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Introduction

À la lumière des rôles remplis et des places occupées par les pratiques numériques dans la vie des familles et de leurs individus, il est inévitable qu’une revue comme Enfances Familles Générations (EFG) ouvre ses colonnes à des travaux se penchant sur ces réalités. L’appel à contributions à l’origine de ce dossier thématique, intitulé « Que font les familles à l’ère numérique ? » et lancé au mois de mai 2017, avait raison de débuter en affirmant que « les sociologies de la jeunesse, de la famille et des générations ne peuvent plus faire l’économie de l’étude des usages des technologies socionumériques ». Les recherches dans un domaine crucial, bien qu’un peu trop ignoré, ne doivent pas rester cantonnées à des revues spécialisées en sociologie des techniques et des médias. Il parait essentiel de faire avancer le savoir sociologique sur l’articulation entre pratiques numériques et vie familiale, les négociations conjugales, le lien parent/enfant, les formes de surveillance médiées par ces technologies ou au contraire sur de nouvelles formes d’acquisition de l’autonomie, l’équilibre entre socialisation par les pairs et socialisation familiale, la relation entre usages de ces technologies et rôles sexués au sein des couples et des familles.

La revue EFG avait déjà ouvert ses colonnes à des articles analysant les usages des technologies numériques dans le contexte familial mais c’est la toute première fois qu’un dossier est entièrement consacré à ces questions. Ce dossier est d’autant plus exceptionnel qu’il constitue un espace où se croisent, pleinement et de manière explicite, à la fois des problématisations venues (notamment) de la sociologie de la famille et de la sociologie des technologies. Ce type de croisement n’est pas un simple exercice rhétorique, résultat d’un jeu intellectuel abstrait. Il s’agit d’une réelle nécessité scientifique, tant les vies familiales et privées, les activités des adultes et des enfants, les modalités d’action et d’interaction, sont enchâssées, encastrées, dans des dispositifs technologiques. Comment penser la vie des adolescents sans tenir pleinement compte des tous les « périphériques » comme le téléphone mobile, les applications de réseaux sociaux, les possibilités d’interactions médiées offertes par les ordinateurs, par les tablettes – en un mot, par les écrans ? Et comment ignorer que les enfants séparés de leur famille ou de leurs pairs peuvent maintenir un lien à distance et faire entrer dans leurs échanges des individus qui ne sont pas physiquement présents, par exemple dans les situations des enfants placés au sein d’organismes en charge de la protection de l’enfant ?

Nous parlons bien de recherches croisant les questions traditionnelles de la sociologie de la famille et des générations avec les questions issues de la sociologie des techniques et des médias. En d’autres termes, il ne s’agit pas de se contenter d’examiner les usages des techniques de communication dans le contexte familial sans les resituer précisément dans ce contexte et sans examiner la manière dont la famille est transformée, ni de faire une sociologie de la famille en considérant que les outils de communications ne sont que des éléments du décor ou des produits de consommation. Il est impératif de mêler intimement les questions issues des deux traditions intellectuelles qui restent pourtant trop souvent séparées dans des espaces intellectuels différents – comme nous le montrerons dans la troisième partie de ce texte introductif.

Cette ambition se heurte vite à une première difficulté de nature terminologique et donc conceptuelle – non encore résolue et que le lecteur a peut-être ressenti dans les lignes qui précèdent. Posée brutalement, cette difficulté peut se formuler ainsi : de quoi parle-t-on exactement ? Beaucoup de termes sont utilisées pour désigner les réalités sur lesquelles ce numéro veut porter son regard : usages socionumériques, internet, nouvelles technologies de l’information et de la communication, techniques, écrans, réseaux sociaux, terminaux, connections, web, médias sociaux, mobile, tablette, ordinateur, applications… Cette difficulté n’est pas propre à ce numéro : elle est la conséquence d’une triple réalité. Premièrement la grande diversité des dispositifs regroupés derrière ce qui rend difficile l’identification d’un terme unique et consensuel permettant de tous les désigner ; deuxièmement la grande hétérogénéité des formes d’usages de ces dispositifs qui rend vaine toute tentative de réduction de leur présence à une unique forme d’usage (communication, réseaux sociaux, information, communication synchrone ou non, échanges de textes ou d’images ou de sons…) ; troisièmement, la flexibilité des technologies qui rendent possibles, pour un même objet technique et pour une même application, des significations sociales de l’usage très différents (par exemple, l’usage de Facebook par les adultes des milieux populaires n’est pas celui des jeunes des familles plus favorisées : Pasquier, 2018) .

La littérature sociologique traitant de ces diverses réalités ne fournit pas de réponse unique et claire à cette question terminologique et conceptuelle (Martin et Dagiral, 2016). De quoi parle-t-on exactement ? De tout, serions-nous tentés de répondre. Et même dans ce cas, quel est le terme le plus adéquat pour désigner les pratiques, les dispositifs et leurs usages ? Nous faisons ici le choix qui nous paraît le plus juste : nous parlons « d’écrans connectés » en insistant sur le fait que ces termes incluent aussi bien les smartphones (ou téléphones intelligents), les tablettes, la télévision, les ordinateurs, mais aussi les applications qui s’y déploient, comme celles des médias sociaux, des jeux vidéo, des divertissements, de l’information et de la communication. À nos yeux, ces termes ont un triple mérite : premièrement d’être suffisamment larges pour n’exclure a priori aucun usage ; deuxièmement d’être suffisamment neutres pour n’inclure aucun type d’usage précis (par exemple médias sociaux plutôt que recherche d’information…) ; troisièmement d’être en mesure de désigner tous les outils, accessoires, terminaux, dispositifs techniques (seuls les terminaux vocaux, en cours de diffusion, sont exclus… si on oublie qu’ils sont pilotés et paramétrés à travers des écrans).

Cet article introductif à ce dossier d’EFG est structuré en trois sections. Dans la première section, nous situons ce dossier spécial dans le contexte général des publications consacrées, depuis près de vingt ans, aux thématiques à l’interface des travaux sur la famille et des travaux sur les techniques de communications et l’internet. A travers cette mise en perspective de ce numéro, il s’agit de tracer les évolutions de la production dans ce domaine « la famille à l’ère d’internet », mais aussi la manière dont celui-ci est parfois un point aveugle, en tout cas peu éclairé alors que les questions comme les enjeux ne sont pas minces. Dans les deux sections suivantes, nous mettons en perspective les textes publiés, en soulignant à la fois leur convergence et leur inscription dans des travaux publiés antérieurement : la section 2 est consacrée aux questions relatives aux négociations, aux ajustements ainsi qu’ à tout le travail d’élaboration des pratiques et principes d’usages des technologies dans le cadre familial ; la section 3 se penche sur les interactions des familles et de ses membres avec des acteurs extérieurs investis du pouvoir de l’évaluer et de valider, ou non, la légitimité de l’institution familiale (par exemple les autres individus intervenant dans des forums consacrés au choix du prénom d’un enfant à venir, ou les pouvoirs publics agissant pour protéger les enfants).

Retour sur les travaux sociologiques francophones sur les familles à l’ère d’internet

Ce n’est pas la première fois que la revue EFG ouvre ses colonnes à des travaux analysant des usages des technologies numériques dans le contexte familial. Schématiquement, nous pouvons classer les travaux publiés précédemment en deux grandes catégories. Premièrement, les articles qui en parlent sans en faire un objet important de leur investigation scientifique. La présence de ces technologies dans ces articles résulte simplement du fait que certains auteurs ont parfois rencontré sur leurs terrains et à partir de leurs problématiques de telles techniques, sans pour autant en faire l’objet central ou même une question importante de leur démarche de recherche. Dans ce cas, l’analyse détaillée des usages de ces technologies ne constitue pas l’objet de la recherche et celles-ci apparaissent davantage comme des éléments contextuels, jouant des rôles plus ou moins importants aux yeux des chercheurs, mais jamais interrogés de manière approfondie. Les exemples de tels travaux sont assez nombreux et citons, sans aucune volonté d’exhaustivité, quelques exemples illustrant la diversité des sujets et des situations : un article sur les familles faisant le choix de l’éducation à domicile qui évoque la manière dont les ressources internet peuvent contribuer à trouver des solutions pédagogiques et des espaces de soutien (Brabant et al., 2004) ; l’article de Sylvie Octobre (2006) sur les loisirs culturels des 6-14 ans et donc leurs usages des médias numériques ; une recherche sur l’aide transnationale au sein des familles d’immigrés qualifiés pour lesquelles les possibilités de maintien des contacts à distance grâce aux outils de communication électronique sont évoquées (Baldassar, 2007) ; la recherche de Florence Maillochon (2008) sur l’importance renouvelée des fêtes de noce de mariage, qui sont organisées en faisant parfois appel aux ressources en ligne ; ou encore, une recherche sur les parcours des pères gays qui ont recours à des mères porteuses et qui peuvent maintenir des échanges réguliers avec ces femmes via les technologies de communication (Gross et Mehl, 2011)… Dans tous ces cas, les usages des technologies numériques et de leurs ressources sont identifiés et leurs rôles précisés, ou au moins évoqués. Toutefois, ces travaux n’offrent pas, à proprement parler, une analyse sociologique des technologies et de leurs rôles dans les contextes étudiés. Dans ces cas, ces technologies appartiennent au contexte étudié comme si elles étaient dans le décor, mais elles ne sont pas réellement interrogées ou questionnées.

À côté de cette première catégorie de textes, il existe une seconde catégorie d’articles qui offrent une place centrale ou en tout cas problématisée aux technologies numériques : ils interrogent les usages des technologies en en faisant une dimension importante lors du recueil des données sur le terrain comme lors de l’analyse. Ces articles sont beaucoup plus rares et nous pouvons les évoquer (au moins ceux antérieurs à 2014, soit durant les dix premières années d’existence de la revue EFG) sans trop craindre d’en oublier beaucoup : l’article d’Irène Jonas (2007) sur la transformation des pratiques photographiques familiales avec l’arrivée des appareils numériques, des solutions de stockage information et donc de partage, y compris à travers les sites internet ; l’article de Caroline Legrand (2007) consacré à l’évolution des pratiques de recherche généalogiques, notamment en lien avec les ressources numériques en ligne ; le travail sur les forums internet dédiés aux parents autistes (des Rivières-Pigeon et al., 2012).

Toutefois, à côté de ces articles épars, la revue n’avait jamais eu l’occasion d’ouvrir ses colonnes à un numéro spécial consacré aux technologies numériques et à leur rôle dans les différentes sphères de la vie familiale, de la vie privée, ou de l’enfance. Cela peut paraître étonnant quand on sait l’importance qu’occupent ces technologies dans nos vies familiales et privées (comme professionnelles, publiques, associatives…) comme pour les métiers du travail social (assistance sociale, éducation spécialisée et animation socio-culturelle) qui doivent justement prendre en compte le contexte d’évolution des usages des technologies numériques par les familles et générations. L’étonnement pourrait même s’amplifier si on considère, comme il a été fait pour les principales revues de sociologie en France (Dagiral et Martin, 2017, 10-13), que la revue EFG ne fait pas exception : les articles et a fortiori les numéros spéciaux de revue consacrés à la question de la place et des rôles que jouent les technologies numériques dans les différents espaces sociaux sont rares… exception faite des revues spécialisées dans les travaux de sciences sociales sur ces technologies, leur usages et leurs effets.

Pour expliquer ce qui ressemble à une division du travail ou à un confinement un peu exclusif, plusieurs raisons historiques et institutionnelles peuvent être avancées : sans revenir en détail sur cette question, citons au moins le poids de la tradition de la sociologie durkheimienne qui a toujours été un peu embarrassée dans son traitement sociologique des techniques et des matérialités, ainsi que la constitution intellectuelle et institutionnelle d’une spécialisation sur les questions d’information et de communication qui s’est saisi de l’analyse des technologies numériques (Dagiral et Martin, 2017). Le cas du travail social, comme objet de recherche et comme lieu de production de connaissances, illustre bien ce constat. Le travail social ayant pour particularité de prendre en compte le contexte social (Harper et Dorvil, 2013) pour orienter sa pratique, a peu remis en question sa définition du “social” et de ce fait, maintient dans son angle mort l’environnement naturel (Jochems et al., 2017 ; Dominelli, 2012 ; Coates et Gray, 2011) et les technologies numériques (Latour, 2007).

Inversement, quelle est la place des questions relevant de la famille, de l’enfance et des questions générationnelles dans les revues spécialisées sur les technologies d’information et de communication (TIC) ? D’une certaine manière la situation est symétrique : les familles, les enfants, la vie privée sont des thèmes souvent abordés dans les travaux consacrés en sciences sociales aux TICs. Mais plus rares sont ceux qui croisent réellement les problématiques relevant, par exemple, de la sociologie du couple ou des relations parents-enfants, avec les aspects technologiques liés à la vie des couples ou aux interactions entre parents et enfants. Une réponse plus détaillée, appuyée sur une analyse presque systématique de cette littérature, dépasserait le cadre de cette introduction. Nous pouvons néanmoins considérer qu’une analyse exhaustive de la revue Réseaux, qui offre un aperçu très juste de cette littérature en tant qu’une des principales revues consacrées aux travaux sur les TICs et les médias depuis plusieurs décennies, nous fournit quelques éléments probants de réponses à cette question générale.

Quelle est la place de la famille dans la revue Réseaux ? En 2004, cette revue avait publié un numéro spécial intitulé « L’internet en famille » (Lelong et Martin, 2004). Ce n’était pas la première fois que la revue ouvrait ses pages à des articles traitant des usages des TICs dans le contexte familial : la présence et les usages du téléphone avaient été questionnés à plusieurs reprises (Turner et Wurtzel, 1992 ; Calogirou et André, 1997 ; Segalen, 1999 ; Martin et de Singly, 2000 ; Licoppe et Smoreda, 2000 ; Pasquier, 2001), tout comme l’avait été la télévision (Erhenberg et Chambat, 1987 ; Pasquier, 1995 ; Levy, 1995 ; Bertrand, 1999), ou encore le télétel-minitel (Mallein et al., 1984). La population des enfants et des adolescents (Jouët et Pasquier, 1999), les effets de l’arrivée d’un enfant (Manceron et al., 2002) ou les conséquences d’un déménagement (Mercier et al., 2002) avaient également fait l’objet de travaux spécifiques. Ce numéro Internet en famille publié en 2004 peut être vue comme la marque à la fois symbolique et concrète d’une prise en compte plus complète des problématiques croisant à la fois la sociologie de la famille et de la sociologie des usages des technologies de communication.

L’internet en famille du début des années 2000 n’est toutefois pas la pratique des écrans connectés par les individus de la fin des années 2010. En relisant ce dossier de 2004, il est frappant de constater à quel point des pratiques et des technologies ont évolué. Les adolescents décrits dans certains articles de ce dossier (Metton, 2004 ; Martin, 2004) peuvent utiliser un ordinateur connecté à leur domicile mais ce n’est généralement pas leur propre terminal et il n’est pas installé dans leur chambre : cet ordinateur est souvent partagé ; ils n’en ont pas le monopole ; ils n’ont pas toujours de session personnelle ; et l’accès à l’ordinateur est assez souvent contrôlé par les adultes. Une des questions est celle du « statut » de l’ordinateur : est-il familial, parental, individuel ? En outre, est-il un terminal de travail, de communication ou de jeu ? En cette fin des années 2010, les enjeux sont bien différents, notamment en raison du fréquent équipement en téléphone mobile connecté et individuel chez les adolescents. Une autre différence notable est l’absence de ce que nous désignons comme les réseaux sociaux (Facebook par exemple) : le partage de photos ou d’informations en ligne se fait à travers de quelques sites internet familiaux, qui nécessitent des compétences informatiques relativement poussées par celui qui l’administre et qui centrale sa gestion (Carmagnat et al., 2004). D’autres analyses de 2004 semblent constituer les prémisses des évolutions futures, à l’origine de questions devenues universelles : l’arrivée des ordinateurs connectés au domicile familial rend progressivement possible des formes et des types de sociabilité qui ne sont plus partagées, et qui posent la question de l’ouverture de la famille sur l’extérieur (Pharabod, 2004).

Près de quinze ans après ce numéro de la revue Réseaux, revue spécialisée dans la communication et les technologies, la revue EFG, revue interdisciplinaire consacrée aux familles contemporaines, publie un numéro spécial consacré aux usages des écrans connectés dans les familles. Les familles et les individus les composant ont probablement changé au cours de cette quinzaine d’années, au moins parce que les dispositifs de connexion, de communication, d’information et d’interactions ont connu d’importantes évolutions et se sont très largement répandu. Quinze ans, c’est une longue durée pour les évolutions technologies contemporaines. Par conséquent, les raisons qui motivaient l’existence de ce dossier spécial « L’internet en famille » n’ont fait que se renforcer : les outils numériques et les écrans connectés sont encore davantage présents aujourd’hui dans les familles, au sein même des chambres des enfants et parfois dans les lieux les plus privés (comme les lits).

Venons-en à la présentation du contenu concret de ce dossier spécial d’EFG.

Les usages des écrans connectés et leurs négociations en famille

Une première série de textes de ce numéro thématique s’intéresse aux discours sur les usages des écrans connectés dans les familles, qui sont porteurs de représentations autour des notions de normalité, de conformité, d’excès et de dangers. Ces articles restituent avec finesse les pratiques quotidiennes de négociations qui entourent ces usages, les préoccupations qui les guident et en filigrane, les dynamiques relationnelles qui les sous-tendent. En effet, comme mentionné en introduction, les usages des écrans connectés sont aujourd’hui intégrés dans des contextes sociaux, identitaires et familiaux qui les précédent et les dépassent. Ils viennent se greffer à une réalité dont ils sont à la fois le reflet et l’un des rouages.

Ces articles présentent chacun un travail d’immersion dans l’intimité familiale, révélant les tensions et les contradictions mises à jour par la présence et l’usage des écrans. Cet usage vient clairement questionner voire bousculer le lien familial dans une période déjà mouvementée de ce point de vue : l’adolescence. Les articles de Florence Millerand, Christine Thoër, Nina Duque et Joseph Lévy ; de Barbara Fontar, Agnès Grimault-Leprince et Mickaël Le Mentec et de Nathalie Dupin problématisent en effet les pratiques numériques d’une population juvénile ou adolescente, entre 11 et 25 ans. L’article de Bénédicte Harvard Duclos et Dominique Pasquier concerne un spectre très large d’enfants et de jeunes, puisqu’elles ont donné la parole à des mères de famille âgées entre 30 et 60 ans.

Il est important de situer qui parle dans les discours rapportés par les analyses de ces enquêtes, et des usages de qui ? Cette prise en compte des expériences des enfants et des familles dans les activités scientifiques étant d’autant plus importante pour « les inscrire à part entière dans la mesure [d’intervention sociale] » - ce que l’on appelle aussi les plans d’intervention- comme le soulignent Emilie Potin, Gaël Henaff, Hélène Trellu et François Sorin.

L’enquête de Florence Millerand et al. porte sur les pratiques de divertissement connecté au sein des foyers québécois, du point de vue de la population juvénile, tout comme celle de Nathalie Dupin qui a essentiellement rencontré en entretiens des jeunes du collège et du lycée français. L’article de Barbara Fontar et al. et celui de Bénédicte Harvard Duclos et Dominique Pasquier sont plus spécifiquement axés sur les représentations et les pratiques d’encadrement des parents vis-à-vis des usages des écrans connectés, ainsi que sur les inquiétudes, les perceptions et les jugements sur lesquelles elles reposent. Premier constat, il s’agit dans les deux cas d’enquêtes qui récoltent en majorité, voire exclusivement, la parole des mères. C’est un fait problématisé par Bénédicte Harvard Duclos et Dominique Pasquier qui n’ont rencontré que des femmes dans leur enquête. En revanche, l’article de Barbara Fontar et al. ainsi que celui de Nathalie Dupin restituent très majoritairement des extraits d’entretiens effectués avec des mères (un seul père s’exprime par article). Il semblerait par conséquent que la gestion familiale des écrans connectés soit avant tout une affaire de femmes, soit parce que cette question les préoccupe davantage que les pères, soit parce qu’elles en assument la charge d’encadrement au jour le jour.

Deuxième constat, les usages problématisés dans ces quatre articles sont exclusivement des usages juvéniles. La manière dont les parents eux-mêmes utilisent leurs écrans au quotidien n’est pas présente dans les discours, en dehors des pratiques familiales partagées comme regarder un film en famille sur Netflix (Millerand et al.). En résumé, ce premier axe de contributions traite du regard que les mères et leurs adolescents et adolescentes portent sur les usages juvéniles des écrans connectés.

Pour saisir la portée commune des résultats présentés, il nous faut les situer dans le contexte de la socialisation adolescente. À cette période de la vie, deux forces socialisatrices sont en interaction et parfois en tension : celle exercée par la famille et celle exercée par les pairs (Balleys, 2015). Si les parents sont les premiers agents de socialisation pour l’enfant, l’un des grands enjeux identitaires de l’adolescence est de prouver, à soi-même et aux autres, que l’on est capable de se reconnaître dans et d’être reconnu par d’autres instances que les membres de sa famille (Balleys, 2017b). La notion d’autrui significatifs (Berger et Luckman, 1991) est très utile pour problématiser ce double besoin de reconnaissance sociale qui caractérise la socialisation adolescente. Le rôle de l’autrui significatif est triple : donner du sens au monde, incarner un modèle identitaire et reconnaître l’enfant en tant qu’individu, c’est-à-dire lui transmettre le sentiment de sa valeur. En grandissant, l’enfant va progressivement avoir besoin d’investir des figures d’identification et de légitimation de soi qui sortent de la sphère familiale. Pour s’affirmer en tant qu’individu et acquérir une forme d’autonomie, les adolescentes et adolescents vont être en quête d’autrui significatifs choisis et conquis que représentent les pairs – amis et premiers partenaires amoureux -, et non plus donnés comme le sont les membres de la famille (Balleys, 2015).

Cette quête d’autonomie entreprise par le lien et la référence aux pairs est mentionnée dans les articles de toutes les auteures. Les écrans connectés sont mobilisés comme des facilitateurs voire des accélérateurs de ces logiques de distanciation car ils permettent de s’approprier la culture juvénile depuis l’intimité de la chambre, de manière totalement individualisée, c’est-à-dire déconnectée du contexte familial. Le téléphone portable, c’est-à-dire majoritairement le smartphone, est plusieurs fois mentionné comme une étape du processus de transition de l’enfance à l’adolescence, un « rite contemporain de passage » qui accompagne l’entrée au collège, en particulier pour les jeunes vivants à la campagne (Dupin). Selon ce même article cette différence entre milieu urbain ou rural pourrait s’expliquer par la plus grande distance géographique séparant les enfants de leurs parents pendant les journées scolaires ainsi que par « la desserte limitée en transports en commun » des régions isolées.

L’équipement des enfants en téléphones portables s’effectue donc au croisement de deux préoccupations : celle, sécuritaire, des parents qui veulent pouvoir communiquer avec leurs enfants à distance (Harvard Duclos et Pasquier ; Fontar et al. ; Dupin) et celles des adolescents et adolescentes qui souhaitent pouvoir communiquer avec leurs pairs à distance (Dupin ; Millerand et al.).

Comme le montre le texte de Millerand et al., toutes les pratiques juvéniles de consommation médiatique et culturelle s’inscrivent dans une logique collective et dialogique. Les entretiens avec les adolescents et adolescentes en particulier ont permis de saisir « l’importance de partager sa pratique avec ses pairs » pour ne pas être « hors-jeu ». Il y a donc un enjeu de sociabilité à connaître les contenus médiatiques en vogue, ce qui en soi n’est pas nouveau, et à posséder les outils numériques qui y donnent aujourd’hui accès. Cette préoccupation est d’ailleurs partagée par les parents, en particulier ceux des classes populaires, qui ont bien conscience de la nécessité des équipements et des usages pour participer à la sociabilité juvénile. Bénédicte Duclos et Dominique Pasquier parlent de « devoir de connexion » ressenti par les familles, qui vont donner accès à leurs enfants aux écrans connectés dans un « souci de normalité ». À ce titre, les mères de milieux populaires rencontrées sont peut-être encore plus en difficultés pour résister à la pression du groupe des pairs que d’autres mères. La peur de l’exclusion par les pairs engendre un dilemme puisque ne pas autoriser ses enfants à s’approprier les écrans génère une crainte d’isolement social, mais une fois les jeunes équipés, ce sont leurs usages (et les projections qu’ils engendrent) qui deviennent sources d’inquiétude.

La seule réponse possible passe par le type d’encadrement et de régulation que les parents mettent en place autour des pratiques de leurs enfants. Or, tous les articles qui abordent la question des usages juvéniles des écrans connectés restituent la difficulté pour les parents de fixer et de conserver un contexte d’usage qui leur donne satisfaction. Ce constat est commun aux enquêtes qui donnent la parole aux parents et à celles qui donnent la parole aux jeunes. Les premières relatent en effet le sentiment de désarroi vécu par de nombreux parents, fatigués de lutter sans relâche pour que les règles établies soient respectées, qui finissent soit par « adopter un laissez-faire », « de guerre lasse » (Fontar et al.), soit par avouer « se faire rouler dans la farine » (Harvard Duclos et Pasquier). Les secondes rapportent les récits de transgression des jeunes, qui saisissent l’opportunité d’affirmer leur individualité et leur autonomie par le non-respect des règles établies : « ils essaient mais ils ne peuvent pas ! » raconte par exemple une jeune fille interrogée par Florence Millerand et al. à propos des tentatives infructueuses de ses parents pour encadrer ses pratiques de visionnement connecté. De la même manière, Barbara Fontar et al. relatent les propos d’un jeune garçon qui s’octroie « des marges d’autonomie » vis-à-vis des règles fixées par ses parents.

L’article de Nathalie Dupin montre toute la complexité de ces négociations constantes et parfois conflictuelles entre de jeunes adolescents qui entreprennent de « convaincre » leurs parents de la nécessité d’être équipés d’un téléphone portable, par exemple, travail parfois de longue haleine, et des parents qui sont pris dans une double inquiétude contradictoire : celle liée au non-équipement source potentielle d’exclusion et celle liée à l’équipement, source d’excès et de dangers potentiels. Il est clair que tous ces actes de négociation et de résistance inscrits dans le quotidien des familles contemporaines sont à situer dans le contexte du processus de la socialisation juvénile, dont la finalité est l’émancipation de soi. Il n’est donc pas étonnant que les usages des écrans connectés soient l’objet d’une lutte, qui place les familles « sous tension » (Harvard Duclos et Pasquier).

Les tensions entre le « nous » familial et le « je » adolescent

Cette difficulté à circonscrire les usages des écrans connectés est fortement corrélée à leur « pouvoir d’individualisation » (Harvard Duclos et Pasquier ; Millerand et al.), c’est-à-dire à l’opportunité de choisir et de pratiquer seuls les activités médiatiques, autrefois circonscrites à des contextes et des contraintes aujourd’hui caduques (téléphone et télévision fixes, programmes en directs et limités). Les adolescents et adolescentes expriment en entretien le besoin et le plaisir de se retrouver seul dans l’intimité de leur chambre, « dans sa bulle » (Millerand et al.) où l’écran connecté devient le support d’un temps à soi. Il est intéressant de noter que Bénédicte Harvard Duclos et Dominique Pasquier font un constat similaire à partir des entretiens effectués avec certaines des mères rencontrées dans leur enquête, qui elles-mêmes expriment un besoin de « ne pas être dérangées » lorsqu’elles sont « dans » leurs jeux. Cette capacité de l’outil à happer l’attention de l’usager en le plaçant « dans » un contexte intime et non disponible entre évidemment en tension avec la définition et l’existence du « nous » familial.

La répartition et l’appropriation des outils numériques posent de nouveaux défis à la construction d’un « être ensemble » familial contemporain : « dans la formation de l’être ensemble, chacun est reconnu dans ses spécificités individuelles tout en contribuant à la création d’une convivialité familiale. Chaque individu doit alternativement se sentir lié aux autres comme membre du groupe et se sentir reconnu comme personne, c’est-à-dire comme ayant une autre vie ailleurs » (de Singly et Ramos, 2010 :17). Ces négociations entre le « nous » familial et le « soi » individuel sont fragiles et constamment sujettes à des besoins d’ajustements, a fortiori au moment de l’entrée dans l’adolescence, où comme nous l’avons mentionné le besoin de reconnaissance sociale se déplace progressivement vers la référence des pairs. Plus l’équipement numérique s’individualise au sein d’une famille, plus les temps partagés risquent de se trouver fragilisés, voire menacés (Pharabod, 2004 : 99).

Comment ce dilemme est-il pris en charge par les familles rencontrées dans les enquêtes de notre numéro thématique ? La réponse est la même des deux côtés de l’Atlantique : par la multiplication et la routinisation des usages individualisés en « co-présence » (Harvard Duclos et Pasquier). Le principe est que chaque membre de la famille consulte son propre appareil, tablette ou téléphone, mais en présence des autres membres de la famille, par exemple sur le canapé du salon. Souvent, la télévision est allumée et participe au sentiment d’être rassemblés. Ainsi, plusieurs articles évoquent ce type d’usage des écrans connectés, à la fois individuel et collectif. Florence Millerand et al. parlent de « pratiques de co-visionnement » qui permettent de conjuguer goûts personnels et « volonté de partager un même espace familial ». Les moments de visionnement partagé n’allant plus de soi, ils sont désormais planifiés comme des rendez-vous qui deviennent des rituels et ce faisant « contribuent à structurer la vie familiale » (Millerand et al.). Le film Netflix du dimanche soir par exemple, choisi de manière à correspondre aux goûts et aux âges de chaque membre de la famille, est investi comme « une occasion de se retrouver » (ibid) collectivement et physiquement, autour d’une même activité.

Les usages individuels, mais en co-présence physique, sont aussi un moyen de rassurer certains parents qui veulent avoir accès aux contenus consultés par leurs enfants. Il y a donc deux raisons qui guident l’interdiction ou pour le moins la limitation des usages dans des espaces privés comme la chambre : la peur de voir son enfant s’isoler et se couper des liens familiaux (Dupin) et la crainte qu’il ait accès à des contenus jugés inappropriés (Fontar et al.).

Dans ce contexte, les usages des écrans connectés entretiennent une relation paradoxale avec l’acquisition de l’autonomie juvénile : d’un côté ils encouragent des modes d’appropriation très individualisés et donc finalement autonomes et potentiellement émancipateurs, de l’autre ils permettent aux adultes d’exercer une nouvelle forme de surveillance, parfois constante, sur les pratiques sociales et culturelles de leurs enfants : « Certains parents n’hésitent pas à se montrer très interventionnistes pour protéger leur enfant », en leur faisant supprimer certains comptes de leur profil sur les réseaux sociaux par exemple (Fontar et al.). Cette notion de protection étant évidemment arbitraire et construite sur une certaine perception du danger. Tous les articles mentionnent par ailleurs que la décision d’équiper les enfants en smartphone répond notamment à un besoin de réassurance chez les parents. C’est donc le même outil qui à la fois rassure et inquiète.

En résumé, les écrans connectés et leurs usages étant aujourd’hui intégrés à la vie familiale, on ne saurait en comprendre le sens sans les situer dans le contexte des processus de la socialisation contemporaine. Les usages des écrans connectés, en particulier des smartphones qui sont les objets individualisés par excellence, s’inscrivent dans des dynamiques sociales et relationnelles dont ils sont successivement le miroir et le moteur. Ces pratiques individuelles s’inscrivent dans des logiques collectives et permettent parfois de faire le lien entre des instances de socialisation parfois en tension, comme peuvent l’être les pairs et la famille. Consulter son fil Instagram sur son smartphone confortablement installé sur le canapé du salon, avec une émission de télévision en trame de fond, que l’on commente à l’occasion avec sa mère qui fait du repassage, peut en effet constituer une manière de concilier le « nous » familial » et le « je » adolescent, affilié au « nous » du groupe de pairs (Balleys, 2015). Ce qu’observent Bénédicte Harvard Duclos et Dominique Pasquier sur leur terrain d’observation ethnographique : « internet n’a pas qu’un potentiel centrifuge dans la famille. En autorisant la possibilité de sortir virtuellement du foyer tout en y restant physiquement, il peut paradoxalement donner un contenu fort aux liens familiaux et se couler dans des modes de vie assez traditionnels des classes populaires. Les enfants sont en effet potentiellement moins happés en dehors du foyer ».

Comme mentionné ci-dessus, il est légitime de se demander si le véritable bouleversement contemporain ne serait pas un repli sur le foyer, en particulier chez les jeunes. C’est un constat que Florence Millerand et al. évoquent dans leur article, en référence aux travaux de Sonia Livingstone (2002) : « le divertissement connecté semble s’inscrire dans une tendance sociale de fond qui se traduit par une plus grande présence des enfants au sein du foyer familial qui seraient moins enclins alors à investir des espaces extérieurs, mais resteraient confinés dans leur chambre ». Or, si les jeunes sont aujourd’hui « moins happés » et « moins enclins » à sortir pour vivre leur sociabilité, c’est aussi parce qu’ils ont été peu socialisés à expérimenter leurs liberté et autonomie de mouvement. Plusieurs enquêtes ont en effet montré que la population juvénile est moins autorisée à occuper l’espace public, en particulier collectivement, et est aujourd’hui confinée dans des espaces qui leur sont spécialement dédiés (skate parcs) ou dirigés vers les centres commerciaux (Crowhurst, 2000 ; Vanderbeck et Johnson, 2000). Ces enquêtes datant d’une période antérieure à l’avènement des écrans connectés portables, il est clair que cette tendance lui précède. Néanmoins, les articles de ce numéro thématique montrent bien qu’il y a un lien étroit entre besoin parental de réassurance, surveillance des déplacements des jeunes et équipement précoce en téléphone portable (Harvard Duclos et Pasquier, Dupin, Fontar et al.). C’est particulièrement vrai au sein des familles vivant en milieu rural, du fait de la distance géographique et du réseau plus faible de transports en commun, comme mentionné précédemment (Dupin).

Les outils numériques entretiennent donc une relation paradoxale avec l’acquisition de l’autonomie juvénile : ils permettent d’entrer en contact avec n’importe qui depuis l’intimité du foyer familial, mais exigent également une hyper-connectivité qui empêche la liberté de mouvement d’avant, où aucun contrôle n’était possible une fois les enfants dehors, en particulier hors village où les fenêtres ont des yeux, c’est-à-dire en ville, dans la forêt ou en rase campagne (Balleys, 2017a ; Lachance, 2014).

Il est néanmoins troublant de constater que ce contrôle « tend à perdurer auprès de l’enfant grandissant » (Fontar et al.), les parents (surtout les mères) continuant à demander continuellement des nouvelles à leurs enfants lorsqu’ils sortent de la maison « juste pour savoir si tout va bien » (ibid). Selon Bénédicte Harvard Duclos et Dominique Pasquier, cet alliage entre volonté de protection et injonction à la transparence est spécifique aux classes populaires : » le fait que la pratique puisse continuer avec des enfants adultes laisse penser qu’il s’agit aussi d’une morale familiale. Les femmes étudiées par Wilmott et Young (1957) connaissaient tout de la vie de leurs filles mariées jusqu’au menu de leur dîner. » Ainsi, la question du milieu social, urbain ou rural, rejoint la question de la catégorie sociale à laquelle les familles appartiennent, et le rôle que celle-ci joue dans les modes de négociation et de régulation des usages des écrans connectés. C’est l’objet de notre prochaine interrogation : la fracture numérique rejoint-elle (encore) la fracture sociale ?

Fractures numériques : sociale, générationnelle et symbolique

Les adolescents et adolescentes des classes populaires n’ont pas moins accès aux écrans connectés et donc à Internet que les jeunes issus des classes favorisées. Au contraire : « Les chambres des adolescents de milieu populaire sont plus souvent équipées en ordinateur portable, console de jeux et télévision. Ces adolescents possèdent également plus souvent un smartphone » (Fontar et al.). Ainsi, le coût des appareils et des abonnements, comparativement plus élevés dans les familles modestes, ne constituent pas un frein à leur acquisition, comme le montre l’article de Nathalie Dupin.

L’article de Bénédicte Harvard Duclos et Dominique Pasquier rend également compte de la précocité de l’équipement des très jeunes enfants des milieux populaires en tablette, et l’admiration que suscite la facilité avec laquelle les tout-petits s’approprient ces outils. L’équipement des enfants en écrans connectés rejoint également, dans les milieux populaires, un souci d’offrir aux enfants les meilleures chances scolaires possibles : « l’argument scolaire est sans doute particulièrement ancré dans les familles populaires » (Harvard Duclos et Pasquier).

Or, avoir accès aux écrans connectés ne signifie pas acquérir des compétences numériques. Dans un article paru dans Les cahiers du numérique, Périne Brotcorne et Gérard Valenduc parlent de « compétences stratégiques » qui désignent « l’aptitude à utiliser l’information de manière proactive, à lui donner du sens dans son propre cadre de vie et à prendre des décisions en vue d’agir sur son environnement professionnel et personnel » (2009, p. 54). Ils proposent ainsi de parler « d’inégalités numériques (au pluriel) plutôt que de fracture (au singulier) » (ibid., p. 65). Ce postulat rejoint celui émis par Fabien Granjon, lorsqu’il affirme : « Avoir accès à des ressources informatiques ne signifie pas savoir ou pouvoir en tirer profit. » (2011, p. 68.)

Dans un travail sur les usages numériques d’une population de jeunes adultes âgés de 18 à 26 ans, Eszter Hargittai et Amanda Hinnant (2008) ont ainsi montré que ce n’est plus l’accès à Internet qui est un facteur d’inégalités entre individus, mais les manières dont cet accès est mobilisé et transformé en ressources sociales et économiques. La question n’est donc pas de savoir si les jeunes sont utilisateurs ou non et à quelle fréquence, mais bien plutôt de connaître leurs pratiques et la manière dont celles-ci entrent en relation avec d’autres champs de compétences et de ressources.

Comment la socialisation familiale interagit-elle avec les compétences numériques des jeunes, puisque la question de l’accès est presque définitivement résolue ? Premier fait : comme c’est le cas pour d’autres pratiques culturelles (Pasquier, 1999 ; de Singly, 2006 ; Mardon, 2010), les usages des écrans connectés sont moins encadrés dans les familles populaires que dans les familles socialement favorisées (Fontar et al.). Cette plus grande latitude dans l’encadrement des accès et des usages n’est pas à interpréter comme un désengagement de la part des familles populaires. Le souci d’éviter des usages excessifs est par exemple partagé par toutes les mères, comme le soulignent Bénédicte Harvard Duclos et Dominique Pasquier : « Quels que soient les milieux sociaux, des règles sont énoncées, tentent d’être mises en œuvre avec plus ou moins d’efficacité - pas de portable à table, remise de la tablette au coucher, etc. et il n’y a pas plus de démission parentale dans ces milieux sociaux qu’ailleurs ». Ce constat fait ainsi l’objet d’un consensus entre les auteures de ce numéro thématique : « Les parents souhaitent un équilibre entre des pratiques numériques et d’autres pratiques de loisirs qu’ils légitiment davantage, quel que soit le milieu social » (Fontar et al.).

Cependant, si les préoccupations sont communes, les moyens pour les empoigner et les circonscrire diffèrent. Par exemple, les mères célibataires qui travaillent en dehors des horaires scolaires ne peuvent exercer sur leurs enfants la surveillance souhaitée (Fontar et al.). L’article de Nathalie Dupin suggère que les règles sont d’autant plus facilement respectées qu’elles le sont par tous les membres de la famille. Le fait que les parents des classes populaires sont souvent eux-mêmes de grands usagers des écrans connectés, que ce soit la télévision, Facebook (Dupin) ou les jeux pour smartphone comme « candy crush » (Harvard Duclos et Pasquier), rend leurs tentatives de limitation du temps d’usage chez leurs enfants plus difficile à faire accepter.

En résumé, les risques d’usages excessifs sont plus présents dans les familles populaires du fait de la moins grande disponibilité des parents au domicile et de la croyance qu’un équipement précoce est un atout social et scolaire, gage de conformité et d’intégration. Or, ces croyances sont fausses car elles confondent usages des écrans connectés et compétences numériques.

Contrairement à une croyance largement répandue, les enfants n’ont pas forcément davantage de compétences numériques que leurs parents. Ces compétences ne sont en effet ni « innées » ni caractéristiques d’une population née dans les années 2000. La sociologue britannique Sonia Livingstone a ainsi démontré que les jeunes de 9 à 19 ans ont beaucoup de difficultés à évaluer les contenus consultés sur Internet. Ils ne savent ni les classer ni trouver leur source (Livingstone et Bober, 2008). Aussi, ce n’est pas parce qu’un enfant a de la facilité à s’approprier les modalités de manipulation d’une tablette ou à utiliser les fonctionnalités de son smartphone que ce jeune possède les compétences nécessaires à la compréhension et à l’appropriation des techniques comme des contenus informationnels auxquels il ou elle a accès. Aujourd’hui, un grand nombre de jeunes pensent que tous les résultats trouvés en tête de liste d’une recherche sur Google sont « vrais » (boyd, 2014, p. 183). Ils et elles n’ont aucune connaissance de la logique des algorithmes et imaginent qu’une personne vérifie chaque lien figurant sur Google (Balleys, 2017a).

En faisant la synthèse des articles de ce numéro traitant spécifiquement des négociations et des interactions qui ont lieu dans l’intimité familiale, on observe que la fracture numérique rejoint d’autres fractures : générationnelle et symbolique (comme démontré par ailleurs : Granjon, 2011b). Les jeunes rencontrés par Florence Millerand et al. parlent du désintérêt que leurs parents témoignent vis-à-vis des pratiques de visionnement connecté de leurs ados. Les auteures révèlent que les parents ont souvent un discours dénigrant vis-à-vis des contenus médiatiques qui plaisent à leurs enfants : « qui ne comprennent pas toujours leurs goûts ou critiquent le temps passé devant les écrans ». L’incompréhension, voire le dénigrement, avec lesquels certains parents traitent les pratiques médiatiques de leurs enfants sont particulièrement prégnants dans les familles de milieu favorisé (Fontar et al.). Ce constat n’est pas nouveau. Les mères issues des classes supérieures ont depuis longtemps exprimé leur désarroi face aux choix culturels de leurs enfants, souvent très éloignés de leurs propres références, alors que les mères des classes populaires partagent davantage les goûts médiatiques de leurs enfants (Pasquier, 1999), où en tout cas témoignent d’une plus grande bienveillance à leur égard. On peut émettre l’hypothèse que cette bienveillance est aussi corrélée à la question de l’âge des parents.

En effet, comme le rappellent Bénédicte Harvard Duclos et Dominique Pasquier, les parents des classes populaires ont des enfants sensiblement plus tôt que les familles des classes aisées, qui ont souvent effectués de longs parcours de formation et de carrière avant de fonder une famille. Des parents jeunes seraient-ils enclins à porter un regard moins jugeant sur les usages des écrans connectés de leurs enfants car ils seraient moins éloignés de la culture numérique ? Les résultats présentés par Nathalie Dupin et Barbara Fontar et al. corroborent cette hypothèse en partie, puisqu’il apparaît que « le jugement porté par les parents sur les pratiques numériques de leurs enfants est très lié à la place occupée par le numérique dans leurs propres pratiques culturelles ».

Il ressort de ces contributions que les usages des écrans connectés des jeunes sont corrélés à ceux de leurs parents : « J’ai observé que les adolescents déclarant des usages très modérés de leurs smartphones et des réseaux sociaux avaient généralement des parents peu, voire pas du tout, usagers des réseaux sociaux » alors que « les lycéens ayant des parents très connectés et férus de nouvelles technologies déclarent généralement des usages d’Internet et de réseaux sociaux plus importants » (Dupin). Aussi, il existe des familles de petits usagers et des familles de grands usagers des écrans connectés. Le capital culturel des parents semble jouer un rôle prédominant dans cette distinction. En effet, comme le notent Barbara Fontar et al., plus les parents sont diplômés, plus ils considèrent Internet comme une « perte de temps ».

En conclusion, on peut faire le constat d’une fracture symbolique entre les différentes manières d’utiliser et d’appréhender les écrans connectés dans les familles aujourd’hui, entre des parents « experts » qui « sont en capacité de mettre à distance les normes d’usages numériques juvéniles et de porter sur elles un regard compréhensif et critique » (Fontar et al.) et des parents « méfiants » car eux-mêmes peu usagers, peu compétents ou tout simplement peu intéressés. Cette fracture symbolique ne se confond pas avec la fracture sociale, puisque ce sont souvent les parents très dotés scolairement qui se montrent les plus jugeants et dénigrants vis-à-vis de la culture jeune, qui s’exprime et se partage aujourd’hui via les écrans connectés.

Les négociations des pratiques numériques entre les familles et les publics, institutionnel et médiatique

Nous proposons de sortir des modes de régulation et de négociation internes à la famille pour envisager la manière dont les pratiques numériques sont mobilisées par celle-ci dans ces relations avec divers publics, institutionnel et médiatique. Nous quittons donc la cellule familiale pour aborder les modalités d’interaction de ses membres avec des acteurs investis du pouvoir d’évaluer et de valider, ou non, sa légitimité en tant que famille. Les trois articles que nous faisons dialoguer dans ce second point traitent de thématiques a priori très éloignées : Laurence Charton et Catherine de Pierrepont analysent les «prescriptions» et les «normativités» qui entourent les discussions sur les forums dédiés au choix du prénom d’un enfant à venir ; Chantal Bayard révèle les significations de la mise en scène de l’allaitement par des femmes célèbres sur Instagram et enfin, Émilie Potin, Gaël Henaff, Hélène Trellu et François Sorin explorent les pratiques numériques de familles d’enfants placés, ainsi que la régulation des échanges imposées par les juges chargés de fixer le cadre de la relation parent-enfant.

Les cadres de négociation des normes entourant les pratiques numériques sont donc distincts. Dans les trois contextes cependant, la famille est face à un public, imposé ou choisi, auprès duquel il s’agit de se présenter, au sens goffmanien du terme (1959), et d’obtenir une forme de validation : informelle comme le choix d’un prénom par un public d’internautes, ou formelle comme un droit de correspondance numérique. Les pratiques numériques participent à cette performance, c’est-à-dire au travail de mise en scène et de négociation de l’identité familiale.

La question posée ici est la suivante : quels éléments de connaissance et de compréhension les contributions de ce numéro thématique nous apportent sur la manière de «faire famille» via les pratiques numériques, face à des publics porteurs de normes sociales et institutionnelles ?

«Faire famille» en mobilisant les écrans connectés

Dans les trois articles qui nous occupent, les écrans connectés constituent des ressources dans le travail identitaire et social qui façonne l’entité que représente la famille. Qu’est-ce qui donne vie et corps à la famille ? Quelles pratiques sociales lui attribuent de la visibilité, de la valeur, de la légitimité ?

Premièrement, les pratiques numériques permettent de créer une image familiale plus maîtrisée que dans la réalité des interactions quotidiennes. La médiation de l’écran offre un temps de réflexion et une technologie de gestion des impressions produites sur les interlocuteurs (Goffman, 1959) qui n’existent pas dans l’immédiateté des interactions en face-à-face (Schwarz, 2011 ; Lachance, 2013). Poster une image d’allaitement sur Instagram par exemple, comme le démontre Chantal Bayard, est le fruit d’un travail de mise en scène visant à offrir une image idéalisée de soi, proposant un certain «modèle» de la maternité : «Des modèles de mères performantes qui allaitent leurs enfants sans difficulté apparente, qui concilient travail et famille aisément et qui présentent une apparence physique soignée et un corps exempt de toutes traces de maternité». Les résultats de cette enquête montrent qu’Instagram est saisi comme véhicule de «deux idéaux» : « celui de la famille, complice et heureuse, et celui d’un allaitement qui se déroule aisément ». Dans ce contexte, la construction d’une image idéalisée de soi à travers la mise en scène de la famille comme entité épanouissante sert des fins avant tout mercantiles. Il s’agit pour les stars qui constituent le corpus de cette enquête de développer leur communauté de fans et se faisant d’engranger des revenus publicitaires, notamment via les placements de produits présents dans ces clichés.

L’enjeu de «faire famille» est dans ce cas corrélé à des objectifs (auto) promotionnels mobilisant les réseaux sociaux. L’expérience intime que représente l’allaitement, partagée par beaucoup de femmes, est saisie comme support d’identification grâce à un discours construit autour «d’un sentiment de proximité» (Bayard). Mais le miroir tendu aux internautes ne reflète pas les coulisses de cette représentation de la maternité, à savoir des dispositions bien particulières : «En dépit de la volonté des célébrités de se présenter comme des « mères comme les autres », elles performent une maternité qui nécessite des ressources financières pour maintenir leur mode de vie et le travail du corps (entraîneur, personnel de soutien, etc.) et donc accessible à des femmes privilégiées économiquement et socialement».

Les écrans connectés peuvent également être saisis comme un moyen de prendre de la distance avec l’entourage proche, en trouvant d’autres références sur ce qu’est (ou devrait être) la famille, en la situant différemment socialement. Laurence Charton et Catherine de Pierrepont nous proposent une analyse des échanges ayant lieu sur le forum Doctisssimo autour du processus de prénomination d’un enfant à venir. Il s’agit ici d’interagir avec une communauté d’internautes de manière anonyme, hors du cercle familial proche : «Quand les parents pensent avoir trouvé le prénom qu’ils veulent donner à leur enfant, certaines futures mères ressentent le besoin d’obtenir l’avis de tiers sur ce prénom plutôt que de proches pour éviter une remise en question de leur choix de prénom.» Cette quête d’interlocuteurs détachés des enjeux affectifs liés à l’entourage familial dénote selon les auteures d’une «volonté du couple à affirmer leur rôle dans le choix de prénom pour leur (futur) enfant», dans le souci de construire ou préserver “un jardin secret” (Charton et de Pierrepont). Cette démarche est donc à comprendre dans un processus de quête d’autonomie mais aussi de distanciation avec «les contingences d’autrefois» où le choix d’un prénom était une affaire familiale. En se référant à des interlocuteurs considérés comme «des pairs», les parents (les mères surtout), s’approprient leur destin familial et donc leur manière de «faire famille».

Enfin, dans le contexte bien différent de la communication médiatisée entre membres d’une même famille, séparés par des mesures légales de placement, les pratiques numériques offrent de nouvelles opportunités de « faire famille » en nourrissant des liens à distance. Premièrement, les pratiques numériques permettent aux familles de négocier « la juste proximité » entre des individus dont les relations sont fragilisées : écrire un sms pour signifier son attachement, laisser un message vocal ou aimer une publication sur les réseaux sociaux n'ont pas la même implication relationnelle. « Dans l’interaction des interfaces numériques, certains outils offrent la possibilité de suivre les évènements d’un côté ou de l’autre sans alerter sur sa présence et sans être vu” (Potin et al.). La temporalité des échanges est ainsi mieux maîtrisée et permet à chacun de se positionner et de «faire famille/fratrie à distance». Deuxièmement, les pratiques numériques permettent de maintenir voire de recréer des liens familiaux à distance, et se faisant offre à ses membres la possibilité de «s’inscrire dans une histoire qui permet de se situer» et ainsi de construire un sentiment d’appartenance. On retrouve ici deux préoccupations présentes dans les deux autres contributions, à savoir la mobilisation des pratiques numériques à des fins d’identification sociale et identitaire. «Faire famille» est le résultat d’une pratique sociale, qui s’expérimente en interaction avec différents publics investis du pouvoir de reconnaître l’individu comme un acteur légitime.

Ce constat nous amène à aborder la dimension normative liée à l’appartenance familiale. En effet, «faire famille» face à différents publics, institutionnel et médiatiques, implique un travail de négociation de normes sociales, relatives notamment aux différents rôles sociaux que la famille sous-tend.

Les pratiques numériques des familles face aux normes sociales

Nous avons vu précédemment que différents acteurs se saisissent des écrans connectés comme des ressources pour interagir avec différents publics, en se libérant de certaines contingences. Or, les trois contributions présentées ici montrent aussi comment les individus sont porteurs de normes sociales, dont les écrans connectés sont l’un des supports d’expression et de négociation. Comme c’est le cas des premiers articles présentés, il est intéressant de prendre le temps de s’arrêter premièrement sur la signification de la figure maternelle mobilisée dans les pratiques numériques des familles face à différents publics, et deuxièmement sur le rôle joué par les mères. Force est de constater qu’elles sont sur le devant de la scène.

Sur les forums dédiés aux choix d’un prénom pour un bébé à venir, analysés par Laurence Charton et Catherine de Pierrepont, les échanges ont lieu quasiment exclusivement entre mères ou futures mères : «Trouver et choisir le prénom de l’enfant à venir est certainement une « question de femme » sur les forums». Comme c’est le cas des pratiques de négociation et de régulation quotidienne des usages numériques des enfants, le travail d’investigation d’un prénom qui fasse sens pour la famille est féminin. Les internautes mentionnent souvent les avis des futurs pères, dont il faut tenir compte, mais les échanges ont lieu exclusivement dans un entre-soi féminin. C’est également en tant que mères que des femmes célèbres se mettent en scène dans l’intimité de l’allaitement sur Instagram. La représentation normative commune à ces images est celle d’une figure maternelle comme étant la première (voire la seule) responsable du bien-être de son enfant. Chantal Bayard relève notamment les nombreuses références aux «bienfaits du lait maternel» ainsi qu’à «l’importance de l’allaitement dans le développement du lien d’attachement mère-enfant». Les cadrages offrent une image centrée sur la mère nourrissant son bébé, incluant souvent ses autres enfants. En revanche, les pères (ou d’autres adultes) sont absents de ses clichés, comme le mentionne l’auteure, ce qui véhicule une norme de parentalité prioritairement (voire exclusivement) axée sur la figure maternelle. Il faut cependant préciser que le corpus restreint de l’enquête laisse présager d’autres usages et d’autres mises en scène de la parentalité sur Instagram, seuls les comptes de certaines stars ayant été analysés.

Les usages des écrans connectés des familles sont aussi tributaires de normes institutionnelles, avec lesquelles il s’agit de négocier un cadre de pratique. L’article d’Émilie Potin et al. donne accès aux représentations normatives des équipes éducatives chargées de réguler la correspondance numérique entre parents et enfants séparés par décision de justice.

En résumé des constats issus des contributions réunies dans ce numéro, les pratiques numériques des familles sont inscrites dans des contextes sociaux et identitaires qui précèdent et dépassent leur avènement, mais sont aussi des outils permettant de faire bouger les lignes de certaines normes sociales : ce n’est plus la famille qui est consultée pour le prénom du futur enfant, le corps de la mère qui allaite s’expose, les familles séparées entretiennent leurs liens en ligne. Les pratiques numériques peuvent ainsi être mobilisées par les familles comme des ressources dans la quête de références identitaires et sociales librement choisies et consenties.

Conclusion

Penser ou repenser la jeunesse et les familles dans une société à l’ère numérique est d’autant plus indispensable que le numérique est « pervasif, c’est-à-dire qu’il pénètre toutes nos activités, des plus intimes aux plus collectives » (Boullier, 2016 : 6). Cette réflexion sur la jeunesse et les familles à l’ère numérique ravive alors bien sûr la discussion entre les tenants des analyses sociologiques de la-société-déjà-faite et ceux de la-société-en-train-de-se-faire (Latour, 2007). Et cette réflexion pose également la question de la réhabilitation, entre autres, des objets technologiques dans les analyses du lien social (Latour, 2007 ; Dagiral et Martin, 2017).

Les contributions de ce numéro thématique ont amplement montré que les pratiques numériques des familles sont le reflet des normes sociales en vigueur, mais aussi des tensions parfois portées par ces normes. Si le constat n’est en soi pas nouveau (Pasquier, 2018), il est affiné par la multiplicité des acteurs, des discours et des méthodes d’enquête. Ce dossier thématique participe donc à cette conversation entre sociologies de l’individu face aux normes, où, pour les uns, l’individu est gouverné par les normes (structuralisme), et pour les autres, l’individu négocie et co-construit les normes de ces «bons usages» (pragmatisme, interactionnisme).

Et si la sociologie de la famille est à l’aube du développement de connaissances sur l’articulation familles et usages des technologies numériques, le travail social l’est tout autant. Rappelons que le travail social comprend ces métiers du social qui doivent prendre en compte le «contexte social» pour orienter leurs actes d’intervention mandatée par des organisations et institutions. Ce dossier thématique contribue justement à diffuser des analyses de situations d’intervention sociale à l’ère numérique (notamment en protection de la jeunesse), mais aussi à prendre en compte le point de vue des jeunes et des familles à l’ère numérique. Cela dit, d’autres recherches devront bien sûr être menées afin d’étayer davantage empiriquement ces contextes d’intervention sociale (Healy, 2014) auprès des familles à l’ère numérique : les contextes institutionnels des services sociaux, les programmes de formation et les conditions même de la recherche en travail social ainsi que, et peut-être surtout, les pratiques des collectifs et des communautés à l’ère numérique.

La première section du présent article restituait une brève mais nécessaire archéologie des savoirs sociologiques et francophones sur les familles à l’ère numérique – manière de rappeler l’idée foucaldienne selon laquelle les corpus scientifiques construits autour d’un objet de recherche ne sont pas neutres. Les conditions de production de ce présent dossier thématique contribuent en soi à cette histoire scientifique. Aussi, force est d’admettre qu’au terme du processus d’évaluation et de sélection des articles, il se pose davantage comme porte-voix de sociologues marqués par un programme relationniste et un langage constructiviste. Ces articles traitent de fait d’intimité et s’inscrivent dans une sociologie du quotidien située au plus près des pratiques ordinaires. Les analyses à connotation déterministes technologiques (Jauréguiberry et Proulx, 2011) y sont de facto moins représentées. Il reste encore beaucoup de chantiers pour les acteurs et actrices de la recherche que toutes ces questions stimulent, et l’évolution des pratiques comme des techniques assurent que ces questions ne seront jamais épuisées.