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L’urbanisation du monde est une réalité qui est désormais bien connue et qui n’est plus à démontrer. Nous ne reviendrons donc ici que brièvement sur le long processus historique qui nous a conduit à cette situation en nous interrogeant particulièrement sur la place faite aux enfants et adolescents dans nos mondes et modes de vie urbains car les auteurs sont de plus en plus nombreux à alerter sur le fait que les enfants et adolescents demeurent des impensés de la fabrique de la ville (voir notamment Breviglieri, 2015 ; Defrance, 2015 ; Lehman-Frisch et Vivet, 2012 ; Weber, 2015) alors qu’ils sont de plus en plus nombreux à grandir en leur sein : « Les jeunes ne sont pas seulement dans la ville mais de la ville, leur vie ayant été façonnée par les dynamiques urbaines » (Skelton et Gough, 2013 :457).

Le symposium sur les im/mobilités urbaines des jeunes, tenu lors de la Conférence annuelle de l’Académie Royale de Géographie de Manchester de 2009[1], partait du constat d’une double absence : les jeunes sont sous-représenté·es en tant que chercheur·es dans le champ des youth studies (études sur les jeunesses) et en tant qu’interlocuteurs ou interlocutrices reconnu·es par les pouvoirs publics lors des consultations sur les transformations de la ville. Un peu moins de dix ans plus tard, la situation commence à changer. En effet, parmi les propositions reçues pour ce dossier, plus de la moitié a été proposée par de jeunes chercheurs (même si toutes n’ont pu être retenues) et plusieurs d’entre elles se soucient de relayer la parole de ceux et celles avec qui ils travaillent aux instances qui décident de l’avenir des villes. Les jeunes générations de chercheurs semblent donc pouvoir et vouloir s’emparer de la question, tout comme elles cherchent à asseoir la légitimité de leurs jeunes interlocuteurs et interlocutrices afin qu’ils/elles puissent participer à la fabrique de la ville et aux modifications de leur milieu de vie[2].

Comment, actuellement, les enfants et les adolescent·es « habitent »-ils/elles la ville ? C’est-à-dire quels espaces urbains ces jeunes[3] pratiquent-ils/elles et de quelles façons ? Comment agissent-ils/elles dans l’espace urbain contemporain et comment celui-ci les agit ? Quelles « lignes de désirs »[4] tracent ces jeunesses ? Pour saisir leurs mouvements dans de grandes villes, voire des mégalopoles, parler de trajectoires plutôt que de trajets permet d’évoquer la biographie des personnes qui effectuent ces parcours physiques mais également existentiels, en déplaçant leurs corps dans l’espace et le temps, car nous ne sommes pas les mêmes citadins à 7 ans, 12 ans ou 25 ans.

Nous découvrons les trajectoires de jeunes de multiples villes au travers des neuf textes que compose ce dossier. La plupart situées en France mais avec des cas d’étude également en Italie, au Canada, au Liban et au Maroc. Ces contributions sont issues de recherches multidisciplinaires qui convoquent dans leurs équipes des personnes avec des formations différentes (les sciences de l’éducation, les sciences politiques, la géographie et la sociologie) ou alors des textes écrits par un seul auteur, formé en urbanisme, architecture ou géographie qui mobilise la littérature ou les méthodes d’un autre champ disciplinaire que le sien, en combinant parfois approche qualitative et quantitative, pour saisir les agissements et mouvements des jeunesses urbaines. Des démarches qui rappellent ce que prônait Ulf Hannerz (1983), il y a presque quarante ans, dans son manuel d’anthropologie urbaine, intitulé Explorer la ville dont le clin d’œil que nous faisons à son œuvre dans le titre du dossier n’aura pas échappé aux anthropologues urbains. En conclusion de son livre, à l’instar d’Henri Lefebvre (1968) dans Le droit à la ville, il invitait les chercheurs à être créatifs et inventifs en faisant dialoguer différentes approches et données, afin d’appréhender pleinement les dynamiques urbaines dans toutes leur complexité. Cette nécessaire triangulation devait s’accompagner d’une capacité d’adaptation et de flexibilité face à des situations en constantes transformations. Si cette manière de concevoir la recherche urbaine est depuis devenue un leitmotiv et a été largement reprise, ce numéro présente le fruit de nombreuses collaborations inter- voire transdisciplinaires et met en avant la nécessité d’une approche intersectionelle qui tienne compte d’une multiplicité de variables, telles que le sexe, l’âge, la provenance socio-géographique, voire la couleur de peau dans l’analyse des rapports aux espaces publics des enfants et adolescents.

Croisements géographiques, croisements de regards ont été au rendez-vous tout au long de la préparation de ce numéro[5] qui nous a permis d’apprécier la vivacité et l’originalité des recherches menées dans ce champ, d’avoir une large vision des projets en cours et de présenter des pistes d’action à mettre en œuvre.

Enfances, adolescences et espaces publics : quel bilan ?

Au cours des dernières années, la question des espaces publics a été amplement débattue dans divers domaines, tels que l'architecture, la géographie, la psychologie, la sociologie ou encore l'ethnographie urbaine. Cependant, pendant longtemps, peu de recherches ont étudié les pratiques spatiales urbaines des enfants et des adolescents. Le plus souvent, lorsque les liens entre jeunes et espaces urbains sont traités, c’est au travers de problèmes et/ou d’espaces spécifiques (notamment les banlieues, les enfants des rues/ les enfants dans la rue ou les gangs de rue). Isabelle Reste rappelle que les enfants dans la rue (children on the street) « sont des enfants qui passent une partie importante de leur journée dans la rue en dehors de la surveillance d’un parent ou d’un autre adulte responsable. Le temps passé à l’extérieur du cadre familial est utilisé entièrement à une activité lucrative, légale ou non » (1993 : 225). Michel Parazelli constate que « dans les pays dits en voie de développement, on parle quasi exclusivement d’enfants ou de jeunes de la rue ou dans la rue, alors que dans les pays dits développés, on multiplie les catégories : jeunes de la rue, jeunes en situation de rue, jeunes sans abri, jeunes sans domicile fixe, jeunes errants, jeunes fugueurs, zonards, jeunes nomades, jeunes marginaux et jeunes itinérants (au Québec) » (2010 : 206).

Dans une grande partie des recherches contemporaines portant sur les espaces publics, les questions abordées tournent alors autour de la pauvreté ou des conflits d’usages entre les jeunes et les autres groupes sociaux, en mettant, par exemple, en évidence la question de la violence, des dégradations, des conflits intergénérationnels (comme le phénomène du “botellón” en Espagne ou le bruit nocturne, mais également l’abus de substances, le sexisme ou l'intimidation, etc.). Dès lors, certains de ces jeunes souvent sous-exposés socialement (abandon, mépris) font l’objet d’une surexposition médiatique dans la lumière de leurs mises en spectacle (Didi-Huberman, 2012). Les images mises en circulation, symboliques et performatives, renouvèlent dans bien des cas une stéréotypie déjà existante et façonnent des imaginaires dont les effets s’avèrent tangibles (Boukala, 2016 ; Chauvier, 2016 ; Fava, 2012). Cette surexposition médiatique n’est pas synonyme d’engouement scientifique pour autant. Il est d’ailleurs assez symptomatique de constater que dans le Dictionnaire de l’adolescence et de la jeunesse (2010), dirigé par David Le Breton et Daniel Marcelli, aucune entrée n’est consacrée aux rapports que les jeunes entretiennent avec la ville et les espaces publics, hormis l’idée de « violence urbaine », d’« errance » et d’« apprentissage de la citoyenneté ».

Plutôt que d’alimenter la polémique autour de la désertion des lieux publics de la part de certaines jeunesses ou de leur sur-occupation de la part d’autres jeunes générations (en particulier celles des milieux «en situation précaire»), dans ce dossier thématique, notre volonté a été de ne pas nous centrer sur les « problèmes » de la jeunesse ou les jeunesses considérées « à problèmes » comme les « enfants en rupture » (Reste, 1993), mais davantage d’interroger les trajectoires quotidiennes des jeunes afin de mieux comprendre les dynamiques et les conflits dans l’espace, à la lumière des usages des lieux par ceux et celles-ci[6]. Cela demande donc de s’intéresser non seulement aux mobilités mais également d’interroger l’espace car comme l’écrit Heather Snell « Working through mobility without thinking about space […] is literally impossible » (Snell, 2016 :17).

En ce sens, les textes présentés dans ce numéro soulèvent des enjeux sociétaux et anthropologiques cruciaux. La présence des jeunes dans la ville, ce « monde d’étrangers » (Lofland, 1973) et cet « ensemble de rapports (ce qui sous-entend conflits et oppositions) » (Pétonnet, 1982 :17), ne relève pas d’une invitation sentimentale mais est considérée comme une nécessité. Richard Sennett, à la suite de Robert Park (1915) et de Louis Wirth (1938), note que la ville est le foyer de la différence « – différence de classe, d’âge, de race et de goûts – hors du territoire familier de chacun, dans la rue » (Sennett, 2000 : 115) où chacun peut être exposé à l’altérité. Face à ce qu’il nomme la « neutralisation des lieux » et la multiplication des « villes neutres » où il devient de plus en plus difficile de s’exposer à l’autre, l’auteur prône d’autres types d’engagements - spatiaux et visuels - dans le monde, susceptibles de donner lieu à des rencontres étonnantes et stimulantes et ainsi de forger « des adultes plus équilibrés, capable de faire face à la complexité et d’apprendre d’elle » (Sennett 2000 : 17). Dans la même perspective, Kyriaki Tsoukala, à partir de ses recherches menées à Thermi et à Thessalonique en Grèce, souligne la richesse des stimuli offerts par le milieu urbain et constate à quel point « les données concernant la ville contemporaine tendent vers la lisibilité d’un environnement étranger à l’enfant et à ses besoins de mouvement, d’action, de confrontation constante à des stimuli divers et complexes, de contact interactif avec d’autres individus et groupes mais aussi avec l’espace même » (2007 : 232).

Si depuis le début des années 1990, les recherches sur les jeunesses se sont clairement imposées chez les sociologues et les anthropologues, si les réflexions sur l’enfance occupe une place importante chez les historiens depuis les travaux pionniers de Philippe Ariès (1960), le rapport aux espaces urbains et les méthodes informelles de socialisation (telles celles que l’on peut voir émerger dans les espaces publics des métropoles (parcs, squares, rues, etc.)) est resté un sujet de recherche très minoritairement abordé du côté des métiers de la fabrique de la ville (urbanisme, architecture) et dans la littérature scientifique des sciences humaines et sociales, hormis du côté du monde de la recherche anglo-saxonne, où la réflexion sur les jeunesses au travers des Children’s Studies, Children’s geographies et Youth Studies et leurs mobilités est bien consolidée depuis plusieurs décennies.

En cela, le travail collectif dirigé par Marie-José Chombart de Lauwe[7] (1976a et b) peut être considéré comme pionnier. Ce qui les intéressait était le « rapport enfant-milieu dans les lieux et temps où il a été le moins analysé » (1976 : 2), à savoir les temps libres hors temps scolaire et familial qu’ils ont dénommé « troisième milieu »[8] et qui, bien qu’apparemment neutre, était à la fois lieu de liberté et espace régi par des normes adultocentrées. Les recherches, menées pendant trois ans avec quatre autres chercheurs (l’architecte-anthropologue Philippe Bonnin, la psychologue Marie Mayeur, la sociologue Martyne Perrot et l’ethnologue Martin De la Soudière) sur quatre sites différents[9], ont donné lieu à des publications et une exposition à Beaubourg (du 26 octobre 1977 au 13 février 1978), comme plus récemment le livre coordonné par Thierry Paquot (2015) est le résultat d’une exposition intitulée La ville récréative ; enfants joueurs et écoles buissonnières qui s’est tenue à la Halle aux sucres de Dunkerque, dans le cadre du Learning Center « Ville durable » qui conduit depuis lors des réflexions sur le rapport des enfants à la ville.

Selon les auteurs d’un guide d’enquête auprès des enfants et des jeunes, « ce dossier [celui de la revue Autrement, nº10, 1977 qui reprend les principaux résultats de la recherche de l’équipe de Chombart de Lauwe] reste tout aussi intéressant car les constats ne diffèrent guère : rareté des enquêtes sur la relation enfant-ville, ségrégation des enfants dans la ville » (Danic et al., 2006 : 81). Il y a un peu plus de dix ans, leur manuel démontrait en effet la pauvreté de ce champ en n’y consacrant que quelques pages (à peine quatre sur plus de 220 pages), à cheval entre le chapitre sur « l’enfance d’ici dans la sphère privée » et celle dans la sphère publique. Seuls deux travaux y étaient mentionnés, celui déjà évoqué ci-dessus et celui de Daniel Gayet (2005) qui se penche sur l’apprentissage des règles sociales dans les aires de jeux, en observant les interactions de jeunes enfants (de 18 mois à 3 ans) entre eux et avec leurs parents dans les espaces extérieurs de jeux, aménagés à leur attention. Ajoutons à ceux-ci, l’ouvrage dirigé par Éric Chevallier L’enfant et la ville ; urbanisme, santé et socialisation (1993) qui dresse un état des lieux des connaissances sur les relations entre l’enfant et la ville au sein de divers pays qualifiés d’«industrialisés» ou «en voie de développement». Les interrogations qui animaient ce recueil collectif étaient les suivantes : « Comment prendre en compte l’enfant dans les schémas d’urbanisme ? La ville est-elle bénéfique à la santé physique ou mentale de l’enfant ? Quelles expériences sont menées dans les pays en voie de développement pour venir en aide aux « enfants des rues » ? » (1993 : 11).

Dans les sciences sociales francophones, la plupart des recherches hors de la sphère privée s’est en effet intéressée avant tout à d’autres institutions que la famille (la crèche, l’école, les centres de loisirs, les conseils municipaux d’enfants, les associations de jeunes) et peu de travaux ont concerné les enfants de moins de douze ans dans les lieux publics. Les enfants et les adolescent·es (bien que pour ces derniers et dernières dans une autre mesure) sont présentés comme constamment entravé·es dans leur exploration en solitaire de la ville. Quand ils et elles peuvent sortir non accompagné·es d’adultes, c’est généralement pour réaliser des trajets utilitaires qui les mènent de la maison à l’école, de l’école au centre de loisir, en passant éventuellement par la boulangerie ou le bureau de tabac pour acheter quelques friandises, pour ensuite se rendre chez un parent proche (grands-parents, oncle, tantes, cousins), un ami le temps que les parents rentrent du travail.

Isabelle Danic, Julie Delalande et Patrick Rayou (2006), auteurs du manuel mentionné précédemment, expliquaient alors les raisons de cette carence d’études sur les enfants et les adolescent·es et leur rapport à la rue comme le reflet de la situation de ceux-ci dans nos sociétés occidentales qui cantonneraient les jeunes dans la sphère privée ou dans des lieux spécifiques, tels que l’école, les centres sportifs, de loisirs, les parcs qui sont de plus en plus thématisés, etc. Ils écrivaient : « Contrairement à d’autres époques et à d’autres sociétés, les enfants sont exclus, de façon formelle ou informelle, des espaces publics. Les seuls qui y dérogent, partiellement, sont les grands enfants, les 12-18 ans » (Danic et al., 2006 : 77). Nous verrons que depuis le diagnostic a largement été nuancé et que l’« enfermement » des enfants ne se passe de la même manière selon leur sexe, leur âge et le milieu social et géographique dans lequel ils/elles grandissent.

Les années 2010 semblent marquer un tournant dans la réflexion du rôle des enfants et adolescents dans la ville. En effet, de plus en plus fréquemment des numéros thématiques qui rassemblent des chercheurs issus de disciplines différentes paraissent, notamment le numéro 12 de la revue Enfances, Familles et Génération, coordonné par Marie-Soleil Cloutier et Juan Torres (2010), intitulé « L’enfant et la ville »[10]. Dans la revue en ligne Métropolitique.eu, c’est le pluriel qui est adopté pour rassembler les articles qui traitent du rapport des enfants à la ville (Gayet-Viaud et al., 2015). Entre ces deux publications, les Carnets de géographes consacraient leur numéro 3 aux « Géographies des enfants et des jeunes » (Lehman-Frisch et Vivet, 2012). Dans leur bilan historiographique sur l’enfance en Europe, Didier Lett, Isabelle Robin et Catherine Rollet (2015) signalent également ce déplacement de regard chez leurs pairs : « après des premières études prioritairement centrées sur un concept et des représentations d’une catégorie sociale, les historiens produisent des travaux éclairant l’ensemble des acteurs et des actrices en bas âge, dans toute leur diversité » (Lett et al., 2015 : 233). Un tournant est pris en s’intéressant plus finement qu’auparavant aux trajectoires individuelles. Les historiens passent de l’histoire de « l’enfance aux enfants ». En 2016, c’est au tour de la revue Annales de la Recherche urbaine de proposer un dossier thématique (le numéro 111) consacré à « La ville des enfants et des adolescents »[11]. Cette année-là en France, plusieurs émissions de radio sont diffusées et de nombreux articles sont publiés dans la presse[12] sur le sujet, suite à l’exposition de Dunkerque mais également à l’issue des débats du Festival Image de Ville, un festival de cinéma sur l’architecture et l’espace urbain, qui a posé la question des jeunesses urbaines dans son édition de 2016[13].

Réunir des âges et des lieux habituellement traités séparément

Lorsque la question du vivre en ville est abordée, les études se consacrent soit à l’enfance soit à l’adolescence, et ne proposent que rarement un dialogue entre les deux[14]. Sans nier les différences, dans ce dossier, nous n’entrerons pas dans le débat de la conceptualisation des classes d’âge. Nous souhaitons plutôt comprendre la manière dont les enfants et les adolescents se positionnent par rapport à l’apprentissage des codes urbains car c’est entre ces deux âges que s’amorcent, pour la plupart d’entre eux, les premières sorties entre pairs et qu’ils/elles commencent à pratiquer la ville non accompagné·es par des adultes. C’est donc la négociation du passage entre des espaces intérieurs (le logement, les institutions scolaires, les maisons pour jeunes, centre de loisirs, etc.) et extérieurs, la possible ou impossible exploration en autonomie de la rue, des parcs et jardins, des centres commerciaux,… ainsi que les relations-tensions entre les familles et les enfants, entre les jeunes et les gestionnaires d’espace, entre les jeunes avec ou sans la supervision d’un adulte, entre les jeunes et d’autres usagers adultes (acteurs ou témoins) dans les espaces publics qui ont avant tout fait l’objet de notre attention.

Dès la fin des années 1970, Philippe Ariès s’inquiétait de la disparition des usages enfantins spontanés dans la ville et considérait que la désertion de ce public qui n’utilisait plus les rues comme terrain de jeu, était le signe d’une transformation des villes vers des « antivilles » ou « non-villes », selon ses propres expressions. En établissant un lien « entre la crise de la ville, privée à la mi-XXe siècle de ses lieux de sociabilité traditionnels, la concentration de l’investissement affectif sur la famille et le confinement, domestique et scolaire de l’enfant » (Chartier, 1993 : 20), il tirait alors la sonnette d’alarme en écrivant qu’il fallait « réintégrer l’enfant dans la ville, et non plus supprimer la ville, sous prétexte de protéger la famille et l’enfant ! » (Ariès, 1993 [1979] : 253). Son analyse des dispositifs architecturaux et urbanistiques qui éloignent peu à peu les plus jeunes de l’effervescence urbaine peut être complétée et contrastée en se penchant sur l’apparition conjointement à ces phénomènes d’une catégorisation plus fine des classes d’âge. En même temps que les sphères publiques et privées se distinguent de plus en plus clairement, les femmes bourgeoises se voient peu à peu reléguées aux espaces intérieurs et un regard spécifique se forge sur les tranches d’âge qu’actuellement nous qualifions d’enfants et d’adolescents (Monnet, 2018).

Il n’est en effet pas anodin que le terme d’adolescent soit dès l’origine lié à l’espace urbain. Les historiens nous expliquent que le terme est attesté pour la première fois au milieu du XIXème siècle pour décrire des conduites désapprouvées qui se produisent dans les espaces publics[15]. Les premières occurrences font état de jeunes hommes bourgeois détériorant le mobilier urbain, ce n’est que plus tard que la catégorie servira également à parler des jeunes hommes de milieux populaires pour englober finalement toutes les classes sociales sans distinction de sexe. Dans son Histoire de l’adolescence, Agnès Thiercé précise :

si le XIXème siècle n’a pas inventé l’adolescence, il a créé le « modèle » adolescent : le concept d’adolescent se fige, tend vers davantage de cohésion et acquiert assez de force pour s’étendre à tous les pubères ; évoquer le « modèle » adolescent, c’est aussi signifier la volonté inédite de diffusion de l’état, du statut adolescent, avec la mise en place de politique d’encadrement à vocation universelle. La seconde moitié du XIXème siècle donne à l’adolescence sa signification moderne et forge la classe d’âge adolescente (Thiercé, 1999 : 7).

En réglementant le travail des enfants, en rendant l’école primaire obligatoire puis le collège, en créant des aires de jeux (playgrounds ou Kinderspielplatz), des terrains d’aventure, la mise en scène et en discours des enfants et des adolescents se précise et leur exploration des sentiers non battus se voit indirectement limitée. Ils reçoivent une attention spécifique qui n’existait pas auparavant, par l’aménagement d’espaces qui leur sont destinés. Les médecins, psychologues théorisent sur la manière de les comprendre, de les soigner et de les accompagner tout au long de leur croissance. Les pathologies de l’adolescence émergent. Enfants et adolescents sont peu à peu écartés du quotidien des adultes pour les considérer comme des tranches d’âge distinctes avec des besoins et attentions précises.

Des sociabilités de quartier autour des écoles se créent et modifient certainement les dynamiques qui existaient précédemment. Comme actuellement les choix des parents d’inscrire leurs enfants dans des institutions scolaires qui correspondent à leur attente plutôt que d’opter pour l’école de quartier ont un impact sur les sociabilités de leurs enfants qui n’est plus forcément une sociabilité de voisinage mais plutôt à l’image de celle de leurs parents disséminée dans différentes parties de la ville, voire dans différentes parties du pays ou encore dans diverses parties du monde. Délimitation des classes d’âge et spécialisation des espaces semblent donc aller de concert : les enfants à l’école et dans des parcs prévus à cet effet, les adolescents au collège puis au lycée. Des séparations rigides (murs, grillages, règlements) entre l’école et la rue, entre les espaces dédiés aux jeux, aux sports et le reste semblent avoir accru progressivement le cloisonnement des espaces et des classes d’âge dans nos villes contemporaines.

Parallèlement à ces aménagements des espaces extérieurs au logement, les intérieurs se transforment également pour correspondre à la demande d’intimité croissante des populations. Vie familiale et professionnelle commencent à se réaliser dans des espaces différents, rendant la séparation entre le logement familial et le lieu de travail de plus en plus habituelle. Selon Ariès, cette « ségrégation de fonctions, entre quartiers de travail et quartiers de résidence » (1993 [1979] : 266) participe de ce qu’il nomme le « pourrissement de la ville au XXème siècle » (1993 [1979] : 265). L'organisation spatiale de l’habitat révèle une nouvelle façon de considérer les enfants et une nouvelle sensibilité à leur égard : les garçons et les filles passent d'un membre quelconque de la famille, d’un « adulte en miniature » pour devenir des « petits êtres » à qui sont prêtés des soins et une attention spéciale et spatiale. Ainsi plus ou moins au même moment où l’idée de couloir voit le jour (milieu du XVIIIème siècle), permettant une distinction plus claire entre sphère publique et sphère privée, la chambre des enfants reçoit une valeur particulière et un emplacement spécifique pour des raisons, initialement, essentiellement sanitaires. Il faut attendre le XIXème siècle pour que les lits individuels pour enfants fassent leur apparition : « C’est surtout dans les grandes villes et dans les classes moyennes [du XIXème siècle] que la chambre d’enfant devient une exigence. En général, elle donne sur la cour, elle a son mobilier propre » (Becchi, 1998 [1996] : 367).

À ses débuts, ce nouvel espace dans le logement regroupe l’ensemble des enfants de la famille. Dès 1920, la promiscuité avec les domestiques, habituelle au siècle antérieur, disparaît progressivement (Becchi, 1998 [1996] : 366). Mais ce n’est qu’au cours de la deuxième moitié du XXème siècle que la chambre d’enfant individualisée devient l’idéal vers lequel tendre ; idéal qui peu à peu s’est constitué en norme. Jessaca Leinaweaver et Diana Marre (2018) en font une démonstration intéressante dans le cas des familles qui souhaitent adopter. Les modèles spatiaux dominants et ceux notamment concernant la chambre d’enfant sont des critères importants pour décider de l’aptitude ou non d’une famille à accueillir un enfant adopté en ce XXIème siècle :

 A “suitable” room for a child is relatively straightforward to measure—easier than, say, empathy or patience—and its absence easy to give as a reason for denial. But clearly it is not the best or only criterion for good parenting. However, according to social scientists who study adoption, the implication that a child should have a room of their own is widespread in the adoption process around the Western world  (Leinaweaver et Marre, 2018 : s.p.).

Au travers des stratégies des couples qui s’efforcent de mettre en scène leur logement et leur vie pour correspondre aux critères attendus par les organismes responsables de leur évaluation, - qui ne sont pas sans évoquer le « degré d’urbanité » analysé par Colette Pétonnet (1982) -, ces auteurs présentent le processus d’agrément pour l’adoption transnationale comme un nœud important d’interaction entre l’État et l’individu pour la communication d’un ensemble de normes de classe et de genre ; normes qui ne sont explicitées nulle part mais que les conseils que les futures familles adoptantes se donnent sur le net montrent qu’elles sont tacitement (re)connues.

Cette culture de la chambre à coucher, combinée à l’attention accrue à l’enfance sont des facteurs bien moins souvent évoqués que l’envahissement des rues par la circulation automobile pour expliquer le recul de la présence enfantine dans les espaces urbanisés. L’historien Egle Becchi (1998 [1996] : 369) termine l’un de ses sous-chapitres, intitulé « Environnements », par le constat que le XXème siècle a mis la main sur tous les espaces transitionnels de l’enfance et leur a offert en parallèle des lieux pour son imaginaire : le cinéma, la télévision ainsi que des espaces sportifs. Le XXIème siècle est marqué par le développement de la téléphonie mobile et d’autres outils digitaux qui (em)brouillent de plus en plus les distinctions « traditionnelles » du public et du privé.

L’éviction des jeunesses des espaces urbains à remettre dans le cours de l’histoire longue

De nombreux auteurs insistent sur le fait que l’histoire des rapports de l’enfant à la ville est une véritable histoire[16] d’éviction, surtout à partir de la deuxième moitié du 20ème siècle avec la généralisation de la circulation motorisée et que ce phénomène n’a cessé de s’accélérer. Pour de plus en plus d’enfants, l’appréhension de l’espace semble se faire avant tout derrière les vitres d’une voiture ou d’un bus (Lewis, Torres, 2010). À partir d’études menées récemment dans les pays occidentaux, Alain Legendre souligne « la marginalisation croissante des enfants et des adolescents dans l’espace de la cité (Chaaulrton et Hollands, 2002) et leur exclusion des espaces publics (Lennard et Lennard, 2000), qu’ils soient confinés à des espaces spécialement conçus pour eux (ex. skate parc) ou qu’ils soient renvoyés vers les centres commerciaux (Vanderbeck et Johnson, 2000) » (2010 : 75). Certains vont même jusqu’à dire que de nos jours, les enfants grandissent « en captivité » (Louv, 2008). Pour expliquer ce que le collectif d’architectes italiens Palomar (2009) a dénommé « la non autonomie ordinaire » des enfants, des questions de gestion de temps, de commodité, de sécurité et de perception(s) de dangers réels ou supposés sont convoquées en plus des changements vécus dans les relations parents/enfants au cours de la fin du siècle dernier.

Plusieurs travaux menés à l’École Supérieure de Travail Social de Genève (Dos Santos et Zinguinian, 2004 ; Roulin, 2005 ; Sand, 1997) ont mis en avant l’institutionnalisation croissante des relations entre les jeunes et les adultes dès les années 1960. Après l’école, les enfants sont pris en charge par des moniteurs du temps libre et les adolescent.e.s sont priés de ne pas trainer dans les rues et de se rendre dans des espaces spécialement conçus pour eux où des activités encadrées par des assistants sociaux ou des animateurs leur sont proposées. Ceux-ci deviennent des figures de médiation en cas de conflit avec d’autres usagers des lieux. Ces prises en charge ainsi que les pressions de plus en plus fortes sur les parents (quant à leurs droits et devoirs vis-à-vis de leur progéniture) limitent alors les confrontations intergénérationnelles qui pouvaient se produire jusque-là dans la rue, négociant en directe les possibilités de chacun. Qui oserait actuellement faire des remarques sur le comportement de jeunes dans les espaces publics ?

Plus qu’une cassure radicale entre un avant, qui semble représenté un âge d’or de l’enfance en ville définitivement révolu[17], et un après, où les enfants sont représentés comme enfermés chez eux, interdits d’accès à la rue et connectés au monde au travers de leur téléphone intelligent ou tablette, nous proposons plutôt d’inscrire le phénomène dans l’histoire longue dont il s’agirait de retracer les mouvements qui se mettent lentement en place bien au-delà du XXème siècle et de manière non homogène. Car toutes les familles ne réagissent pas de la même façon sur la possibilité ou non de laisser leur(s) enfant(s) se déplacer en autonomie dans la ville. Cela permettrait d’identifier contrairement aux discours alarmistes (d’enfermement de nos jeunesses à la maison) qui sont les enfants et adolescent.e.s qui continuent de fréquenter nos villes, même s’ils ne sont pas ou plus (mais l’ont-il jamais été ?) majoritaires.

Si nous ne partageons donc pas le ton parfois nostalgique, voire pessimiste de l’historien Philippe Ariès (1993 [1979]), nous trouvons néanmoins intéressante son idée d’associer ce changement à un changement de concept de ville. Pour lui le fait que les enfants n’utilisent plus les rues pour jouer est le signe que la ville a changé. C’est également ce que propose Clément Rivière (2012) lorsqu’il considère que les enfants sont des révélateurs de nos rapports aux espaces publics. Sonia Curvier précise

[d]e tout temps, les espaces publics ont eu pour mission de refléter un idéal : la monarchie, la révolution démocratique, la société des loisirs... Nous sommes aujourd’hui dans une société globalisée, une société du récit et de l’image. Une société qui valorise l’expérience unique et immédiate. Nos espaces publics ressemblent donc aussi à tout cela (Curvier, 2018 : s.p.).

Quels sont donc les places et les rôles des enfants et adolescent.e.s dans ces espaces qui semblent tendre vers une certaine uniformisation dans leur conception ? Si la culture de la chambre est à mettre en corrélation avec le déclin de la rue et le développement des médias domestiques, il faudrait s’intéresser également aux manières dont les espaces numériques influencent la relation entre sujets sociaux et lieux matériellement palpables. Quels liens existent-ils entre espaces publics « physiques » et communication numérique ? Si ces aspects sont en arrière fond dans certains articles réunis ici, aucune proposition n’aborde de manière approfondie le rôle des médias numériques (téléphone intelligent, réseaux socio-numériques, etc.) dans les pratiques quotidiennes de l’espace urbain où les jeunes sont à la fois « récepteur, émetteur et relais » (Marzloff, 2008). Il semblerait donc qu’un champ où prime la dimension communicationnelle reste à explorer au croisement des études sur les pratiques spatiales urbaines des enfants et des adolescent.e.s et des interrogations sur les cultures numériques. Anne Jarrigeon et Joëlle Menrath (2010) signalaient des directions intéressantes dans leur analyse des usages du portable chez les lycéens. Elles voyaient dans cet outil un moyen de s’ouvrir au monde malgré les interdictions parentales de quitter l’espace domestique. La téléphonie mobile et les connexions wifi sont en train de remettre en question les limites entre privé et public que les architectures des XIX et XXème siècles se sont efforcées de distinguer nettement. Quant à la comparaison qu’effectue Hélène Pétry (2015) entre les pratiques numériques de lycéens, issus de quartiers défavorisés de deux grandes métropoles (Paris et Rio de Janeiro), elle nous renseigne peu sur les questions qui nous mobilisent ici, détaillant avant tout l’impact de ces technologies digitales dans la scolarité des jeunes, dans leurs pratiques de loisirs ainsi que dans la constitution de leur capital social qui se démultiplie, en influençant de la sorte les perceptions de distance et de proximité sociale des jeunes entre eux. La question du numérique et de ses (en)jeux spatiaux est effleurée, notamment au travers de la manière dont les groupes de pairs se constituent mais elle mériterait d’être davantage explorée par rapport aux pratiques spatiales des jeunesses.

Ludifier les espaces pour donner leur place aux enfants et adolescent.e.s ?

La passivité de l’enfant, déterminé par son environnement n’est désormais plus à l’ordre du jour. Depuis le dépassement des théories fonctionnalistes et structuralistes, l’enfant est théorisé comme un acteur social à part entière, co-constructeur des situations qui le forment et le transforment tout au long de sa croissance :

Dans cette perspective, il n’est plus l’objet d’un façonnement social, d’un modelage culturel sur lesquels il n’aurait plus aucune prise. La notion même d’acteur social le crédite d’une capacité d’action vis-à-vis des déterminations sociales : il ne subit pas seulement le traitement scolaire ou la prise en charge familiale mais participe en retour à leur définition, éventuellement résiste à leur emprise, contrarie leur pression (Danic et al., 2006 : 27).

Les jeunes ne sont pas des citadin·es/citoyen·nes à formater mais citadin·es/citoyen·nes dès leur naissance. Néanmoins fort est de constater que dans de nombreux pays, ils ne sont que très peu sollicités lors des processus de concertation urbaine pour le réaménagement de nos villes, métropoles voire mégalopoles. Pour « redonner la ville aux enfants », des collectifs se sont organisés dans différentes parties du monde. En Italie, le pédagogue, Francesco Tonucci, dénonce et s’inquiète de la diminution de la présence d’enfants dans l’espace urbain dès les années 1970. Il mettra ainsi sur pied le réseau « la ville des enfants » La città dei bambini (www.lacittadeibambini.org), au début des années 1990, qui depuis s’est fortement développé dans les pays du Sud (Italie, Grèce, Espagne, et certains pays d’Amérique Latine) et dont de nombreuses idées ont été reprises par le label Unicef « Ville amie des enfants ». Dans les pays nordiques, des morceaux de villes sont pensés et construits avec les enfants, pour mettre un frein à cette désertion et redonner la rue aux enfants. La « ville des enfants » ou la « ville récréative » est devenu alors le symbole d’une ville où il fait bon vivre, une ville où une meilleure qualité de vie semble avoir été retrouvée. Cette manière de voir la ville considère que la variable « enfant » est primordiale pour connaître l’état de santé d’une ville : sans enfants dans ses rues, elle se porte mal ; emplie d’enfants, son état de santé est excellent.

Du côté des politiques publiques, des aménagements sont (re)pensés. Si le jeu est aussi vieux que l’humanité, les espaces de jeux sont une invention du siècle dernier. Les premières aires de jeux apparaissent en Angleterre et aux États-Unis et sont planifiées dans le but de « canaliser l’énergie des enfants des classes ouvrières qui traînaient dans les rues des villes de plus en plus densément peuplées » (Gauzin-Müller, 2015 : 100). Dominique Gauzin-Müller précise qu’aux États-Unis, « [e]n 1920, environ 700 terrains de jeux aménagés participaient au rêve américain d’intégration des immigrants, et à la complète assimilation des futurs adultes » (ibid). Créer des aires de jeux, au début du vingtième siècle, était donc un enjeu politique de taille. Elles étaient conçues comme un outil capable de transmettre les règles du vivre ensemble aux nouveaux arrivants et aux couches les plus défavorisées de la population, en instaurant peu à peu une distinction entre les activités de rue, considérées comme désorganisées et sans règles et celles des aires de jeux surveillées et dans lesquelles l’activité enfantine est guidée par les adultes. Le mobilier à disposition propose/impose des manières de jouer[18].

Après une phase de réglementation visant l’amélioration de la sécurité et du fonctionnement urbains qui s’est effectuée de manières différentes en fonction des pays comme le détaille Éric Chevallier (1993 : 30-32), à coup de réglementations plus ou moins restrictives selon les latitudes et des politiques en faveur des enfants-citadins, les concepteurs d’espaces semblent miser actuellement sur des aménagements qui cherchent à policer[19] les usages et à permettre avant tout de s’imprégner des ambiances qu’ils sont sensés dégager en se déplaçant plus qu’en s’y installant, même si dans certains espaces, de nombreux bancs sont disponibles. Il faut marcher, rouler, glisser, circuler plutôt que stationner.

Les postulats sur la ville de demain en termes de confort et de bien être qui commencent à se profiler de plus en plus fréquemment dans le réaménagement des espaces publics ainsi que la tendance à la ludification de ceux-ci, en cherchant à rendre la ville aux enfants (et dans une moindre mesure aux adolescent.e.s), restent néanmoins à analyser scrupuleusement[20]. A ce sujet, l’incitation de Jérôme Besson (2012) de parler de place de jeux plutôt que d’aires de jeux est à relever. Faut-il à tout prix que la ville devienne récréative ? Faut-il que la ville se transforme en un terrain de jeux pour les enfants et adolescent.e.s, paraphrasant là le titre d’un article du psychologue de l’environnement Kaj Noschis (2006) ? A quand le label des villes « amies des adolescent.e.s » ou « alliées des adolescent.e.s » ? À quand la multiplication de projets urbains reposant sur une approche avec, par et pour les jeunes ?

Pour (re- ?)mettre la ville à la portée des jeunes générations, Sylvie Brossard-Lottigier (2015) suggère de laisser du jeu là où on ne l’attend pas, c’est-à-dire en instaurant du jeu non pas tant dans le sens d’activités ludiques mais plutôt en tant que marge de manœuvre[21]; du jeu en tant qu’ « intervalle, […] excès d’aisance dû à un défaut de serrage entre deux pièces et qui réintroduit l’imprévisible, un intervalle laissé entre deux pièces leur permettant de se mouvoir librement » (Brossard-Lottigier, 2015 : 77). Selon elle, nos villes occidentales actuellement manquent « de défauts de serrage, manque[nt] de jeu entre toutes ses pièces serrées à fond, toutes ses zones d’activité, d’habitat, de loisirs et de transports limitées, murées, barricadées, juxtaposées, mais jamais tissées » (ibid). Ces propos ne sont pas sans rappeler ceux de Colette Pétonnet quand elle affirmait que « l’espace où les [êtres humains] vivent ne doit pas, ne peut pas, être absolument rationnel. Il faut qu’irrationnellement il conserve des recoins, des éléments imprévus – car il n’y a de libre utilisation qu’imprévisible – sinon il est disciplinaire. Une rationalité architecturale qui supprime les cheminements et la complexité de l’ombre, qui fait disparaître du dehors toute intimité et tout secret, non seulement enferme les individus chez eux, mais participe, au-delà de la rationalité administrative, à l’édification d’un espace disciplinaire où chacun est le surveillant de l’autre » (1982 : 174).

Quelle famille pour quelles activités physiques et autonomie ?

Les textes rassemblés ici nous incitent à prendre en considération divers aspects tels l’attrait des espaces fermés (intérieurs, centres commerciaux), l’engouement pour les médias numériques mais également les injonctions familiales afin d’apprécier l’influence des parents et de la fratrie sur le rapport à la ville des jeunes. En effet, Clément Rivière décrit, dans deux espaces péricentraux de mixité sociale à Paris et Milan, les contenus communs des enseignements transmis aux enfants par leurs parents en vue d’explorer la ville sans eux et enrichit ainsi les recherches sur la socialisation à la ville des enfants. La perspective comparative et interactionniste adoptée offre des éclairages stimulants sur les consignes relatives à la façon de se comporter dans les espaces publics urbains qui sont transmises par les parents. Oscillant entre méfiance, prudence et politesse envers les inconnus, ce guide d’interaction invite à la (re)production d’une « version masculine » et d’une « version féminine » de la réalité où priment des recommandations de discrétion adressées aux filles. Ce qui confirme ce que Michel Fize (2010) faisait remarquer sur le rôle des parents dans la transmission non égalitaire des droits d’accès aux espaces publics. Il constatait que c’est généralement aux adolescentes qu’il est demandé de faire un effort soit en les incitant à se faire discrètes soit en bravant leur peur. Les parents qui font des remontrances à leurs garçons pour rectifier les commentaires déplacés à l’égard des filles dans ces lieux ou sur leur tenue semblent beaucoup plus rares.

Dans la même lignée, David Sayagh, s’inscrivant au sein d’une sociologie des rapports sociaux dispositionnaliste, se demande : « Les adolescentes font-elles moins de vélo en raison de moindres possibilités réelles d’investir l’espace public ? ». À partir d’une enquête menée à Montpellier et à Strasbourg où le vélo est envisagé comme une pratique de distinction à la fois sexuée, sociale et spatiale, l’auteur discerne trois figures liées à la pratique du vélo par les adolescentes (utilitaristes, récréatives et adeptes). L’observation directe et des entrevues semi-directives avec des adolescent·e·s âgé·e·s de 17 ou 18 ans et certains de leurs parents, lui ont permis de détailler de manière nuancée (selon les milieux socio-économiques, résidentiels, et les contextes) la manière dont des injonctions socialisatrices à leur endroit renforcent leurs dispositions à craindre de se déplacer seules, de s’aventurer et de traîner dans les lieux publics. Malgré certaines variations, l’incorporation ou le renforcement de dispositions « féminines » restrictives par les filles contrastent avec des dispositions « masculines » incitatives par les garçons.

C’est cette même prégnance des rapports sexués aux espaces publics que Gilles Vieille Marchiset, Sandrine Knobé, Enno Edzard, Arnaud Piombini et Christophe Enaux analysent à propos des usages du vélo d’enfants de 9 et 10 ans dans un quartier populaire à Strasbourg. L’analyse fine d’un dispositif d’apprentissage du vélo que nous livre cette équipe de sociologues et de géographes est instructive à maints égards. Tout en montrant les limites de ce dispositif en matière de sécurité, de changement des modes de perception et d’utilisation des espaces publics et de transformation des configurations familiales, les auteurs mettent en lumière ce qu’ils nomment une « spirale socio-spatiale de l’ouverture/fermeture ». Ce système pénalise davantage les filles que les garçons et semble accentuer pour les filles une spirale de fermeture marquée par une faible aisance technique, un sentiment d’insécurité, une assignation dans le quartier et des limitations familiales, notamment de la part des mères. Cette situation n’est pas figée pour autant. Une démarche d’intervention sociale (animation sportive, rencontre avec les familles, etc.) jumelée à une valorisation de la « cyclabilité » est susceptible de promouvoir et de favoriser la pratique du vélo pour toutes et tous.

À l’heure où diminuent, en Amérique du Nord et en Europe, la marche comme mode de transport entre le domicile et l’école et la mobilité autonome des enfants, Sylvanie Godillon et Marie-Soleil Cloutier, quant à elles, explorent les différences de perception du risque routier entre les parents et les enfants (5 à 11 ans) lors de la mise en place d’un Trottibus au Québec. Si, comme dans les travaux de Rivière et de Sayagh, la sécurité est au cœur de ce mode d’accompagnement à pied d’enfants vers leur école aux allures d’un ramassage scolaire pédestre supervisé par un adulte, l’acquisition de l’autonomie et la sociabilité par le Trottibus constituent des aspects centraux de l’enquête réalisée. Ainsi, tous, enfants et parents, pointent les bienfaits de la marche (l’importance des amis et des moments de dialogues sont soulignés par les enfants) ainsi qu’une meilleure connaissance de leur lieu de vie. Les perceptions entre parents et enfants divergent concernant les traversées avec signalisation et la facilité de se déplacer sur un trottoir. Fort d’autres résultats, les autrices livrent des pistes de réflexion et d’action novatrices pour une transition vers une mobilité autonome des enfants.

Appropriation des espaces publics : entre visibilité, invisibilité et une « invisible visibilité »

Le phénomène d’appropriation des espaces publics innerve de nombreuses recherches contemporaines (Houssard et Jarvin, 2005 ; Danic et al., 2010) et plus anciennes même si au sein de certaines de celles-ci la notion n’est pas explicitement formulée comme c’est le cas dans ce propos de Colette Pétonnet : « pour l’arrivant, elle [la ville] peut n’être qu’un espace hostile et inconnu et le demeurer tant que, individu perdu dans la foule, il ne l’aura pas humanisé à son tour, c’est-à-dire faire sien » (1982 : 15).

Dans ce dossier, Sophie Ruel, Véronique Bordes, Gaëlle Boutineau et Philippe Sahuc se proposent d’examiner les modes d’appropriation, les usages et les fonctions des espaces publics urbains toulousains de jeunes âgés de 11 à 28 ans. À partir d’un travail de cartographie et d’observations ethnographiques, l’équipe de recherche expose la diversité d’utilisation des espaces par les jeunes selon le type (espace de services éducatifs et de formation, espace "populaire", etc.) au gré des rythmes de la journée. Si le travail de cartographie révèle que l’ensemble du territoire de Toulouse est couvert par une présence jeune, les riches et fines observations montrent que l’inscription -physique et symbolique- des jeunes diffère en fonction de leur âge et de leur sexe. La mise en visibilité de certains garçons et jeunes hommes tranche avec l’effacement des filles et jeunes femmes au sein d’espaces publics dépendamment de la géographie de l’espace, sa situation sociale et la surveillance qui s’y installe de façon informelle. Dans le prolongement de ces considérations sur les raisons de l’invisibilité des jeunes femmes dans certains espaces publics en France, l’analyse menée par Arnaud Alessandrin et Johanna Dagorn porte sur le(s) sexisme(s) urbain(s) dans la ville de Bordeaux et son agglomération. Plus précisément, les auteurs cherchent à quantifier le sexisme en mesurant, entre autres, le lien entre l’appréhension globale de la ville, le sentiment de sexisme ressenti et les faits relevés. En enrichissant une approche quantitative d’un regard microscopique et biographique, ils mettent en lumière comment le sexisme urbain, par des expériences répétées, banalisées qui deviennent consubstantielles à la ville, relève d’une « invisible visibilité » et nous concernent tous, victimes et témoins.

Dans « La reconquête de Beyrouth pour les enfants et les adolescents au prisme des infrastructures scolaires », Cynthia Azzam considère l’école comme un bien commun, un bien public. Elle contextualise les dysfonctionnements des espaces publics à Beyrouth pour ensuite analyser les possibilités et manières de créer des porosités entre les structures scolaires et le tissu urbain qui les entourent, en rendant accessible aux publics les espaces de jeux de l’école, hors horaire scolaire. À partir d’une étude de cas de l’hypercentre de Beyrouth où l’analyse de la situation actuelle s’accompagne d’une projection, l’auteure souligne l’impact des lois qui réglementent l’accès aux écoles comme entrave à ses projets d’ouverture à la ville tout comme elle insiste sur le fait que pour réinventer les conditions urbaines des jeunes, il faut agir sur les habitudes et les imaginaires des habitants et des décideurs locaux.

Fanny Delaunay s’intéresse également aux espaces de jeux mais hors institution scolaire, à ceux de la Grande Borne à Grigny, près de Paris. L’importance du jeu pour le développement et la socialisation des personnes (Bettelheim, 1988 ; Brossard-Lottigier, 2015 ; Lebovici et Diatkine, 1962 ; Marinopoulos, 2013 ; Winnicott, 1975) est désormais bien connue et c’est d’ailleurs à cette question cruciale qu’a tenté de répondre l’architecte Émile Aillaud dans l’aménagement des espaces extérieurs de la vaste cité sociale qu’il a projetée au début des années 1970. À partir d’une enquête menée dans le cadre d’un doctorat en urbanisme, Fanny Delaunay analyse les transformations et réhabilitations des aires de jeux de celle-ci, et pointe, dans la standardisation de ces espaces, une politique normative des formes et des pratiques dans l’optique de minimiser tous les dangers possibles. Pour des raisons d’assurances et de responsabilités, les aires de jeux sont appréhendées aujourd’hui comme des espaces où les dangers encourus par les enfants et par les concepteurs doivent être minimisés. Dès lors, le potentiel jouable de ces espaces s’amenuise au profit d’une lecture du danger comme un enjeu de sécurité.

L’entrée dans la vi(ll)e ?

L’arrivée en ville (pour des jeunes qui habitent en périphérie ou à la campagne) ou la conquête du centre-ville pour ceux qui habitent ailleurs en ville est souvent un temps fort de l’apprentissage de l’autonomie et de l’émancipation. Quand un·e jeune sait aller en ville sans être accompagné·e d’un adulte, il ou elle a l’impression d’avoir franchi un cap. L’entrée dans la ville semble l’aider à grandir. Son corps prend place dans la ville. Il/Elle se sent libre d’expérimenter des choses qu’il/elle ne se permettrait peut-être pas de faire en famille ou dans le proche voisinage. Ainsi, l’étude conduite par Tarik Harroud procure un moyen d’apprécier comment les jeunes Rbatis, et plus particulièrement les jeunes filles, s’affranchissent du contrôle parental et social imposé par leur quartier d’origine ou leur milieu domestique en déambulant, consommant, paradant et se « branchant » dans des espaces publics d’un nouveau genre que sont les malls. Ces derniers, dépourvus d’une charge historique et patrimoniale, proposent une version sans aucune nuisance des espaces publiques marocains par le truchement d’activités distractives, culturelles et festives sécuritaires. Ils participent à la fabrication, pour les jeunes Rbatis, de lieux publics d’un nouveau genre. Cette urbanité « fantasmée » occupe une importance sociale et symbolique croissante dans le vécu et l’imaginaire de ces jeunes Marocains et laisse présager un rapport renouvelé aux lieux publics à l’échelle de la ville.

Les nouvelles postures dans les espaces publics des jeunes générations sont-elles des provocations ou des signes de la transformation de nos sociétés ? Ces « corps en résistance » paraphrasant le titre du catalogue de l’exposition du même nom de la photographe Valérie Jouve (2015), en performant les espaces urbains, réussissent-ils à transformer durablement les liens qui nous unissent ou sont-ils le signe d’une transition temporaire liée à une classe d’âge ? Il semble peu probable que ces corps devenus adultes rentrent dans l’ordre, en s’alignant à nouveau sur les standards transmis par leur famille et leurs proches dès leur enfantement et/ou sur les injonctions sociétales du moment sans garder ne serait-ce qu’un petit quelque chose de ces expériences. Ces « petits riens urbains » (Paquot, 2010) ne cessent de travailler les espaces publics que nous empruntons quotidiennement. « Car l’espace n’est pas donné d’emblée, il se conquiert. L’enfant, l’adolescent le découvrent, l’explorent, l’imaginent, le symbolisent, y jouent et en jouent » (Hocini et al., 2006 : 6).

Observer et analyser leurs poses/pauses s’avèrent nécessaires à la réorganisation de nos espaces urbains. Concevoir les nouveaux aménagements urbains comme un espace de dialogue et de rencontre avec les politiques publiques permettrait de tenir compte de leur vécu, de leur pratique, de leur idée, de leur bien-être ou malaise. Plus que consommateurs d’espace, ils en deviendraient alors également producteurs de plein droit.