soient les configurations (concubinage, mariage, partenariat, séparation, coparentalité), s’il faut indéniablement saluer l’audace de certains juges à se faire les auxiliaires des lois insuffisantes ou inachevées, on voudrait toutefois émettre le voeu que le législateur prenne son rôle plus au sérieux !