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Ne vous gênez pas, faites comme chez vous.

Barbara, 1985 : 123

Manger chez mes beaux-parents est vraiment déprimant : la nourriture est fade et le repas expédié en un quart heure, après quoi on se lève pour débarrasser et faire la vaisselle immédiatement [...] Leur alimentation spartiate me déprime tout autant, par son côté utilitaire, son manque de sens du plaisir et de la convivialité.

Müller, 1997 : 90

Si ces deux citations illustrent clairement la place du repas comme « opérateur du lien et indicateur de sa qualité » (Kaufmann, 2005 : 172), elles mettent également au jour l’importance de la commensalité comme « moyen d’inclusion et d’exclusion sociale », montrant ainsi à quel point « le repas contribue de façon fondamentale à construire du social » (Fischler et Masson, 2008 : 111). [1]

Dans les situations où se mêlent l’altérité alimentaire et la conjugalité, manger constitue un double enjeu dans le processus de socialisation du conjoint étranger – le premier enjeu portant sur la pérennité de l’alliance du couple mixte, le second concernant l’intégration du migrant dans le pays d’accueil (Yang, 2010). Jusqu’à présent, peu de recherches empiriques ont été menées sur les relations entre le couple mixte et la famille d’origine du conjoint non étranger. Comme en témoignent la littérature sociologique et anthropologique sur la mixité conjugale, les études concernent majoritairement le rapport conjugal asymétrique en fonction du genre ainsi que les stratégies matrimoniales (Varro, 2003), les conséquences d’un mariage mixte pour les étrangers en couple avec des citoyens locaux (Collet et Santelli, 2012) et le maintien des liens intergénérationnels au sein de la famille d’origine d’immigrés (Le Gall et Meintel, 2011). Ces recherches n’abordent pas frontalement les rapports entre la belle-famille, le couple mixte et l’altérité alimentaire en lien avec la vie conjugale, ce que nous nous proposons de faire ici à partir de nos recherches sur la mixité conjugale à Taiwan. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les travaux traitant de l’alimentation, notamment ceux de Claude Fischler (2011) et des modes de résidence et d’alliance, en particulier ceux de Maurice Godelier (2004).

Fort des deux exemples cités en ouverture de cette introduction et au regard des travaux existants sur l’alimentation, nous ferons l’hypothèse que la commensalité au sein d’un couple mixte peut être l’occasion pour le conjoint migrant de réinterroger ses références culturelles. Autrement dit, on se demandera dans quelle mesure la relation de commensalité entre le conjoint migrant et sa belle-famille lors du partage du repas participe à la pérennisation du couple transculturel. Loin d’être un temps ordinaire, le repas est une scène privilégiée au cours de laquelle peuvent se rejouer les liens conjugaux au sein d’un couple mixte.

1. L’exemple des couples franco-taiwanais

Cet article présente les résultats d’une enquête effectuée en 2007 à Taiwan sur la formation et la pérennité des couples franco-taiwanais appréhendée à travers l’alimentation. Pour collecter des informations sur l’organisation du repas, l’approvisionnement et la préparation alimentaire dans la belle-famille autochtone aux différentes « étapes » du couple (passages en tant que « petit ami » ou « petite amie », séjour temporaire du concubin ou de la conbubine, invitation adressée à l’époux ou à l’épouse), nous avons réalisé quatorze entretiens auprès de neuf immigrés français (deux femmes et sept hommes âgés de vingt-six à cinquante ans) et de leurs partenaires taiwanais dans la langue maternelle de la personne enquêtée pour ne perdre aucune subtilité du contenu discursif. Un premier entretien semi-directif a d’abord été effectué avec chaque couple, soit à leur domicile, soit sur leur lieu de travail. Aux questions posées en français et en chinois, les réponses étaient formulées suivant les cas en français ou en chinois mandarin (parfois en taiwanais). L’entretien portait sur les circonstances de la rencontre, les modalités pratiques de retrouvailles avant la cohabitation et enfin, les relations avec l’entourage. Un deuxième entretien plus approfondi a ensuite été réalisé auprès d’un Français, d’une Française, d’un Taiwanais et de deux Taiwanaises autour de questions sur la perception de l’accueil du couple tant dans la belle-famille que dans la famille consanguine de la personne enquêtée.

De nationalité taiwanaise et francophone, j’ai rencontré dans un premier temps des Français enseignant le français langue étrangère (FLE) dans les villes de Taipei, Tainan et Kaohsiung. Ceux-ci m’ont introduit auprès de leurs collègues et de leurs compatriotes vivant en couple mixte. Mon origine et mes compétences linguistiques ont facilité les échanges avec les conjoints taiwanais (notamment lorsqu’il s’agissait d’évoquer les habitudes matrimoniales locales) et les conjoints français (qui redoutent les jugements de valeur). Parmi les couples ayant accepté de participer à l’enquête, certains l’ont fait en pensant que ce travail pourrait servir à montrer le bon niveau d’insertion des Français dans la société taiwanaise et la capacité d’accueil des ménages taiwanais vis-à-vis des personnes étrangères. Rappelons qu’il y avait 1 258 habitants de nationalité française à Taiwan en 2007 et 1 300 en 2008. La migration française à Taiwan, quels qu’en soient les motifs et les durées de séjour, est en légère croissance (3,3 % pour l’année 2007-2008). Sur la même période, à titre comparatif, la croissance du nombre de ressortissants français dans les pays voisins était de 18,4 % en Chine, 10 % en Corée du Sud et 2,6 % au Japon.

Fiancées ou mariées, les personnes enquêtées sont en majorité professeurs de français; les autres sont cadres moyens dans des entreprises d’exportation industrielle. Parmi les personnes enquêtées, deux sont en couple depuis cinq à huit ans et six sont mariées depuis plus de quatorze ans et ont des enfants. Seul un enquêté français, venu à Taiwan depuis moins de deux ans, commence sa vie conjugale. Notons qu’il ne s’agit pas d’expatriés envoyés en mission par le gouvernement français ou par des entreprises françaises à Taiwan[2]. On observe deux points communs chez les personnes enquêtées francophones : toutes ont choisi de résider en ville, car d’une part les chances de trouver un emploi sont plus importantes et, d’autre part, les conditions de vie urbaine (l’accès aux moyens de communication) permettent de rester en contact avec le pays d’origine. Tous ont rencontré leur conjointe ou leur conjoint taiwanais dans le cadre professionnel ou universitaire. Les enquêtés français n’ont pu se marier qu’avec l’accord de la famille autochtone. L’avis parental s’est avéré favorable lorsque le niveau d’études et la profession (ou les possibilités d’emploi) du prétendant étaient appréciés. La catégorie socioprofessionnelle des deux conjoints n’échappe pas aux régularités mises en lumière par Michel Bozon et François Héran (2006 : 67), à savoir une certaine proximité en ce qui concerne le parcours scolaire et le milieu social; une proximité qui se concilie avec des stratégies mineures d’ascension sociale.

Les hommes français, dans le cadre du mariage, ont habité dans la famille taiwanaise de leur épouse, à la différence des femmes françaises, qui n’ont jamais vécu dans celle de leur mari tawainais. Il s’agit, dans le parcours migratoire et l’expérience matrimoniale, d’une différence notable et intéressante pour la comparaison entre les gendres et les brus d’origine étrangère. C’est la raison pour laquelle nous avons inclus les brus françaises dans cette recherche, quand bien même nous n’en avons rencontré que deux. À travers les repas dans la belle-famille se donne à voir le rapport de la famille alliée à l’égard de la bru ou du gendre et son éventuelle hospitalité, a fortiori quand celle-ci ou celui-ci est un migrant. Aussi nous nous sommes demandé comment la bru ou le gendre perçoivent-ils, à travers la nourriture, l’accueil qui leur sont réservé. Ces repas sont-ils d’abord le fruit d’une obligation entre conjoints (au sens de devoir), d’un service domestique que la belle-famille se doit d’offrir au couple, ou témoignent-ils de l’affinité existant entre la belle-famille et la bru ou le gendre? Chaque cas retenu est significatif d’une situation et d’une confrontation entre alliés plutôt que représentatif d’une catégorie sociale. Mais c’est en grande partie à partir d’eux que surgit la réflexion et que s’incarne le propos.

Pour apporter des éléments de réponse à ces questions, nous examinerons dans un premier temps la place accordée au repas dans la future belle-famille. Puis, nous nous interrogerons sur les raisons de la cohabitation du concubin français avec sa compagne dans la famille de cette dernière. Enfin, nous analyserons les obligations liées à l’engagement matrimonial.

2. Le partage du repas comme rite d’entrée dans la future belle-famille

Avant que le mariage ne soit envisagé, les personnes enquêtées françaises considèrent les relations avec la future belle-famille comme une pratique relevant de la sociabilité locale et comme un moyen d’être reconnu statutairement, autrement dit comme futur conjoint ou conjointe. Pour ces migrants, se présenter comme petit ami ou petite amie – même si c’est un statut tout à fait informel – permet d’avoir au quotidien des relations un peu familières avec les membres de la belle-famille. En revanche, il n’en va pas de même pour les personnes enquêtées taiwanaises. Comme nous allons le voir, celles-ci perçoivent différemment l’introduction d’une personne d’origine étrangère au sein de leur famille.

Parmi les couples enquêtés, certaines futures belles-familles vivant en ville ont fréquenté des allochtones dans le cadre professionnel (mais elles n’ont pas rencontré de Français); la minorité des familles qui vivent à la campagne n’ont jamais eu cette opportunité. Le sentiment d’altérité face à la personne étrangère ne dépend pas exclusivement du lieu de résidence (ville ou campagne). Les premières rencontres interculturelles sont configurées par la maîtrise de langue, la présentation de soi et la capacité de communiquer dans chaque famille. Par ailleurs, être fiancé ou fiancée à une personne étrangère paraît un signe de prestige. Sur le plan économique, nous allons voir que la plupart des Français immigrés et mariés à Taiwan bénéficient de ressources et d’aides de la part de la belle-famille locale.

Qu’ils fassent ou non l’objet de cérémonies fastueuses, c’est toujours au cours d’un repas dans la famille du partenaire que les projets matrimoniaux sont évoqués et que les fiançailles ont lieu. C’est également au cours d’un repas ou d’une entrevue que le prétendant étranger obtient la promesse de mariage. Si ce fait n’est pas une spécificité taiwanaise, on remarquera que l’organisation du repas permet de manifester au convive l’estime qu’on lui porte. Partagé dans le cadre familial, le repas taiwanais est généralement composé de l’aliment de base (du riz nature cuit à l’autocuiseur), de plats d’accompagnement (mijotés, sautés ou à la vapeur) et de soupe qui sont présentés de façon synchronique pour être consommés en même temps. Seule la soupe est consommée en fin de repas. Plus on souhaite honorer son hôte, plus le nombre de plats à base de viande préparés est important.

Professeur de français à l’université, Clément est âgé de quarante-trois ans au moment de l’enquête, et marié depuis une dizaine d’années avec une Taiwanaise, professeure d’anglais au lycée. La rencontre de Clément[3] avec sa future belle-famille illustre parfaitement ce cas :

Un dimanche, ma conjointe m’a emmené déjeuner chez ses parents. On se connaissait à peine, mais sa mère a préparé plein de plats. À table, tout le monde était un peu nerveux. Son père demande si j’ai fait des études et si j’ai un travail ici. Ma femme lui traduit mes réponses en taiwanais, lui disant que je suis diplômé et professeur. Le père de mon amie a répondu qu’on pouvait donc compter sur moi parce que, pour lui, l’enseignement est un bon métier. Soulagé, je commence à manger.

Ce propos appelle un commentaire : ici, l’invitation au repas est avant tout un prétexte pour apprécier non seulement la demande du prétendant, mais surtout son niveau de vie et de revenus. La préparation abondante de la maîtresse de maison dit sa bonne disposition à l’égard du convive. La stabilité professionnelle d’une personne étrangère représente une garantie symbolique – « on peut compter sur moi » – qui permet de gagner la confiance de la famille et in fine une condition à peine voilée pour une promesse d’alliance. La catégorie socioprofessionnelle comme l’adoption des manières de table locales – ici, répondre à des questions très personnelles lors du premier contact – sont deux conditions à l’acceptation du conjoint.

Le niveau de diplôme et les opportunités professionnelles du conjoint étranger ne déterminent bien évidemment pas à eux seuls son admission dans la belle-famille. Il ressort des propos recueillis lors de la première rencontre avec la belle-famille que l’activité professionnelle des parents, dans un contexte d’altérité culturelle, détermine aussi la façon de recevoir autrui. Ce fut le cas de Jacques, trente-et-un ans, qui travaille comme représentant de commerce dans une usine de produits informatiques. La rencontre avec son épouse a eu lieu pendant son Volontariat long séjour[4], onze ans plus tôt, au milieu des années quatre-vingt-dix, dans le sud de Taiwan, et il n’a été véritablement admis comme beau-fils qu’au moment où sa fille est née. Ici, la reconnaissance du père de l’enfant par la belle-mère était subordonnée à la naissance de l’enfant – le lien du sang primant sur le contrat juridique (mariage). Précisons qu’à Taiwan, après le mariage, la coutume veut que la femme ou le mari migrant d’un couple mixte prenne un patronyme local qui peut être celui du partenaire taiwanais ou l’un de son choix parmi la liste proposée établie par l’administration selon des critères phonétiques ou de signification. On peut considérer cette pratique comme une aide à l’intégration de la personne migrante et comme une solution possible pour s’assurer que le patronyme de l’enfant soit bien taiwanais – jusqu’en 2007 le nouveau-né portait toujours le nom de famille du père.

Lors de notre entretien, Jacques raconte combien il a souffert pendant des années des mauvaises relations avec sa belle-famille paysanne, et ce, dès la première visite en tant qu’amoureux de leur fille aînée :

Chaque fois j’accompagne ma femme chez elle [...] Son père ne parle pas beaucoup. C’est un paysan local simple. La présence d’un étranger est un choc pour lui. Sa mère ne me parle pas. Même à l’heure du repas, elle ne me fait pas signe de passer à table [...] C’est ma femme ou même ses frères qui s’en chargent. J’ai failli repartir. Je reste par politesse. Ainsi, je mange souvent après eux. Quand elle [la belle-mère] m’appelle, elle me traite de tous les noms, “Lao3-Wai4” [une expression locale ironique qui désigne des Occidentaux; Lao3 veut dire le vieux, Wai4 est quelqu’un de l’extérieur], américain ou allemand. Pendant trois ans, j’étais un Américain. Elle ne m’aimait pas [...] Sa mère n’a pas fréquenté l’école très longtemps. Elle habite à Chiayi. Pour aller à Tainan [une heure et quart de train], c’est déjà le grand voyage.

La transcription phonétique de l’expression locale est en pinyin. Le numéro suivant le terme correspond au niveau de quatre tons lors de la prononciation.

Ce témoignage mérite un commentaire : l’image et la présence des étrangers européens et américains sont souvent réduites à des caricatures comme l’« exotisme sexuel » des soldats américains pendant les années cinquante et soixante-dix allant voir les prostituées de Taipei (Yin, 2006) ou le « romantisme » des Français (dans leur ensemble) dont les étudiants taiwanais ont pris connaissance à travers l’enseignement de leur langue (Dreyer, 2007). La figure de l’étranger est protéiforme et se conjugue de façon variée suivant les époques, les contextes de rencontres et de partenariat. Ainsi, les dirigeants euroaméricains des entreprises privées installées dans les métropoles sont considérés depuis peu comme les interlocuteurs privilégiés des échanges internationaux (Tzeng, 2010). Cela contraste avec la mauvaise presse qu’ont, depuis les années quatre-vingt-dix, les migrantes venues de l’Asie du Sud-Est (Chine, Indonésie, Malaisie, Philippines, Thaïlande et Vietnam) dans le cadre d’un projet matrimonial avec paysans (Hsia, 2005) ou pour occuper un poste d’aide à la personne. Elles travaillent dans des familles aisées auprès de personnes âgées et malades (Lan, 2006).

L’expérience de Jacques dit à quel point des préjugés à l’égard d’un allochtone peuvent déboucher sur une extraordinaire impolitesse envers un convive (« manger après eux »). Lorsque ce gendre français n’était encore que le petit ami de sa future femme, il a été non seulement marginalisé lors du repas, mais aussi méprisé lors de la salutation ordinaire qui consiste à apprendre malgré tout correctement le prénom et la nationalité de l’interlocuteur non autochtone. Face à cette hostilité patente, Jacques évite de désigner sa belle-mère par le lien de parenté – il ne dit pas d’elle qu’elle est sa belle-mère –, mais emploie des expressions plus impersonnelles ou qui font intervenir un tiers : « elle » et « sa mère », sous-entendu la mère de sa femme. Il explique aussi le manque d’ouverture de celle-ci par son faible niveau de scolarité et le peu d’opportunité aux voyages. Le cas de Jacques illustre davantage l’inexistence de l’étranger dans la géographie sociale des beaux-parents que la peur de l’étranger, comme c’est souvent le cas dans un système social traditionnel.

Dans ces deux exemples opposés, l’acte alimentaire contient une forte charge émotive qui renforce la dépréciation comme la bienveillance.

A contrario, le partage alimentaire peut également confirmer l’intégration du prétendant et de la prétendante. Pour une personne étrangère intéressée par la société d’accueil, se mettre à table avec des autochtones, quand bien même il s’agit des futurs beaux-parents, peut être une détente plus qu’une tension. L’expérience de Zhonxin illustre l’exemple d’un premier repas pris chez ses parents avec sa compagne française qui se déroule dans une ambiance conviviale. Employé dans une agence de voyages, il vit avec Mélanie – rencontrée pendant ses études de chinois – depuis cinq ans :

Je dis à mes parents que j’ai une petite amie et que c’est une étrangère [...] Je décide de la leur présenter parce qu’on souhaite se marier. Ils me demandent à quoi ressemble une Française. Je leur dis que c’est une fille un peu comme dans la série télévisée étrangère et qu’elle a un nez pointu [...] Quand elle est invitée la première fois, je dis à ma mère de ne pas se compliquer la vie. Ma mère ne rajoute qu’un ou deux plats de plus au repas [...] Enfin, on a bien rigolé, parce qu’à table mon père lui a posé des questions drôles comme : “Ils font quoi, tes parents?”, “Où est la  France?”, “Y a-t-il autant de bus en France qu’à Taipei?”, “Avez-vous des émissions de divertissement comme The Fanastic Brothers?”[5]. Mélanie se débrouille pas mal en chinois [...] Mes parents étaient contents.

Contrairement au cas de Jacques, les présupposés de la belle-famille sont ici plutôt une source de curiosité que de méfiance. L’échange avec une personne non autochtone qui parle la langue locale paraît relativement détendu. Le partage du repas semble une simple mise en scène accueillante, qui rend le dévoilement beaucoup moins agressif lors de la première communication entre alliés.

Âgé de vingt-cinq ans et installé à Taiwan depuis cinq mois pour suivre sa compagne après l’obtention d’une licence en langues étrangères appliquées (LEA), Alex donne des cours de français chez des particuliers à Kaohsiung, ce qui nécessite de longs déplacements. À l’inverse de celui de Jacques, son premier passage dans sa future belle-famille s’est aussi bien passé :

On a eu de la chance. La première raison, c’est que je connaissais déjà sa mère. Sa mère est déjà venue en France quand on était étudiants et je l’ai accueillie dans ma famille. Ensuite, son père travaille à la douane maritime et parle l’anglais. Il a voyagé quand il était jeune dans la marine. Il a l’habitude de rencontrer des étrangers. Donc, il n’y avait pas de problème en communication. Chez eux, je mange avec les deux, parfois avec la mère, parfois avec le père, comme si j’étais leur enfant.

En tant qu’étranger fraîchement arrivé à Taiwan, se faire accepter dans une famille locale n’est pas évident, surtout si on est en lien avec l’enfant de celle-ci. Ce jeune Français immigré considère ce bon accueil plutôt comme un événement inattendu (« on a de la chance ») que comme un remerciement réciproque (« je l’ai accueillie dans ma famille »). Et il le relie à « l’habitude de rencontrer des étrangers ». L’hospitalité de la belle-famille se manifeste là encore dans la commensalité, le repas étant partagé avec les membres du foyer. Le repas partagé fait partie des phénomènes de « parrainage et de quasi-adoption », caractéristiques de l’hospitalité qui « implique des services qui facilitent l’engagement de liens allant au-delà de l’interaction immédiate, seuls à même d’assurer la réciprocité » (Gotman, 2001 : 4). La commensalité alimentaire est une manière légitime et efficace de faire entrer un homme français dans la famille taiwanaise. Le fait de partager la même table semble un moyen de transformer un non-membre en membre du groupe. On peut dire que la permission de manger ensemble (« parfois avec la mère, parfois avec le père ») est un « badge » qui permet de franchir la frontière entre l’altérité et l’appartenance.

3. La nourriture, une promesse de dot?

La reconnaissance d’un couple franco-taiwanais par les parents intervient au moment où les deux membres du couple s’installent ensemble. Il en va de même quand le couple est seulement taiwanais. Or les modes de résidence varient selon le genre. Les femmes françaises ont souhaité ne pas dépendre de la maison de la famille de leur compagnon taiwanais, même si la patrivirilocalité est coutumière dans la société locale où c’est à l’homme (ou à la famille de celui-ci le cas échéant) qu’il incombe de trouver un logement. En effet, elles ont choisi, avec le consentement de leur concubin, de vivre de manière néolocale, c’est-à-dire en ayant un logement indépendant de celui de la belle-famille. Quand la famille ne fournit pas le logement au couple, la prise en charge du loyer est partagée par les deux membres du couple. Il arrive que celui des deux qui est professionnellement le plus aisé, qu’il s’agisse de la partenaire française ou du partenaire taiwanais, le paye d’avance. Lorsqu’il est enfant unique, le conjoint taiwanais doit prendre en charge ses parents, et donc vivre chez eux, ce qui le prive de la possibilité de résidence néolocale; ce n’est pas le cas de la fille unique qui est encouragée à quitter le domicile parental pour aller vivre avec son mari (Yi et Chang, 2006).

Mélanie (une Française de trente ans, ancienne enseignante à l’Alliance française, en couple depuis cinq ans avec son partenaire taiwanais) argumente spontanément son choix de ne pas vivre chez ses beaux-parents âgés d’une soixantaine d’années dont la vie professionnelle (commerçant) est très active :

Je m’entends plutôt bien avec eux. Je peux séjourner chez eux pour quelques jours, mais je ne suis pas certaine d’avoir envie de vivre avec eux pour tous les jours. Habiter chez eux, cela me donnerait une responsabilité en tant que belle-fille. C’est trop proche, je ne suis pas à l’aise. Ils sont gentils et autonomes. Je les aime bien, mais on ne sait jamais. En plus, je ne suis pas une fille très portée sur les activités ménagères. Par exemple, j’adore la cuisine d’ici, mais c’est plus simple de tenir une paire de baguettes que de s’occuper de la marmite. Cela exige des connaissances que je n’ai pas. S’ils veulent manger à telle heure et s’ils ont choisi de manger telle ou telle chose. Cela me dépasse complètement. [...] Même si je sais qu’aller chez eux nous permettrait d’économiser le loyer. Mais moi, je préfère un peu de liberté.

Cette bru étrangère souhaite qu’une bonne entente provisoire ne soit pas transformée en un dévouement relativement durable en faveur de ses beaux-parents. Elle ne veut pas avoir de responsabilité en matière culinaire, d’autant qu’elle ne s’en sent pas à la hauteur. Parmi les personnes enquêtées, cet exemple suggère que les Françaises mariées à un Taiwanais sont peut-être plus soucieuses de leur indépendance et de leur tranquillité mentale qu’elles ne sont sensibles à l’avantage matériel. Son conjoint, Zhonxin, fils et frère aîné issu d’une petite famille, partage son point de vue.

Mon petit frère vit à l’université. Il n’y a donc que quatre personnes dans la maison. La maison est grande et nous pouvons prendre un étage juste pour nous deux [...] [Mélanie] a entendu beaucoup de mauvaises choses sur les relations entre belle-mère et belle fille Po2-Po2 Xi2-Fu4. En effet, elle comprend bien le chinois et a des informations sur ce genre de relation par ses copines taiwanaises [...] Une chose m’a fait accepter de ne pas habiter avec mes parents, c’est la tâche culinaire. Il n’est pas facile pour une étrangère de vivre ici. Et c’est déjà très bien qu’elle se soit habituée à la cuisine d’ici. Je ne voulais pas lui demander de faire à manger à mes parents en plus [...] Je ne sais pas non plus s’ils aiment sa cuisine. Cela ne plaît ni à eux ni à elle.

Sceptique également, protecteur à l’égard de sa femme, le conjoint autochtone est réservé pour expérimenter la résidence parentale. Compte tenu des explications de ce couple qui unit un Taiwanais et une Française, l’alimentation partagée est basée sur le principe ménager courant dans la société taiwanaise. Chez la femme étrangère, comme chez les Taiwanaises, ce partage de l’alimentation est sans doute ressenti comme une obligation. La participation aux tâches ménagères semble plus lourde pour la femme que pour l’homme. De ce fait, le cadre domestique risque d’être plus contraignant pour la conjointe française que pour le conjoint français.

Au contraire, la plupart des couples composés d’un Français et d’une Taiwanaise, quand l’homme immigré n’a pas de stabilité financière, immobilière et professionnelle, ont accepté la proposition uxorilocale de la famille du partenaire autochtone, c’est-à-dire le fait d’être logés et nourris par la famille de l’épouse. À cause de l’augmentation du nombre de diplômés depuis une décennie, la fille célibataire et précaire peut être hébergée dans la maison de ses parents où habite également chez son frère. Globalement, on peut dire que la norme reste patrilinéaire (Yi et Chang, 2012). Jusqu’à la fin du XXe siècle, l’uxorilocalité (Ru4-Zhui4; Ru4 équivaut au sens de recevoir, Zhui4 désigne l’échange) avait deux fonctions sociales majeures. D’un côté, elle servait à combler la pénurie de main-d’oeuvre masculine dans les familles agricoles. De l’autre, elle permettait l’ascension sociale de l’époux issu de milieux défavorisés à travers l’alliance avec une famille aisée (Wolf, 1989; Chuang et Wolf, 1995).

Dans les couples franco-taiwanais à Taiwan, la résidence uxorilocale, dont bénéficient les hommes étrangers, donne droit d’accès aux services domestiques (ménage, nourriture, habitat) offerts par la future belle-famille autochtone. Les compagnons français en conflit avec la famille de leur partenaire taiwanais n’habitent pas chez la future belle-famille, mais la belle-mère prépare tout de même à manger quand le couple vient lui rendre visite. Ce droit d’accès aux services domestiques est une des diverses formes de « prestations conjugales » dans la pratique de la parenté, qui « établissent simultanément deux types de liens, de conjugalité entre les époux et d’affinité entre les groupes qui s’allient à travers eux » (Godelier, 2004 : 164). Quand ces couples uxorilocaux ne sont pas encore mariés, il y a en général déjà un soutien de la part de la famille de la conjointe pour assurer le démarrage du couple naissant en situation précaire. La nourriture et l’aide domestique en général (notamment la préparation du repas) ne demandent pas de soutiens financiers importants (Pitrou, 1992 : 106). Ce petit service matériel rendu à l’intérieur de la parenté a surtout pour effet de faciliter l’insertion sociale de l’étranger. Le témoignage d’Alex, jeune professeur de français, met en relation son bon rythme de vie à Taiwan avec l’hébergement dans la famille de sa partenaire taiwanaise, dont la mère est femme au foyer :

Tout ce qui est la nourriture ne dépend pas de moi. Je mange ce qu’ils achètent, ce qu’ils proposent et ce qu’il y a. Le matin, sa mère [femme au foyer] fait du pain de mie [...] Le midi, elle fait souvent de la soupe de nouilles de boeuf. J’adore ce plat mijoté. [...] Le soir, si j’ai des cours et mange après neuf heures, il y a toujours des plats à réchauffer [...] Elle prépare ce qui me plaît [...] Cela convient aussi à ma compagne parce qu’elle cuisine très peu.

Le bon accueil uxorilocal est étendu jusqu’à la préparation complète des repas journaliers. Le donateur offre la nourriture et le donataire l’accepte volontiers. La maîtresse de maison non seulement satisfait les besoins physiologiques de son futur gendre, mais essaye aussi de lui faire plaisir (« ce qui lui plaît »). En plus, la famille autochtone a essayé d’aider cet immigré français à s’intégrer à la société locale à travers un réconfort alimentaire. La cuisine révèle l’attention portée à ce nouveau membre de la famille. Celle-ci transparaît notamment à travers le fait que la maîtresse de maison satisfait ses envies alimentaires en préparant de la nourriture supplémentaire. Zien, quarante-trois ans, femme au foyer et mariée avec un ingénieur français en informatique depuis une dizaine d’années dans le nord de Taiwan, souligne elle aussi que son époux étranger est bien gâté : 

Mon père travaillait dans the American Military Assistance and Advisory Group in Taiwan [aide militaire et groupe consultatif][6]. Il admire beaucoup les étrangers et les trouve très courtois et adorables. Il a même dit que c’est mieux d’épouser un étranger qu’un homme taiwanais. Donc, il est très content de mon mariage avec un Français [...] Mon mari sait préparer du pâté de campagne. Ma mère se lève de bonne heure pour lui trouver du foie de volaille frais au marché. Elle demande au volailler le meilleur foie parce que son beau-fils [à l’époque on n’était pas encore marié] veut encore faire du pâté [...] D’ailleurs, on ne mange pas de boeuf chez nous. Mais elle lui fait exprès une marmite de soupe de nouilles de boeuf parce qu’elle sait qu’il aime ça.

Cité à plusieurs reprises par toutes nos personnes enquêtées françaises comme l’aliment local préféré et le plus familier, la soupe de nouilles de boeuf est un potage contenant des nouilles de farine de blé et du ragout de viande de boeuf sauté à la sauce piquante, puis mijoté dans un bouillon. Notons que les habitants nés avant les années quatre-vingt, période pendant laquelle le buffle domestique était courant dans le secteur agricole, ne consomment pas de façon habituelle de viande bovine.

Là encore, l’admiration de cette famille pour son futur gendre français est basée sur la bonne impression de l’hôte entouré professionnellement de personnes étrangères. L’immigré français bénéficie d’un préjugé très positif de la part des parents de sa compagne. Ceux-ci ont montré à leur futur beau-fils l’estime qu’ils avaient pour lui en lui offrant des aliments inhabituels. D’une part, l’exotisme culinaire est valorisé, la maîtresse de maison faisant des achats exceptionnels pour que le convive prépare sa propre nourriture. D’autre part, l’interdit alimentaire est transgressé. Le produit carné inconsommable est mis en avant pour faire plaisir au convive. La nourriture marque l’intégration de ce mari immigré dans sa belle-famille autochtone. Pendant la période uxorilocale qui, on le verra, ne dure qu’un temps, la famille autochtone procure l’alimentation quotidienne tout en préservant la liberté alimentaire.

Le repas familial à Taiwan est une microorganisation sociale où la maîtresse de maison prend en charge la préparation culinaire essentielle et où chaque membre apporte plus ou moins sa contribution ménagère qui, selon la majorité des taiwanaises enquêtées, consiste à nettoyer régulièrement les ustensiles et récipients, à faire des courses alimentaires à proximité, voire à fournir un service compensatoire (pensions payées par les enfants mariés aux parents retraités, par exemple). L’hospitalité, le confort d’être nourri de manière quotidienne provoquent le malaise de certaines personnes enquêtées (tant les hommes que les femmes). Steve, un ingénieur de trente-deux ans qui travaille dans une entreprise de produits textiles à Taipei, est marié depuis moins d’un an. Ayant quitté sa belle-famille il y a cinq mois, il évoque ses gênes :  

Tu as l’impression d’être entretenu. On n’est pas habitué à ce genre d’aide [...] J’essaye d’apporter quelque chose d’utile pour eux. Je fais la vaisselle et propose une part de mon salaire pour récompenser ce qu’ils m’ont fait comme la nourriture et le linge. Ils refusent. Je comprends mal le chinois. Ma femme m’a traduit qu’ici, ce n’est pas un hôtel. Pour eux, le geste compte plus que l’argent [...] J’insiste en vain [...] Je suis parti de chez eux parce que cela fait des mois que je suis “protégé”. Ce n’est pas bien vu, je crois. Étant marié, je m’occupe de mon propre couple avec mes propres moyens.

Ce malaise interculturel face à l’hospitalité spontanée reflète une conception différente du rôle de l’homme et de la virilité chez le conjoint français. Pour lui, s’installer en couple, c’est avoir une vie peu dépendante de la belle-famille. L’accueil uxorilocal est a contrario une relation asymétrique en faveur de l’homme marié étranger. Ce déséquilibre doit être respecté en tant que tel. Pourtant, la transgression de ce compromis matrimonial souligne que certains ont le sentiment d’« être entretenus » matériellement, étant donné qu’aucune valeur pécuniaire équivalente n’est attribuée en contrepartie. Il s’agit en effet d’« une aide d’honneur », offerte pour des raisons affectives par les beaux-parents.

4. Manger chez ses beaux-parents : un devoir conjugal

Les références culturelles indigènes (ou les moeurs locales) perçues au quotidien par les conjoints étrangers sont transformées dans le cas des couples mixtes. D’un côté, les époux français qui acceptent le principe de l’uxorilocalité se distinguent des hommes autochtones qui prennent en charge l’habitat conjugal. De l’autre, à la différence des Taiwanaises socialisées dans la résidence patrivirilocale, les épouses françaises vivent uniquement avec leur conjoint dès le début du couple. La résidence uxorilocale des enquêtés français rencontrés ne reflète pas qu’une bonne entente avec leur belle-famille. Cette cohabitation, qui dure de trois à six mois, est un bénéfice statutaire à court terme que la famille autochtone accorde à son futur gendre étranger alors en pleine installation. Sorte de préparation matrimoniale préliminaire, elle est loin d’être définitive comme dans le cas d’un mariage uxorilocal. L’aide domestique offerte par la famille de l’épouse taiwanaise est un soutien provisoire et n’a pas pour objectif de faire perdre l’autonomie du couple. Par ailleurs, dans une relation conjugale, le fait que l’homme soit dépendant sur une longue durée de sa compagne (ou de la famille de celle-ci) est très mal perçu dans la société locale. Abuser de la solidarité conjugale ou familiale pour un homme, selon l’expression courante indigène « manger du riz mou » (Chi1 Ruan3-Fan4 : Chi1 désigne l’acte de manger, Ruan3 veut dire la texture douce, Fan4 veut dire du riz), est un reproche important. Cela signifie que l’intéressé ne fait pas d’efforts pour prendre ce qu’on lui donne (manger du riz mou, c’est trop facile; il n’a pas besoin d’énergie pour l’absorber). La pratique de la néolocalité – le mode de résidence des nouveaux époux indépendamment de leurs familles respectives – chez les couples questionnés découle de ce raisonnement. Dans ce cadre, le comportement de Steve, cité ci-dessus, apparaît comme le « bon » comportement.

Le droit du gendre, pendant la période uxorilocale, de bénéficier de services domestiques de la part de sa belle-famille engendre pour lui des devoirs : d’abord, celui d’accepter ses services, ensuite, celui de rendre visite régulièrement à ses beaux-parents, seul ou en compagnie de sa femme. Aller voir la belle-famille, en étant notamment présent au repas dominical, est une gratitude symbolique pour celle-ci. Après avoir dû quitter la famille de l’épouse, le couple marié néolocal continue donc à lui devoir beaucoup. Les conjoints français ont bien conscience qu’il s’agit d’entretenir le lien avec la parenté par alliance. Yaoyu, quarante ans, institutrice, souligne le sentiment d’obligation de son mari – un Français issu d’une famille agricole auvergnate, qui a été bien accueilli dès l’arrivée et qui tient un restaurant grâce à l’aide de sa famille – de saluer ses beaux-parents taiwanais : « Il ne travaille pas le dimanche. Comme d’habitude, il va chez mes parents. Ils n’habitent pas très loin de chez nous. Il les voit et passe un petit moment avec eux au déjeuner. Chaque semaine, c’est comme ça, rien de spécial, mais important. » Aller voir régulièrement la famille de l’épouse est essentiel dans cette relation d’alliance (« rien de spécial, mais important »). Cette rencontre est nécessairement un moment de commensalité alimentaire, qui est un des devoirs du gendre. Cette exigence est affective, symbolique et aussi normative. Elle n’est ni identique ni équivalente au droit aux bénéfices matériels offerts par la belle-famille. Entre le gendre français et la belle-famille taiwanaise, le lien de parenté consiste en « dons ayant une valeur d’usage » (Déchaux, 1996 : 46). La contrepartie pour l’un et l’autre est plutôt la réciprocité immatérielle : il n’y a pas d’exigence financière. La visite hebdomadaire ou mensuelle à la famille alliée est une habitude respectée et partagée par tous. Cette exigence, en revanche, n’existe pour ainsi dire pas pour les conjointes étrangères qui n’ont jamais cohabité avec leurs beaux-parents taiwanais. Arrivée à Taiwan à l’âge de vingt-huit ans et résidente dans le sud de Taiwan depuis quatorze ans, Aude est enseignante dans un département de français à l’université. Elle a rencontré son mari, maintenant professeur aux Beaux-Arts, dans une université parisienne où il était son camarade :

Lorsque je me suis installée ici, les parents de mon mari nous ont aidés à trouver un appartement. On s’est débrouillés pas mal de temps [...] Je sais conduire. Je donne des cours de français partout. Après quelque temps, j’ai réussi à avoir ce boulot [...] Maintenant on ne voit pas souvent ma belle-famille; c’est plutôt au Nouvel An. On travaille beaucoup, et surtout on habite loin de chez eux [...] On n’est pas censés les voir très régulièrement. On est indépendants.

Comme le dit Aude, il s’agit ici seulement de rendre visite aux parents du conjoint indépendamment de tout sentiment de dette lié à des bénéfices uxorilocaux. L’autonomie résidentielle et professionnelle a bien affaibli le sentiment d’obligation vis-à-vis de la belle-famille. Dans ce cas, saluer les alliés constitue plus un passage rituel qu’un devoir.

De façon générale, les repas avec la belle-famille constituent un moment de retrouvailles et la présence des parents, soeurs et frères, est valorisée. Le repas est un médiateur qui renforce l’attachement à la famille alliée au cours duquel la transgression des normes, des règles et des valeurs alimentaires est peu tolérée. Dans cette perspective, ce qui rend les conjoints français et conjointes françaises le plus mal à l’aise dans leur belle-famille et provoque une tension, c’est que le repas « ne dure pas le temps qu’il faut. » Nouveau marié, Steve évoque le déjeuner dominical chez ses beaux-parents âgés d’une soixantaine d’années :

Quand mon beau-père mange, tout le monde le suit. On ne se parle pas. On discute peu pendant le repas. Je ne vois que les mains, les cuillères, les plats, les baguettes et les visages. Je n’entends pas un mot. Et un quart d’heure après, son père se lève en posant le bol et les baguettes. Voilà, c’est fini. Un déjeuner comme ça, un peu speed. Je trouve dommage qu’on mange juste pour manger [...] Ma femme trouve normal que son père mange vite et qu’on ne se permette pas de l’interroger. Elle dit qu’il y a quand même une hiérarchie à la table.

La perception de ce gendre français tient à la faiblesse des interactions. En revanche, pour sa belle-famille comme pour sa femme, « prendre du temps » au cours d’un repas n’est pas une valeur centrale. En tant qu’invité, le gendre français n’a pas le droit d’intervenir dans ce rythme alimentaire qui est imposé par l’hôte, son allié. La relation avec les parents alliés est tournée vers la sociabilité. Elle est d’un côté festive, de l’autre, une contrainte; les protagonistes devant autant que faire se peut accepter l’altérité. Il en résulte une certaine tension, qui est maîtrisée et structurée dans le cadre d’une invitation. L’accueil chez ses alliés ne se produit qu’au moment du repas. Il ne s’agit pas simplement d’aller voir la belle-famille. La commensalité, centrale au sein de l’hospitalité, semble devenue la routine. Cet impératif imprégné dans la pensée du gendre français est une contrainte sociale intériorisée : l’obligation familiale.

5. Conclusion

À Taiwan, la « mise en couple » avec une personne d’origine étrangère est encadrée par la famille de la ou du partenaire autochtone. La réaction favorable ou défavorable de la belle-famille se manifeste à travers les repas pris ensemble et les éventuelles invitations. La commensalité avec la belle-famille varie selon la position du partenaire dans ce qu’on pourrait appeler le cycle matrimonial. Quand le partenaire français n’est encore que la petite amie ou le petit ami venant de loin, l’accueil des parents du partenaire taiwanais peut être très divers, allant de l’antipathie au contentement. Les parents sont souvent ambivalents, partagés entre une certaine hostilité par rapport à l’altérité et l’envie de découvrir autrui. Lors de la phase de vie commune, le partenaire français, quand c’est un homme, loge souvent dans sa future belle-famille, alors que les femmes françaises, en général, refusent. L’avantage uxorilocal dont bénéficie la majorité des hommes français enquêtés se traduit notamment par l’achat de nourriture et la préparation des repas quotidiens par la mère de leur concubine. Une telle aide domestique favorise leur intégration à la société taiwanaise. Le soutien apporté à travers la nourriture et le logement s’avère très précieux pour le couple naissant, souvent confronté à la précarité. Une fois marié, le conjoint français doit apporter une contrepartie à ce qu’a donné la famille de l’épouse avant l’alliance. Celle-ci consiste à aller saluer fréquemment ses beaux-parents et à déjeuner avec eux. L’accueil des alliés a pour corollaire une contrainte : celle de participer aux repas. N’ayant pas reçu de bénéfices matériels ou domestiques, étant donné qu’elles n’ont en général pas vécu avec leurs belles-familles, les conjointes françaises n’ont guère cette obligation alimentaire. Du statut d’amoureux ou d’amoureuse à celui de gendre ou de bru, chaque partenaire français a perçu progressivement que l’enjeu de la commensalité, dans les familles taiwanaises, est la solidarité avec la famille par alliance, solidarité qui doit être forte et inconditionnelle (Godbout et Charbonneau, 1994 : 42). La commensalité du couple franco-taiwanais dans la belle-famille est une expression concrète de l’hospitalité en situation d’exogamie. Elle constitue un dispositif qui met d’abord à l’épreuve l’altérité réciproque entre la famille locale et l’étranger primo-arrivant, puis qui facilite l’entente matrimoniale grâce à l’aide apportée spontanément par la future belle-famille face aux besoins du prétendant et enfin, qui renforce, par la circulation du don et de la dette, l’établissement des liens de la parenté par alliance. Appréhender les rapports entre la famille alliée et le gendre ou la bru dans le couple mixte, c’est étudier l’hospitalité et analyser nécessairement les pratiques de commensalité, dans la mesure où celles-ci sont le support de l’hospitalité et la configurent. Il apparaît que cette approche par l’alimentation constitue un poste d’observation privilégiée pour étudier la parenté contemporaine pratiquée en situation de couple binational.