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Introduction

Le nombre de familles recomposées a augmenté de 10 % en France ces dix dernières années, et ces configurations représentent aujourd’hui une famille avec enfant sur dix (Barre, 2003). Si de nombreuses et fécondes recherches en ont sur bien des point éclairé les enjeux et la complexité, certains aspects de la vie familiale recomposée demeurent encore mal connus, parmi lesquels les échanges et les relations matérielles entre proches, assez peu abordés dans le contexte des changements qui touchent la famille contemporaine. La séparation ou le divorce d’un couple, l’arrivée au sein de la constellation familiale de nouveaux conjoints, de beaux-parents, de quasi et de demi-frères et soeurs constituent pourtant des évènements dont le retentissement économique n’est pas négligeable. Les recompositions familiales offrent en outre une succession de moments et de lieux où les liens entre conjoints ou entre parents et enfants font explicitement l’objet de comptes et de calculs : séparations, divorces et nouvelles unions s’accompagnent inévitablement d’évaluations, de mesures et de répartition des ressources, au sein d’une organisation familiale où les parents séparés doivent continuer de subvenir ensemble à l’entretien des enfants qu’ils ont conçus.

C’est autour de cet entretien que nous souhaitons analyser ici certains aspects des relations familiales recomposées. Les recherches menées en France sur les séparations et les recompositions familiales en ont partiellement envisagé la dimension économique, à travers d’une part l’analyse des relations père-enfant, et les difficultés associées au versement de la pension alimentaire (Festy, Valetas, 1998 ; Villeneuve-Gokalp et Léridon, 1994 ; Martin, 1997) et d’autre part l’étude de l’investissement économique du beau-parent dans l’éducation de son bel-enfant (Théry, 1991 ; Le Gall et Martin, 1993 ; Blöss, 1996 ; Martin, 1997 ; Cadolle, 2000 et 2003, Martial, 2003). Ces analyses n’ont cependant pas toujours approfondi les questions que suscite, dans ces configurations, l’entrecroisement des liens de filiation, des relations beaux-parentales, et des liens de « coparentalité » qui perdurent entre les parents séparés, ces relations tissant la trame d’une « constellation » recomposée. Celle-ci se compose en outre de plusieurs foyers, entre lesquels l’enfant circule selon divers modes qui peuvent influer sur la manière dont se répartissent les charges financières relatives à son entretien. Il nous paraît enfin essentiel d’envisager cette répartition selon une perspective diachronique, l’entretien de l’enfant évoluant au fil de son histoire et de celle de la recomposition.

Cette réflexion s’appuie sur les données réunies lors de la constitution d’un ensemble d’études de cas[1], réalisé auprès des membres – enfants, parents et beaux-parents[2] - de quatorze familles recomposées. Bien que la notion d’échanges au sein de la famille recouvre aussi bien les valeurs financièrement mesurables que les divers services rendus dans la parenté, nous avons choisi de nous intéresser principalement à la circulation de valeurs financière suscitée par l’entretien de l’enfant. Au fil de cette enquête, nous avons d’une part porté notre attention sur le niveau de revenu des personnes, à travers le montant des salaires, des pensions et des allocations familiales perçues par les membres des deux foyers recomposés dans chaque « constellation ». Nous avons d’autre part tenté d’appréhender la répartition de ces ressources dans les dépenses vouées à l’éducation des enfants, tant à travers la vie commune au sein des nouveaux foyers recomposés, dont nous avons à chaque fois reconstitué l’organisation budgétaire, qu’en ce qui concernait les dépenses scolaires, les frais relatifs à la santé, aux loisirs, aux vêtements de l’enfant. Ces éléments ont été appréhendés tout au long des trajectoires biographiques et familiales de nos interlocuteurs, chaque situation étant analysée dans sa singularité, à travers l’exploration des diverses relations en jeu dans la recomposition.

Quelques données plus « générales » peuvent cependant caractériser ces familles. Les personnes que nous avons rencontrées ont divorcé légalement ou se sont séparées de manière privée après plusieurs années de vie commune. Différentes générations (30-35 ans et 50-55 ans) sont représentées parmi les parents et beaux-parents, qui proviennent de divers milieux socioculturels.

Voici ci-dessous, réunies dans un tableau, les situations des personnes rencontrées et de leurs proches, puisque elles nous ont indiqué les professions et activités de leurs conjoints, de leurs parents ou de leurs enfants. Sont prises en compte les professions ou activités des parents, des beaux-parents et des enfants adultes composant les quatorze constellations familiales envisagées.

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Une relative homogénéité socio-économique caractérise ces familles, majoritairement issues des classes moyennes et supérieures. La reconstitution des trajectoires professionnelles de nos interlocuteurs a cependant révélé l’existence d’une assez grande diversité de situations. Un certain nombre de parents et beaux-parents, aujourd’hui âgés d’une cinquantaine d’années ont en effet traversé, avant d’accéder à un certain niveau de revenus, des périodes d’emploi précaire et peu qualifié, d’inactivité ou de chômage, alors qu’ils devaient assumer, en situation de séparation et de recomposition, l’entretien d’enfants dépendants. De plus, l’analyse de chaque constellation familiale a mis au jour la coexistence de situations socio-économiques parfois très différentes d’un foyer à l’autre. Les trajectoires professionnelles du père et de la mère d’un enfant, ainsi que celles de leurs nouveaux partenaires peuvent en effet être inégales.

Dans certaines constellations, les différences de niveau de vie s’avèrent donc importantes après la séparation et la nouvelle union de chacun des parents, ce qui comporte nécessairement des conséquences dans le calcul et la répartition des charges relatives à l’entretien de l’enfant. Il s’agira donc moins ici de comparer les revenus des familles entre elles que d’analyser le jeu des différences de statuts et de revenus au sein même des constellations recomposées, tout au long de leur histoire. Comment, cependant, envisager sous l’angle de l’anthropologie l’analyse de ces configurations relationnelles particulières et des échanges qui se nouent en leur sein ?

« Maisonnée », « parentèle » et constellations recomposées

Les travaux de Florence Weber (2002) proposent une lecture renouvelée des relations économiques au sein de la parenté contemporaine, qui réactualise les concepts anthropologiques – forgée dans l’étude des sociétés rurales traditionnelles - de « maisonnée », et de « parentèle », en leur associant deux logiques distinctes du point de vue des échanges familiaux. « La « maisonnée », groupe constitué d’une ou plusieurs unités de résidence[3], composée de personnes reconnues ou non par le droit comme apparentées, représente « l’unité de base de la parenté pratique » au sein de laquelle sont mises en commun les ressources et les tâches nécessaires à la subsistance quotidienne de ses membres. Elle est un groupe fondé sur des « éléments objectifs » (compte, budgets, déclarations d’impôts, adresse, etc..) et « sur le partage des soucis matériels » (Weber, 2002 : 93 et 94). Les échanges y reposent sur la redistribution des ressources et la solidarité, ceci n’excluant pas que des positions différentes et inégales soient occupées par les uns et les autres. La « parentèle », univers de référence et d’interconnaissance, est « un réseau d’individus liés entre eux par des liens de parenté, qu’ils soient ou non garantis juridiquement », et qui ne peut se définir qu’à partir d’Ego. En son sein, des unités séparées entretiennent des relations de réciprocité, de rivalité et de hiérarchie basées sur le don et le contre don. Entre maisonnée et parentèle, entre redistribution et réciprocité, les frontières sont fragiles et mouvantes, et le passage d’une logique à l’autre tient tout autant aux « faits » - par exemple le départ de l’un des membres de la maisonnée - qu’à « l’interprétation » - lorsque l’un se met à compter ce que l’autre ne compte pas. (Weber, 2002 : 92).

Cette approche nous paraît judicieuse face à la dynamique des liens familiaux recomposés, parce qu’elle envisage la parenté « pratique » avant les relations familiales juridiquement reconnues, et parce qu’elle propose de dépasser les frontières du « ménage » en distinguant filiation et corésidence. De plus, s’il faut se garder d’appliquer abruptement la distinction maisonnée/parentèle au contexte spécifique des recompositions familiales, ces deux concepts nous paraissent utiles à l’interrogation de ces configurations relationnelles.

Parce qu’il s’agit d’analyser ici les relations économiques unissant parents (et beaux-parents) autour de l’enfant, la notion de maisonnée, telle que la définit Florence Weber, nous paraît tout d’abord particulièrement stimulante. Au début de l’histoire d’une recomposition familiale, une première « maisonnée » – composée du couple uni et de son ou ses enfant(s) - se scinde en deux entités séparées, du fait de la rupture du couple parental. Du fait d’une séparation qui doit désormais s’accompagner du maintien des relations de l’enfant à ses père et mère (Théry, 1993), ce dernier doit en effet théoriquement partager son temps entre deux lieux qui existent en même temps dans son univers, même s’il n’y vit pas quotidiennement de façon équivalente, ce qui advient cependant de manière plus courante aujourd’hui, à travers l’organisation d’une « résidence alternée » entérinée en France par la loi du 4 mars 2002. Les liens de l'enfant aux individus reconnus comme ses parents ne peuvent plus s'incarner dans l'unicité spatiale d’un seul  foyer. La question de l’entretien de l’enfant doit donc être pensée dans un cadre qui dépasse celui de la seule corésidence, mais aussi celui des relations de filiation. En effet, l’un au moins des parents séparés a renoué une histoire conjugale. Avec son nouveau conjoint et l’enfant de sa première union, il a créé une nouvelle unité familiale, qui s’appuie également sur la corésidence, dont les membres peuvent être engagés ensemble dans un système de relations redistributif et solidaire, et que l’on pourrait alors comparer à une nouvelle maisonnée…qui coexiste cependant avec le foyer de l’autre parent de l’enfant. Ces deux entités familiales doivent donc entretenir ensemble et en même temps un enfant commun.

Par ailleurs, les membres adultes de chacun des foyers qui composent la constellation familiale recomposée ne sont liés par aucune relation particulière du point de vue de la parenté, ce dont on peut déduire qu’ils ont bien peu de chance d’être engagés les uns envers les autres, du point de vue des échanges, dans des relations volontaires de réciprocité directe. Il nous semble donc peu pertinent, pour envisager les relations qui unissent les divers membres de cette constellation, de faire appel au concept de parentèle tel que l’ont défini les recherches en anthropologie de la parenté. L’entourage « familial » ou « l’univers de référence » que composent ensemble parents et beaux-parents se définit néanmoins - et ne peut se percevoir dans son intégralité - qu’à partir de la personne de l’enfant, dont l’existence oblige à l’occurrence d’échanges d’ordre économique.

Comment, dans ce contexte, la répartition qui présidait aux échanges dans la maisonnée d’origine de l’enfant est elle poursuivie et éventuellement transformée par la scission de la première entité familiale, et par l’introduction, au sein de chaque nouveau foyer, de nouveaux personnages ? En vertu de quelles modalités – redistribution et solidarité, réciprocité et hiérarchie – les échanges sont-ils ensuite organisés et ressentis au sein de la constellation recomposée ?  Quelle part y prennent le père, la mère et leurs nouveaux conjoints ?

Du don au « dû » : la pension alimentaire

« En cas de séparation entre les parents, ou entre ceux-ci et l'enfant, la contribution à son entretien et à son éducation prend la forme d'une pension alimentaire versée, selon le cas, par l'un des parents à l'autre, ou à la personne à laquelle l'enfant a été confié », dit l’article 373-2-2 du Code Civil, tel que l’énonce la loi du 4 mars 2002 relative à l’exercice de l’autorité parentale. Lorsque deux parents se séparent, la maisonnée qu’ils formaient évolue vers une dissociation affective et spatiale. En vertu du système de la pension alimentaire, l’un d’eux doit désormais verser régulièrement à l’autre une somme d’argent destinée à assurer une partie de la subsistance de l’enfant qu’ils ont en commun. La redistribution solidaire des ressources vouées à l’entretien de l’enfant doit ainsi théoriquement se poursuivre par delà la séparation.

La pension est la solution la plus couramment choisie lorsque l’organisation de la résidence de l’enfant lui attribue une « résidence principale », au domicile de l’un des parents, tandis qu’il se rend régulièrement chez son autre parent selon une organisation qui correspond le plus souvent aux fins de semaine et à la moitié des vacances scolaires. Dans les familles rencontrées lors de notre enquête, les pensions qui circulent d’un parent vers l’autre proviennent presque toutes du père pour être versées à la mère, les enfants ayant leur résidence principale à son domicile. Le père demeure ainsi dans un rôle social de « pourvoyeur », ce rôle s’exerçant cependant « à distance ».

Trois éléments sont énoncés dans la loi relative à l’autorité parentale[4] quant à l’estimation de la pension alimentaire : les ressources du parent, celles de l’autre parent et les besoins de l’enfant. Dans les familles que nous avons rencontrées, lorsqu’un divorce était prononcé par la justice, le montant de la pension était principalement calculé à partir du niveau de revenus du parent débiteur. C’est bien souvent ce critère que semblent également avoir choisi les parents qui se sont entendus sans intervention judiciaire pour fixer le montant de la pension alimentaire. Estimer la pension à partir des revenus du parent débiteur suppose déjà que ce dernier dispose de ressources suffisantes pour l’entretien de son enfant. Dans un certain nombre de cas parmi les familles que nous avons rencontrées, l’un des parents n’a pu s’acquitter de la pension demandée en raison de la faiblesse de ses moyens financiers. En 1993, l’INED estimait en France le nombre de pensions non payées à 30% des situations (Festy, Valetas, 1993). Les facteurs socio-économiques sont des déterminants essentiels du non-paiement de la pension alimentaire, lié le plus souvent à l’incapacité du père à contribuer à l’entretien de ses enfants. Dans les milieux modestes, où ces difficultés sont plus nombreuses, domine par ailleurs une logique de « substitution », où le père s’efface pour laisser place à un beau-père dont la présence vient améliorer la situation économique de la mère et de son ou ses enfant(s) (Le Gall et Martin, 1991 et 1993 ; Martin, 1997).

Lorsque les revenus de l’un et l’autre parent sont suffisants, le versement de la pension peut être pensé comme une forme équitable de répartition des ressources et des charges entre les parents, la logique de solidarité qui s’applique aux liens parents-enfants se poursuivant après la séparation dans une nouvelle ordonnance relationnelle.

« Au départ si vous voulez j’ai versé une pension qu’on avait fixé entre nous, et puis elle a un peu augmenté [au moment du divorce] parce que mes revenus étaient plus importants aussi (…) c’est plus clair et plus simple de payer une pension, ça ne m’a pas posé problème. Une pension, vous versez une somme pour votre enfant et puis voilà », explique Simon, qui a divorcé deux fois, et payé deux pensions alimentaires à ses deux ex-femmes tant que ses deux fils vivaient avec elles. Le montant de la pension peut en outre varier en fonction de nécessités ponctuelles, de dépenses exceptionnelles destinées à l’enfant, les échanges entre parents étant alors négociés de manière privée.

« Pour Jeanne il me verse 168 euros par mois. Et puis s’il y a des côtés, comme là elle va partir en Espagne une semaine, il participe à la moitié des frais. Cette pension ne fait pas office de tout, s’il y a un coup de pouce à donner financièrement, pour quelque chose, il va le faire, il partage avec moi», explique ainsi Françoise, mère séparée d’une enfant de treize ans qui vit avec elle et dont le père participe de manière régulière aux frais d’éducation.

Une solidarité contrainte

On peut cependant s’interroger sur le sens que revêt le versement, d’un parent et d’un foyer à l’autre d’une pension alimentaire. Le fait de subvenir aux besoins d’un enfant relève d’une obligation légale, mais aussi d’un impératif social. Cet engagement, contracté avec l’accès à la parentalité, prend dans une situation « classique » - lorsque les deux parents vivent ensemble avec l’enfant - la forme d’un don informel et quotidien, au sein de la « maisonnée ». Il en va différemment lorsque l’un des parents ne réside plus avec l’enfant et ne partage plus de vie commune avec son autre parent. On peut ainsi noter, comme le fait Sylvie Cadolle dans son étude des solidarités intergénérationnelles au sein des familles recomposées (2003), que la dimension « réglementée » du versement de la pension alimentaire, qu’elle soit décidée par la justice ou entre les ex conjoints, tend aussi à transformer la circulation des ressources du père vers l’enfant : « le père sait ce qu’il doit à l’enfant. Le règlement de ce dû rompt avec les modalités de l’échange au sein de la famille, où quand tout va bien on partage sans compter et où les parents donnent librement leur présence à l’enfant, évaluent et négocient les biens qu’ils peuvent et doivent leur procurer et reçoivent en échange le plaisir d’être bien ensemble » (Cadolle, 2003 : 44).

Le système de la pension alimentaire introduit ainsi un principe explicite d’obligation dans une relation qui s’accompagnait jusqu’alors d’un don pensé comme évident, indissociable des liens affectifs quotidiennement tissés. La redistribution des ressources entre les membres de la maisonnée, pensée comme « altruiste » (Weber, 2002 : 100) et spontanée, prend la forme d’une solidarité contrainte et régie par la loi.

Des relations économiques mises à nu

Elle se trouve par ailleurs soumise à l’aune d’une évaluation économique. Martine décrit ainsi les calculs qui ont présidé, lors de son divorce avec Georges, au « partage » entre les parents des charges financière relatives à l’éducation de leurs trois enfants. En raison d’une organisation financière particulière – son ex-mari ne déclarant pas ses revenus au fisc, et Martine n’en connaissant pas le montant exact, il n’était pas possible d’estimer le montant de la pension qu’il aurait dû verser selon le niveau de ses ressources – Martine tente d’estimer le « coût » d’un enfant.

« J’ai repris, sur plusieurs années les comptes, c’est-à-dire combien ça pouvait coûter, combien on pouvait dépenser, j’ai repris des factures, les carnets de chèques, vraiment je me suis replongée là-dedans, par rapport à la vie quotidienne, et de combien pouvait coûter un enfant. … (…) d’après mes calculs, un enfant coûtait à peu près 365 euros chaque mois. (…)Et j’étais déchirée parce que ça mettait l’accent sur combien coûte un enfant, ce qui est terrible, mais en même temps… »

Même dans le cadre d’estimation plus classique, et notamment dans les cas de conflits autour du paiement de la pension, la logique qui préside à la répartition des ressources et des charges financières ne repose plus sur la redistribution solidaire mais sur le calcul, l’évaluation, dans un rapport de réciprocité où chacun devrait théoriquement offrir à l’enfant une part équivalente et recevoir en retour des gratifications comparables. Comment, cependant, parvenir à l’équité ? Certaines associations de défense des droits des pères dénoncent les montants – selon eux excessifs - des pensions requises.

Ainsi, l’association « Condition Paternelle » rappelle que :

« lorsque les parents vivent en bonne entente, la société ne leur impose pas une dépense minimale pour leurs enfants (…) Les frais engagés par les parents pour leur enfant dépassent généralement de beaucoup le minimum absolument indispensable et, d’une certaine façon, les parents se font ainsi plaisir à eux-mêmes en même temps qu’à leur enfant. Nous appellerons pour simplifier ce supplément « le superflu », étant entendu, bien sur, que ce superflu ne l’est pas tant que ça, et fait partie intégrante de la relation indispensable de l’enfant et de ses parents »[5].

Selon l’association, le père qui donne à la mère l’argent nécessaire au « superflu » ne dispose pas toujours des ressources suffisantes pour pouvoir en donner encore autant à l’enfant lorsqu’il le reçoit, et se voit parfois empêché de fournir à ce dernier le « minimum ».... Cette pension injustement évaluée crée donc un déséquilibre des positions paternelle et maternelle à l’égard de l’enfant, puisqu’elle réduit pour le père la possibilité de contribuer personnellement et directement à l’entretien de son enfant.

De plus, élever son enfant, subvenir à ses besoins ne revêt pas les mêmes formes et recèle un sens différent selon que l’on réside ou non quotidiennement avec lui. Le père qui paie pour l’enfant sans vivre chaque jour auprès de lui ne maîtrise pas l’usage qui est fait de son apport financier et ne reçoit pas quotidiennement la « gratitude » de l’enfant,  ou le simple plaisir de le voir profiter de ce qu’il donne. En séparant l’obligation d’entretien liée à la solidarité entre ascendant et descendant de la relation inscrite dans la corésidence, le système de la pension alimentaire distingue une certaine dimension affective de la relation parent-enfant de la dimension économique de ce lien, et peut conduire à l’inégale répartition des rôles parentaux. De telles situations illustrent la difficile persistance d’une logique de solidarité économique au sein d’une maisonnée scindée en deux entités parentales distinctes. La circulation des ressources liées à l’entretien de l’enfant unit en outre des parents qui sont aussi les membres d’un couple séparé.

Conflits d’argent et relations entre ex-conjoints

On peut ainsi rapporter aux conditions d’une rupture plus ou moins conflictuelle les variations observées dans le versement de la pension alimentaire : plus ses conditions sont difficiles, moins les pensions sont facilement versées (Festy, Valetas, 1993 ; Martin, 1997). L’argent représente ce qui continue de lier, en dernier ressort, les conjoints séparés autour de leurs enfants communs. Les conflits affectifs, les dettes amoureuses sont ainsi parfois soldés dans les comptes relatifs au paiement de la pension. Hervé raconte ainsi :

« Ça a été jusqu’au bout notre point de tension, parce que quand on s’est séparés, quand on a divorcé, le dernier point sur lequel il y a eu des tensions c’était l’argent, avec le paiement de la pension, etc… (…) l’argent a été le point de conflit, c’était un sujet qui revenait très souvent, et j’étais régulièrement accusé de ne pas donner assez. »

Geneviève et son ex-mari ont toujours eu des relations très conflictuelles, et les questions d’argent ont servi de prétexte à divers règlements de comptes, qui ont plongé Geneviève dans d’importantes difficultés économiques. Geneviève n’a cependant jamais engagé de démarche judiciaire, alors que son mari occupait par exemple la maison dont elle payait toujours le crédit et refusait de s’acquitter de la pension alimentaire pour leur fille Caroline : « les relations étaient tellement difficiles que j’étais prête à accepter beaucoup pour qu’il me fiche la paix. Et puis il y avait Caroline, je ne voulais pas envenimer les choses en plus. »

Depuis une date récente, le père de Caroline s’est décidé à verser une pension – de façon irrégulière cependant : « On lui a certainement conseillé de le faire, dans son intérêt. Moi je ne peux plus le faire. Rien que de parler de tout ça, j’en tremble. Ça a été très dur et j’ai surtout envie d’avoir la paix. »

Dans bien des cas, le non-respect du principe de redistribution des ressources entre les parents de l’enfant, associé aux conflits de l’après séparation, mène à la rupture quasi-totale des relations entre les père et mère, et à la fragilisation des liens de l’enfant à l’un de ses parents. L’enquête de Catherine Villeneuve-Gokalp (1994) révèle ainsi qu’un enfant sur trois ne voit jamais le parent dont il est séparé, et un sur quatre n’a que des relations espacées avec lui. Or, comme le rappelle Claude Martin,  le versement de la pension alimentaire est souvent « un indicateur du maintien d’une relation entre le parent non gardien, son ou ses enfants et le parent gardien, sachant que ce sont presque toujours des pères qui sont les débiteurs » (1997 : 118).

Payer pour ses enfants ou pour l’autre foyer ?

Parfois, c’est l’arrivée d’un nouveau personnage dans la constellation familiale qui complique le versement de la pension. Hélène et Pascal se sont séparés dans les années quatre-vingt et ont demandé la « garde conjointe », chacun d’eux s’engageant alors à recevoir de manière équivalente les enfants à son domicile, sans versement de pension. Même s’ils passaient beaucoup de temps au domicile paternel, les enfants vivaient plus souvent chez leur mère. Lorsque Pascal, sans ressource au moment du divorce, recommence à travailler, le versement d’une  pension  est donc négocié en privé. Il ne se fait cependant pas toujours aisément, et les conflits sont tels qu’Hélène demande à « repasser devant le juge », obtenant ainsi la «garde » des enfants à son domicile et l’instauration judiciaire d’une pension alimentaire, qui sera dès lors plus régulièrement versée. Pascal vit depuis la séparation avec une nouvelle compagne. Hélène, quelques temps plus tard, s’est installée avec un nouveau compagnon qui perçoit quant à lui très peu de revenus. Pascal reconnaît aujourd’hui que ses difficultés à payer la pension alimentaire étaient surtout liées à la présence de ce nouveau partenaire dans la vie de son ex-femme.

« Le problème à mon avis n’a jamais été l’argent. L’argent c’est le prétexte ; parce que contrairement à avant, où il n’y avait pas de fric, là à ce moment elle, elle avait des revenus et moi aussi. J’étais avec Sylvie et là on avait de l’argent. Mais Hélène, comme son mec il bossait pas, elle n’avait pas de fric. Elle avait sa paie, plus les allocs, plus ce que moi je lui devais donner mais c’était pas assez. Et moi me disant, « attends, j’ai pas envie de nourrir l’autre mec ». Parce que c’est ça qu’on a dans la tête : « je veux bien donner du fric à mes gamins, mais pas pour nourrir l’autre mec ». Ce qui est stupide. Mais ça voulait dire quelque part que j’avais pas abandonné quelque chose par rapport à elle ; aujourd’hui quand je vois ça, je me dis, mais qu’est-ce que tu étais con mon pauvre. L’argent qu’elle demandait c’était pour les enfants, point final. »

Le beau-père, s’il est sans ressources, est ainsi aisément soupçonné de profiter des largesses du père, qui craint alors d’entretenir la nouvelle famille de son ancienne compagne ou de son ex-femme plutôt que ses propres enfants.

L’estimation et le versement de la pension alimentaire recèlent ainsi bien des enjeux, qui relèvent de la responsabilité parentale et des ressources de chacun comme des relations entre les anciens conjoints, qu’influencent fortement les évènements de la recomposition. Le principe même de la pension alimentaire, qui prend acte de la scission de l’entité familiale composée des parents unis et de leur(s) enfant(s) en deux unités distinctes, introduit comptes, calculs et mesures économiques dans les relations père/mère/enfant, attribuant à chacun des positions différentes et parfois inégales. Mais l’argent nécessaire à l’entretien de l’enfant unit aussi les ex-conjoints et leurs nouveaux partenaires à travers des relations d’échanges contraintes à une solidarité commune, basées tout à la fois sur l’évaluation financière de ce que chacun donne ou peut donner, et sur le solde des comptes amoureux de la recomposition. Qu’en est-il de ces relations lorsque l’enfant continue de vivre quotidiennement avec son père et sa mère, selon le principe de la résidence alternée ?

Les échanges entre foyers dans les cas de résidence alternée « On ne compte pas » : des relations solidaires et redistributives entre deux foyers

Géraldine a huit ans et change de maison tous les quinze jours. Ses parents, Joanna et Thierry, âgés d’environ trente cinq ans aujourd’hui, ont tous deux re-formé un couple après leur séparation. Dans ce système de résidence alternée, une organisation très informelle prévaut au paiement des frais relatifs à l’éducation de l’enfant. Thierry explique ainsi :

« Il n’y a pas d’organisation. C’est à dire qu’il n’y a pas de pension ; chacun paie quand il a Géraldine avec lui. C’est au coup par coup. C’est celui qui va chercher Géraldine qui paie la cantine le jour où il faut la payer par exemple. Et ça doit s’équilibrer à peu près. Et puis quand c’est un truc un peu cher ou exceptionnel on se rembourse la moitié. Quand on y pense, mais on y pense pas souvent. »

Joanna renchérit :

« En fait ça se fait de manière complètement informelle (…). Il n’y a rien de réglé officiellement, ça se fait comme ça quoi. On achète des habits quand on en a envie, lui pareil, les fournitures scolaires, tout ça, ça se fait… le premier qui y pense quoi. »

Dans cette logique, les ressources des deux foyers de l’enfant ne sont donc pas évaluées pour estimer la part que chacun doit consacrer à l’entretien de l’enfant. Selon chacun des protagonistes rencontrés (Joanna et son compagnon, Bruno, Thierry et sa compagne, Marion), les conflits liés à l’organisation financière sont très rares. Cela peut se justifier par le fait que les revenus des deux foyers – composés d’enseignants et de travailleurs socio-culturels - sont aujourd’hui équivalents. En outre, les deux couples ont eu chacun deux nouveaux enfants. La trajectoire de chacun des parents séparés a donc joué dans le sens d’un équilibrage des ressources et des charges financières et familiales, qui tend aujourd’hui à produire un « partage » équitable, même dans une organisation informelle. Dans le refus des comptes et des évaluations s’illustre cependant une logique solidaire de « mise en commun » des ressources destinées à l’entretien de l’enfant. De plus, les deux foyers n’ont pas toujours bénéficié des mêmes revenus. Dans les premiers temps de la séparation de Joanna et Thierry, ce dernier s’est retrouvé seul et sans emploi, tandis que Joanna et son nouveau compagnon travaillaient tous les deux.

« Thierry et moi on s’est jamais posé des questions d’argent au sujet de Géraldine. (…) De toute façon à ce moment là il n’avait pas de revenus lui, ou très faibles, alors que moi je retravaillais à temps plein, donc on avait, nous, deux salaires, donc pour moi il était hors de question de lui demander de l’argent, il était déjà dans la galère quoi (…) tant qu’il n’avait pas de revenus, nous, autant que possible on essayait de faire en sorte de plus assumer, parce que bon… C’était pas facile quoi. En même temps lui il avait pas envie de ça, il avait envie d’assumer sa fille aussi donc on le faisait sans le dire. Ca ne s’est jamais dit » explique Joanna.

Bruno, le beau-père de Géraldine, est du même avis :

« Je pense qu’il a toujours voulu assumer Géraldine et qu’il l’a fait du mieux qu’il a pu, avec les moyens qu’il avait à ce moment là. »

Dans cette constellation, les liens noués autour de l’enfant commun ont ainsi donné lieu à une forme de redistribution solidaire des ressources entre les différents foyers, en fonction du niveau de revenus des uns et des autres, sans attente explicite de réciprocité (« ça ne s’est jamais dit »). Cette solidarité est cependant indirecte, puisqu’elle passe par l’entretien de l’enfant assumé par chaque parent, au sein du foyer qu’il a recomposé, et qui constitue par ailleurs une entité familiale autonome. Ainsi, comme le constate Thierry, « elle a presque tout en double, pour ne pas avoir à tout trimballer chaque fois, donc chacun achète le nécessaire et voilà… Sa mère n’aime pas trop qu’elle amène des trucs chez nous. Et puis avec les enfants des copains, tout ça, on nous donne pas mal de fringues, donc. Non, je pense qu’elle a tout en double. Il y a juste, bon, les affaires de ski, ça on se le passe par exemple. »

Derrière le « consensus » et le refus des comptes qui règnent au sein de cette famille recomposée, l’organisation financière et matérielle tend ainsi à réduire au minimum les échanges entre foyers. Cette organisation permet aussi d’éviter d’éventuels conflits... Chacune des maisons de Géraldine en devient alors un espace de vie complet, qui se suffit à lui-même, où chacun des beaux-parents est directement investi dans l’entretien de l’enfant, puisque dans chaque foyer, on ne compte pas non plus les dépenses réservées à l’un ou l’autre des enfants. Joanna et Bruno, Thierry et Marion n’entretiennent par ailleurs que très peu d’échanges et de relations. Les membres de cette constellation, s’ils sont engagés dans une logique proche de celle de la maisonnée, en réduisent néanmoins l’étendue au seul domaine de l’éducation de leur enfant commun.

Des relations de réciprocité inégales

Edith et Daniel, divorcés et tous deux remariés, ont eu ensemble deux enfants qui vivent à part égale entre chacun de leurs domiciles. Dans cette constellation recomposée, les deux foyers communiquent très peu, et les relations, selon Daniel et sa nouvelle épouse, sont plutôt tendues. Edith vit aujourd’hui avec un homme qui gagne beaucoup mieux sa vie que Daniel, ce que ce dernier raconte avec une certaine amertume :

« Je crois qu’elle avait des ambitions que je n’ai pas pu satisfaire. Ce qui compte chez mon ex-femme c’est ce qui se voit de l’extérieur. Pas tellement ce qu’il y a à l’intérieur. Donc ce qu’il fallait c’est montrer qu’il y avait de l’argent ( …) donc elle a eu trente ans, elle a eu envie d’autre chose, dans son boulot elle a travaillé avec une personne qui était beaucoup plus ambitieuse que moi, qui était chef de service, qui gagnait beaucoup d’argent, qui lui a montré beaucoup plus de choses que ce que je pouvais lui montrer, elle est tombée amoureuse de ce type, elle est tombée amoureuse de son portefeuille je crois aussi, beaucoup, donc notre mariage s’est foutu en l’air quoi »

Du fait de cette différence de revenus, Edith et Daniel entretiennent autour de l’argent une relation inégale et conflictuelle. Concernant les enfants, l’organisation est informelle, chacun des parents assumant leur entretien lorsqu’il les accueille chez lui. La nouvelle épouse de Daniel, Carole, étant au chômage, l’organisation économique de la constellation tient cependant compte des différents niveaux de vie de chacun des foyers. Dans le jugement de divorce, la résidence principale des enfants est par exemple fixée au domicile de Daniel, afin qu’il puisse bénéficier d’un certain nombre de prestations, aides auxquelles Edith n’aura pas droit dans son nouveau couple. De plus, certaines dépenses sont uniquement assumées par Edith :

« Comme elle a des goûts de luxe c’est elle qui achète les fringues, parce que moi quand j’achète des fringues c’est pas forcément des fringues qu’elle pourrait acheter elle donc je la laisse faire, ils ont toujours ce qu’il faut pour s’habiller. Moi je leur paie à manger, je leur paie de temps en temps des vacances, mais au niveau vestimentaire c’est elle qui s’en occupe »

Entre les parents, des disputes adviennent cependant régulièrement, et les revenus et dépenses des uns et des autres sont alors évalués. Daniel explique ainsi :

« Bon on tient pas un cahier à jour en disant toi tu as payé ça, moi j’ai payé ça. C’est toujours quand il y a un clash qu’on dit, toi t’as payé ça, moi j’ai payé ça. On regarde, on écrit ce qu’on a fait et puis on se rembourse. (…) « Elle continue à me demander des sous, à m’embêter pour 40 euros alors que … À tous les deux ils doivent toucher 6 000 euros nets par mois et nous on en touche 2 000, même pas. Et ça elle veut pas le comprendre, elle est tête de mule ».

Les foyers recomposés par Edith et Daniel constituent des maisonnées bien « séparées », où la logique comptable, assortie de l’exigence d’équivalence des apports de chacun (« on se rembourse ») coexistent avec un principe de compensation que Daniel semble trouver légitime. La présence d’un nouveau partenaire auprès de l’un des parents et le montant de ses revenus sont essentiels pour la manière dont chacun estime le montant de sa part dans l’entretien de l’enfant. Daniel reproche à sa première épouse de l’avoir quitté pour des raisons principalement matérielles. Ne peut-elle pas – en compensation – assurer grâce aux revenus de son nouveau conjoint une plus grande part de l’entretien de leurs enfants ? Les travaux de Sylvie Cadolle (2000 et 2003) montrent que le nouveau conjoint d’une femme est aisément identifié comme un nouveau pourvoyeur de ressources, tant à l’égard de celle-ci que de ses enfants. Qu’advient-il cependant lorsque ce beau-père ne dispose pas de revenus suffisants pour jouer un tel rôle ?

Éric et Christine, qui vivaient en union libre, se sont séparés sans intervention de la justice. Éric est alors cadre tandis que Christine est sans emploi. Il est immédiatement décidé que les enfants vivront de manière équivalente et partagée dans les deux foyers parentaux. Après la séparation, la différence des revenus entre les parents est compensée par le versement d’une importante pension alimentaire, censée financer tous les frais relatifs à l’éducation des enfants, au-delà des dépenses occasionnées par leur vie quotidienne au foyer maternel. Éric se souvient ainsi :

« Financièrement c’est moi qui travaillais donc j’ai assumé les dépenses du mieux que je pouvais. Et puis … je crois que quelque part c’était... comment dire ça ? Une volonté de ma part de toute manière. J’ai des enfants, je vais pas les laisser, et puis c’est moi qui suis parti. Donc j’ai sûrement eu un sentiment de culpabilité qui s’est déclenché en plus… »

Tant qu’ils vivent seuls chacun de leur côté, parents et enfants continuent de former, malgré la séparation du couple, une « maisonnée » solidaire. Les nouvelles unions de chacun des parents accentuent cependant l’inégalité de leurs revenus. La nouvelle épouse d’Éric travaille elle aussi comme cadre. En dépit de la naissance de deux nouveaux enfants dans leur couple, Éric continue de verser une pension à Christine, qui est toujours seule. Mais celle-ci rencontre bientôt un nouveau conjoint, qui vient s’installer chez elle. Ce dernier occupe comme elle un emploi peu qualifié. Après la naissance de leur fille, ils décident de travailler tous deux à mi-temps afin d’assurer eux-mêmes la garde de l’enfant. Dans ce nouveau contexte, une somme d’argent conséquente – prélevée sur le budget commun d’Éric et son épouse - circule toujours d’un foyer à l’autre, et alimente désormais les ressources de Christine… et de son mari. Eric et son épouse se sentent alors engagés dans l’entretien financier d’une famille entière…

« Nous, avec Céline, on a mis en commun nos revenus et on a dit voilà on a ça pour faire vivre Jules et Chloé (les enfants d’Éric et Christine), plus Valentin et Elisa (les enfants d’Éric et Céline) » explique Éric. « Et c’est pour ça que je crois qu’il a fallu se remettre en question et on a dit on gagne de l’argent pour faire vivre les enfants dont on est responsables, et il y en a quatre, et on est pas responsables de la mère des deux grands, et encore moins de son copain (…) je veux pas contribuer au train de vie de leur mère et de son mari. Vous voyez c’est… Au départ c’est ce que j’ai fait, je crois que j’ai contribué à beaucoup beaucoup… je faisais vraiment fonctionner deux foyers (…) Donc la pension on l’a versée et on l’a arrêtée parce que ça ne servait pas qu’aux enfants, manifestement… »

Éric demande alors à rencontrer le Juge aux Affaires Familiales. Une nouvelle organisation est instaurée.

« En terme de coût, ce qui est officialisé aujourd’hui c’est que je prends tout en charge, sauf, la seule chose que je ne prends pas en charge, c’est leur nourriture quand ils sont chez leur mère et les extras qu’elle veut leur accorder. Le reste, c’est pris en charge par le père. Alors on est parti de ça parce que effectivement je gagne mieux ma vie que Christine, et bon ben voilà. (…) Le grand principe c’est que mes enfants je les ai faits, je les assume, ça c’est fondamental. Mais partant de là, comme j’étais pas sur de la destination de l’argent que je versais, ben… en continuant à assumer les gamins, ben je paie sur factures quoi, c’est ça l’idée. »

Ici encore, la logique de la dette - la générosité d’Éric, qui a quitté Christine pour vivre avec Céline, alors que leur deuxième enfant avait à peine dix-huit mois, s’explique aussi par sa culpabilité - accompagne l’injonction légale et sociale faite au père face à l’entretien de ses enfants, et amène ce dernier à entretenir financièrement deux foyers à la fois. Christine quittant cependant son statut de mère « abandonnée » pour entrer dans une nouvelle histoire de couple, la redistribution des ressources est réorganisée pour n’être plus réservée qu’à l’entretien des enfants. Si l’argent continue de circuler entre les deux foyers, c’est toujours dans le même sens, et vers les enfants. Pas de mise en commun des ressources entre les deux foyers, mais des comptes précis et sanctionnés par écrit (« je paie sur facture « ), qui font par ailleurs l’objet de disputes et de reproches : « elle a une machine à calculer dans la tête », dit Christine en évoquant l’épouse d’Éric, « elle est capable de me dire tout ce que les enfants leur ont coûté depuis qu’elle vit avec eux ». Les relations entre adultes, aisément conflictuelles, sont autant que possibles évitées.

Dans cette dernière situation, l’organisation de l’entretien de l’enfant a évolué du principe d’une redistribution solidaire des ressources entre les parents séparés – puis entre les foyers qu’ils ont recomposés - vers une organisation dans laquelle chaque maisonnée recomposée constitue un agent économique distinct, uni par des relations d’échanges indirectes, empruntes de calculs, de comptes et d’évaluation. Les positions de chacun, dans ces échanges, se déterminent en fonction d’éléments qui relèvent autant de l’histoire de la séparation et de la recomposition que des niveaux de ressources des parents et des beaux-parents de l’enfant.

Vers l’autonomie de l’enfant

Au fur et à mesure que l’enfant grandit et paraît plus à même de gérer lui-même les ressources qu’il reçoit de ses père et mère, il semble qu’évolue la manière dont circule l’argent nécessaire à son entretien. L’un des signes de ce changement se lit dans la manière dont l’enfant est informé des comptes, des calculs et des éventuels conflits qui concernent son entretien. Les enfants occupent des positions assez diverses dans le jeu relationnel qu’occasionnent les questions financières au sein du duo parental. Selon un discours dominant, il importe de leur « épargner »  les préoccupations financières de leurs parents et les conflits qui peuvent en résulter, en évitant de les y impliquer. Cette volonté s’illustre dans l’ignorance ou l’imprécision dont font état les témoignages des enfants quant aux revenus de leurs parents, et à l’organisation financière mise en place pour leur entretien.

Le parent qui assume sans l’aide de son ex-conjoint l’entretien de leur enfant éprouve cependant parfois, lorsqu’il estime que ce dernier est assez grand, le besoin de lui faire connaître la situation. Martine a longtemps gardé pour elle les conflits qui l’opposaient au père de ses enfants quant au paiement de la pension alimentaire.

« C’est pareil, ça a été dur de le dire. Je ne veux pas donner une mauvaise image de leur père, mais ça, ça va quand ils sont petits. Petit à petit je les ai préparés, et je le leur ai dit. D’une part ils étaient assez grands, et puis je trouvais qu’il fallait qu’ils sachent quand même… la vérité, c’est la vérité, et bon c’était pas possible de les tenir dans l’ignorance de ça. »

Ce faisant, lors de situations particulièrement conflictuelles, le parent s’autorise aussi à transférer à l’enfant le rôle de « demandeur» auprès de l’autre parent. Geneviève s’est longtemps passée de la pension alimentaire de son ex-mari pour élever sa fille Caroline. Aujourd’hui encore, les versements sont irréguliers, et les relations demeurent très difficiles entre le père et la mère. Au sujet de dépenses particulières, pour lesquelles elle pourrait demander la participation de son ex mari, Geneviève explique :

« Je ne lui demande rien. Je le dis à Caroline. Si elle a besoin d’un truc des fois je lui dis « demandes à papa ». (…) un jour j’ai eu besoin qu’elle sache aussi, comment ça marche. Parce qu’elle y va le week-end, il lui fait des cadeaux, mais quand elle revient ici, il faut que les choses soient claires. »

Pierre et Françoise ont également encouragé les deux filles de Pierre, parvenues à l’adolescence, à solliciter leur mère, qui n’a jamais payé de pension, pour certaines de leurs dépenses. Françoise raconte :

« Donc à un moment donné elles voulaient des fringues, je sais pas quoi, des marques, je leur ai dit ben c’est simple, vous prenez le téléphone vous appelez votre maman. Vous lui dîtes, ben pour Noël j’ai besoin de ça. Alors au début, leur mère n’était pas très d’accord, elle disait oui, ça coûte cher, bla bla bla, alors les filles retransmettaient ça à leur papa. Et lui disait je suis désolé mais il faut aussi qu’elle sache de quoi vous avez besoin, moi je ne peux pas tout payer … »

Face à l’enfant, bien des parents semblent consentir à donner ce qu’ils refusaient auparavant à leur ancien conjoint. L’accès de l’enfant à l’autonomie devient alors synonyme d’une plus grande équivalence des apports parentaux, lorsque ces derniers étaient auparavant inégaux. Bien souvent, les enfants décrivent cette évolution de l’investissement économique du père ou de la mère à travers le versement d’une catégorie particulière d’argent : « l’argent de poche ». Au sein des familles que nous avons rencontrées, la majorité des parents donnaient de l’argent de poche à leurs enfants, quelque soit le mode de résidence et le système de partage financier. La somme donnée, très variable, n’était pas toujours régulière. Elle n’était pas non plus nécessairement connue par l’autre parent et ne semblait pas «comptabilisée » dans le partage financier. Elle était aussi donnée par les parents qui ne versaient pas de pension alimentaire à leur ancien conjoint ou ne participaient que de manière minimale à l’entretien de l’enfant dans les cas de résidence alternée. Dans la spirale des échanges familiaux recomposés, l’argent de poche circule ainsi des parents vers l’enfant (et très rarement des beaux-parents vers les beaux-enfants) de manière tout à fait autonome. Lorsque l’enfant quitte le foyer parental, la somme ainsi donnée peut se transformer en pension mensuelle, dont le montant est alors augmenté et plus régulièrement versé. Jérôme raconte ainsi comment sa mère, qui ne payait pas de pension alimentaire, a tout d’abord commencé par lui donner de l’argent chaque mois :

« Disons que mon père me donnait, à peu près 2 à 3 euros par week-end. Au maximum ça devait être 5 euros. (…) ma mère a commencé, vers l’âge de 16-17 ans, à me faire des virements mensuels. »

Lorsque Jérôme quitte le foyer paternel pour faire ses études, son père le renvoie devant la nécessité de demander de l’aide à sa mère.

« Au niveau de ses études par contre on a … sa mère l’a aidée, c’est lui qui a fait les démarches hein. Après tout il était majeur, donc je voulais plus imposer. Donc pour ses études, moi je lui paie sa chambre. Et puis sa mère lui payait les frais, les autres frais qu’il avait, elle lui versait une pension.  C’est lui qui a demandé en fait. Moi je lui avais dit tu sais, moi je peux t‘aider mais pas entièrement, et puis c’est lui qui a vu avec sa mère, pour lui faire comprendre … », explique Pierre.

À partir de ce moment, la mère de Jérôme lui verse entre 150 et 220 euros par mois, ce qu’elle n’avait jamais fait tant que son fils vivait au foyer paternel. Pierre a adopté la même démarche avec ses deux filles, nées d’une seconde union également rompue, qui vivent toujours chez lui mais commencent leurs études, et dont la mère ne participait pas, jusqu’à présent, à l’entretien :

« Si elle va à P., parce qu’elle voulait faire un IUT, elle demandera à sa mère de l’argent pour acheter une voiture, qu’elle lui remboursera après. Valentine devait le faire. Si elle était allée à l’université elle se serait achetée une petite voiture, et elle avait demandé à sa mère si elle pouvait lui prêter de l’argent »

Dans cette famille, deux mères qui n’ont jamais versé d’argent se montrent ainsi mieux disposées à aider financièrement leurs enfants, dès lors que ces derniers deviennent leur principal interlocuteur.

Si le départ de l’enfant peut amener au rééquilibrage des contributions financières de ses parents, on observe aussi, paradoxalement, que l’équivalence des apports de chacun semble moins souvent évaluée au sein de la constellation familiale. Là aussi, la relation de l’enfant à chacun de ses deux parents s’autonomise, et ne fait plus nécessairement l’objet d’une estimation comparative. On le voit par exemple dans la famille de Georges et Martine. Tant qu’elles vivaient avec leurs parents, Corinne, l’aînée, était entièrement assumée par Georges sur le plan financier, alors que Pauline était à la charge de sa mère jusqu’à ce qu’elle quitte le foyer parental pour commencer ses études. Son père lui envoyait néanmoins de l’argent de poche. Lorsque Pauline commence ses études, elle perçoit les bourses, et son père, comme sa mère, lui versent une somme d’argent mensuelle. Il en va de même avec Corinne. Plusieurs années après, les deux jeunes femmes qui travaillent toute deux bénéficient toujours d’une aide paternelle, tandis que leur mère a cessé de les financer dès qu’elles ont trouvé un emploi. Martine évoque dans l’entretien l’aide financière paternelle en précisant qu’elle vient tout juste d’en apprendre l’existence. Les comptes familiaux n’ont plus leur place dans les relations – rares – des parents séparés de ces jeunes adultes. Lorsque les enfants de Pascal et Hélène ont quitté la maison maternelle pour aller suivre leurs études, Pascal leur a versé directement la pension qu’il donnait auparavant à leur mère. A compter de ce moment, Pascal et sa femme, Sylvie, n’ont plus souhaité discuter et évaluer avec Hélène la part exacte que chacun versait aux enfants. Aujourd’hui, les enfants de Pascal et Hélène ont cessé leurs études. L’aîné travaille de manière régulière, et la seconde est pour le moment dans une situation précaire, qui conduira encore certainement ses parents à l’aider financièrement, au moins ponctuellement. Pascal tient cependant à ce que son aide éventuelle ne soit plus associée, encore moins comparée à celle d’Hélène.

« Je vais pas aller demander à sa mère si elle lui donne des sous », dit Pascal au sujet de sa fille. « Maintenant je m'en fiche. Voilà. Ça je veux pas le gérer du tout. ». « Ce qui a souvent été pénible », ajoute Sylvie, « c’est qu’Hélène continuait à jouer un truc comme ça, en disant ben moi j’ai acheté ci, en plus de la somme qu’on donnait chaque mois, on donnait pareil, et c’était « oui mais elle s’installe en appartement, moi je lui ai payé ceci ou cela, tu pourrais quand même … », des espèces d’incitations à ce que Pascal participe plus, ou autant qu’elle. (…) je crois qu’il y avait vraiment besoin que l’argent serve de sujet de transactions, pour qu’ils continuent à être en conflit, donc en relations. »

Pascal et Sylvie constatent en effet que depuis que les questions d’argent ne sont plus discutées avec l’ex-femme de Pascal, les deux foyers qui composaient la constellation recomposée n’ont quasiment plus de relations, malgré la naissance du premier petit-fils de Pascal et Hélène.

Si l’obligation alimentaire qui engage légalement le parent envers l’enfant ne cesse pas à la majorité de ce dernier, elle ne se joue plus, dès lors que celui-ci parvient à l’autonomie, que dans la seule relation parent-enfant, et cesse d’être l’enjeu des négociations – et des relations – familiales recomposées. La capacité de l’enfant à négocier lui-même la satisfaction de ses besoins financiers auprès de ses parents semble ainsi, dans bien des cas, marquer la fin des échanges unissant les adultes qui composent la constellation familiale recomposée.

Conclusion

À travers l’analyse de ces quelques situations familiales recomposées, l’argent apparaît comme un support essentiel des liens noués par les adultes qui composent la constellation. La circulation des ressources nécessaires à l’entretien de l’enfant peut y être pensée à plusieurs niveaux. Au sein de la relation parent-enfant, elle demeure idéalement conçue comme un don spontané, dépourvu de calculs et d’estimation, qui n’attend en retour qu’une dette affective. Mais après la séparation, elle peut apparaître comme soudain réduite à sa dimension économique, désormais détachée de la corésidence et de la vie commune, et revêtir un caractère prescrit, contraint, attribuant bien souvent au père et à la mère d’inégales positions à l’égard de l’enfant. La question de l’entretien de l’enfant ne peut en outre se réduire à ce qu’il advient de la seule relation parentale après un divorce ou une séparation.

Dans une nouvelle configuration spatiale et relationnelle, il faut désormais concevoir une forme de « solidarité » économique qui, passant par l’enfant, n’en continue pas moins de lier des conjoints séparés, ainsi que les foyers qu’ils ont reformés. Les échanges négociés par les adultes qui composent la constellation recomposée semblent alors s’inscrire à la croisée d’une solidarité portée par la filiation et (ou) la corésidence – puisque les ressources des beaux-parents sont incluses dans les « comptes » qui président à l’entretien de l’enfant - et d’une réciprocité indirecte et contrainte, suscitée par l’existence d’un enfant commun à deux « familles ». Ces relations économiques s’interrompent lorsque ce dernier assume lui-même, de manière autonome, la négociation de ses besoins financiers. Alors s’amenuisent aussi, dans bien des cas, les occasions d’échanges et de relations au sein de la constellation recomposée.