Corps de l’article

Dans cet article[1], nous abordons le vieillissement comme une reformulation du monde faisant suite à des chocs venus toucher à la réalité de la vie quotidienne de l’individu. La routine est mise en cause par certains événements obligeant l’individu à interroger des gestes et aussi des idées qui semblaient aller de soi pendant un temps, à l’image des habitudes domestiques intériorisées qui ne posent pas problème tant qu’elles ne sont pas confrontées à d’autres manières de faire, lors de la mise en couple, par exemple (Kaufmann, 1992). Nous nous intéresserons aux changements liés à deux moments de la vie : le moment du départ à la retraite des parents et le décès des grands-parents ou des parents. Le processus du vieillissement sera ainsi abordé à partir des changements qui touchent à la famille et nous interrogerons la place de la famille dans ce processus. Les relations des individus aux espaces vécus constituent nos principaux indicateurs : « Si les autres ne sont plus là, les lieux parlent moins. » (Clément et Membrado, 2010, p. 114). Ils peuvent cependant être aussi extrêmement bruyants après le décès d’un proche quand effectivement, ils viennent en souligner l’absence. Les lieux et les objets sont porteurs de temporalité en ce qu’ils se maintiennent au-delà du temps qui s’écoule, des décès des individus en laissant des traces de vie, d’événements, de liens dont s’empare la mémoire individuelle ou collective. Ils retiennent aussi du temps parce qu’à travers eux, l’individu fait l’expérience simultanée et indissociable de la familiarité et de l’étrangéité qui est, selon nous, un des vecteurs de l’expérimentation de la temporalité définie comme la prise de conscience du changement. Dans la dimension de la familiarité, lieux et objets apparaissent comme des repères de moments, de relations passées qui continuent de faire sens dans le présent. Dans la dimension de l’étrangéité se glisse le sentiment que quelque chose n’est plus contemporain de soi, ne fait plus sens au moment présent : une plage fréquentée en famille pendant l’enfance peut être reconnue quelques années plus tard, mais sembler ridiculement petite; une maison familiale vendue et transformée par ses nouveaux acquéreurs peut apparaître tellement familière et en même temps produire le sentiment qu’elle n’est plus la même, étrangère à soi en quelque sorte. Dans la confrontation du lieu au souvenir du lieu, la dimension objective, concrète intervient comme un élément de mesure, comme un repère du changement qui rend palpable le décalage entre ce qui était et ce qui n’est plus. La dualité familier/étranger exacerbe la conscience vis-à-vis de ce qui s’inscrit dorénavant dans le passé. En cela, les lieux et les objets sont des révélateurs précieux des expériences temporelles des individus.

La disparition des maisons : des « chocs » biographiques

L’étude qui nous sert de base de réflexion porte sur la mobilité résidentielle des provinciaux à Paris[2] (Ramos, 2006). Des hommes et des femmes ont été interrogés sur leur parcours résidentiel et les attachements qu’ils avaient – ou pas – aux lieux vécus. Dans les entretiens réalisés, des moments particuliers du parcours de vie sont rapportés de manière récurrente par les enquêtés : les moments de désarroi, de questionnement, de réorganisation d’une partie de leur vie suite à la vente ou à la destruction d’une maison significative : une maison qu’ils présentaient comme importante, dans laquelle ils avaient passé une partie de leur enfance, des vacances, dans laquelle ils avaient vécu une relation privilégiée ou qui s’inscrivait dans un projet de vie notamment comme lieu envisagé pour la retraite[3]. C’est en analysant de plus près ces changements qui touchent au monde matériel et aux lieux que nous nous sommes aperçus qu’ils étaient liés à deux événements en particulier : au passage à la retraite des parents et surtout aux décès des aînés (d’un grand-parent ou d’un parent). Ainsi, nous nous intéresserons dans cet article, aux générations antérieures à celles qu’étudie Vincent Caradec qui s’attache aux générations de ceux qui partent à la retraite et de ceux qui voient leurs contemporains décéder, se rapprochant eux-mêmes de leur propre mort. Vincent Caradec appréhende la retraite et le veuvage comme des transitions qui affectent le processus de construction identitaire lié au vieillissement en avançant trois arguments. Le premier est que, considérant les moments critiques de l’existence, l’individu doit renégocier la définition de lui-même. Le deuxième argument est que ces transitions marquent pour l’individu une transformation dans l’économie de ses engagements : au moment de la retraite ou du veuvage[4], certains engagements prennent fin, du moins objectivement, et cette situation nouvelle amène ce dernier à réaliser de nouveaux investissements. Enfin, le troisième argument postule que ces événements biographiques se traduisent par des transformations dans l’environnement relationnel : la retraite met fin aux relations professionnelles et réoriente vers la famille et les amis alors que le veuvage fait disparaître « l’autrui significatif par excellence » de la construction identitaire (Caradec, 2004, 2008).

Faire avec les restes

Ces événements biographiques, nous les appréhendons comme des chocs qui ébranlent le monde de l’individu : son monde est touché dans sa consistance. Ces chocs amènent l’individu à la reformulation de son rapport à des lieux, à des relations et aussi à une réalité qui, dans un premier temps, s’impose comme naturelle, comme « déjà là » et « toujours là ».

Après le choc, et c’est le point de vue que nous défendrons, ce qui auparavant pouvait être perçu comme un tout peut apparaître fragmenté et ayant perdu le « liant ». Nous postulons que cette perte de « liant » met à jour les morceaux, les éléments qui auparavant n’étaient pas nécessairement identifiés comme tels, puisqu’articulés les uns aux autres, constituant ainsi un ensemble, une réalité globale, un monde. D’une certaine manière, l’individu se retrouve à devoir faire avec les « restes ». La polysémie de ce terme permet de développer deux idées. Les « restes » peuvent être vus comme ce qui se maintient malgré tout. Ils permettent de construire de la continuité et participent de la reformulation d’un tout. Les « restes » peuvent aussi se définir comme des bouts comparables à des éléments disloqués, qui ne sont plus articulés entre eux. Dans les deux cas, la question de la reformulation du monde après le choc se pose. La question sous-jacente est aussi celle de la temporalité intimement articulée à celle de la consistance du monde de l’individu. Le temps qui passe, dont les séparations sont des indicateurs, touche à la consistance de la réalité en ce qu’elle était avant perçue comme « déjà là » et « toujours là ». Les questions de la consistance de la réalité et de la temporalité se recouvrent dans le « toujours là ». Tant que le « toujours là » est, la réalité par excellence est. Quand les décès mettent en cause le « toujours là », la dimension réifiée de la réalité s’effrite et sa reformulation s’impose, laissant en même temps entrevoir une certaine marge de manoeuvre de l’individu sur une réalité qui lui semblait être, avant le choc, extérieure à lui.

Notre intérêt dans cet article est de montrer comment cette reformulation du monde illustre l’idée de déprise qui selon nous commence avant le grand âge, le départ à la retraite des parents et le décès des grands-parents ou des parents y contribuant. La déprise est une notion le plus souvent construite à partir du discours de personnes âgées de 75 ans et plus. Elle rend compte des formes de rapport à soi et au monde dans le parcours du vieillissement et des effets de l’entourage sur cette expérience (Membrado et Clément, 2010). Cette expression insiste sur le processus et les procédés de substitution, de remplacement d’activités par d’autres liés à la conscience des limites imposées. Il s’agit « d’un processus de réaménagement de la vie qui tient compte des modifications dans les compétences personnelles, de la trajectoire de vie antérieure, des situations interpersonnelles d’aujourd’hui dans un contexte social particulier » (Membrado et Clément, 2010, p. 119). Ce qui est commun au processus de déprise à un âge avancé et à un âge plus jeune est l’importance de la réalité quotidienne qui à la fois ancre l’individu dans le monde et est constitutive de ce monde. Si les plus âgés n’ont plus prise sur un certain nombre d’éléments de leur environnement de vie (Clément et Membrado, 2010), les plus jeunes, au décès de leurs aînés perdent une partie de ce qui faisait leur monde et n’ont plus prise non plus sur certains éléments ou certaines relations : ils ne peuvent plus, comme avant, être dans l’organisation d’un repas, d’une visite, d’un appel téléphonique, de l’organisation des vacances familiales telles qu’elles avaient été vécues jusque-là. Ils perdent une partie de leur prise sur la vie quotidienne.

La réalité de la vie quotidienne

Pour Berger et Luckmann (2006), parmi les différentes réalités, celle de la vie quotidienne se présente comme la réalité par excellence, la réalité souveraine. La vie quotidienne s'impose à la conscience de l’individu d'une manière impérative. Il y vit dans un état d’éveil aigu : cet état permet d'exister à l'intérieur de cette réalité quotidienne, de l'appréhender comme normale, comme allant de soi. La réalité de la vie quotidienne est appréhendée comme une réalité ordonnée. Ses phénomènes sont pré-arrangés en motifs qui semblent indépendants de la perception que l’individu en a. Cette réalité apparaît objectivée, c'est-à-dire constituée d'un ensemble ordonné d'objets qui ont été désignés comme tels en dehors de l’existence de l’individu.

La réalité de la vie quotidienne s'organise autour du « ici de mon corps » et du « maintenant de mon présent ». Ce « ici et maintenant » constitue, selon Berger et Luckmann, l'objet principal de mon attention à la réalité de la vie quotidienne. Il se présente à moi comme « le realissimum de ma conscience » (Berger et Luckmann, 2006, p. 73). Cependant, cette réalité n'est pas épuisée par cette présence immédiate, mais embrasse aussi les phénomènes qui ne sont pas présents « ici et maintenant ». Cela signifie que l’individu expérimente la vie quotidienne en termes de différents degrés de proximité et d'éloignement, à la fois dans l'espace et dans le temps. La zone qui est la plus proche est celle étant directement accessible à sa manipulation corporelle. Cette zone contient le monde à ma portée – la déprise contribuant à réduire progressivement la taille de ce monde à ma portée –, le monde dans lequel j'agis de manière à modifier la réalité. Dans ce monde, les auteurs relèvent que la conscience est dominée par les motifs mobiles pragmatiques, c'est-à-dire que l’attention à ce monde est déterminée par ce que je suis en train de faire, ce que j'ai fait ou ce que je compte faire de lui. En ce sens, c'est le monde par excellence.

Pour Berger et Luckmann, l’attention pour les zones éloignées de la vie quotidienne est moins intense et moins urgente. Néanmoins, soulignons que dans le cadre d’une société marquée par une forte mobilité, des lieux de l’enfance et des lieux de famille peuvent être parfois envisagés comme des lieux de retour lors du passage à la retraite, par exemple. En cela, des attachements à des lieux (village, maison de famille) éloignés du domicile font sens dans le quotidien. De même, les relations à distance entretenues avec ses proches par des échanges d’appels téléphoniques, par exemple, s’inscrivent dans cette réalité par excellence malgré l’absence physique du proche en question. Berger et Luckmann (2006) montrent comment la réalité de la vie quotidienne est aussi perpétuellement réaffirmée dans l'interaction de l'individu avec autrui. Dans le processus social de conservation de la réalité, il est possible de distinguer entre les autruis significatifs et les autres moins importants. Les autruis significatifs sont particulièrement importants dans la confirmation continue de l’élément crucial de la réalité : l’identité. Pour maintenir le sentiment d'être ce qu'il pense qu'il est, l'individu exige la confirmation implicite de cette identité. Les autruis significatifs sont dans la vie de l'individu les agents principaux de la maintenance de sa réalité subjective.

La réalité de la vie quotidienne se présente ainsi à l’individu comme un monde intersubjectif, un monde partagé avec les autres (Berger et Luckmann, 2006). L’individu ne peut exister dans le monde de la vie quotidienne sans interaction et communication continuelle avec les autres. L’individu sait que ce monde apparaît aussi réel aux autres qu'à lui-même. Il sait que les autres comprennent également les objectivations selon lesquelles ce monde est ordonné, qu'elles organisent également ce monde autour du « ici et maintenant » de leur existence. Il sait aussi que son « ici et maintenant » n'est pas complètement celui des autres, mais qu’il existe une correspondance entre leurs significations et les siennes. Les individus partagent le sens commun de la réalité. La connaissance du sens commun est donc la connaissance que l’individu partage avec les autres en temps normal, c’est la routine qui va de soi. La réalité de la vie quotidienne est considérée comme donnée en tant que réalité et n’exige pas des vérifications supplémentaires : « J'existe dans la routine de la vie quotidienne. »

L’attachement aux objets et aux lieux contribue à la construction de la routine : une continuité qui n’est pas questionnée dans la mesure où elle est vécue comme extérieure à soi, comme « déjà là » et « toujours là ». La fréquentation des lieux que l’individu retrouve année après année lui donne une concrétude, une forme d’enracinement qui vont au-delà du seul aspect matériel. Autour des objets et des lieux se sont tissées des manières de vivre, des relations et des interactions et aussi des manières de se vivre en ces lieux. Les objets et les lieux sont garants de cette continuité et on pourrait même dire, d’une certaine immobilité : retour après retour, l’individu retrouve des lieux familiers, des proches familiaux, des odeurs, des bruits[5], des places qui ne changent pas. Ce semblant de permanence est corroboré par le souvenir, par l’image gardée de la disposition des meubles, des peintures ou des papiers peints, de la place des objets. La solidité de cette représentation fait la solidité du lieu et fait dire à certains individus quand ils reviennent à la maison de vacances, par exemple, qu’ils ont le sentiment de ne jamais en être partis. À l’espace matériel et concret s’articulent les habitudes attachées, d’une part, au vécu personnel en ce lieu, d’autre part, aux relations qui s’y inscrivent. S’asseoir au coin du feu sur une chaise avec grand-père, discuter dans la cuisine avec grand-mère, des moments de relations privilégiées à un grand-parent, à un cousin, des moments aussi où le groupe familial se réunit pour des fêtes donnent le sentiment que le groupe est au complet.

Les chocs touchent à la réalité de la vie quotidienne

Les disparitions des proches

Les décès d’un proche en touchant à la vie quotidienne, aux actions et aux pensées qui la soutiennent, obligent à une réorganisation des schémas d’action qui ont fonctionné pendant un temps. Après un décès, une maison qui pendant des années a été le lieu des retrouvailles familiales estivales devra être réappropriée en fonction des changements introduits par la disparition du proche. Pour Louis Vincent Thomas (1975), trois phases se succèdent suite au décès d’un proche : l’état de choc, la phase de chute psychorelationnelle et la phase d’adaptation. Il écrit au sujet de la phase d’adaptation : « Elle débute quand le sujet endeuillé cesse de se laisser obséder par le passé-présent et consent à se tourner vers l’avenir, donc à s’intéresser à de nouveaux objets. » (Thomas, 1975, p. 335). Sans parler de nouveaux objets, la reformulation modifie d’une certaine manière la vie quotidienne qui avait cours auparavant et introduit un regard nouveau : « Le mur était blanc, rien n’y était encore écrit. Il était une page blanche. Je voudrais être une page blanche comme hier. » (Thomas, 1975, p. 334). Cette page blanche fait penser à la maxime : un homme heureux n’a pas d’histoire. En tout cas, avant le choc, hier, tout était « normal », sans histoire, chaque chose était à sa place et n’était donc pas objet de réflexivité. La condition d’existence de la routine – et aussi de l’efficacité des définitions que l’individu a de sa réalité – est que la tête ne s’en mêle pas (Kaufmann, 1992). Tout se passe comme si la veille, tout était dans l’ordre.

La force du choc réside dans le changement de degré de consistance d’une réalité : la réalité quotidienne précédente est bouleversée. Pour Berger et Luckmann, « Il est inutile d’insister sur le fait que la mort constitue la plus terrifiante des menaces pour les réalités pré-données de la vie quotidienne. » (2006, p. 183).

Voyons l’histoire de Maryse qui est née dans la Sarthe en 1955. Ses parents s’installent en région parisienne, elle a alors 16 ans. Quelques années plus tard, elle se marie et le couple donne naissance à deux enfants. Malgré sa vie familiale et sa vie professionnelle ancrées en région parisienne, elle nourrit longtemps le projet du retour aux racines. Ce projet est mis à mal par le décès de sa mère. Maryse a 50 ans au moment de l’entretien, et sa mère est décédée un an auparavant. Tout au long de l’entretien, un dilemme est audible : rester fidèle à son projet de retourner chez elle en même temps qu’il ne fait plus sens : le lieu du retour est touché par des changements liés à la disparition de sa mère. Ses parents s’étaient installés en région parisienne quand ils étaient jeunes mariés. Ils retournent chez eux, dans la Sarthe, au moment de la retraite de son père. Maryse explique : « Ils étaient là-bas depuis la retraite, depuis cinq ou six ans, et c’est pourtant une super baraque. Quand je les ai vus partir là-bas, je me suis dit : “Ils vont être heureux, c’est super.” Et finalement, ça a tourné au cauchemar très vite ». Sa mère, touchée par la maladie d’Alzheimer, décède quelque temps après leur retour : « Mon père ne se fait pas au départ de maman, et donc à chaque fois que je vais là-bas, j’ai un noeud, quelque chose qui m’assassine. » Elle va visiter son père, elle va aussi sur la tombe de sa mère : « Mais je n’y vais pas pour moi. Je ne suis pas moi et, ouais, il y a une partie de moi que je laisse je ne sais pas où. »

Une autre personne garde des souvenirs d’une maison dans laquelle elle a passé des moments de son enfance avec son oncle maternel. La maison de famille[6] est un bon indicateur pour approcher ces bouleversements. Anne Gotman (1999) définit les maisons auxquelles les individus se disent attachés comme des espaces de références qui sont les lieux hérités, les lieux de l’histoire familiale et/ou les espaces fondateurs qui sont le lieu de la familiarité et de la socialisation résidentielle. L’espace de référence est « fréquenté pendant l’enfance à titre périodique ou permanent, l’espace de référence, continué par l’espace fondateur, peut être aussi réactivé au-delà de l’enfance par le fait de la présence familiale visitée ou celui d’une maison familiale fréquentée ou rachetée » (Gotman, 1999, p. 76). Ce sont des espaces significatifs au sens, où au-delà d’une vie quotidienne ou d’un quotidien provisoire, des vacances qui ont pu s’y inscrire, ce sont des espaces qui restent porteurs d’un sens à l’âge adulte et qui peuvent être encore présents dans les projets actuels de l’individu. La maison qu’évoque Luc[7] appartenait à son arrière-grand-mère maternelle, et suite à une brouille entre son oncle et son grand-père, la maison est vendue, puis détruite par les nouveaux acquéreurs. Cet événement a lieu une année avant la réalisation de l’entretien. Il raconte : « Cette maison était absolument magnifique, je suis passé devant, si je puis dire, à l’enterrement de mon oncle qui est mort l’an dernier et, donc, la maison avait été rasée. » La destruction de la maison va au-delà de la seule maison : « Ça fait un drôle d’effet, tu ne reconnais plus rien, tu ne sais plus où t’es. Oui, t’as l’impression de perdre un truc. T’as l’impression de perdre... T’as un truc aussi qui est rasé. Bon, c’était surtout le décès de mon oncle, mais ça faisait beaucoup à la fois. »

Ce sont les autres en quelque sorte qui signalent par leur départ que quelque chose se termine, écrivent Clément et Membrado (2010, p. 123). La destruction de la maison contribue aussi pour lui au sentiment de la fin de quelque chose et il fait ainsi l’expérience de la temporalité. La mort construit du « plus jamais », et donc de l’hier. Luc évoque l’enterrement et raconte : « Mes grands-parents avaient leurs amis, […] Bon, il y en avait beaucoup qui n’étaient plus là. » Le nombre de vivants se réduit. Il dit encore : « J’ai revu des oncles à moi que je n’avais pas revus depuis vingt-cinq ans. De revoir tous ces gens qui sont des gens que je voyais quand j’étais chez mon arrière-grand-mère… et puis, il n’y avait plus les murs qui entouraient le jardin. C’était comme une espèce de pèlerinage négatif. »

Revoir des gens va réactiver des souvenirs à partir desquels l’individu constate la temporalité. Les changements qui touchent aux lieux sont intimement liés aux décès d’un proche et ils sont rapportés comme provoquant une perte qui va bien au-delà du bien.

Les départs à la retraite

Dans une mesure moindre, la retraite des parents introduit des changements qui peuvent être vécus comme pointant la fin de ce qui auparavant faisait partie d’un certain quotidien. Au moment de la retraite paternelle, les parents de Simone[8] vendent la maison : « C’était bizarre de me dire que je ne pourrai plus y rentrer. Et le fait de laisser ma chambre, ça m’a serré le coeur. »

Halbwachs distingue la perception de l’enfant et de l’adulte :

Quand celui-ci quitte une maison où il a longtemps vécu, il lui semble qu’il abandonne derrière lui une partie de lui-même. De ce fait, ce cadre disparu, tous les souvenirs qui s’y rattachaient risquent aussi de se dissoudre. Cependant, comme l’adulte n’enferme pas sa pensée aux limites de sa demeure, de la période qu’il y a vécu, beaucoup de souvenirs subsisteront. La maison était à ses yeux, un petit cadre dans un grand cadre.

1996, p. 98

Dans ce cas, les relations semblent devoir être à reformuler dans le cadre plus grand, dans la mesure où le cadre plus petit, espace de leur expression, n’est plus. Par ailleurs, la vente de la maison remet en cause un droit de propriétaire, en quelque sorte d’héritier sur un espace qui n’avait auparavant jamais été questionné comme tel : le vécu, la répétition du vécu et la relation assuraient la légitimité de l’appartenance du territoire à soi et de son appartenance au lieu. Simone explique : « J’ai perdu quelque chose que je ne pourrai pas retrouver ailleurs. » Ce n’est pas seulement la chambre qu’elle a dû quitter, c’est aussi la maison, les trajets, les voisins, tous les lieux et les visages familiers qui l’ont accompagnée pendant des années. Le vieillissement des parents et les changements qu’ils opèrent dans leur vie quotidienne – dans ce cas, la vente de la maison – viennent aussi, par ricochet, toucher la vie quotidienne, ou du moins certaines routines de leurs proches et notamment celles de leurs enfants. De plus, les changements apparaissent irréversibles et une expression récurrente dans les discours illustre la conscience du temps qui passe : « Une page se tourne. » Simone souligne au sujet du déménagement parental : « Ça a tourné une page, ça a inscrit tout ce que j’avais vécu dans le passé et les souvenirs. » Clément et Membrado (2010) notent qu’une forme d’expression privilégiée de la déprise est un ensemble de termes qui tournent autour de la notion de fatigue et qu’au-delà de la seule usure du corps à laquelle peut être liée cette fatigue, sont associées d’autres expressions telles que le manque d’envie. Pour les générations de ceux qui voient partir leurs aînés ou qui les voient vieillir, une expression peut constituer un indice de la perte de maîtrise d’une partie de leur monde : « Aller là-bas? Pour quoi faire? » Le processus de vieillissement se dessine là comme une reformulation qui articule ce qui reste et le besoin de répondre au sentiment d’une perte de maîtrise de la routine, au manque que génère l’absence et à la désorganisation définie par la perte de repères qui suit le choc.

La réflexivité et la maintenance de la réalité

Ainsi, suite au choc, l’individu se retrouve confronté à des problèmes qui rompent avec sa routine. Cette confrontation fait appel à la réflexivité qui, pour François Ascher, est arrachement à l’habitude :

L’attention portée par le sujet à ce qu’il éprouve, à la nature de ses perceptions et de ses représentations. La réflexivité est arrachement à l’habitude, décollement de l’homme et du monde, acte d’une conscience qui cesse d’être rivée aux objets, mouvement de l’intelligence se retournant vers ses propres démarches.

Ascher, 2007, p.40

La rupture dans les habitudes va introduire une réflexivité, en tout cas des réflexions qui, au-delà des lieux et de leurs représentations, touchent à la représentation de sa vie dans une temporalité. Elle produit une « selfconfrontation qui modifie certainement les relations sociales et le rapport à l’autre » (Ascher, 2007, p. 40) ainsi qu’à soi et à la consistance de la réalité par excellence, pouvons-nous ajouter.

Quand l'individu rencontre un problème de consistance de la réalité, il peut, selon Berger et Luckmann, soit en modifier les relations qui servent à la maintenir – c'est-à-dire qu’il a la possibilité de changer d'autrui significatif et de se tourner vers d'autres pour obtenir la confirmation de sa propre réalité significative, par exemple son psychanalyste ou ses vieux copains (Berger et Luckmann, 2006, p. 253) – soit résoudre le problème de consistance en modifiant sa réalité. C’est cette deuxième proposition qui nous intéresse, c’est-à-dire la possibilité de résoudre le problème de consistance en reformulant sa réalité. La réflexivité amène à une perception aiguë d’une absence de maîtrise de cette routine face aux événements qui réduisent la marge de manoeuvre de l’individu qui conserve néanmoins une partie de la maîtrise : « Je m’efforce de ne me mobiliser que sur ce que je suis susceptible de réussir dans le nouveau contexte de ma vie quotidienne », écrit François Ascher confronté à sa maladie (2007, p. 91). Caradec souligne aussi comment, avec le décès du conjoint, la reformulation s’impose : « le survivant doit relever un double défi : trouver que faire de ses journées déstructurées et essayer de donner une nouvelle signification à son existence » (Caradec, 2008, p. 108). Cette reformulation dans le nouveau contexte passe, dans notre recherche, par une redéfinition de La famille qui participe de la définition du « ici et maintenant » de la routine, de la réalité par excellence. Le langage y a toute sa place dans la mesure où il s’agit d’identifier, de définir une autre relation à La famille que celle qui avait cours par le passé, cette identification amenant à nommer autrement. Pour Berger et Luckmann (2006), le langage objective le monde, transformant les expériences multiples dans un ordre cohérent. Dans l'établissement de cet ordre, le langage réalise un monde, au double sens de son appréhension et de sa production.

De « La famille » aux « membres de la famille »

Suite au choc, nommer différemment, c’est passer d’une appréhension du groupe familial comme étant : « La famille », « chez-moi » ou encore « mes grands-parents » à une relation interindividuelle dans laquelle l’individu est interlocuteur individualisé avant d’être membre d’un groupe. Examinons trois situations dans lesquelles nous pouvons relever le passage de la relation à la famille comme groupe à une relation interindividuelle. Dans la première, « je vais chez-moi » devient « je vais voir mon père ». Reprenons l’exemple de Maryse. Elle continue de rendre visite à son père, d’ouvrir les placards, de reproduire des gestes d’avant. Mais on entend aussi comment le décès de sa mère influe sur la définition du « chez-soi ». Elle ne donne plus le même sens à des actions qui, auparavant, n’étaient pas remises en question. Les objets et les espaces peuvent être des ressources sur lesquelles les individus s’appuient pour reformuler en même temps qu’ancrer un autre rapport à un environnement modifié, ce que note aussi Caradec (2004) au sujet de la reconstruction identitaire au moment de la retraite. A contrario, c’est aussi dans le rapport aux objets que les individus peuvent un temps perdre pied en prenant conscience du changement de l’environnement. En effet, chaque action dans la réalité concrète vient se heurter à l’absence de l’autre. Le rapport aux objets, les gestes qui se faisaient sur le mode automatique sont isolés, identifiés et semblent comme forcés pour continuer à maintenir, en apparence, une réalité concrète inchangée. S’il ne s’agit pas, comme dans le cas du veuvage, de réorganiser toute sa vie quotidienne (Caradec, 2004), il s’agit en tout cas de réorganiser le quotidien d’un séjour qui s’est déroulé et où, pendant des années, des relations, des rituels, des habitudes rythmaient l’organisation de la vie quotidienne et des relations. Le poids des gestes naît de la conscience d’un sens qui n’est plus. La mort est venue briser la continuité illusoire d’un « toujours là » contenue pour Maryse dans le projet du retour. Après le choc, soit le décès de sa mère, elle va formuler autrement son rapport aux lieux : « Avant, je disais : “Je rentre chez-moi”. Maintenant, je dis : “Je vais voir mon père”. » Elle raconte qu’auparavant elle pensait retourner vivre là-bas, chez elle dans la Sarthe, mais que depuis le décès de sa mère, elle envisage de passer sa retraite dans le sud de la France.

Dans une deuxième situation, un autre glissement peut être mis à jour : « je vais chez mes grands-parents » devient « je vais voir ma grand-mère ». Karine[9] rapporte :

La maison de ma grand-mère maternelle, j’aime pas y aller... Ça a changé, changement de papier peint, changement d’ambiance... Donc, maintenant, quand j’y vais… Quand j’étais enfant, il y avait la chambre verte, la chambre bleue et celle de mes grands-parents. Depuis que mon grand-père est mort, ma grand-mère a changé de chambre, et donc, pour moi, la chambre de mes grands-parents... Je sais que ma cousine, quand elle y va, elle va coucher dans cette chambre. Moi, non. J’aime pas.

La fréquentation des lieux ne fait plus sens de la même manière. Cette femme exprime par ailleurs qu’aller « chez » ses grands-parents n’est pas l’équivalent d’aller voir sa grand-mère. Dans le premier cas, le « chez » renvoie à l’espace de la construction d’un nous familial dans lequel s’inscrit l’individu. Dans le deuxième cas, le domicile se dépouille de ce « chez » pour ne laisser place qu’à une relation individuelle qui n’est plus suffisante à symboliser le nous familial.

Dans une troisième situation, on observe le glissement du sentiment d’existence d’une famille à des relations avec un frère, avec une soeur. Robert[10] raconte comment, après le décès de leurs parents, les frères et soeurs – ils sont quatre – se sont entendus pour conserver la maison familiale, symbole de La famille. Il parle de la propriété de famille à laquelle il est attaché. Il dit :

S’en séparer, ce serait à la fois une libération de ces liens un peu fonctionnels, de cette unité familiale qu’elle permet de maintenir un peu artificiellement et ça serait un drame affectif très fort parce que c’est constitutif à la fois de nos personnalités individuelles et de la famille, sans doute. Il y a une osmose qui s’est faite, même si elle n’est que partielle. La destruction a déjà commencé, puisque pour payer les droits de succession, mes frères et soeurs ont cédé au quatrième enfant, mon autre soeur, une partie du jardin alors qu’elle était déjà en dehors de cette maison. Ils l’ont remise dedans et son mari, étant très pragmatique, a fait raser le bois qui clôturait la propriété pour construire un pavillon merdique dans lequel il y a des locataires à l’année. Donc, le jardin mythique est pollué à la fois par la disparition du bois, par la construction du pavillon et par des étrangers dans le jardin. Donc, ça ne concerne qu’un sixième de la superficie, mais symboliquement, c’est très fort déjà. Donc, je voulais me venger du beau-frère en construisant un bunker avec étage en face de son odieux pavillon.

L’entretien de la maison et les charges financières que cela engendre, les négociations nécessaires avec les autres membres de la fratrie pour son entretien, son occupation et son partage montrent aussi la force de l’attachement à un lieu. Cet attachement paraît être une injonction à la conservation de la famille dans sa forme passée ou dans sa forme idéale. L’unité familiale évoquée semble renvoyer à une configuration relationnelle de la famille du temps où la relation entre les frères et les soeurs n’était pas marquée par la gestion matérielle et financière du bien hérité. Mais, là aussi, la famille a une autre dimension : les relations interindividuelles qui au fil du temps se transforment et se reformulent. Pour Robert, les relations aux membres de la famille évoluent et c’est la représentation même de la famille qui est touchée. Là aussi, on peut souligner le passage de la relation et du sentiment d’appartenance à La famille, qui s’impose comme une réalité réifiée à la relation interindividuelle à un frère et/ou à une soeur. Ainsi, le monde d’une certaine famille s’efface peu à peu. Le décès, en partie, oblige à individualiser la relation à un membre de la famille. Au-delà du nombre d’occupants de la maison, c’est la globalité qui est touchée et la représentation de La famille comme entité.

Vieillir : changer de place dans la lignée?

La mort des proches vient donc toucher à la consistance du monde et mettre en partie en cause son aspect réifié. Cette consistance est en partie ébranlée par le passage d’une perception d’une relation à La famille à des relations interindividuelles. Cette reformulation touche à la représentation même de la famille comme unité et globalité, ce passage s’inscrivant selon nous dans le processus du vieillissement. Soulignons maintenant qu’une chose est la reformulation du monde touché par le choc, telle que nous l’avons abordée précédemment. Autre chose est la reformulation de la place de l’individu dans une temporalité que dessine la succession des générations. Dans cette dernière partie, nous aborderons tout d’abord l’idée que vieillir, c’est changer de place dans la lignée, puis nous verrons les limites de la famille comme espace d’inscription de l’individu dans un temps long.

Tout d’abord, soulignons que la relation entre l’histoire individuelle et l’histoire familiale est fortement contextualisée dans la relation particulière à un grand-parent, ce dernier, grand-père ou grand-mère, ayant une place importante dans la mémoire familiale (Déchaux, 1997). La mémoire générationnelle se constitue à deux niveaux : celui de l’empreinte que laisse le temps vécu et celui des images collectives plus ou moins cristallisées dans les discours, les discussions avec les grands-parents ayant un rôle structurant pour les générations suivantes (Attias-Donfut, Lapierre, Segalen, 2002). La figure repère est « élue par ego, pour des motifs qui le regardent, la figure-repère n’est jamais un parent issu d’une mémoire héritée. Elle doit avoir été côtoyée, fréquentée et appréciée personnellement, et relève donc presque toujours de récits où prédomine l’autobiographie » (Déchaux, 1997, p. 167). Le vécu raconté par les grands-parents fait aussi le lien avec les ancêtres, avec une histoire qui était là avant l’individu et avec cet « avant » dont l’individu n’a pas été contemporain. Les grands-parents font le lien avec disparus (Ramos, 2006). Par ailleurs, le grand-père ou la grand-mère peuvent prendre, après leur décès, la définition « d’ancêtre » (Ramos, 2005). Dans ce cas, moins que la relation interindividuelle, c’est l’appartenance à une histoire commune et à un groupe qui est soulignée : le défunt est transformé en ancêtre, et l’honorer c’est s’obliger à respecter son héritage et proclamer sa fidélité (Déchaux, 1997). Sous cet angle, la position de chacun des membres est définie en termes de place dans une famille, dans une lignée, que chacun doit tendre à faire perdurer à travers le temps en transmettant à la génération suivante ce qui a été hérité de la génération précédente. Cette fidélité peut être une modalité de la construction d’une continuité à travers la conservation de biens. Jacqueline[11] raconte :

Ma mère m’avait tricoté une énorme liseuse qu’on faisait dans le temps, elle restera là, elle m’avait tricoté un très gros pull, ça restera là. J’ai des napperons, des vieux draps, et ça restera dans les placards. C’est le truc con que tu ne sors jamais, jamais. Même à limite, faudrait les sortir pour les laver. J’y pense même pas, mais ils sont là. Je suis attachée à ces objets. Il y a des bijoux aussi. Il y a des bijoux que je ne peux pas porter, les boucles d’oreille à ma grand-mère, moralement, je n’ai jamais pu les mettre, moralement, il y a une barrière, je ne sais pourquoi, mais elles sont là.

Les rituels peuvent aussi participer de la construction d’une continuité : les repas de famille pendant lesquels on peut évoquer les défunts, les visites en famille au cimetière. Cependant, à la différence de l’habitude, le rituel revêt, comme le souligne Jean-Claude Kaufmann (1992) une dimension cognitive qui participe aussi de la réflexivité énoncée auparavant. Si « en partie, l’enracinement s’effectue dans l’imaginaire » (Déchaux, 1997, p. 314), ce dernier ne suffit pas et le monde matériel et concret vient donner un relief aux repères que les individus s’édifient. Une double dimension est ainsi à relever dans la place que revêt le grand-parent dans l’inscription dans un temps long : la dimension élective et relationnelle constitutive de la famille contemporaine (Singly, 2003, 2007) s’articule au grand-parent comme figure dans laquelle est enracinée la dimension temporelle de la famille.

La question qui se pose est de savoir jusqu’où le décès d’un grand-parent l’élève au rang d’ancêtre amenant de ce fait l’individu à s’inscrire dans une lignée. Une étude réalisée sur les liens entre trois générations montre que si la norme d’autonomie et de relations égalitaires est prégnante dans la famille contemporaine, cela « ne veut pas dire que les liens entre générations ne sont formés que d’un réseau de relations démocratiques, affectives et affinitaires favorisant la production de soi. » (Attias-Donfut, Lapierre et Segalen, 2002, p. 273). En effet, les auteurs soulignent que la succession des générations n’est pas permutable et que leurs statuts respectifs demeurent inaliénables. La continuité entre générations est assurée par un « esprit de famille » : « l’esprit d’un groupe est un fond d’idées, de sentiments, qui oriente l’action d’une collectivité concrète ou abstraite sous le thème de la solidarité » (2002, p. 245). Les auteurs notent aussi que « l’esprit de famille » se fonde sur une identité collective en partie construite par les biographies et les récits de mémoire familiale; il est aussi attaché à des biens investis d’une forte charge symbolique; il est ancré également dans la force des transmissions involontaires comme la dette à l’égard des ascendants et se compose « d’un mélange de devoir et de gratitude, de fidélité et d’amour » (Attias-Donfut, Lapierre et Segalen, 2002, p. 262). Cette étude est abordée sous l’angle de ce qui circule, de ce qui s’échange et de la question des solidarités familiales avec notamment la problématique de la dette qui sous-tend la réflexion. Cependant, il s’agit, soulignons-le, de générations vivantes, et le rapport entre générations se distingue du rapport à la lignée qui comprend les vivants et aussi les morts.

En effet, une des formes de continuité à « être » après la mort – et du lien entre les vivants et les morts – est de s’inscrire dans une lignée réelle ou imaginaire qui apparaît comme une forme d’appartenance à une forme durable, un enracinement dans le temps de la filiation (Clément et Membrado, 2010). Attias-Donfut, Lapierre et Segalen relèvent un double rôle de la lignée : instituer les places et transmettre (2002). Si l’on adopte cette posture, nous pouvons dire que pour les générations qui voient décéder leurs grands-parents, leurs parents : vieillir, c’est changer de place dans la lignée. Cependant qu’est-ce qu’une lignée qui ne s’inscrit pas dans un patrimoine, dans un héritage matériel? Si le lien prend le pas sur le bien (Gotman, 1988; Attias-Donfut, Lapierre et Segalen, 2002), après le décès, le lien n’est plus et le bien est la seule façon de conserver des traces du lien. Cela suppose de se définir comme héritier et comme passeur, c'est-à-dire comme celui qui va transmettre à son tour. Or certains individus ne se définissent pas comme vecteur de transmission. À la question de savoir ce que Luc[12] aimerait transmettre à sa fille, il répond :

Je ne sais pas… Qu’elle se rappelle de moi en bien. J’ai des projets pour elle... Mon projet pour elle, c’est de n’avoir pas de projet pour elle, mais c’est un gros effort… Mais pas commencer à l’attacher. Les attachements, c’est elle qui les fera, je ne vais pas faire d’attachements pour elle. J’ai rien à lui transmettre de ce point de vue. D’ailleurs, j’ai rien à lui transmettre.

Par ailleurs, Attias-Donfut, Lapierre et Segalen décrivent quatre types de relation à la transmission : les patrimoniaux (qui conservent et valorisent l’héritage), les détachés (ils accordent peu d’importance aux traces matérielles et la transmission est avant tout celle du désir d’éducation), les réparateurs (qui ont pâti d’un manque de lien avec leurs propres parents et qui sur le plan relationnel comme matériel s’efforcent de donner à leurs enfants ce qu’ils n’ont pas eu) et enfin, les autonomes (qui font preuve de peu d’attachement aux relations et aux biens familiaux) (2002). Si pour les patrimoniaux et les réparateurs, la définition de soi comme hériter apparait probable et le changement de place dans la lignée peut faire sens, qu’en est-il pour les détachés et les autonomes? Françoise[13] dit comment elle est davantage attachée à des individus qu’à une famille, à des liens qu’à des biens : « Je suis peut-être plus individualiste que mon frère. Je n’ai aucun sens de la lignée. » Elle explique que son frère « continue de faire exister la famille » et notamment à travers la conservation de meubles ayant appartenu à leurs grands-parents décédés. Elle rapporte son peu d’attachement aux lieux et aux objets du passé, mais souligne l’importance de la relation. La mère de Françoise décède, elle a alors 32 ans. Françoise est déjà installée en région parisienne. Suite au décès, son père déménage de la maison et aussi du village dans lequel ils étaient installés pour prendre un logement à Montbéliard. Françoise insiste sur le fait qu’elle est très attachée à son père. Elle relativise par ailleurs les liens existants avec son frère. Elle rend visite régulièrement à son père et son frère vit à proximité du logement paternel :

Tant qu’il y a mon père, oui. Après, quand il n’y aura plus mon père, je ne sais pas comment ça va se passer… Il y a mon frère… j’irais le voir bien sûr, mais sans doute pas très, très souvent. Là, quand je vais voir mon père, on se voit tous ensemble. Quand je vais voir mon père, je vais voir mon frère, mais pour moi, je vais quand même voir mon père avant d’aller voir mon frère. Eh oui, je pense que je pourrais vendre une grande partie du mobilier...

Par ailleurs, Françoise ne souhaite pas être enterrée. À la question de savoir, quand même, où seraient déposées ses cendres, elle répond : « Ma grand-mère maternelle est enterrée au village, je pourrais y aller, mais je n’y vais pas. Ma mère est enterrée à Montbéliard… Non, moi, je n’ai pas de lieu. » Se détacher de son vivant n’a pas comme incidence évidente de s’attacher dans la mort, être enterré dans le caveau de famille, y compris quand la place y est réservée. Robert explique qu’il ne souhaite pas être enterré : « Je préférerais être incinéré après qu’on ait utilisé mon corps pour différentes initiations anatomiques ou autres. Ma mère a prévu ma place, elle a prévu la place pour ses quatre enfants, pour son mari et pour elle dans le même trou. Donc, il faudra que je la renie une fois de plus. » Ainsi, les décès des prédécesseurs n’amènent pas nécessairement l’individu à inscrire son existence dans le temps long de la famille en partie symbolisée par la conservation d’un patrimoine et par une inscription de sa place dans des caveaux de famille. Et si parfois les tombes et les caveaux de famille peuvent apparaitre comme des indicateurs d’une volonté d’inscription dans la lignée, il nous faut cependant connaitre le sens que donne l’individu à cet acte. Luc se fera enterré dans un des caveaux de famille, mais cela ne relève pas d’une volonté de s’inscrire dans la lignée familiale :

Ma tombe est au cimetière parisien nord d’Aubervilliers. Déjà achetée. Ma grand-mère m’emmène la visiter de temps en temps. Il y a une scission dans la famille qui fait qu’il y a deux caveaux séparés et j’ai ma place là. Cela dit, je peux être enterré ailleurs, je m’en fiche. C’est bien, ajoute-t-il, ça ferait plaisir à grand-mère si c’était là. C’est important de lui faire plaisir et je lui ai promis que cette tombe, je l’entretiendrai et je le ferai.

La promesse s’inscrit dans la relation entre vivants et ne signifie pas nécessairement une définition de soi comme héritier.

Conclusion

Une question s’impose maintenant à nous, celle de l’articulation des générations d’âges avec les générations généalogiques. Avoir un grand-père décédé signifie que j’avance dans le cours des âges, mais pas nécessairement que je change de place dans la chaîne des générations familiales, ne serait-ce que parce que certains n’ont pas de petits-enfants et surtout parce que le rapport à l’héritage – notamment pour les dilapidateurs (Gotman, 1995) – met en cause la définition de soi comme s’inscrivant dans une continuité générationnelle familiale. En effet, comme nous l’avons vu précédemment, s’inscrire dans une lignée présuppose une certaine définition de la famille vis-à-vis de laquelle on se définit comme héritier. Par ailleurs, Clément relève que certaines vieilles personnes présentent comme une évidence qu’elles n’appartiennent plus à la société d’aujourd’hui, elles ne collent plus à leur époque : la perte de ceux qui ont constitué avec soi un type social, qui ont vécu sur un rythme proche les changements sociaux, avec lesquels éventuellement on a eu le sentiment de « faire la société » est vécue comme un abandon irrémédiable (Clément, 2000). L’avance en âge s’accompagne ainsi du sentiment d’être un, une « survivante » dans la mesure où les contemporains de la même classe d’âge disparaissent peu à peu (Clément et Membrado, 2010). Ce qui signifie aussi que les générations précédentes et les interactions avec les plus jeunes, y compris des proches familiaux, ne suffisent plus à valider le monde et l’existence de la personne aînée.

Ainsi, nous avancerons l’argument suivant : pour l’individu, le décès des plus âgés n’aboutit pas nécessairement à s’inscrire dans la continuité des générations généalogiques. La mort des grands-parents, puis des parents peut contribuer à l’inverse à défaire l’idée de lignée pour l’individu. Ce sont les vivants qui participent de la construction des places, les morts glissant vers l’oubli. Commune aux travaux référencés dans cet article, l’importance de la place de la relation, de l’interaction dans le sens accordé à son existence, que ce soit avec ses proches familiaux, enfant(s) et conjoint, ou ses contemporains. Si la famille est relationnelle (Singly, 2007), que devient la relation dans le rapport entre les vivants et les morts? Vieillir, c’est peut-être s’acheminer vers une conscience aiguë de la solitude de l’individu face à la mort (Clément, 1994), mais aussi face à son existence en constatant les limites du lien de filiation quand il s’agit de donner du sens à son existence.