Corps de l’article

La famille contemporaine, entendue comme lieu de réalisation de soi et d’épanouissement de l’ensemble de ses membres (de Singly, 1996 et 2007 ; Déchaux, 2010), accepte difficilement un sentiment d’échec et de frustration : chacun est désormais sommé de créer « ses propres » conditions familiales et peut parfois préférer une nouvelle expérience conjugale à l’enlisement dans une situation insatisfaisante. Il est donc de plus en plus fréquent que les deux conjoints se rencontrant ne soient pas vierges de tout passé conjugal et familial. Les multiplications des recompositions familiales en sont sans doute l’illustration la plus significative, comme elles rendent également compte de la complexité croissante des parcours familiaux.

Les « familles recomposées » interrogent ainsi les temps de la famille, principalement selon deux dimensions : elles font prendre conscience qu’il est désormais nécessaire de penser l’institution familiale et ses configurations en termes de parcours et de trajectoires familiales (Segalen, 2006 ; Damon, 2012 ; Blöss, 1996 ; Saint-Jacques et al., 2012), et on peut difficilement les considérer à un instant « t » en faisant abstraction de toute profondeur temporelle (Saint-Jacques et al., 2009). Ces familles interrogent aussi l’articulation entre passé (temps que l’on qualifiera de « mémoriel »), quotidien (temps expérientiel pour faire référence au « cadre de l’expérience » de Koselleck (1990)) et futur (temps projeté) et le rôle fondateur de celle-ci dans la fabrication de la parenté (Martial, 2003 ; Parent et al., 2008 ; Hofferth et Anderson, 2003). En effet, le rapport au temps semble bouleversé dans ces familles qui sont souvent pointées du doigt justement en raison de l’absence d’un passé partagé, contribuant à leur « incomplète institutionnalisation » (Cherlin, 1978). Les enjeux temporels sont d’autant plus forts que la parenté est à saisir comme un processus se déployant dans le temps (Collard et Zonabend, 2015), et qu’ils contribuent à définir une forme de parenté lorsque parentés biologique, sociale et quotidienne peuvent s’incarner dans des figures parentales distinctes (Weber, 2005). Ils conditionnent notamment le style beau-parental endossé par le nouveau conjoint (Parent et al., 2008).

Faire abstraction de cette dissociation des passés conjugaux et familiaux apparaît aujourd’hui d’autant plus malaisé dans ces familles qu’elle s’incarne « matériellement » et symboliquement dans les corps et identités des enfants issus de précédentes unions, et s’actualise lors de la circulation de ceux-ci d’un foyer à un autre[1] (Villeneuve-Gokalp, 1999). Comment réunir alors ces temps individuels initialement disjoints en contexte de recomposition  ? Comment reconstituer cette voûte — tant symbolique que pratique — que représentent le temps partagé et la mémoire familiale afin de forger les liens de parenté  ?

Or, la naissance d’un enfant commun du nouveau couple semble réécrire au présent l’histoire familiale des protagonistes réunis par la recomposition, et révéler, plus que jamais, une prétention au recommencement (Saint-Jacques et al., 2009). Si la variable temporelle s’avère une variable de compréhension fondamentale de ce qui se joue dans les familles recomposées, il convient de s’y attarder davantage lorsque la recomposition conduit à une nouvelle naissance. Le temps que cette dernière crée apparaît fondamental dans sa dimension symbolique, mais elle vient également bouleverser le temps « pratique » et expérientiel de ces familles.

Dans quelle mesure la naissance d’un enfant commun met-elle à l’épreuve l’ensemble des cadres temporels de la recomposition  ? Cet article vise à éclairer cette mise à l’épreuve des temps familiaux — mémoriel, projeté, expérientiel, mais aussi normatif — en contexte de recomposition, et ce, plus encore lorsqu’un enfant commun naît. Si cette naissance semble ouvrir la voie à un recommencement et à une « normalisation » du cycle familial, elle confronte aussi plus que jamais les protagonistes de la recomposition à la désynchronisation de leurs calendriers conjugaux et parentaux, et à une expérience atypique du temps familial.

Il s’agira donc de comprendre l’effet propre d’une nouvelle naissance dans la constitution du temps de ces nouvelles familles. Le temps de la grossesse s’avère déjà porteur d’enjeux mémoriels et affectifs forts, que les futurs nouveaux parents investissent particulièrement pour faire converger l’ensemble de la constellation familiale vers cet enfant à venir. En dehors de ce temps spécifique, ce bébé inscrit désormais les protagonistes de la famille recomposée dans l’intemporel et l’immuable du biologique, puisqu’il les relie — directement ou indirectement — par un lien de sang initialement absent.

Toutefois, si une naissance joue un rôle crucial dans l’élaboration du temps symbolique de ces familles, elle vient également rappeler la désynchronisation des passés familiaux des deux membres du couple, ce qui n’est pas sans peser dans les négociations quant à la décision d’avoir cet enfant commun. La question ne se pose pas selon les mêmes termes entre hommes et femmes ou entre déjà-parents et primo-parents (ceux devenant parents pour la première fois dans le cadre de ce nouveau couple), et ce, tant en amont de la naissance que dans l’exercice de la parentalité auprès du nouveau-né.

Enfin, nous soulignerons que cette naissance confronte les acteurs de la recomposition familiale à la spécificité de leurs cadres temporels. Les récits laissent entrevoir une réappréciation des échelles de temps qui se situe à un double niveau. D’une part, le cycle de leur vie familiale s’avère inhabituel, puisque les étapes classiques de la fondation d’une famille se brouillent et se télescopent. Une perception du temps accéléré est alors récurrente, et laisse entrevoir en filigrane l’idée d’une possible « bonne » temporalité de recomposition. D’autre part, la recomposition familiale se soldant par une naissance questionne le temps quotidien que les acteurs de la recomposition partagent à différentes échelles selon les allées et venues des enfants issus des précédentes unions. La naissance de l’enfant commun du couple fait office de rappel du caractère pointillé du temps partagé par les membres du foyer recomposé.

Méthode et description de la population

Cet article s’appuie sur un corpus d’entretiens[2] menés en 2016 auprès de neuf femmes et sept hommes[3] à la tête d’une famille recomposée en France et ayant eu avec leur nouveau conjoint un premier enfant commun dans les six dernières années au moment de l’enquête — à l’exception d’une jeune femme ayant un projet d’enfant non encore réalisé avec son conjoint. Pour trois couples, il nous a été possible de rencontrer les deux conjoints séparément. La seule condition de sélection posée portait sur la présence d’enfants issus d’une précédente union pour au moins l’un des membres du couple, et la naissance récente de l’enfant commun du couple (moins de 6 ans)[4].

Le cadre temporel restreint d’une recherche issue d’un travail étudiant et la faiblesse de l’échantillon ne nous permettent évidemment pas de rendre compte de l’éventail des situations possibles et de systématiser la comparaison entre les diverses configurations. Nous n’avons par exemple rencontré que deux situations où les deux membres du couple avaient déjà eu des enfants d’une précédente union lors de leur rencontre.

Toutefois, la multiplicité des profils parentaux rencontrés laisse déjà entrevoir l’extrême variabilité des situations de recomposition et de la morphologie de ces foyers au sein desquels circulent des enfants aux filiations diverses (voir le tableau ci-dessous). Par ailleurs, nous pouvons déplorer le caractère synthétique de cette présentation, puisqu’elle ne rend pas compte de l’évolution du temps de cohabitation entre enfants et parents suite à la séparation et suite à un réaménagement des modalités de garde des enfants. Nous avons délibérément lissé la répartition de la garde des enfants, en choisissant la modalité de résidence dominante dans le parcours de vie de chaque répondant.e, puisque c’est essentiellement autour de celle-ci que s’articule l’essentiel du récit de l’enquêté.e en question. Les modifications relatives à la circulation des enfants d’un foyer à un autre sont d’ailleurs majoritairement intervenues soit au tout début de la recomposition, soit très récemment. Ce lissage permet ainsi de photographier l’ensemble des configurations rencontrées et donc, par extension, d’éclairer les profils que nous n’avons pas véritablement pu cibler.

Tableau 1 — Profils des répondant.e.s selon le temps de résidence des enfants des unions précédentes au sein du foyer

-> Voir la liste des tableaux

La perspective retenue était celle de l’entretien semi-directif, dans une perspective biographique. D’une durée moyenne d’1h13 pour les femmes et de 50 minutes pour les hommes, ces entretiens ont permis de recueillir des récits de pratiques et d’expériences familiales tout en apportant un éclairage sur les significations attribuées par les répondant.e.s à leur vécu. Il s’agissait d’obtenir le récit « à chaud » des premières années partagées avec l’enfant commun du couple et d’apporter des éléments de compréhension de la période prénatale en limitant les effets d’une trop grande reconstruction a posteriori. Une première consigne très générale était donnée, encourageant les répondant.e.s à nous « présenter et raconter leur vie de famille ». Les entretiens étaient ensuite semi-directifs et suivaient l’ordre chronologique de la vie familiale, et ce, de la constitution du couple dont les premiers enfants étaient issus (pour les déjà parents) à la naissance de l’enfant du couple actuel. Des éléments « intermédiaires » ont donc été recueillis sur les modalités de la séparation pour les déjà-parents, sur la constitution du nouveau couple, sur les premiers temps de la recomposition, ou encore sur la période de la grossesse.

C’est par appels à témoins déposés sur des réseaux sociaux (3 contacts obtenus ainsi) et le recours à notre entourage que nous avons pu avoir accès à ces répondant.e.s. L’une d’entre elles a été une intermédiaire primordiale, nous ayant mis en contact avec près d’un tiers des personnes rencontrées ; si cela a été indispensable à l’établissement d’un lien de confiance, cet effet réseau ouvre un biais de sélection de la population interrogée dont les profils sociodémographiques sont relativement proches. Les aides-soignant.e.s sont ainsi surreprésenté.e.s. Plus largement, on compte un grand nombre d’individus appartenant aux classes moyennes et supérieures (professeur à l’université, assistant social, orthoprothésiste, gérante de patrimoine, etc). 3 répondant.e.s sur 4 sont titulaires d’une licence (ou équivalent) ou d’un diplôme supérieur. Géographiquement, ils se répartissent sur la ville de Lyon et sa région (métropole d’1.3 millions d’habitants), et sur la Haute-Savoie, le Jura, et le Var (espaces plus ruraux ou villes moyennes).[7]La majorité des femmes a été rencontrée au domicile familial, tandis que les hommes ont plus souvent été rencontrés sur le lieu de travail ou dans un café, la différenciation sexuée de certains espaces s’étant retrouvée jusque dans le cadre de réalisation des entretiens.

Faire se rejoindre passé, présent et avenir  ?

Aujourd’hui, les seuls liens du sang et l’institution matrimoniale ne suffisent plus à définir « la famille » et les liens de parenté. Le temps partagé — dans sa durée et au quotidien, temps expérientiel — et le temps dans sa capacité à créer une histoire commune (temps mémoriel et projeté) sont autant de voûtes symboliques, mais aussi pratiques, contribuant à la constitution des liens de parenté (Collard et Zonabend, 2015). À l’heure de la dissociation croissante des pôles biologiques et sociaux de la parenté qui s’incarnent dans des figures parentales multiples, la question du temps est fondatrice pour comprendre ce qui se joue dans les nouvelles configurations familiales. Comment les protagonistes de la recomposition nous racontent-ils l’histoire commune qu’ils essayent de créer  ? Comment ces nouvelles familles conscientisent-elles le temps qui les construit  ?

Nous rappellerons en quels termes se posent la question du renouveau et de l’absence de passé commun au sein des familles recomposées, avant de revenir sur l’effet propre de la naissance d’un enfant commun dans cette perspective de jonction des temps mémoriels et projetés et d’« institutionnalisation » de la famille.

Le temps partagé

Les travaux pionniers sur la recomposition familiale ont largement souligné l’importance du temps partagé, et en particulier celui de la prime enfance (Martial, 2003 ; Cadolle, 2000 ; Blöss, 1996), dans le système relationnel s’instaurant dans le foyer recomposé. Cette période nourricière (Martial, 2003) est décisive dans la rencontre entre un beau-parent et son bel enfant, et contribue à ce que le premier endosse le rôle d’un « second parent » auprès de l’enfant (Parent et al., 2008). Le lien d’affection et la prise en charge des tâches parentales « ordinaires » par le beau-parent ont plus de chances de se réaliser lorsque la recomposition est précoce que lorsqu’elle intervient alors que l’enfant est déjà plus âgé. Les beaux-parents de notre corpus endossant une fonction parentale tant éducative qu’affective ont souvent constitué un couple avec leur partenaire déjà-parent lorsque l’enfant de ce dernier avait moins de 5 ans. C’est d’ailleurs au prisme du jeune âge de l’enfant que ces beaux-parents appuient la définition de leur place et justifient la relation inédite qu’ils ont pu créer : par exemple, Yoann ou Anaïs[8] disent connaître leurs beaux-enfants « depuis qu’ils sont tout petits ».

Dans une autre famille rencontrée, Florent correspond aussi à ce « second » papa pour Jade. Il s’est remis en couple avec Alexandra, sa mère, alors que la petite n’avait que 3 ans et demi. Le père biologique de Jade a d’abord eu la garde de sa fille en résidence alternée, mais le déménagement d’Alexandra a éloigné les visites. Alexandra nous raconte comment Florent ne s’est jamais posé la question de traiter différemment Jade et la petite fille qu’ils viennent d’avoir ensemble. Elle mentionne en souriant le câlin, le bisou et l’histoire du soir qui se sont très vite instaurés, les fâcheries suite à une bêtise et les réconciliations rapides, l’apprentissage du vélo et les sorties en forêt. « Jade a deux papas en fait ».

Si la rencontre précoce entre le beau-parent et son bel-enfant est aussi constitutive d’un lien privilégié, c’est aussi parce qu’elle offre un cadre propice à l’instauration de rituels familiaux, ce que la situation d’Alexandra, Florent et Jade laisse déjà entrevoir.

La dimension symbolique d’habitudes du quotidien paraît rappelée avec d’autant plus de vigueur que l’on se situe dans un contexte où l’enjeu est de créer une nouvelle histoire. Les rituels quotidiens, porteurs d’affects forts, sont provoqués délibérément et pensés comme fondateurs de lien. Les enquêté.e.s décrivent ainsi des moments d’affection et de partage comme étant explicitement « ritualisés » :

« il me dit, j’ai des moments particuliers avec Yanis, j’en ai aussi avec Joanna. Ils ont leur petit rituel. D’ailleurs c’est le dimanche midi, moi souvent je rentre pas manger, et en fait ils s’achètent chacun leur petit pavé de saumon, leur petit riz (rire). Et il a d’autres petits moments où, avec Yanis par exemple, ils se mettent devant Star Wars avec un paquet de bonbons et voilà. En se faisant des câlins (rire) » (Mélanie, mère de Joanna avec Yoann, et de Yanis qu’elle a eu d’une précédente union)

Expliciter le rituel renforce symboliquement les souvenirs communs que doivent se créer ces membres au passé non partagé, l’association à des démonstrations d’affection soulignant la spécificité du lien se créant.

Les « premières fois » en famille recomposée sont également des moments particulièrement investis et préservés dans l’histoire familiale nouvellement écrite d’autant plus qu’elles peuvent prendre appui sur des objets. Les premiers cadeaux — aux premières rencontres souvent — deviennent porteurs d’une mémoire. Anaïs mentionne par exemple comment Hugo, son beau-fils de 8 ans, lui rappelle fréquemment que « c’est la première peluche » qu’elle lui a offerte, ou le « premier ballon ».

Toutefois, si l’amplitude du temps partagé — tant dans sa profondeur temporelle que d’un point de vue quotidien — est fondatrice des liens de parenté dans les recompositions familiales, elle demeure parfois insuffisante (Widmer, 2008). L’ensemble des travaux sur les familles recomposées ont souligné que la naissance d’un demi-frère[9] ou d’une demi-sœur institutionnalise parfois davantage la famille. Elle s’inscrit souvent dans le prolongement d’un ensemble de projets du couple… « pour une nouvelle vie ».

Des projets pour « une nouvelle vie »

Les « familles recomposées » ont souvent été désignées comme des familles sans passé, contribuant à une incomplète institutionnalisation dont parlait Andrew Cherlin (1978), c’est-à-dire à leur relative anomie, et à cette mise en tension entre un passé encore « trop » présent et la prétention à un recommencement. Comme le soulignait Irène Théry (1995 : 19), « culturellement, l’issue est cherchée dans l’éviction du passé et le recommencement ».

« Moi déjà ça me paraissait logique, c’était, voilà c’était une nouvelle vie, c’était une nouvelle…voilà » : la justification de Stéphane lorsqu’on l’interroge sur le sens et l’importance des projets qu’il amorce avec sa nouvelle compagne est révélatrice et ne lui est pas spécifique ; la récurrence du terme « nouvelle », « logique » et l’incapacité à trouver d’autres termes pour signifier autrement cette « nouvelle vie » laissent entrevoir ce souhait d’inscrire dans un réel recommencement son histoire conjugale avec sa conjointe, alors qu’ils ont tous les deux déjà deux enfants d’une précédente union.

Écrire une histoire commune en terrain neutre : le choix du logement

La première illustration de cette volonté affichée d’un recommencement se situe du côté du choix du logement. La quasi-totalité de nos répondant.es — même les plus en difficulté financièrement — ont systématiquement fait le choix de la recherche d’un nouveau logement[10]. La recherche d’un logement commun, plutôt que l’ « addition » d’un des deux membres du nouveau couple dans le logement de l’autre, est donc largement partagée dans notre corpus. En empruntant la terminologie de Didier Le Gall, la logique « d’emménagement » prévaut donc à la logique d’agrégation (2010).

« En fait on a tous les deux laissé nos appartements pour en prendre un autre. Ça, c’était important pour moi ! Je voulais pas aller chez lui, chez moi c’était trop petit, c’était un appartement à nous ou rien quoi » (Lucile, belle-mère de Marianne, et mère de Léna née de son nouveau conjoint)

Dans le cas de Lucile, aucune autre éventualité n’est possible : il est préférable de non-cohabiter plutôt que d’envisager l’emménagement dans un appartement qui n’est pas « à eux ». Didier Le Gall (2010 : 113) souligne que « prendre ensemble un nouveau logement est la matérialisation concrète, pour l’un et l’autre partenaire, d’un nouveau départ ». Quand bien même certains parents gardiens évoquent la lassitude des déménagements répétés, cela n’entrave pas leur volonté de trouver un nouveau logement. Mélanie raconte avec humour qu’ils ont « quand même habité ensemble » et qu’elle a fait promettre à Yoann que « si jamais ça marchait pas, c’est lui qui déménageait » pour qu’elle et son fils n’aient pas à faire « quinze déménagements ». Si des garanties et précautions semblent être prises en amont, la logique d’emménagement est tout de même réalisée.

L’arrivée d’un enfant

Plus que jamais sans doute, pour ces couples recomposés, l’arrivée d’un enfant écrit définitivement au présent l’histoire conjugale (Bessin et Levilain, 2012). Aux yeux des enfants des précédentes unions, il s’avère d’ailleurs que la naissance d’un bébé du nouveau couple vient signifier pour eux la fin définitive de la relation entre leurs parents d’origine (Cadolle, 2000). Un des pères rencontrés, Stéphane, s’imagine que sa fille cadette née de sa première union a analysé ainsi cette naissance[11] :

« elle est très proche de moi, très demandeuse, de câlins, de choses, et du coup bah oui la petite sœur qui arrivait donc ça a été un petit peu difficile. Et après le fait que ce soit avec une autre maman, je pense que ça lui a fait comprendre que bon, c’était…c’était vraiment fini avec sa mère »

Nous pouvons faire l’hypothèse que l’interprétation qu’il fait de la réaction de la petite est d’autant plus significative qu’il expliquait que lui et sa compagne, tous les deux déjà parents lorsqu’ils se rencontrent, entretenaient parfois un rapport problématique au passé de l’autre. Il mentionnait clairement une « jalousie » de l’un comme de l’autre. Or, mettre l’accent sur la « fin » réelle de son histoire passée à travers la voix de sa première fille semble venir signer le véritable recommencement recherché à travers cet enfant commun du nouveau couple.

Le projet d’enfant[12] revêt pour l’ensemble de ces couples des significations distinctes, notamment selon les trajectoires antérieures des membres du couple. Pour plusieurs d’entre eux toutefois, il s’agit d’un moyen « d’institutionnaliser » la famille ou de signifier la stabilisation du couple.

Dans le premier cas, des termes comme « clé de voûte », « soudure », ou « colle » ont pu être employés par nos enquêté.e.s pour désigner le rôle joué par l’enfant commun. Le demi-germain ainsi né est consanguin à l’ensemble des enfants du foyer et lie, par ricochet, le beau-parent et les beaux-enfants.

« déjà ça a tout mis en place, tout ce qui était avant peut être sous la question… Voilà ça a vraiment créé une famille. Si avant on était des amoureux donc avec un qui a un enfant, là maintenant ça a fait de nous vraiment une famille, et je vois qu’on communique comme une vraie famille » (Tatyana, mère de Dimitri et devenue mère d’un petit garçon avec son nouveau conjoint)

Une « véritable famille » voire une famille « normale » est ainsi rendue possible par la naissance, le trio classique – couple et son enfant – intégrant alors l’enfant d’une précédente union. Les couples se conformant à cette logique de « normalisation » de leur famille ont presque toujours explicité un projet d’enfant entre eux en amont.

Par ailleurs, l’enfant reste souvent perçu comme symbole de l’établissement et de la réussite du couple (Segalen, 2010), et les normes d’entrée en parentalité intègrent cette stabilité conjugale (Mazuy, 2009). Une fois l’ensemble des projets nourrit au sein du nouveau couple épuisé, il s’agit d’en inventer d’autres, le projet d’enfant commun semblant advenir « naturellement ».

« ça paraissait logique d’avoir, je dirais… un lien supplémentaire en commun, enfin en commun… je sais pas comment… Ça réaffirmait le couple voilà, même si on sait que c’est pas les enfants qui font [le couple] (rire)… C’est vraiment… ça donne une réalité au couple, voilà (…) Je pense que (…) ça a rassuré un peu tout le monde sur notre couple » (Stéphane, père de Mathieu et d’Agathe d’une précédente union, beau-père de Gaël, et père d’Illana avec sa nouvelle compagne)

Il s’agit ainsi de légitimer le couple nouvellement constitué, de prouver sa capacité à construire des projets et à constituer une nouvelle famille à part entière, lui garantissant ainsi une véritable reconnaissance sociale.

Le temps spécifique de la grossesse : temps mémoriel et temps projeté

Au-delà de la signification donnée — plus ou moins en amont — à la survenue de cette grossesse, le temps de l’attente est particulièrement éclairant. Ce dernier est souvent perçu comme un temps de projection et inscrit le bébé dans un processus relationnel et affectif bien avant son arrivée (Cadolle, 2007 ; Charrier et Clavandier, 2013). De la préparation de la chambre du bébé aux divers achats anticipés en passant par le choix du prénom, tout contribue à faire de l’enfant à venir une personne à part entière et à projeter l’ensemble des protagonistes vers un futur plus ou moins proche ; il s’agit de faire converger l’ensemble des protagonistes de la recomposition vers cet enfant à venir, mais également d’envisager le maintien des liens que le « hasard » de la remise en couple a instauré.

Pour ces futurs nouveaux parents, il ne semble pas abusif de parler d’une véritable stratégie d’« intégration » familiale. Car il s’agit de faire en sorte que les enfants déjà présents au sein du foyer recomposé — à temps plein, ou plus occasionnellement — soient pleinement impliqués dans un processus relationnel.

« On l’a vraiment inclus dans tout. (…) On l’a vraiment intégré dedans pour que justement il voie que c’est…ça fasse cohésion et qu’on était une famille quoi » (Mélanie, mère de Joanna avec Yoann et de Yanis qu’elle a eu d’une précédente union)

« je les faisais toucher mon ventre, et regarder les échographies aussi » (Amélie, mère de Nolwenn et Ewan d’une précédente union, et mère de Lise avec son nouveau conjoint)

« le bébé dans le ventre, les échographies, toucher mon ventre. Je les ai préparés aussi, ils ont fait chacun un cadeau à Axel, on est allés choisir ensemble, et Axel leur a offert un cadeau à la maternité ; moi j’avais lu un bouquin de psycho là-dessus » (Anaïs, belle-mère de Hugo et Laura, et devenue mère d’Axel avec son conjoint actuel)

Ainsi, ces parents ne qualifient pas leurs enfants comme étant des enfants particulièrement « investis » ou « concernés» : la tournure la plus fréquemment utilisée est la voix passive, les enfants ont été impliqués par les parents.

Un autre temps clé semble se situer dans la création d’une histoire familiale collective autour de l’arrivée de l’enfant commun du couple : l’annonce de la grossesse auprès des enfants issus des précédentes unions fait l’objet d’un récit détaillé quand nos répondant.e.s s’en souviennent. La mise en évènement et la théâtralisation de cet instant en font un souvenir clé d’une mémoire familiale qu’il s’agit d’enrichir. Alexandre raconte ainsi la mise en scène :

« On a été manger des sushis. On habitait encore Paris à l’époque et on leur a mis dans l’assiette. On leur avait fait un petit paquet cadeau avec des petits chaussons bleus, des petits chaussons roses. Des petites Converse. On avait pris une paire bleue, une paire rose et on leur a mis dans l’assiette, et j’me rappelle elles étaient super contentes quoi ! » (Alexandre, père de Clémence et d’Émilie d’une précédente union, et devenu père d’Alexia avec sa nouvelle compagne)

D’ordinaire peu enclin aux anecdotes durant l’entretien, il théâtralise avec sa compagne le moment de l’annonce.

Toutefois, les projections et l’instauration de souvenirs particulièrement chargés symboliquement, fédérées par cette nouvelle naissance, débordent le seul moment de l’attente de cet enfant. À plus long terme, c’est l’avenir des liens entre des individus réunis uniquement par la recomposition conjugale de deux adultes qui est pensé. Les membres de la recomposition ont expérimenté dans leur propre trajectoire l’incertitude de l’ « alliance » qui apparente et « désemparente » ses protagonistes de manière imprévue (Strathern, 2005). Or, une nouvelle naissance peut alors être perçue comme réductrice d’incertitude. Valérie est la plus significative sur ce point :

« je me suis protégée. Par rapport à Anne. Parce que je me suis dit si demain Chris me vire, bah je la vois plus ! Et en fait, ça a commencé comme ça, et ça a continué dans le temps. Jusqu’à l’arrivée du petit » (Valérie, belle-mère d’Anne et devenue mère d’un petit garçon avec Chris son nouveau conjoint)

La prise de distance vis-à-vis des beaux-enfants est parfois justifiée par un « risque » affectif que la séparation conjugale induirait, ce qui amènerait beau-parent et bel-enfant à ne plus se fréquenter. D’autres de nos répondant.e.s ont même évoqué une « double peine » ou « double séparation » si le nouveau couple rompt : ce n’est plus seulement le duo conjugal qui prend fin, mais également le duo beau-parent/bel enfant. Le maintien des liens entre des individus non affiliés par le sang n’est jamais pensé. Le point de bascule est alors l’arrivée d’un enfant commun : le demi-frère ou la demi-sœur instaure indirectement un lien de sang entre le bel-enfant et son beau-parent. Et cela peut servir de « prétexte » à la pérennité des liens.

Le projet parental à l’épreuve d’une désynchronisation des calendriers individuels

Aujourd’hui, le caractère inapproprié du concept de cycle de vie, pour analyser les parcours familiaux notamment, fait consensus en sciences sociales. Y compris dans les configurations familiales dites « classiques », il devient malaisé d’identifier des seuils clairement circonscrits (Roussel, 1989), et les rites de passage qui marquaient l’entrée dans la vie de couple s’érodent (Déchaux, 2009).

Aujourd’hui, un quart des premières unions sont contractées avec un conjoint ayant déjà vécu en couple, et à l’âge de 40 ans, 20 % des individus comptabilisent au moins trois relations amoureuses importantes (Régnier-Loilier et Rault, 2015). Ces nouveaux contextes relationnels offrent des opportunités diverses d’entrée en parentalité que les individus saisissent ou non. Or, cette possible désynchronisation des trajectoires individuelles semble à son apogée lorsque l’un des membres a justement saisi sa « chance » de devenir parent.

Les étapes ordinaires de la constitution d’une famille s’en trouvent ainsi télescopées puisque l’enfant préexiste au couple. Le terme même de « familles recomposées » pose question : si l’un des conjoints — celui déjà-parent — « recompose » effectivement, son partenaire, lui, s’il n’est pas encore parent, « compose » simplement sa première famille. Or, cette désynchronisation des calendriers individuels, pour reprendre le terme de Claire Bidart (2007), se pose avec une acuité accrue lors de la formulation des projets parentaux.

Que se joue-t-il particulièrement au moment de la naissance de l’enfant du couple  ?

Avant de (re)devenir parent…

Le temps que l’on peut se donner

La représentation d’un « bon » âge pour entrer — une nouvelle fois — en parentalité renvoie à deux dimensions : au côté de la parentalité ressentie comme tardive, est invoquée l’« horloge biologique ».

Cette dernière fait l’écho de ce que seules les femmes disent éprouver : une forme de contrainte interne et physiologique forte qui les pousserait à ressentir que « ça y est, c’est le moment » de devenir mère. Valérie plaisante : « les hormones c’est un truc de fou ! Ça vous travaille ! Et moi ça y est, vraiment je sentais que c’était le moment, que j’en avais envie ». L’équivalent ne se retrouve pas du côté des hommes, sur lesquels l’injonction à la paternité pèse moins que dans le cas des femmes (Rozée et Mazuy, 2012 ; Debest et Mazuy, 2014 ; Bajos et Ferrand, 2006).

D’autre part, puisqu’il s’agit au moins d’une seconde union pour certains de nos protagonistes, ces derniers sont susceptibles d’être à un âge plus avancé que d’ordinaire. L’entrée en parentalité est alors soumise à une pression temporelle accrue : il s’agit d’éviter de devenir un « parent tardif ».

La conscience d’une « fenêtre de fécondité » (Beaujouan, 2011) est plus une réalité vécue que pleinement objective ; pour nos enquêté.e.s, l’âge moyen à la naissance de l’enfant commun du couple est de 33 ans pour les femmes et de 35 ans pour les hommes. L’âge médian est respectivement de 34 ans et 36,5 ans, la femme la plus âgée ayant 40 ans lorsque l’enfant du nouveau couple est né, contre 44 pour deux des hommes de notre population. Toutefois, pour les femmes déjà-mères au moment de la recomposition, la charge que représente au quotidien un nouveau-né — qu’elles tendent souvent à assurer en majorité — les conduit à abaisser encore l’âge perçu comme « contraignant » d’un point de vue biologique. En d’autres termes, il ne s’agit plus de se baser uniquement sur la proximité supposée de la ménopause, mais de se sentir la capacité « physiologique » et physique d’assurer au quotidien la prise en charge des enfants.

« Moi j’avais envie d’un troisième enfant, mais pas tard. Parce que je...je voulais pas d’un enfant à 40 ans quoi. (…) Je me rends compte de la charge et de la fatigue que c’est, surtout avec les écarts d’âge, y’en a aucun qui a le même rythme. On dit que le passage de 2 à 3 c’est rien, mais en fait si, ça change tout là ! » (Amélie, mère de Nolwenn et d’Ewan d’une précédente union, et mère de Lise avec son nouveau conjoint)

Une forme d’échéance est donc parfois posée, certaines femmes anticipant même la naissance de l’ensemble de ses enfants avant 35 ans, comme c’est le cas d’Alexandra âgée aujourd’hui de 35 ans : « moi mon idéal, c’était d’avoir mes deux enfants avant 33 ans. Bon ça s’est pas passé exactement comme ça, mais maintenant c’est fini quoi ». Or, son cas n’est pas atypique, et rappelle l’injonction selon laquelle l’âge idéal de la femme pour devenir mère se situe entre 25 et 35 ans (Bajos et Ferrand, 2006) : il s’agit d’optimiser leurs performances de gestatrices (Rozée et Mazuy, 2012).

Un discours semblable se retrouve parfois chez les hommes — dans une moindre mesure toutefois —, mais suit cependant une autre logique argumentative.

« Et puis Lucile était aussi à un âge où dans la relation qu’on avait tous les deux, elle ne pouvait durer, enfin cette relation ne pouvait de toute façon durer que si on avait un projet de cette nature ensemble, parce que sinon...on a quand même une différence d’âge tous les deux, enfin...ça avait pas de sens pour nous de dire...(…) Nan et puis moi j’avais envie d’avoir un deuxième enfant ! C’était un peu aussi le moment ou jamais pour moi parce que après, avoir des enfants à 60 ans c’est possible pour un homme, mais bon c’est pas quelque chose qui... » (Christophe, père de Marianne d’une précédente union, et père de Léna avec sa nouvelle compagne)

En fait, c’est souvent la projection à plus long terme qui les pousse à ne pas « trop tarder » à redevenir pères (il ne s’agit jamais de primo-parent dans leur cas). Plus que les soins aux enfants en bas âge qui sont considérés, c’est d’être capable d’assumer des jeunes, et notamment le partage d’activités de loisirs dont ils seraient demandeurs. Il s’agit à nouveau d’être dans les « meilleures dispositions » pour assumer certaines fonctions parentales.

Parents, non-parents : l’impossible jonction de parcours distincts

Toutefois, le propos de Christophe laissait aussi entrevoir la mise en jeu même de la relation de couple, si l’éventualité de l’arrivée d’un enfant est encore retardée. De fait, la question est souvent très rapidement abordée lors de la mise en couple, notamment lorsque l’un des conjoints n’est pas encore parent : si d’ordinaire le projet de fécondité est souvent absent au début de la constitution du couple (Segalen, 2010), il s’agit de s’assurer que la personne qui est déjà parent accepte d’avoir de nouveaux enfants. Mélanie se rappelle ainsi : « dès qu’on s’est rencontrés, il m’a clairement dit moi je veux un enfant. Donc si c’est pas dans tes envies, je poursuivrai pas (…) Moi en fait…j’avais pas l’optique d’avoir un troisième enfant, mais en tout cas j’étais pas fermée à l’idée ».

En dehors de ces normes temporelles de bonne entrée en parentalité et le décalage entre hommes et femmes en matière de parentalité dite « tardive », c’est dans l’amont de la décision d’engendrer que se retrouve la déconnexion antérieure des parcours des deux membres du couple, notamment lorsque les aspirations de l’un — le non-parent lors de la recomposition — sont contrecarrées partiellement par la réalité de l’autre – le déjà parent. Or les ¾ des couples de notre population unissent un non-parent à un déjà-parent.

C’est essentiellement lorsque l’un des partenaires a déjà au moins deux enfants lors de la recomposition qu’un calcul plus grand semble effectué face à ce qu’engendrerait une nouvelle naissance.

« Moi je réfléchis à un deuxième, mais en même temps je suis pas sûre que mon ami me suivra vraiment sur ce coup-là… Parce que bon moi c’est mon premier, mais lui il en a déjà trois. Mais en même temps je considère que j’ai pas à pâtir de ça moi ! » (Anaïs, belle-mère de Hugo et de Laura, devenue mère d’Axel avec son conjoint actuel)

« quand elle me l’a annoncé, moi je lui ai dit qu’il fallait interrompre… Enfin, elle se rendait pas compte… Elle en voulait un troisième, soit, mais moi c’était mon quatrième du coup ! Et elle serait même dans l’optique d’en avoir un autre… « bah oui, mais bon moi ça m’en fera cinq », faut arrêter les frais au bout d’un moment (rire) » (Franck, père de Romain, d’Elise et de Laurine, d’une précédente union, beau-père de Kevin et Britney, et devenu père de Samuel avec sa compagne actuelle)

Une forme d’escalade et de surenchère s’opère, tout rattrapage du parcours parental de l’un par l’autre demeurant impossible. Si celui qui a le moins d’enfants joue sur le fait d’être « pénalisé », car contraint à renoncer à une parentalité face à une situation dont il n’est pas responsable, le parent d’une fratrie plus élargie invoque davantage la charge, le temps et l’organisation que nécessitent l’ensemble des tâches parentales. L’un jouera sur le registre affectif, tandis que l’autre appuiera son argumentation sur des aspects plus pragmatiques de l’exercice de la parentalité.

Des primo-expériences de la parentalité disjointes

Les injonctions grandissantes à l’égard des parents conduisent à penser davantage la parentalité comme nécessitant une forme d’apprentissage ; « on parle de plus en plus souvent de « compétences » parentales voire du métier de parent » (Martin, 2003).

De ce fait, lorsque la première entrée en parentalité d’un individu ne coïncide pas avec celle de son partenaire, ce « savoir expérientiel » créé par la confrontation effective aux charges parentales est mis en lumière et éprouvé par l’autre conjoint.

Sur ce point, les attitudes sont particulièrement différenciées lorsque le primo-parent dans ce nouveau couple est l’homme et non la femme, notamment parce que le travail parental auprès des nouveau-nés reste traditionnellement et culturellement l’apanage de la mère (Saint-Pol et Bouchardon, 2013). Notons d’ailleurs qu’au-delà des représentations populaires entourant des capacités « innées » à la maternité, le comportement des professionnels de santé en maternité ou encore des professionnels de la petite enfance encourage le maintien de cette différenciation sexuée des tâches parentales (Truc, 2006 ; Blöss et Odena, 2005).

« Il y a des responsabilités hein. Il y en a déjà une avec Dimitri hein puis avec le petit ça fait une autre responsabilité, moi je connais pas, je sais pas ce que c’est d’avoir un enfant je savais pas ce que c’était d’abord un enfant donc... ma femme elle… Voilà était un soutien qui était quand même qui était énorme aussi ... si voilà je lui demandais comment on fait, on fait quoi  ? voilà c’est la panique hein si on sait pas du tout ce que c’est ; elle elle savait donc c’était plus facile, donc pour moi c’était plus facile. Ça m’a beaucoup aidé. » (Younes, beau-père de Dimitri, et devenu père d’un petit garçon avec sa compagne actuelle)

Ainsi, le beau-père devenant père se place plus fréquemment en position d’élève face à sa conjointe. L’idée d’un « savoir », différencié est omniprésente dans les propos de Younes. Toutefois, la perception ordinaire selon laquelle la mère est plus légitime, car dotée de « compétences innées », n’est pas la plus prégnante dans son discours : si sa compagne est douée de telles capacités, c’est avant tout parce qu’elle a, d’après lui, déjà expérimenté la situation.

Or, c’est ce même décalage qui peut conduire à des tensions accrues entre le couple, l’un vivant sur le registre d’un nième recommencement le travail auprès d’un nourrisson, alors que l’autre « découvre ».

« Pour avoir déjà eu deux enfants en fait, et pour le voir si tranquille avec Nolwenn et Ewan, je m’imaginais pas que ce soit autant de stress, d’inquiétudes... Enfin... Ouais de... je pensais pas qu’il aurait autant d’inquiétudes par rapport à la petite ouais. (…) Automatiquement moi je suis passée déjà par des parcours que lui il a pas connus. Et je pensais pas...parce que moi du coup j’ai tendance à minimiser, d’autant plus que je travaille en crèche, des choses qui finalement pour lui sont vachement importantes. (…) Il m’a fait aussi plusieurs fois comprendre que lui il en avait marre, qu’il y avait des choses pour moi qui étaient normales alors que lui ne savait pas faire. Il savait pas changer la couche d’un bébé, il savait pas donner le bain, il savait pas porter, il savait pas faire un biberon. Et moi tout ça je lui expliquais pas en fait, pour moi c’était normal ! (…)

- Ce décalage vous l’aviez ressenti avec le papa de Nolwenn et Ewan  ?

- Euh...non... Nan, nan nan... Mais leur père il s’en occupait pas beaucoup hein. Après on a vécu les choses en...enfin pour lui aussi c’était ses premiers en fait ! » » (Amélie, mère de Nolwenn et d’Ewan d’une précédente union, et mère de Lise avec son nouveau conjoint)

Amélie met d’autant plus en exergue ce décalage qu’elle renvoie les tâches parentales à des compétences quasi professionnelles — l’assimilation à un « savoir-faire » professionnel étant par ailleurs soulignée par son travail dans le monde de la petite enfance. D’autre part, elle se retrouve soudainement face à un conjoint souhaitant investir ces soins, là où la question semblait ne pas s’être posée dans son premier couple. Au-delà de cette implication divergente, elle rappelle cependant le partage simultané de cette première expérience parentale avec son ex-compagnon : les points de suspension après le « on a vécu les choses en » laissent envisager le « même temps ». C’est ce que confirme sa conclusion : « pour lui aussi c’était ses premiers en fait ! ».

Réappréciation des échelles temporelles

Comme nous avons pu le mentionner précédemment, l’atypique du temps de la vie familiale en contexte de recomposition repose, entre autres, sur le télescopage et le brouillage des étapes ordinaires de formation du couple : la constitution du couple se superpose à une vie familiale avec enfants. C’est, entre autres, cet inédit temporel qui suscite chez nos enquêtés la sensation que leur vie familiale est accélérée. Il n’a pas été rare de les entendre juger : « on a tout fait très vite ». La rapide mention d’un potentiel projet d’enfant semble également renforcer le processus.

Toutefois, si l’éventualité d’une nouvelle naissance conduit les individus à réapprécier l’échelle d’un temps qui leur paraît compté, l’arrivée de cet enfant bouleverse même la valeur du temps que les protagonistes de la recomposition partagent : la présence de l’enfant né du nouveau couple est forcément quotidienne, et met en exergue les périodes d’absence des enfants issus des unions précédentes…

En filigrane de cette perception d’un temps accéléré, nous nous interrogerons sur l’existence de normes d’un « bon » temps pour « recomposer » qui semble émerger des entretiens. Nous reviendrons ensuite sur le rappel qu’effectue la naissance de l’enfant commun, sur la temporalité spécifique de la vie familiale de ces nouvelles familles.

Une « bonne » temporalité de recomposition  ?

Les occurrences de « vite », « rapidement » ou encore « rapide » lors des entretiens laissent donc entrevoir une réappréciation des échelles du temps. La perception d’un rythme de vie accéléré fait sans doute écho à l’accélération artificielle du cycle familial dont parlait Irène Théry (1995), mais celle-ci semble s’étendre à d’autres étapes de constitution du couple : emménagement dans un logement commun, formulation du désir d’enfant et survenue d’une grossesse — l’enfant commun naissant en moyenne après 2 ans et 8 mois d’ancienneté du couple[13].

Or, cette appréciation semble laisser entrevoir une norme d’un « bon » rythme de recomposition, qui n’est pas sans lien avec les injonctions d’une « bonne » temporalité pour se mettre en couple et entrer en parentalité.

Ce bon rythme de recomposition distingue notamment hommes et femmes dans notre corpus. Lorsque les déjà-parents se remettent en couple, il s’agit souvent de ne pas trop précipiter la rencontre entre les enfants et le nouveau conjoint. En quelque sorte, tout est fait pour recréer une forme de cycle familial plus ordinaire, supposant le maintien d’étapes distinctes dans la reconstitution familiale.

En amont, cela suppose que les places parentales du duo séparé soient bien assimilées, et que la rupture ait été « digérée » pour reprendre la terminologie de nos répondant.es.

Il n’est pas rare qu’a posteriori des couples rencontrés évoquent n’avoir pas fait les choses dans « le bon ordre » ; Mélanie s’interroge en ces termes : « je peux pas dire que j’ai des regrets, mais… Dans la temporalité en fait. Si c’était à refaire, je ne referais pas les choses dans cet ordre ». C’est notamment dans la présentation des enfants des précédentes unions que semble se situer le principal enjeu, mais celui-ci est interprété différemment entre les hommes et les femmes.

En effet, les déjà-mères cherchent à faire preuve de plus de prudence et laissent souvent s’écouler plusieurs mois après le début de la relation amoureuse avant de faire se rencontrer enfants et nouveau conjoint. Elles inscrivent alors leur décision de retarder l’officialisation du couple auprès des enfants, bien souvent dans une logique de préservation de ces derniers.

« j’ai attendu quelques mois, avant que Jonathan voit Gwenael. En fait, je trouvais que pour un petit…enfin ils s’attachent vite, et si ça marchait pas… (..) Et après ça a commencé par le parc, on s’était retrouvés au parc. Une sortie, puis deux… Ça a été progressif, et petit à petit il venait de plus en plus à la maison. Du coup il a compris » (Eva, mère de Gwenael de sa précédente union, et d’un petit garçon avec Jonathan son nouveau conjoint)

Les femmes sont ainsi plus enclines à distinguer, lors des premiers pas du couple, sphère conjugale et sphère parentale.

À l’inverse, les hommes tendent à précipiter la rencontre. Ce décalage genré est particulièrement manifeste chez Christophe et Lucile, en couple depuis 10 ans, que nous avons pu rencontrer séparément. Lorsque nous les interrogeons respectivement sur la rencontre entre Lucile et la première fille de Christophe, l’appréciation de la situation est bien différente :

« C’était son problème à lui quoi, il se passerait ce qu’il se passerait, c’était son affaire. Enfin…mais moi demain je me sépare, je vais pas présenter ma fille au bout de 3 semaines ! C’était son histoire à lui (…), mais je trouvais que c’était prématuré quand il me l’a présentée » (Lucile)

« ah bah [je l’ai présentée] tout de suite hein, je me voyais mal dire à Lucile de partir sous prétexte que j’avais ma fille ce week-end. Donc ça s’est fait immédiatement » (Christophe)

Les hommes tendent ainsi à faire se rejoindre sphère conjugale et sphère parentale. Un autre enjeu peut se jouer dans le cas des hommes, notamment des pères « par intermittence » (Martial, 2013), qui peuvent chercher en une figure féminine un appui à leur identité paternelle et une médiatrice entre eux et l’enfant (Bertaux et Delcroix, 1990 ; Martial, 2013 ; Quéniart, 2002) — rôle qu’assurait au préalable leur ex-conjointe. Julien est significatif sur ce point :

« Donc c’était d’autant plus difficile que... ouais avec mon fils on...je continuais d’apprendre mon rôle de père en même temps, parce que quand on s’est séparés il avait juste 8 mois, donc il a fallu que... Donc bon, et ça s’est très bien passé dès le début. Voilà. C’est... le courant est très bien passé, et c’est ce qui fait qu’on s’est installés rapidement ensemble (…) Mais quand j’ai commencé à fréquenter ma nouvelle compagne, euh...la séparation, seulement la séparation, y avait que 4 mois. Et pour le coup ça a été pas bien perçu par certains membres de la famille (…). De toute façon moi je sentais aussi de mon côté que y avait des choses qui avaient pas été digérées par rapport à la séparation et que je m’étais impliqué rapidement dans cette nouvelle relation, sans faire le deuil de la première relation. »

Avant tout, il semble entendre — la perception de son entourage vis-à-vis de sa remise en couple fait office de rappel à la norme — qu’il est préférable qu’un temps « post séparation » soit respecté, et la durée de cette phase transitoire semble présenter d’autant plus d’enjeux que le parent est perçu comme « responsable » de la séparation, ce qui est le cas de Julien. Toutefois, c’est surtout la question de son identité parentale qui est en jeu : la stabilisation préalable de celle-ci est questionnée par la remise en couple. Or, la nouvelle conjointe, figure potentiellement « maternante » et maternelle, peut constituer un point d’appui de l’identité parentale des hommes, notamment lorsqu’elle est encore « en train de se faire », alors que l’enfant est extrêmement jeune (Cadolle, 2013).

Notons enfin que les injonctions quant à un « bon » moment pour redevenir parent émergent peu dans les discours de nos enquêté.e.s. Elles sont toutefois invoquées lorsque la grossesse est perçue comme prématurée, et elle accélère encore le processus de recomposition lorsqu’elle provoque l’emménagement commun par exemple. Ces familles sont alors d’autant plus confrontées à un nombre accru de défis que les places et rôles de chacun dans ce nouveau système relationnel ne sont pas encore stabilisés. Amélie explique avoir le sentiment « d’avoir été trompée », car l’emménagement avec son nouveau conjoint et la cohabitation avec ses enfants à elle ont coïncidé avec l’arrivée imminente de leur fille : le lien beau-parental que son conjoint a alors construit a d’après elle très vite été concurrencé par son lien paternel avec son enfant biologique tout juste né.

Le rappel d’une temporalité de vie familiale spécifique des familles post-séparation

Toutefois, la naissance de cet enfant commun vient bouleverser le cadre temporel de vie des familles recomposées, notamment parce que l’exigence de « coparentalité » et le maintien des liens entre l’enfant et son parent d’origine, extérieur au foyer recomposé, inscrivent la famille recomposée dans une temporalité spécifique. Nous avons vu en amont — lors de la présentation de notre population — les divergences de situations « objectives » de ces familles quant à leur structure, et à la circulation des enfants qu’elles supposent. Le temps de résidence des enfants au sein du foyer recomposé peut être extrêmement variable et évolue dans le temps.

Toujours est-il que cette circulation des enfants des précédentes unions d’un foyer à un autre rappelle avec d’autant plus d’acuité le caractère « non classique » de la structure familiale des protagonistes que l’enfant commun du nouveau couple est toujours présent.

Mélanie et Yoann reviennent sur les moments de « transfert » du premier fils de Mélanie :

« on en parle jamais, mais c’est super dur pour elle, parce que tout le monde fait attention à lui qui doit changer, sauf que elle (…) c’est super dur quand il est pas là, parce qu’elle se retrouve SEULE. (…) Quand c’est un week-end, ça va encore, une semaine ça commence à être longuet, et les grandes vacances c’est l’horreur » (Yoann)

« Pour moi ça allait être la famille très classique, voilà... Et...en fait pas du tout parce que... qu’on le veuille ou non, parce que pour nous c’est normal, mais on est malgré tout pas une famille classique parce que c’est deux enfants de papas différents. Y en a un qui part un week-end sur 2, un mercredi sur 2. Les vacances, les fêtes il faut s’organiser, et à chaque fois pour moi c’est une culpabilité énorme, et entre laisser partir mon fils et laisser ma fille faire seule Noel, enfin seule, sans son frère... Et inversement... Ça a été...ouais...pas classique du tout ! Pour moi la naissance allait poser des choses alors qu’en fait ça fait que les souligner... Alors j’ai beau rappeler à la petite que son frère l’aime, il nous aime, mais qu’on peut pas le priver de voir son papa, qu’il a un lien là-bas et qu’on peut pas lui enlever ça » (Mélanie)

Si Mélanie insiste sur la dimension plus symbolique et les représentations de sa structure familiale, Yoann rend compte en pratique des difficultés que rencontre leur fille en l’absence de son frère : les enfants se sentent « pleinement » frères et sœurs, mais ne cohabitent que par intermittence. La place des deux enfants s’avère encore plus culpabilisatrice lorsque les parents organisent les périodes de fête, souvent perçues comme des moments intenses de réunification familiale. Plusieurs des « déjà-parents » au moment de la recomposition ont souligné les réels calculs organisationnels qu’ils effectuent année après année : anniversaires, fêtes des mères et des pères, sont autant de moments où l’absence de l’un des enfants face à la présence de l’autre est plus durement éprouvée par chacun

CONCLUSION

Si les temps familiaux relèvent de plusieurs ordres — entre pôle symbolique et pôle pratique —, ils constituent d’autant plus un enjeu qu’ils contribuent à forger et à définir les liens de parenté. Or, nous avons pu voir dans quelle mesure ils sont tous re-questionnés et mis à l’épreuve dans les recompositions familiales. Dans l’ensemble du système de relations s’instaurant, il s’agit de vivre « normalement » au quotidien, de se construire une mémoire familiale tout en rendant possible une projection dans un avenir commun. Or, la naissance d’un enfant commun s’inscrit pleinement dans la nécessité éprouvée de ces familles de se créer une histoire et des références communes. Nous avons pu voir toutefois le rôle ambivalent que joue cette naissance dans cette mise en cohérence de temporalités distinctes. Aujourd’hui, avoir un enfant se situe à l’intersection des souhaits de réalisation personnelle, d’aboutissement conjugal et de conformité à certaines normes culturelles (Diasio, 2009) : cela implique donc de réussir à faire se rejoindre temps individuels et conjugaux, tout en composant avec un autre protagoniste, à savoir l’enfant des précédentes unions.

Notre population n’étant pas exhaustive et notre échantillon trop restreint, la comparaison entre les temps de cohabitation des enfants et la circulation de ces derniers n’a pu être systématisée. Or, elle pourrait offrir un réel prolongement d’analyse sur ce qui se joue pour ces familles. Par ailleurs, un suivi de ces familles dans le temps en amont de la naissance et une fois l’enfant commun né offrirait de meilleures clés de compréhension. Une telle méthode éviterait par ailleurs l’ensemble des biais liés à une reconstruction a posteriori et les défauts de mémoire inhérents à cette collecte rétrospective et permettrait d’identifier plus précisément l’effet spécifique joué par la naissance sur l’identité de ces familles.