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Introduction

L’enfant est devenu depuis plusieurs décennies un sujet de droit, une personne à part entière qui a besoin d’un environnement favorable pouvant garantir et optimiser son développement. Il ne cesse d’occuper une place prépondérante dans les sociétés modernes, notamment dans les sociétés occidentales (Becchi et Julia, 1998). Cependant, malgré ces avancées relatives aux droits et à la place de l’enfant au sein de la famille et de la société en général, on se doit de constater la persistance de certaines pratiques sociales susceptibles d’affecter l’intégrité, les droits et le développement de celui-ci. Nous faisons en ce sens référence aux pratiques d’abandon d’enfants. Comme le soutient Pourbaix (1998), ces pratiques constituent un malaise social qui a traversé l’histoire de toutes les sociétés humaines. Si, dans les pays développés, des efforts considérables de l’Etat et de la société civile ont permis de réguler et de réduire l’ampleur des pratiques d’abandon d’enfants, dans les pays pauvres et notamment en Haïti, ce phénomène social constitue un véritable fléau.

Cette étude s’intéresse particulièrement à la pratique de l’abandon volontaire d’enfants en Haïti. Le terme abandon volontaire d’enfants évoqué dans ce travail s’inscrit dans une dynamique relationnelle et réfère à une pratique légale et institutionnalisée. Il s’agit d’un processus caractérisé par un ensemble d’étapes au cours desquelles les parents biologiques expriment objectivement leur volonté d’abandonner leur progéniture (Pourbaix, 1998) et donnent leurs points de vue sur le profil du tiers devant assumer la mission à laquelle ils renoncent. Ce processus comporte formellement trois étapes. Le placement de l’enfant dans la crèche, institution d’accueil des enfants destinés à l’adoption, constitue la première étape. Après avoir accueilli l’enfant, la crèche le déclare à l’IBESR, l’instance étatique de régulation et de contrôle de l’adoption, celle-ci ayant la responsabilité d’informer les parents sur les conséquences juridiques du processus d’adoption. Cette instance doit également s'assurer de recevoir le consentement des parents et de faire l’apparentement. Le processus d’abandon volontaire s’achève avec la déchéance de l’autorité parentale des parents biologiques prononcée par un tribunal pour enfants. Ainsi, notre ambition est d’étudier ce processus décisionnel afin d’en saisir son sens, ses fondements et ses incidences psychosociales.

Le corpus de données analysé est constitué de quinze entretiens compréhensifs réalisés avec des parents haïtiens ayant abandonné leurs enfants. Cet article comporte trois parties. Dans la première partie, nous procédons à une problématisation de la pratique de l’abandon d’enfants en Haïti. Ensuite, nous dressons le contour du terme parentalité à travers une revue des écrits pertinents relatifs à cette question. La deuxième partie est consacrée à la présentation des méthodes d’investigation et des outils d’analyse utilisés. Enfin, la troisième partie présente l’analyse et la discussion des données du corpus considéré.

La problématique de l’abandon d’enfants en Haïti

L’abandon d’enfants de façon clandestine ou formelle est une pratique sociale très répandue en Haïti (IBESR et Unicef, 2007 ; World Vision Internationale, 2013 ; Unicef, 2015). Ce phénomène social complexe s’observe historiquement sous des formes diverses : la domesticité infantile, l’adoption nationale ou internationale d’enfants, des enfants des rues ou encore des enfants incarcérés. Les différents diagnostics produits par des organisations locales ou internationales, œuvrant dans le domaine de la protection de l’enfance en Haïti, mettent en évidence un tableau plutôt sombre en ce qui concerne le nombre d’enfants abandonnés ainsi que les risques de violation systématique de leurs droits. Une enquête de la World Vision Internationale (2013), ONG internationale intervenant dans le domaine de la protection de l’enfance en Haïti, a révélé l’existence de plus de 500 000 enfants abandonnés par leurs parents, dont 100 000 après le séisme dévastateur de 2010. Cet organisme précise par ailleurs qu’il y a environ 3380 enfants des rues à Port-au-Prince et 50 000 enfants évoluant au sein des institutions d’accueil (orphelinat, crèche, famille d’accueil). Un rapport du Ministère des Affaires Sociales et du Travail, publié en 2002 en accord avec plusieurs autres structures œuvrant dans le domaine de la protection de l’enfance, récence 173 000 enfants domestiques dans le pays, soit un total de 8,2 % de la population infantile. Ce tableau sombre sur la situation de l’enfance en Haïti met en évidence la violation systématique des principes généraux de la convention internationale relative aux Droits de l’Enfant. Qui pis est, l’État haïtien se montre jusque-là incapable de trouver une solution efficace face à cette situation alarmante.

L’adoption internationale, souvent considérée comme une stratégie de sauvetage et une mesure de protection des enfants haïtiens issus des milieux sociaux défavorisés (Jean Milus 2014 ; Hardy, 2014), constitue, elle aussi dans la plupart des cas un canal de violation extrême des droits des enfants haïtiens. David Smolin (2010) souligne en ce sens les cas de vente, d’enlèvement et de trafic d’enfants qui caractérisent le processus d’adoption internationale. Ces pratiques délétères violant différents articles (,4, 5, 6…) de la convention de La Haye, ont été intensifiées après le séisme de 2010 qui a ravagé le pays, laissant des centaines d’enfants orphelins. Boéchat (2011) a dénoncé ce qu’il appelle le show humanitaire et le mépris des règles marquant de nombreux cas d’adoption internationale au cours de cette période. En effet, en mai 2010, soit cinq mois après le séisme, 2017 cas d’adoption internationale ont été traités (Hardy, 2014).

L’historiographie des études sur les pratiques d’abandon d’enfants en Haïti a donné lieu à un ensemble de travaux adoptant le plus souvent une perspective démographique et institutionnelle. Ces travaux cherchent généralement à quantifier le phénomène et à étudier la mise en place et le fonctionnement des structures d’accueil dans un souci de protection de l’enfant. Menées généralement par des organisations œuvrant dans le domaine de la protection de l’enfance (MAST, 2002 ; François, 2009 ; Hardy, 2011 ; World Vision International, 2013 ; IBESR, 2014 ; Unicef, 2015), ces études sont centrées particulièrement sur les abandonnés et s’intéressent subsidiairement aux parents abandonneurs qui sont souvent introuvables. Dans la plupart des cas où ils sont convoqués, c’est pour justifier et soutenir l’hypothèse de la précarité socio-économique comme cause principale de l’abandon massif des enfants (Hardy, 2014 ; Pierre-Val, 2014 ; Smolin, 2010). La plupart de ces travaux analysent la décision d’abandon comme un acte de rejet de l’enfant qui représente le plus souvent un objet de douleur, de haine et d’impensable pour ses parents biologiques (Badet, 1987 ; Pourbaix, 1998, Brulé, 2009 ; Boulanger, 2011). La décision d’abandon, envisagée comme un refus ou une négation de la parentalité, devient un mécanisme d’évacuation de la souffrance éprouvée par rapport à l’enfant. Cohier-Rahban (2009) pose l’abandon d’enfants comme le premier acte dans le processus d’adoption. L’accomplissement de cet acte ouvre ainsi la voie à la concrétisation du rêve d’adopter, à l’émergence d’une nouvelle parentalité, la parentalité adoptive. L’abandon constitue ainsi une rupture, un acte par lequel un parent exprime, de façon explicite ou tacite, son renoncement à assumer vis-à-vis de son/ses enfant(s) ses devoirs de soins, de protection et d’éducation, responsabilités dès lors susceptibles d’être assumées par un tiers. Abandon d’enfants et parentalité se présentent alors comme deux processus séparés et incompatibles.

Dans le cadre cette étude, nous interrogeons cette incompatibilité posée entre la parentalité et l’abandon d’enfants au regard du contexte social d’Haïti. En effet, des observations faites par plusieurs sociologues (Trouillot, 1986 ; Casimir, 2009 ; Saint-Armand, 2017) sur le rapport état-famille en Haïti mettent en évidence une insouciance permanente de l’État haïtien à l’égard des parents, particulièrement les plus pauvres, dans l’exercice de leurs fonctions parentales. Plusieurs études sur le système d’enregistrement à l’État civil en Haïti révèlent que plus de 40 % des enfants n’ont pas d’acte de naissance (GARR et D&D, 2007 ; Bien-Aime, 2017). Or, celui-ci constitue non seulement le premier document qui confère à l’individu sa personnalité juridique, mais surtout un acte qui consacre l’engagement mutuel entre les parents et l’État autour de l’enfant (Karsz, 2014). Par ailleurs, François (2009) révèle que plus de 60 % de l’offre scolaire en Haïti est privée. Cette donnée est confirmée par la Banque Mondiale (2015) qui montre que la non-scolarisation d’environ 50 000 enfants haïtiens est une conséquence des frais scolaires exorbitants de ces écoles. La scolarisation des enfants devient ainsi une source d’appauvrissement permanente des familles. Ces deux exemples constituent en fait les points de départ d’un continuum de faits sociaux illustrant le contexte d’abandon social dans lequel évoluent la majorité des parents haïtiens qui se trouvent souvent dans l’incapacité d’assumer leurs responsabilités parentales. Dès lors, comment comprendre la décision de certains parents haïtiens qui abandonnent volontairement leur enfant en les donnant en adoption internationale ? Quel sens prend une telle décision dans ce contexte social hostile marqué par d’énormes risques socioculturels pouvant obstruer le devenir de l’enfant ? Cette décision est-elle une négation de la parentalité ou est-elle une modalité d’expression de celle-ci ?

Les contours du terme parentalité

L’usage accru du terme parentalité dans les discours institutionnels, médiatiques et académiques de la plupart des pays occidentaux, porte plusieurs auteurs (Sellenet, 2007 ; Gratton et Mellier, 2015) à le considérer comme un concept « fourre-tout », ce qui rend problématique sa définition. L’objectif de cet article n’est pas de revisiter ce débat ni les controverses de champs disciplinaires ou de champs d’intervention qui ont marqué l’histoire assez récente de cette notion. D’entrée de jeu, précisons que l’évocation du terme parentalité dans cet article vient signifier deux choses distinctes, mais intriquées. Il renvoie, tout d’abord, à un objet empirique, à une pratique sociale, le fait « d’être parent » dans un contexte social donné et dans une temporalité donnée. Prise dans ce sens, la parentalité comme question sociale d’actualité vient pointer un ensemble de problèmes afférents à de nouvelles configurations familiales qui interrogent les fondements traditionnels des liens parentaux, ainsi que la place qu’occupe l’enfant au sein du couple parental.

Ces évolutions concernent en tout premier lieu les liens parentaux qui ne se fondent plus uniquement sur les liens du sang ou de la filiation biologique, mais qui s’ouvrent à la diversité des liens construits par la volonté, par le choix. La parentalité, nous dit Sellenet (2007), ne se réfère pas à un donné social ou biologique, mais traduit de préférence un processus psychoaffectif commun aux deux géniteurs, du fait de la conception de l’enfant. Une distinction claire est donc établie entre géniteur/génitrice et parent. On ne naît pas parent, on le devient. Cette formule utilisée par Karsz (2014) illustre la dimension constructive de la parentalité ayant des dimensions subjectives, intersubjectives et politiques. Cette évolution, qui remet en cause la naturalisation des fonctions et des conditions du devenir parent, s’observe à travers l’émergence de différentes formes de parentalité que l’on connaît actuellement : homoparentalité, monoparentalité, grand-parentalité, parentalité adoptive, coparentalité, etc.

En second lieu, nous saisissons le terme parentalité dans sa dimension conceptuelle. Nous nous référons en ce sens au travail fondateur du groupe de recherche dirigé par Houzel (1999) ainsi qu’à la contribution d’autres auteurs (Neyrand, 2007 ;2014 ; Karsz, 2014) dans le processus d’élucidation de ce concept.

L’approche interdisciplinaire de Houzel (1999) définit la parentalité à partir de trois axes qui, selon l’auteur, sont indissociables dans la réalité concrète. Il s’agit de l’axe de l’exercice de la parentalité, de l’axe de l’expérience et de l’axe de la pratique de la parentalité.

L’axe de l’exercice renvoie aux droits et devoirs attachés aux fonctions parentales. S’enracinant dans l’anthropologie du droit et de la famille, cet axe s’intéresse à la place donnée à chacun des protagonistes, enfant, mère et père, dans l’organisation sociale, mais aussi aux principes organisateurs de la famille en tant que groupe social. Selon Houzel (1999), cet axe inclut l’autorité parentale, mais ne se résume pas qu’à elle.

L’axe de l’expérience, pour sa part, se réfère à l’expérience affective et imaginaire de tout individu impliqué dans un processus de parentification. Cet axe s’illustre, selon l’auteur, à partir de deux processus : le désir d’enfant et la parentification. Ainsi, il constitue le lieu de mise en scène des interactions entre les dispositions sociales définies objectivement et la subjectivité des acteurs qui exercent ou qui sont appelés à exercer les fonctions parentales.

La pratique de la parentalité est le dernier axe parmi les trois axes identifiés par Houzel (1999) et son équipe. Celle-ci désigne les tâches quotidiennes que les parents ont à remplir auprès de l’enfant. Autrement dit, il concerne les soins psychiques et physiques fournis à l’enfant.

Sellenet (2007) propose une définition de la parentalité qui synthétise les trois axes tout en prenant en compte le contexte social qui, selon elle, fait défaut dans l’approche de Houzel. Ainsi, pour Sellenet (2007, p. 60), « La parentalité est l'ensemble des droits et des devoirs, des réaménagements psychiques et des affects, des pratiques de soin et d'éducation, mis en œuvre pour un enfant par un parent (de droit ou électif), indifféremment de la configuration familiale choisie ». Outre l’articulation des trois dimensions de la parentalité, cette définition tient compte du caractère évolutif de la famille et de l’importance du processus d’affiliation dans la constitution des liens parentaux. Cela rejoint la position de Neyrand (2007 ; 2014) qui considère la parentalité comme la création d’un lien, d’une affiliation entre l’enfant et ses parents. Karsz (2014) a, pour sa part, mis en évidence le rôle capital de l’État dans la création et l’encadrement de ce lien fondant la parentalité. Car selon cet auteur, c’est par la délégation objective du pouvoir d’État et en son nom que les parents s’occupent subjectivement des enfants qu’ils ont convoqués ou adoptés.

Nous pouvons observer que cette littérature conceptualise la parentalité comme un droit et la création d’un lien comportant une dimension juridique, sociale et psychique. Ces travaux conçoivent avant tout la parentalité comme une construction psychosociale au détriment du lien biologique. Ils donnent, à cet égard, un rôle prépondérant au concept de choix : c’est (en grande partie) parce que je veux devenir parent - dans un contexte qui le permet - que je le peux. La pertinence d’une telle approche trouve son questionnement empirique le plus pertinent à travers le cas de parents biologiques ayant délibérément choisi de ne pas exercer leurs droits parentaux en abandonnant leur enfant. Leur acte reflète-t-il une négation de la parentalité ? Vu l’extrême difficulté à accéder à ce type de population, et leur absence dans la littérature, il nous semble dès lors que notre recherche est en mesure d’apporter une contribution significative à l’appréhension de la construction de la parentalité.

Méthodologie

Cette étude a été menée à partir d’une approche qualitative fondée sur une position éthique qui pose l’individu humain comme un être de parole, comme producteur de sens, comme sujet ayant la capacité de mettre des mots sur son vécu, d’expliciter sa propre situation (Giust-Desprairies, 2009 ; Gaulejac, 2012). S’inscrivant dans une telle approche, cette étude considère que le comportement humain ne peut se comprendre et s’expliquer qu’en relation avec les significations que les personnes donnent aux évènements et à leurs actes. En d’autres termes, c’est le « sens » que les sujets-acteurs attribuent à leur situation que nous avons cherché, un sens qui découle de l’expérience subjective, affective et historique des sujets. Cependant, ce sens produit par l’individu mérite d’être objectivé, dans la mesure où il y a un ensemble de facteurs d’ordre sociohistorique et psychique qui souvent échappe à l’individu dans son effort de mise en sens de ses expériences. D’où la nécessité de faire dialoguer ce sens produit par les sujets avec les discours formels, scientifiques et institutionnels relatifs aux comportements étudiés.

Choix des sujets et méthode d’entretien utilisée

Les données qui font l’objet de cet article sont issues d’une étude exploratoire réalisée dans le cadre de notre thèse de doctorat portant sur la construction psychosociale de la pratique d’abandon volontaire d’enfant en Haïti. Préalablement à la réalisation de cette étude, nous avons rempli un formulaire décrivant celle-ci et la façon dont nous envisagions les considérations éthiques y afférant. Ce formulaire été soumis au comité d'éthique de la faculté des sciences psychologiques et de l'éducation de l'Université libre de Bruxelles, qui l'a approuvé.

Nous avons rencontré les participants de cette étude dans le cadre des observations que nous menons au sein des institutions haïtiennes impliquées dans le processus d’adoption internationale. Lors de ces observations, nous avons eu la possibilité d’entrer en contact direct avec des acteurs institutionnels qui nous ont permis de rencontrer plusieurs parents abandonneurs. Ces acteurs nous ont permis d’identifier une communauté (Lahaie, Commune Dame-Marie, Haïti, située à 340 km à l’ouest de Port-au-Prince) où habitent plusieurs parents ayant donné des enfants en adoption internationale. Avec leur aide, nous avons séjourné dans cette commune pendant une dizaine de jours (du 15 au 26 août 2017) pour rencontrer directement ces parents. Nous avons organisé une première rencontre avec tous les participants potentiels et au cours de cette rencontre nous leur avons expliqué les objectifs de la recherche ainsi que les principes éthiques auxquels elle est soumise. Il est important de préciser qu’au cours de cette première rencontre, les différents points du formulaire d’éthique ont été lus et expliqués en créole haïtien, la langue maternelle des participants et du doctorant (l’auteur 1). Les participants ont eu l’opportunité de poser en créole différentes questions d’éclaircissement. À la fin de la rencontre, nous avons remis un formulaire de consentement à chaque participant·e et il ou elle devait nous remettre le formulaire signé à la prochaine rencontre fixée deux jours plus tard.

Comme le soulignent Beau et Weber (2003), le choix des participants a donc été fait à partir de l’interconnaissance et en connaissance de cause. S’agissant d’une étude exploratoire, nous avons fait le choix de mener avec ces sujets des entretiens ouverts qui s’apparentent à l’entretien compréhensif de Kaufmann (2016). Ce type d’entretien se rapporte à une situation de communication mettant en jeu à la fois des éléments d’ordre cognitifs et affectifs se référant à ces deux acteurs en interaction (chercheur et participant). Quatre thèmes principaux ont été explorés au cours de ces entretiens :

  • l’histoire personnelle et familiale des participants (itinéraires sociaux, parcours amoureux, expériences des participants en tant que parents) ;

  • le processus décisionnel (Comment est prise la décision d’abandon, ses étapes, les acteurs impliqués, les motifs évoqués) ;

  • La perception de la décision d’abandon ;

  • Le rapport des parents abandonneurs avec l’enfant abandonné.

Avant les entretiens, nous avons organisé une rencontre d’information avec les participants. À la fin de celle-ci, les participants ont signé un formulaire d’éthique préparé à cet effet, précisant, entre autres, qu’ils étaient libres de refuser de participer à l’enquête, de répondre à certaines questions et pouvaient se retirer à tout moment du processus. Après cette séance d’information, quinze participants, soit 5 hommes et 10 femmes[1], ont consenti à participer à cette étude. Les quinze entretiens réalisés en face à face ont été intégralement retranscrits.

Tableau 1 

profil des participants (N = 15 incluant 5 hommes et 10 femmes)

profil des participants (N = 15 incluant 5 hommes et 10 femmes)

*Par souci de confidentialité, nous avons choisi de prendre la première lettre du mot participant associé à des nombres compris entre [01-15] pour désigner les sujets de l’enquête.

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Méthode d’analyse des données utilisées

Conformément à notre positionnement épistémologique, nous avons fait le choix de soumettre le corpus à une analyse de contenu thématique itérative (Paillé et Mucchielli, 2016 ; Glaser et Strauss, 2017). Cette méthode d’analyse consiste à lire un corpus, fragment par fragment, afin de déceler sa signification en le codant selon des thèmes construits au cours de la lecture et de l’analyse du matériel. À partir de ce modèle d’analyse, nous avons effectué une thématisation des opinions, des attitudes et des croyances exprimées dans le discours des sujets. Pour définir les thèmes et les sous-thèmes, nous avons utilisé la technique de l’arbre thématique en continu (Paillé et Mucchielli, 2016). Cette analyse s’est déroulée en plusieurs étapes, pas forcément linéaires, comme le soutient Mucchielli (2006).

Analyse des résultats

À partir d’un traitement manuel de chaque entretien et d’une analyse des idées, des mots et de leur signification ainsi que des émotions exprimées par chaque participant, trois grands thèmes ont été identifiés. Ces thèmes, subdivisés en sous-thèmes, rendent compte de façon exhaustive du discours de chaque participant. Ils mettent en évidence ce qui est commun aux participants et ce qui les distingue. Mais avant de passer aux thèmes retenus, nous tenons à faire un travail de mise en lien des profils des quinze participants présentés dans le tableau 1, afin de poser les premiers jalons de notre analyse.

Le portrait psychosociologique des participants : une vue d’ensemble

Bien que nous ayons déjà dressé le profil des participants dans le tableau 1, il nous paraît nécessaire de faire une première analyse qui mettra en évidence les liens existant entre les profils des sujets de cette étude. Cette analyse tient compte à la fois des données du tableau 1, mais aussi de certains éléments d’observation enregistrés au moment des entretiens. En effet, nous constatons que les participants ont un ensemble de caractéristiques psychosociologiques communes : très faible niveau de scolarité, revenu assez faible pour ceux qui travaillent, chômeurs, couples non mariés, familles nombreuses recomposées marquées par des cas d’abandons paternels. Les données montrent aussi une certaine répétition dans la configuration des familles des participants, dans la mesure où ils sont, pour la plupart, issus de familles nombreuses, recomposées et non mariées. Certaines de ces familles ont aussi connu le phénomène de l’abandon paternel. Ainsi, l’analyse des itinéraires sociaux de ces participants montre qu’ils ont tendance à reproduire le modèle familial précaire et peu organisé, dont ils sont les produits. Par ailleurs, nous constatons qu’une grande majorité des participants ont eu leur premier enfant très tôt, soit à environ 20 ans. Six d’entre eux ont eu leur premier enfant à moins de 20 ans. Devenus parents assez tôt, ces sujets, déjà assujettis à une existence précaire sur le plan socio-économique, se retrouvent généralement fragilisés dans l’endossement de leur fonction de parent. Ce premier travail de mise en lien met en évidence des éléments qui nous permettent de faire l’hypothèse de l’existence d’une identité parentale fragilisée et blessée, décrivant le profil psychosocial des parents abandonneurs.

À l’origine de la décision d’abandon

Ce thème a été constitué à partir du repérage d’un ensemble d’idées relatives aux motifs évoqués par les participants pour expliquer ou justifier leur décision d’abandonner légalement leur enfant. Il regroupe quatre sous-thèmes qui mettent chacun en évidence un motif spécifique rationalisant le choix des parents abandonneurs.

Perception de l’espace habité et idéalisation de l’ailleurs

En tout premier lieu, les participants évoquent leur environnement, leur espace de vie, représenté comme un lieu d’enfermement et de désespoir, un espace nocif qui empêche de rêver quelque chose de meilleur pour son enfant. Perçu comme espace mortifère, comme un lieu de privation totale qui chaque jour expose leur enfant au réel de la mort, leur milieu de vie est vécu comme étant répulsif.

Il n’y a plus rien ici. Les enfants de la zone ne vont pas à l’école,

ce sont pour la plupart des délinquants, il n’y a pas d’espoir ici.

(P01, homme de 59 ans)

Souvent, dans la localité, une fièvre peut tuer un enfant,

parce que, dans la zone, il n’y a même pas un centre de santé.

C’est impossible d’envisager un demain meilleur ici pour ton enfant.

(P08, femme de 40 ans)

Cette perception de l’espace habité porte les participants à penser et à construire le projet d’avenir de leur progéniture à partir d’un ailleurs idéal et attractif, capable de garantir à leurs enfants un avenir meilleur. La famille étrangère, un élément essentiel et constitutif de cet ailleurs idéalisé, est représentée comme une figure protectrice à même d’assurer la sécurité matérielle et psychique de l’enfant abandonné. Les participants croient que l’adoption de leur enfant par cette figure familiale est une garantie totale pour leur réussite sociale future. Cette image idéale de la famille adoptive s’institue comme un facteur agissant dans la prise de décision des parents abandonneurs.

Je sais qu’ils sont bien, leur avenir est assuré, c’est le plus important.

Je suis déjà satisfaite, parce que je sais là où ils sont,

ils peuvent devenir ingénieurs, agronomes, médecins. Ils ont la chance de vivre dans des familles blanches qui peuvent leur garantir toutes ces choses.

(P03, femme de 43 ans)

Des expériences parentales humiliantes

Le discours des participants permet d’identifier un ensemble d’expériences, de vécus douloureux en lien avec leur statut de parent. Ces expériences de blessures personnelles agissent comme facteur prédisposant, comme des circonstances psychosociales motivant leur choix d’abandon. En effet, la plupart d’entre eux, particulièrement les femmes, relatent avec beaucoup d’émotions les expériences d’abandon et de rejet qu’elles ont connues au cours de leur vie. Parmi les dix femmes rencontrées, neuf ont été abandonnées par leur mari et père de leur enfant. Ces femmes, qui actuellement vivent en couple avec d’autres hommes, ont au moins un enfant de père inconnu ou un enfant abandonné par leur père biologique en plus de ceux qu’elles ont avec leur mari. Or, nous avons constaté que les enfants donnés en adoption sont généralement de père inconnu ou sont abandonnés par leur père biologique. Le témoignage de ces femmes montre que leur décision d’abandon est aussi motivée par ces expériences de blessures. Abandonner un enfant de père inconnu ou délaissé par son père biologique constitue pour elles un moyen de vengeance personnelle.

J'ai choisi de donner les deux enfants que j’ai eus avec cet homme qui, pour moi, est le plus mauvais des hommes que j’ai rencontrés. J’ai donné ces enfants, parce que je veux qu’il ait des regrets demain. Je veux que ces enfants réussissent, qu’ils deviennent des personnes importantes, de grands professionnels, médecins, agronomes, avocats.

(P03, femme de 43 ans)

Par ailleurs, leur discours montre qu’ils éprouvent un profond sentiment de honte et d’humiliation par rapport à leur incapacité à pouvoir répondre aux besoins matériels de leur progéniture. Cette incapacité est vécue comme une blessure narcissique qui vient interroger la légitimité de leur statut de parent. La honte ressentie est souvent renforcée par le regard méprisant des autres, ce qui génère chez eux une grande souffrance. Leur choix d’abandon est ainsi guidé par le désir d’évacuer, de rendre moins présent cette souffrance quotidienne découlant de leur difficulté à endosser pleinement leurs responsabilités de parent.

C'est vraiment douloureux pour un parent de voir son enfant malade et ne pas pouvoir l’amener à l’hôpital, de voir son enfant qui a faim et ne pas pouvoir lui donner à manger.

(P02, femme de 36 ans) 

L’injonction de sortir l’enfant du cycle des répétitions morbides

L’inscription de son enfant dans une trajectoire de mobilité ascendante apparaît dans le discours des sujets de l’étude comme étant le principal enjeu de la parentalité. Pour la majorité des participants, être parent, c’est avant tout éviter à son enfant/ses enfants de connaître le même sort que soi. Cette croyance constitue l’impulsion fondamentale qui porte les participants à tout mettre en œuvre, à inventer différents types de stratégies pour répondre à ce qu’ils considèrent comme leur mission en tant que parents. Évoluant dans un environnement hostile, un espace social qui les met hors-jeu, un État absent, les participants croient que la décision d’abandon est le seul moyen dont ils disposent pour éviter à leur enfant de devenir comme eux, c’est-à-dire, de connaître dans le futur les manques, les mépris et les souffrances qu’ils sont en train de vivre.

Pour moi, un bon parent est un parent qui est capable de tout faire pour empêcher son enfant de devenir comme lui, de vivre les humiliations et les problèmes qu’ils ont connus.

(P10, femme de 25 ans)

Portés par cette impulsion, ces parents mobilisent toutes les rares ressources qu’ils ont à leur disposition et se sacrifient afin de ne pas revivre l’exclusion sociale à travers le regard de leur progéniture. Une attitude qui traduit une forme d’insoumission de ces parents aux logiques de reproduction de l’exclusion sociale. Ainsi, leur témoignage montre que la décision d’abandon est le mécanisme par lequel ils cherchent à rompre le cycle répétitif d’expériences morbides ayant marqué leur vie.

J'ai donné ma fille à une autre famille, parce que j’ai la garantie qu’elle ne sera pas comme moi. Elle deviendra quelqu’un !

(P15, femme de 23 ans) 

L’influence des autres

Plusieurs éléments du contenu des entretiens menés avec les participants révèlent que la décision d’abandonner son enfant est souvent précédée par une résistance importante. En effet, certains parents, spécialement des pères, indiquent qu’ils étaient au départ assez hostiles au projet d’abandonner leur enfant. Leur adhésion à ce projet est présentée comme étant le résultat d’un processus de persuasion mené par certaines figures d’autorité de la zone, par leur femme et certains agents des institutions d’accueil des enfants destinés à l’adoption internationale (crèches). D’autres parents, particulièrement les mères, révèlent qu’ils ont été encouragés par des amis, par des parents qui avaient déjà fait l’expérience d’abandon.

Au début, je ne voulais pas, mais M. X[2] et le directeur de l’école nationale de la zone m’ont conseillé de suivre ma femme dans ce projet[3].

(P01, Homme de 59 ans)

L’idée de donner mon enfant en adoption m’est venue d’une dame que j’ai rencontrée en sortant du marché, elle avait déjà donné deux (2) de ses six (6) après la fuite de son mari.

(P03, femme de 43 ans) 

Nous avons constaté que les facteurs externes qui influencent directement la décision d’abandonner son enfant sont de deux ordres : relationnel et organisationnel. Ces facteurs d’influence renvoient à deux entités distinctes : les entités humaines et les entités organisationnelles. Au niveau relationnel, un ensemble d’agents d’influence sont identifiés. Il s’agit, par exemple, des directeurs d’école, de certains pasteurs, qui font figure d’autorités légitimes aux yeux des parents. Il y a aussi des agents recruteurs pour des crèches, qui, le plus souvent, sont des parents abandonneurs eux aussi. Ce statut de parents abandonneurs les rend dignes de confiance aux yeux des autres parents. Il en va de même pour les autres agents d’influence, qui ont soit un lien direct avec une crèche, soit une expérience personnelle de parent abandonneur. L’influence que ces acteurs produisent s’appuie ainsi sur la confiance et la légitimité dont ils bénéficient auprès des sujets. Cette influence s’observe à travers un discours à visée persuasive venant rappeler aux parents leur incapacité à répondre à leur mission de parent et les possibilités qu’offre l’adoption.

Les organisations impliquées dans le processus d’abandon constituent elles aussi des sources d’influence. Deux types d’organisations apparaissent dans le discours des sujets : les crèches et l’IBESR. Les crèches sont perçues comme des institutions accueillantes et aidantes qui offrent la possibilité de sauver son enfant. Cette perception des crèches constitue en fait un cadre rassurant qui conforte les parents dans leur démarche d’abandon. On constate l’inverse pour l’IBESR : c’est la méfiance et la colère des sujets à l’égard de cette institution étatique qui influencent leur volonté d’abandon. En effet, dans le discours des sujets, cette institution est décrite comme un espace hostile et culpabilisant, qui méprise et humilie les parents souhaitant abandonner leur enfant. Perçue comme une institution hostile et culpabilisante, l’IBESR semble être en difficulté dans sa mission visant à diminuer les nombres d’abandons d’enfants de façon volontaire, dans la mesure où son discours et ses pratiques, qui visent à décourager les parents dans leur démarche d’abandon, produisent l’effet inverse.

Les gens de l’IBESR ne connaissent même pas notre existence. Vont-ils nous aider avec l’enfant ? non ! Donc, je ne fais pas attention à ce qu’ils disent, je n’ai aucune confiance. Pour moi, s’ils disent que c’est mauvais, certainement c’est bon.

(P05, femme de 32 ans)

Sens et vécu de la décision d’abandon

Ce thème regroupe des opinions et des idées relatives aux vécus et à la qualification de l’acte d’abandon volontaire. Il est subdivisé en trois sous-thèmes illustrant chacun un aspect spécifique de la perception de la décision d’abandon ainsi que les retentissements psychologiques de celle-ci.

Une pratique de « confiage »

Dans les questions adressées aux sujets de l’étude, nous avons intentionnellement utilisé la notion d’abandon afin de saisir les réactions que son usage provoque chez eux ainsi que le sens qu’ils attribuent à celle-ci. L’évocation de cette notion est vécue par les sujets comme étant un acte d’agression et de dénigrement touchant leur image de parent. Comme réaction cognitive, ils ont rapidement procédé à un processus de recadrage et de différenciation à travers lequel ils se démarquent des pratiques d’abandon d’enfants clandestines fondées, selon eux, sur le rejet et le désamour.

Vous dites abandon, c’est comme si je l’avais jeté dans une poubelle ou à la rue. Pour moi, c’est différent, il y a des parents qui jettent leur enfant, parce qu’ils ne les aiment pas. Mais, pour moi, ce n’est pas le cas.

(P01, homme de 59 ans)

Ainsi, pour qualifier leur acte d’abandon, ils évoquent des termes comme sauvetage, placement, confiage, projet, sacrifice. Ce qui montre que les participants assimilent cette pratique légale et institutionnalisée à la pratique traditionnelle de « confiage » d’enfants, qui consiste à placer l’enfant chez des membres de la famille élargie ou de la communauté ayant une position sociale plus élevée que ses parents biologiques. À travers cette pratique sociale, les parents biologiques, tout en conservant leur statut de parent, inscrivent l’enfant dans une forme de parentalité partagée qui optimise ses possibilités de réussite sociale future. L’acte d’abandon volontaire prend ainsi le sens d’une stratégie de sauvetage de l’enfant fondée sur l’amour et le sacrifice.

J'espère que mes deux enfants se souviendront toujours de ce grand sacrifice que j’ai fait pour eux en prenant la décision de les confier à ces personnes.

(P13, homme de 28 ans)

Un projet parental porté par les mères

Plusieurs éléments du discours des participants montrent que la décision d’abandonner volontairement son enfant est un processus mobilisant un ensemble d’acteurs, d’échanges, de planifications et de stratégies. Ce processus décisionnel, tel que décrit par les parents, prend le sens d’un projet parental à visée émancipatrice. Les mères sont présentées comme les porteuses et initiatrices de ce projet. Ce sont elles qui cherchent les informations relatives aux institutions d’accueil, qui participent aux rencontres de planification, qui convainquent leur mari. Souvent, elles se retrouvent dans l’obligation d’assumer seules la décision d’abandon, dans la mesure où le père biologique de leur enfant se montre généralement réticent, se met en retrait ou fuit tout bonnement le projet. Pour expliciter cette position cruciale des mères comme pilier du projet d’abandon, les participants, hommes et femmes, évoquent la proximité affective des mères avec leur enfant ainsi que leur rôle prépondérant dans le devenir de celui-ci.

J'ai mené toute seule les démarches. Mon mari s’était mis à l’écart, il m’a juste donné son accord. Son attitude était très agaçante. Mais, j’avais compris que c’était à moi d’assurer l’avenir de mes enfants.

(P14, femme de 40 ans)

L’ambivalence de la décision d’abandon

La décision d’abandon est décrite comme une souffrance libératrice. Les participants la perçoivent comme une souffrance nécessaire dans la mesure où cette décision génère chez eux un ensemble de sentiments contradictoires. D’une part, ils se sentent soulagés et satisfaits d’avoir pris cette décision qui leur permet de croire en un futur meilleur pour eux-mêmes et pour les enfants qu’ils abandonnent, et d’autre part, ils éprouvent de la culpabilité et de la honte par rapport cette décision vécue comme un acte de trahison et une forme d’avilissement de soi. Certains participants ressentent aussi une forte inquiétude : ils se posent des questions sur la situation actuelle des enfants qu’ils ont abandonnés et sur la possibilité de rétablir des liens avec eux. Ces questions constituent une véritable source d’angoisse pour beaucoup de participants.

Après avoir donné les trois enfants, j’ai beaucoup souffert, je n’étais pas tranquille, je faisais des cauchemars le soir. J’étais en colère contre moi-même, contre ces hommes qui m’ont abandonné avec ces enfants, j’étais surtout en colère contre le pays.

(P10, femme de 32 ans)

Même si je pense souvent à eux, je souffre de leur absence, mais je me sens soulagée, parce que j’ai rempli ma mission en tant que parent.

(P05, femme de 32 ans)

Clivage, angoisse, honte, soulagement et espoir, tels sont les ressentis traduisant dans l’après-coup le vécu de la décision d’abandonner volontairement son enfant. Cette décision vient ainsi renforcer une identité parentale déjà fragilisée par les conditions d’existence matérielle précaire et sociohistorique des parents abandonneurs.

Liens avec l’enfant abandonné

Nous avons relevé dans le discours des participants un ensemble de facteurs qui aident à maintenir et à nourrir les liens existant entre les parents d’origine et le/les enfant(s) abandonné(s). Ces facteurs montrent que la décision d’abandon, saisie institutionnellement comme une rupture objective des liens entre l’enfant abandonné et ses parents d’origine, ne touche pas toutes les dimensions de ces liens. Au contraire, elle semble contribuer dans certains cas au renforcement des dimensions subjectives de ces liens. Ce thème, subdivisé en deux sous-thèmes, regroupe ainsi des idées qui mettent en évidence la nature et les fondements des liens existant entre les parents d’origine et l’enfant abandonné.

Croyance en la force liante des expériences vécues ensemble

Un des facteurs présents dans le discours des participants et qui symbolise une forme d’attachement à l’enfant abandonné relève des expériences du passé. En effet, les expériences relatées renvoient à la fois aux périodes pré et postnatales. Certains participants parlent des tentatives d’avortement, des combats menés contre des sorciers qui ont cherché à faire du mal à l’enfant abandonné avant sa naissance et des expériences humiliantes vécues dans le but de le protéger.

J'ai beaucoup d’expérience avec cet enfant. On avait l’habitude de jouer ensemble. Elle me ressemble beaucoup, pourtant j’avais voulu avorter quand j’avais su que j’étais enceinte. J’ai dû lutter avec les sorciers de la zone pour pouvoir la garder en vie, elle ne peut pas oublier tout ça.

(P02, femme de 36 ans)

D’autres évoquent des moments de qualité vécus avec lui, des ressemblances physiques et l’amour qu’ils ont toujours exprimé à l’égard de celui-ci. L’ensemble de ces expériences convoquées avec beaucoup d’émotions viennent signifier leur attachement à l’enfant abandonné. Ces expériences décrites comme des preuves d’amour, des marqueurs de leur sacrifice et de leur engagement de parent constituent, pour la majorité des participants, un élément de liaison, une force liante capable de les maintenir vivants dans l’esprit et le cœur de l’enfant abandonné.

La croyance dans un retour certain de l’enfant abandonné

L’enfant abandonné est décrit dans le discours des participants comme un être humain exceptionnel, un don de Dieu. Redevenu l’enfant rêvé, l’enfant imaginaire, nous avons constaté que l’enfant abandonné volontairement est souvent surinvesti. Il est investi d’un ensemble de caractéristiques qui font de lui un être humain totalement diffèrent de ses parents d’origine. Source d’espoir, l’enfant abandonné est, entre autres, ce qui permet aux parents abandonneurs de se projeter, d’oser croire dans un futur meilleur pour eux-mêmes : « Ils ne sont plus comme nous, je sais que ces enfants ne connaîtront pas la misère et les mépris que j’ai connus » (P02, femme de 36 ans). Ainsi, leur témoignage lui donne le statut de Moïse de la famille d’origine, cet enfant d’Israël sauvé des eaux du Nil et devenu, dans l’Ancien Testament, le Sauveur de tout un peuple.

Chaque jour, je vais à l’église avec les photos de ces enfants, prier avec ces photos dans mes mains me fait sentir proche d’eux. Ils sont devenus très présents dans ma vie, je crois qu’un jour nous serons à nouveau ensemble et je serai quelqu’un grâce à eux.

(P10, femme de 32 ans)

La croyance des participants en un retour certain de l’enfant abandonné consacre ainsi le statut de sauveur et de réparateur qu’ils lui attribuent. En fait, cette certitude en son retour est fondée sur un ensemble de croyances. Il s’agit de leur croyance dans la supériorité des liens du sang par rapport aux autres formes de liens constitutifs de la parentalité, leur croyance dans la capacité de l’enfant abandonné à percevoir les différences phénotypiques qu’il y a entre lui et ses parents adoptifs, ainsi que leur croyance en Dieu comme étant celui qui unit tout, qui assure le maintien des liens entre eux et l’enfant abandonné. Par ailleurs, ils évoquent le rôle capital des médias et des réseaux sociaux dans la reconstitution et la maintenance des liens entre eux et l’enfant abandonné. L’un des parents rencontrés révèle qu’il a repris contact avec ses enfants grâce à Facebook. La plupart d’entre eux racontent l’histoire de certains parents d’origine qui ont repris contact avec leur enfant grâce aux démarches entreprises par ces enfants dans les médias, spécialement, les stations de radio du pays.

Les enfants, ils ne sont pas bêtes, quand ils regardent la couleur de ces autres parents, ils vont sûrement poser des questions sur leur vrai parent. C’est normal non !

(P03, femme de 43 ans)

Je sais que mes enfants reviendront un jour. Car, ce que Dieu a donné, personne ne peut le reprendre, en plus ils ont notre sang en eux. Je connais aussi des gens qui ont retrouvé leur enfant grâce aux médias, aujourd’hui tout est possible.

(P02, femme de 36 ans)

Discussion

L’analyse des données issues de cette étude portant sur la pratique de l’abandon volontaire d’enfant en Haïti permet de dégager un ensemble d’éléments de compréhension qui montrent que la décision d’abandon est un processus psychosocial ayant un ancrage culturel. Il met en évidence que l’abandon d’enfant n’est pas un abandon de la parentalité. En effet, ce processus décisionnel tel que décrit dans le discours des participants prend ainsi le sens d’une modalité d’expression dramatique d’une parentalité fragilisée par les conditions d’existence objectives et subjectives des parents.

Les conditions psychosociales d’émergence de la décision d’abandon

L’analyse des données relatives au statut social des participants ainsi qu’à l’appropriation subjective de leur fonction de parent nous a permis de constater l’existence d’une identité parentale blessée et fragilisée définissant leur profil psychosocial. Les blessures qui caractérisent cette identité parentale sont avant tout liées à la pauvreté et aux privations conditionnant l'existence de ces parents. Comme le soutient Gaulejac (1996), la pauvreté génère la honte et l’inconfort. En ce sens, les témoignages des sujets ont mis en évidence toute la souffrance, la douleur et la honte qu’ils éprouvent face à leur incapacité à assumer leurs responsabilités en tant que parent. Sellenet (2007) a particulièrement mis l’accent sur les effets néfastes de ces situations d’impuissance sur le narcissisme parental. Ainsi, le contexte social de délaissement et de misère dans lequel évoluent ces parents (Unicef, 2015 ; François, 2009 ; GARR et D&D, 2015 ; Bien-Aimé, 2017), associé à des expériences personnelles de mépris et d’abandon, semble produire, chez eux, une forme de castration parentale. Celle-ci, considérée comme expression du parent manqué (Corneau, 2004) et angoissé par rapport aux attentes sociales attachées à cette fonction, s’institue comme condition initiale favorable à la décision d’abandonner volontairement son enfant.

La castration parentale, posée comme une matrice psychosociologique conditionnant la décision d’abandon, est systématiquement médiatisée et renforcée par d’autres facteurs qui déterminent en dernier ressort son intensité, sa visée et son orientation. Ces facteurs renforçateurs et organisateurs qui mettent en évidence l’intentionnalité et la dimension rationnelle de la décision d’abandon sont de deux ordres : interne (volonté des parents) et externe (influence des autres). Au niveau interne, nous avons constaté que la décision d’abandon est motivée par un désir de vengeance personnelle, par l’obligation d’inscrire sa progéniture dans une trajectoire de mobilité sociale ascendante et, surtout, par une perception de l’espace habité, vécu comme un lieu hostile, un camp de concentration qui expose l’enfant à l’imminence de la mort. À cet espace mortifère, les sujets de l’étude opposent un ailleurs idéal perçu comme une garantie pour la réussite sociale future de leur enfant. L’évocation de ces motifs personnels montre que la décision d’abandon traduit un souci de protection de l’enfance et une forme d’insoumission des parents d’origine aux logiques de reproduction de l’exclusion sociale.

Les facteurs externes identifiés font référence à un processus d’influence sociale à la base de la décision d’abandonner volontairement son enfant. Ce processus d’influence sociale s’appuie sur les valeurs qui fondent et encadrent l’exercice de la parentalité dans le contexte haïtien et mobilise, comme moyen de persuasion, la situation précaire des parents ainsi que « l’espoir » qu’offre l’adoption. Comme le souligne Montmollin (1958), les conditions préalables susmentionnées viennent ainsi faciliter le processus de persuasion. De ce fait, le processus d’influence sociale en question agit uniquement comme un mécanisme de sollicitation sociale et psychologique. Nous avons identifié plusieurs agents d’influence. Il y a tout d’abord les crèches qui agissent au niveau primaire à travers la mise en place d’un réseau contenant des leaders religieux et communautaires, des parents qui ont déjà donné des enfants en adoption. Ces agents de terrain font une première sélection (il y a souvent beaucoup de demandes) en fonction des critères fixés par la crèche et accompagnent les parents sélectionnés dans leurs démarches. Il est important de souligner que la plupart des parents viennent du milieu rural et connaissent très peu la capitale où se trouvent presque toutes les crèches. Par conséquent, les crèches prennent en charge les frais de transport et de nourriture des parents tout au long du processus d’abandon via leurs agents de terrain. Précisons que dans certains cas les parents contactent directement les crèches. Tous les parents rencontrés révèlent qu’ils n’ont reçu aucune somme d’argent des crèches. Le deuxième degré d’influence des crèches sur la décision des parents se situe au niveau de la qualité de l’accueil et de l’accompagnement qu’elles leur offrent. Sachant que chaque enfant adopté rapporte environ 10000 dollars US à la crèche (Cincir, 2011 ;Boéchat, 2010), nous pouvons faire l’hypothèse que la pratique d’abandon d’enfants de façon légale en Haïti est aussi influencée par des logiques marchandes.

L’IBESR, l’institution étatique qui régule et contrôle la pratique d’abandon d’enfants, a aussi été identifiée comme source d’influence. Le rapport de méfiance des sujets envers cette institution, perçue comme un espace culpabilisant et hostile, les a poussés à agir dans le sens contraire du discours qu’elle véhicule, discours qui vise à décourager la pratique d’abandon volontaire d’enfants. À ces facteurs externes, s’ajoutent certaines circonstances psychosociales qui constituent aussi des facteurs agissant dans la prise de décision des parents. Il s’agit, par exemple, des ruptures sentimentales, de la proximité de certains parents d’origine avec des crèches ou des cas d’abandon paternel ou de non-reconnaissance de la paternité.

L’articulation de ces différents facteurs montre qu’au-delà de l’extrême précarité socio-économique souvent évoquée comme principal facteur motivant la décision d’abandonner son enfant, il existe un ensemble de circonstances psychosociales et de facteurs psychosociologiques qui se révèlent déterminants dans ce processus décisionnel. L’acte d’abandon volontaire, tel qu’il apparaît dans le discours des sujets de l’étude, prend ainsi le sens d’un projet parental ayant une double visée : le sauvetage de l’enfant et la restauration de l’identité parentale blessée. Cet acte prend aussi le sens d’un sacrifice de soi fondé sur l’amour et l’intérêt de l’enfant abandonné. L’usage assez fréquent des verbes comme donner, décider et placer dans le discours des sujets montre que l’acte d’abandon constitue une modalité d’expression d’une autorité parentale mise en difficulté par les conditions d’existence précaires de ces parents. Ainsi, face aux injonctions sociales paradoxales relatives au fait « d’être parent » dans un contexte social où les parents les plus en difficulté sont délaissés par l’État (François, 2009 ; Saint-Armand, 2017), l’acte d’abandon volontaire constitue une réponse, une issue de secours dramatique inventée par ces derniers afin de répondre à leur mission en tant que parent. Tout ceci démontre que l’abandon volontaire d’enfant est une construction psychosociale qui révèle un malaise, une désarticulation entre les dispositions objectives, les idéaux et les valeurs qui encadrent l’exercice de la parentalité dans le contexte haïtien et l’appropriation subjective des fonctions et des rôles parentaux. Cette désarticulation qui décrit à la fois la souffrance sociale et psychique des parents appauvris est souvent exploitée par des institutions locales impliquées dans le processus d’adoption à partir d’une logique marchande voilée par un discours philanthropique et humanitaire.

L’enracinement culturel de la décision d’abandon

Les résultats obtenus à partir de l’analyse montrent que l’acte d’abandon, défini dans la littérature comme une rupture ou une négation des liens parentaux (Duché, 1983 ; Miquel, 1984 ; Pourbaix, 1998), renvoie plutôt à une stratégie de sauvetage de l’enfant et prend le sens d’une pratique de « confiage ». En effet, tous les parents rencontrés dans le cadre cette étude se sont montrés très hostiles à l’usage de la notion d’abandon pour qualifier leur acte. Ils utilisent généralement les mots « placement » ou « confie ». Leurs témoignages révèlent qu’ils se considèrent toujours comme les parents légitimes des enfants abandonnés et qualifient les parents adoptifs d’« autres parents ». Dans une étude réalisée par la World Vision Internationale (2012), la pratique de « confiage » d’enfant est définie comme étant une pratique culturelle qui consiste à placer l’enfant chez des membres de la famille élargie ou de la communauté, ayant une position sociale plus élevée que ses parents biologiques. À travers cette pratique traditionnelle fondée sur la solidarité familiale et communautaire, les parents biologiques, tout en conservant leur statut de parent, inscrivent l’enfant dans une forme de parentalité partagée qui optimise les possibilités de sa réussite sociale future. C’est donc un mécanisme culturel de transfert d’enfant qui n’annule pas les liens tissés autour de l’enfant et qui conçoit la famille d’accueil ou la famille adoptive comme une « famille en plus ». Ainsi, en assimilant leur acte d’abandon volontaire à un « confiage », les parents d’origine remettent en question certains principes légaux régulant la pratique d’abandon volontaire d’enfant en Haïti[4].

Ce décalage entre le sens que les parents abandonneurs attribuent à leur acte d’abandon et les dispositions légales qui régissent cette pratique sociale met en évidence certains clivages socioculturels qui caractérisent l’institution imaginaire de la famille en Haïti. En effet, la société haïtienne est caractérisée par une grande diversité de formes familiales. Nous pouvons citer le modèle de famille nucléaire, plus présent dans la bourgeoisie et les classes moyennes, les modèles de familles recomposées et élargies relativement plus manifestes dans le monde rural, particulièrement chez les catégories populaires et paysannes et enfin, les familles monoparentales matricentriques, plus fréquentes en milieu urbain qu’en milieu rural (IHSI, 2003). En réalité, cette configuration de l’institution familiale reflète les contradictions et le divorce entre les classes dominantes qui s’identifient à la culture française et les classes dominées qui sont porteuses d’une culture que Casimir (2001) nomme la culture opprimée et qui trouve ses racines dans des cultures africaines. Par conséquent, les élites économiques et politiques qui contrôlent l’Etat s’épuisent à imposer aux masses populaires urbaines et rurales un ensemble de valeurs culturelles, un modèle familial fondé sur le mariage et le droit positif. Voulant à tout prix s’identifier à l’Occident, notamment à la France, ces élites ont systématiquement méprisé et, par l’entremise de l’État, réprimé le modèle de famille historiquement institué par la couche sociale majoritaire de la société. Fruit de l’héritage historique, le modèle de famille mis en place par les classes dominées est fondé sur le plaçage qui correspond au mariage coutumier africain (Ahouangan, 1975). Ce modèle familial est foncièrement communautaire et matricentrique. À cette vision de la famille s’associe une parentalité collective caractérisée par la solidarité sociale instituée comme valeur et le respect de la hiérarchie basée sur l’âge (Jean, 2016). Ce modèle de parentalité valorise donc beaucoup plus les dimensions sociales et psychiques du lien parental que la dimension juridique de ce lien. Historiquement réprimée par l’État, cette parentalité se trouve coincée entre la précarisation systématique de l’existence sociale des masses populaires et des interactions complexes entre des phénomènes individuels et des phénomènes collectifs affectant continuellement ses fondements. Se trouvant ainsi dans l’impasse, cette parentalité semble s’exprimer par des modalités détournées, notamment par des formes d’abandon d’enfant. De ce fait, l’acte d’abandon d’enfant volontaire peut être interprété comme étant une modalité d’expression dramatique d’une parentalité impassée traduisant une demande de solidarité internationale autour de l’enfant.

Représentation idéalisée de l’enfant abandonné

Nous avons constaté à travers les témoignages des participants que l’enfant abandonné volontairement reste très présent dans la vie de ses parents d’origine. Il est surinvesti et devient un objet de fantasme. Le récit de la décision d’abandon lui attribue un statut identique à celui de Moïse, prophète et libérateur d’Israël d’après la Bible. L’enfant abandonné constitue pour les parents d’origine une source d’espoir, celui qui doit, par son avènement, les sortir de la misère, panser leurs blessures et leur offrir une nouvelle vie. Il est souvent décrit comme beau, intelligent, affectueux et reconnaissant. L’enfant abandonné redevient ainsi l’enfant rêvé, l’enfant imaginaire. C’est un rescapé, un sauvé endetté qui doit absolument devenir le sauveur de ceux qui l’ont sauvé. Ce processus de fantasmatisation de l’enfant abandonné a une double fonction. D’une part, il apaise la culpabilité et l’angoisse que les parents éprouvent par rapport à leur acte d’abandon et d’autre part, il assure la maintenance des liens entre les parents abandonneurs et les enfants abandonnés. En réalité, cette représentation idéalisée de l’enfant abandonné montre que, dans les cas des sujets rencontrés, l’acte d’abandon volontaire n’affaiblit aucunement les dimensions psychiques et imaginaires du lien parental, au contraire, il les renforce.

L’existence et la maintenance des dimensions psychiques et imaginaires de ce lien, des dimensions renvoyant à l’axe d’expérience de la parentalité (Houzel, 1999) révèlent que la décision d’abandon n’exprime pas un refus d’être parent des enfants abandonnés, mais traduit, de préférence, une manière d’être parent dans un espace social hostile caractérisé par la misère, le mépris, la violence politique et l’abandon étatique. Comme le soutien Casimir (2009), dans un tel contexte social, la seule option à la portée des couches dominées est la fuite et ceci, à n’importe quel prix. Ainsi, donner son enfant en adoption internationale constitue, pour les parents rencontrés, un moyen par lequel ils permettent à certains de leurs enfants de fuir cette société, ce qui par ailleurs devrait garantir leur fuite future. Pour s’assurer de la réalisation de leur propre fuite, devenue un projet et un espoir leur permettant de lutter au quotidien contre les affronts symboliques et les graves blessures narcissiques caractérisant leur existence sociale, les parents abandonneurs misent sur le retour certain de l’enfant abandonné. Cette croyance dans un retour certain de l’enfant abandonné s’appuie sur Dieu, qui joue un rôle de médiateur, en facilitant une certaine forme de communication entre les parents abandonneurs et l’enfant abandonné, sur les expériences de qualité vécues avec l’enfant abandonné, sur la croyance dans la supériorité des liens du sang et surtout sur la différence épidermique entre l’enfant abandonné et ses parents adoptifs. Par ailleurs, cette croyance s’alimente aussi de l’importance des réseaux sociaux et des médias dans la reconnexion des personnes isolées. Certains participants relèvent que des parents de la communauté qui avaient donné des enfants en adoption ont repris contact avec ces enfants grâce aux réseaux sociaux, et particulièrement Facebook. De ce fait, nous pouvons constater que la pratique de l’abandon volontaire d’enfant en Haïti recouvre des enjeux de couleur et de religion, renvoie aux nouvelles technologies de communication ainsi qu’aux croyances traditionnelles relatives aux fondements des liens parentaux.

Conclusion

Cette étude ambitionnait de répondre à une question fondamentale relative à la parentalité dans un contexte social hostile : l’abandon volontaire d’enfant et la parentalité sont-ils compatibles ? En effet, dans la littérature scientifique ainsi que dans le discours institutionnel, l’acte d’abandon est considéré comme un renoncement ou encore une négation des responsabilités parentales et des liens parentaux. Cette conception dominante soutient ainsi l’idée de l’existence d’une incompatibilité entre la parentalité et l’acte d’abandon d’enfant, qui est d’ailleurs considéré comme condition nécessaire à l’émergence de certaines formes de parentalité, notamment la parentalité adoptive. Tout en reconnaissant la valeur et la pertinence de cette réponse, nous soutenons, à travers cette étude, l’idée inverse, à savoir qu’il pourrait exister, dans certains cas et dans certains contextes socioculturels, une compatibilité entre l’acte d’abandon volontaire d’enfant et la parentalité. Nous avons ainsi fait le choix d’analyser les aspects les plus intimes de cette question sociale en allant au plus près du vécu des véritables concernés, les parents abandonneurs, qui souvent dans la littérature scientifique font figure d’introuvables.

L’analyse du corpus de données nous a conduits à plusieurs constats qui montrent que la décision d’abandonner volontairement son enfant constitue une issue de secours, un mécanisme détourné à travers lequel les parents haïtiens issus des milieux sociaux défavorisés tentent de répondre à leurs responsabilités parentales. Nous avons tout d’abord constaté qu’au lieu d’être désinvesti, l’enfant abandonné est surinvesti, il est perçu comme un sauveur, celui qui doit, par son avènement, sortir ses parents d’origine de la pauvreté. Les parents abandonneurs produisent autour de lui un récit identique à celui de Moïse, prophète et libérateur d’Israël d’après la Bible. Il est ainsi l’objet d’un processus de fantasmatisation qui assure la maintenance et le renforcement des liens imaginaires et psychiques entre lui et ses parents d’origine. Les motifs repérés dans le discours des participants relèvent que la décision d’abandon est une construction psychosociale, un projet parental qui a une double visée : le sauvetage de l’enfant et la restauration d’une identité parentale blessée et fragilisée. C’est un acte fondé sur l’amour et l’intérêt de l’enfant, un acte qui, dans le discours des participants, prend le sens d’un confiage et non d’un abandon. La pratique de confiage est en effet un mécanisme culturel de transfert d’enfant qui n’annule pas les liens primaires tissés autour de l’enfant et qui conçoit la famille d’accueil ou la famille adoptive comme une « famille en plus ». Ainsi, saisi comme tel, l’acte d’abandon d’enfant volontaire peut être interprété comme étant une demande de solidarité internationale autour de l’enfant interrogeant certaines dispositions légales relatives à l’adoption internationale, notamment celles qui concernent la déchéance et la rupture totale des liens entre l’enfant abandonné et ses parents d’origine.

Tenant compte des données analysées, nous pouvons soutenir, eu égard au contexte socioculturel d’Haïti, que la décision d’abandonner volontairement son enfant comme rupture objective des liens parentaux d’origine constitue une issue de secours, une modalité d’expression dramatique d’une parentalité « impassée » découlant de la fragilisation des conditions d’existence des parents haïtiens évoluant au sein des milieux sociaux précarisés du pays ainsi que de certains clivages culturels caractérisant la formation sociale haïtienne.