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Introduction

Cela fait près de deux siècles que le corps de l’enfant est devenu une préoccupation tant pour les sciences nouvelles ayant pris pour objet « l’homme » (Foucault, 1963 ; Fritsch et Joseph, 1977) que pour la gestion politique des populations, mais depuis 1945 et le grand élan que symbolise la création de la Protection maternelle et infantile (PMI) en France (Norvez, 1990), l’enfance, et peut-être encore plus la petite enfance, a fait l’objet d’un foisonnement aussi bien des savoirs que des politiques à destination des enfants, et plus particulièrement de leur corps.

Depuis les années 1980-1990, la demande publique et, par contrecoup, mon travail de chercheur centré sur les reconfigurations de la sphère privée, ont donné de plus en plus d’importance à cette préoccupation. Au centre des interrogations : une redéfinition du statut de l’enfant, qui s’appuie, d’un côté, sur l’évolution des savoirs des sciences humaines et sociales (SHS) et leur diffusion croissante, et de l’autre, sur l’évolution des mœurs et la diversification des formes familiales. De ce fait, la question des normes, aussi bien les normes d’édification des corps que les normes de leur gestion, a pris une importance grandissante, voyant s’affronter au sein de l’espace scientifique et de plus en plus au sein de l’espace public (Habermas, 1978) des conceptions différentes de la place de l’enfant, de ce qu’il convient de lui transmettre et des façons de le faire. Mes travaux se sont à de multiples reprises confrontés à ces normes, lesquelles mettent en jeu les savoirs sur la psyché (Neyrand, 2000), les effets des séparations (Neyrand et Guillot, 1988 ; Neyrand, 2010), la sexualité et le genre (Neyrand, 2006b ; 2014a ; 2015b), la santé et la sécurité (Neyrand, 2006a ; 2012a ; 2015a ; Neyrand et Mekboul, 2014), les politiques éducatives et la parentalité (Neyrand, 2011 ; 2013a ; 2014b ; 2015a). Il s’agira de mettre en perspective l’ensemble de ces travaux au regard des interrogations sur l’espèce de panique morale qui semble sous-jacente à beaucoup de débats, où l’enfant est vécu comme une cible à protéger, mais aussi dont il faut se protéger (Neyrand, 2015b), et où il se trouve, de ce fait, dans une position ambiguë – particulièrement dans les discours publics.

Mon ancienneté dans la recherche, et notamment mes contrats de recherche indépendante, réalisés avant d’intégrer l’université voici une quinzaine d’années, m’a valu d’expérimenter cette évolution dans les pratiques de recherche depuis les années 1980, puis dans les thématiques de recherche depuis les années 1990. Et ce, d’autant plus que l’appel d’offres « petite enfance » de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) en 1997 a constitué pour moi un tournant. Il m’a en effet permis de réaliser une recherche sur l’évolution des savoirs en sciences humaines et sociales sur la petite enfance, centrée sur la période 1945-2000. Cette recherche m’a permis de toucher du doigt non seulement l’importance des évolutions dans ce domaine, mais aussi leurs liens avec les mutations de notre société, la place du politique et de la gestion sociale – place dont j’avais déjà eu l’occasion à plusieurs reprises de me rendre compte de sa complexité, tant en termes de politique de recherche, de positionnement institutionnel et d’appels d’offre afférents qu’en termes d’effets éventuels de cette politique. Notamment, j’y ai retrouvé la tendance de la gestion sociale à positionner les représentants de ces corps de savoir – que sont les chercheurs – en « conseillers du prince », et sans doute encore plus souvent, en trublions qu’il s’agit de réguler. Cela n’a d’ailleurs pas été sans lien avec ce que j'ai développé dans le cadre de mon Habilitation à diriger des recherches (HDR)[1], qui s’intitule Pluralité des modes de régulation des relations privées. Des incertitudes de la famille au flottement des discours publics , qui a essayé de mettre en évidence à quel point les hésitations des politiques publiques en matière de gestion de la sphère privée, et notamment la place qu’y ont prises les séparations conjugales, les effets de l’Assistance médicale à la procréation, la nouvelle valeur reconnue à la petite enfance (avec la problématique de l’enfant sujet), etc., se développaient en regard des incertitudes dont les évolutions familiales étaient porteuses.

Ainsi, mon HDR (1999), ainsi que la recherche à laquelle j'ai participé pour la CNAF (qui a donné lieu au livre L’enfant, la mère et la question du père) – toutes deux rendues en 1999 –, m’ont amené à développer mon intérêt pour les rapports du politique à la gestion de la sphère privée, notamment à la petite enfance, et son corollaire : la parentalité.

Pour rendre compte de tout cela, ce texte propose quelques pistes de réflexion à partir d’une expérience de chercheur qui n’est pas sans lien aussi bien avec l’incidence des programmes de recherche sur le regard porté sur l’enfant qu’avec les dispositifs de prise en charge de l’enfant, ou avec les appropriations par les acteurs des mesures qui leur sont destinées. En effet, au cours de ces quarante dernières années, on a pu voir évoluer d’une façon importante les conceptions de la petite enfance et de sa prise en charge, à la suite de travaux initiés par les sciences humaines et sociales depuis la guerre.

Les effets de ces travaux se sont fait sentir, d’abord dans le champ de la clinique de l’enfant, puis au sein des institutions et de la politique de l’enfance, et encore plus de la petite enfance, avec le repositionnement des modes de garde de la petite enfance en modes d’accueil (Mozère, 1992 ; Boulaya et Roussille, 1982) et, dans le cadre de la petite enfance, « l’opération pouponnière » (Pioli, 2006), qui a visé à diffuser dans toutes les structures d’accueil des tout-petits les acquis de la clinique sur les carences affectives, les processus d’attachement et, plus globalement, l’importance du relationnel et de l’affectif dans les relations des professionnels aux jeunes enfants.

Le politique a ainsi pris conscience de l’importance du premier âge à une époque où l’individu est supposé être devenu ingouvernable (Gori, 2015), et cette préoccupation ne le lâchera plus, jusqu’à la création en France du Haut conseil à l’enfance, en 2016.

Méthodologie employée

Aborder la question du « corps politique de l’enfant » à travers la thématique « savoirs, pouvoirs et affrontements normatifs », est une entreprise délicate, tant le sujet est vaste et complexe. Pour y répondre, nous avons dû procéder à un certain nombre de restrictions de celui-ci, d’abord en nous limitant au cas français, ensuite en mettant en rapport nos propres dispositifs de recherche sur ces trente dernières années avec l’évolution des dispositifs d’intervention auprès de l’enfant, qu’ils soient issus de la société civile comme les Lieux d’accueil enfants-parents, ou relatifs aux institutions et à leurs procédures d’incitation à la recherche. Sont donc évoquées, au regard de l’évolution des dispositifs institutionnels et sociaux, les différentes recherches auxquelles nous avons participé (la plupart du temps comme responsable) en lien avec l’enfance et avec ce mouvement de développement des connaissances sur l’enfant et sa gestion sociale et politique.

Ces recherches ont utilisé des méthodologies multiples de collecte des données : enquête auprès de parents, d’enfants, de professionnels ; analyse statistique des données issues de dossiers ; analyses documentaires ; observations, etc. Nous avons essayé de mettre en rapport l’évolution générale des politiques de l’enfance, et par contrecoup de la parentalité, avec notre implication dans ce mouvement au travers des recherches réalisées et de l’importance des références sollicitées. Il est clair que, quelles que soient les précautions théoriques et méthodologiques prises, la part de la subjectivité du chercheur reste importante non seulement dans la construction des objets de recherche sur lesquels il propose un travail mais aussi, et peut-être surtout, dans l’interprétation qu’il donne des résultats. Si la rigueur de la démarche est gouvernée par la nécessité qu’elle soit reconnue par le comité scientifique des différents organismes initiateurs des appels d’offres, cela est moins évident en ce qui concerne l’interprétation des résultats, qui participe largement de l’expérience et du positionnement théorique du chercheur, a fortiori s’il s’agit d’une recherche visant une synthèse critique de documents comme celle déjà évoquée pour la CNAF. L’impossibilité pour les SHS de reproduire en laboratoire les phénomènes humains et sociaux positionne ces disciplines à l’intersection d’une rigueur méthodologique complexe à définir et d’une rigueur théorique qui laisse une place importante au système conceptuel mobilisé. Cela étant dit, j’ai rarement été impliqué personnellement dans la plupart des sujets traités, contrairement à ce que certains ont pu croire (je n’avais pas d’enfant au moment de mener la recherche sur la résidence alternée, et je n’avais jamais constitué un couple mixte quand mes recherches sur ce sujet ont été produites).

Une politique de la petite enfance refondée sur les savoirs

La préoccupation pour l’enfant et son corps ne date cependant pas d’hier, elle se met en place dès le XVIIIe siècle avec la montée de la philosophie des Lumières, qui insiste sur l’importance de l’éducation, mais aussi avec le constat de l’extrême mortalité infantile d’alors. Elle va se poursuivre ensuite tout au long des siècles en s’affirmant de plus en plus jusqu’à aujourd’hui.

Rousseau, les Lumières, la Révolution et la médecine comme opérateurs d’une image « scientifique » de l’enfant

Sans doute doit-on à Jean-Jacques Rousseau d’avoir formalisé et popularisé l’expression d’un véritable souci social pour l’enfance avec son ouvrage Émile ou De l’éducation paru en 1762. S’y exprime ce qu’il pense devoir contribuer à la formation d’un « bon citoyen » – ce que doit devenir Émile. D’emblée, l’éducation y est pensée au regard de la complémentarité possible entre la Nature, pervertie par la vie en société, et la Science, seule capable de nous révéler ce que représente véritablement l’homme. D’où l’ambiguïté du discours de Rousseau, qui porte la promotion de l’amour et du soin maternels comme supports de l’éducation, et s’appuie sur les acquis d’une science, dont les vertus vont être célébrées par la parution de l’Encyclopédie (qui s’étale de 1751 à 1772), laquelle devient la « machine de guerre des Lumières », autrement dit le support d’une autre conception du monde, qui mènera à son « désenchantement » (Gauchet, 1985). La Révolution est alors le moyen d’affirmer cette conception, laïque mais qui va s’affirmer comme « naturaliste », de l’ordre des choses.

Si l’enfant n’y est plus la créature de Dieu, il en devient le principe de développement du citoyen, sur la base de ce que la nature lui apporte et ce que la science lui dévoile – en l’occurrence, la première des sciences qui s’affirme en cette fin du XVIIIe siècle, débarrassée des interdits que la religion prodiguait sur le corps : la médecine (Foucault, 1963). Sur la base du constat de l’extrême mortalité infantile de l’époque (il faut deux enfants pour faire un adulte, dit-on alors ; illustrant ainsi le fait qu’un quart des enfants meurent avant leur première année et un autre quart avant d’atteindre l’âge adulte) va se développer ce qu’on appelle l’hygiénisme, porté à la fois par les médecins, les philanthropes et les politiques familiales naissantes (Murard et Zylberman, 1976). Sa première grande manifestation s’exprime dans la lutte contre les « nourrices mercenaires[2] » (Fritsch et Joseph, 1977), dont les conditions de vie et de travail favorisent la très forte mortalité des bébés qui leur sont confiés. Ce qu’illustrent de nombreux témoignages, et un certain nombre d’œuvres littéraires, dont la plus célèbre reste sans doute Les misérables de Victor Hugo, paru en 1863, ou bien Sans famille d’Hector Malot, paru en 1878. Mais cette lutte ne porta vraiment ses fruits qu’au début du XXe siècle, comme l’a montré Catherine Rollet (1982), avec l’effet de cassure produit par la Première Guerre mondiale, désorganisant les filières et moyens de transport, et voyant les conditions d’existence changer profondément (éducation croissante des mères, et attractivité de nouveaux métiers). Entre-temps, les premières crèches d’entreprises étaient apparues pour permettre aux ouvrières d’allaiter leurs bébés, suivies par les salles d’asile, puis la création de l’école maternelle en 1881 et les découvertes de Pasteur, qui donneront un coup de frein à la mortalité infantile.

De l’allaitement par la mère à la Protection maternelle et infantile

Les historiennes de la maternité ont bien rendu compte de cette valorisation de la mère qui se met en place et se développe au XIXe siècle (Knibiehler et Fouquet, 1977) et s’affirme au XXe siècle ; le phénomène sera particulièrement analysé par Élisabeth Badinter (1980 ; 2010). Ce dont il s’agit est de protéger le corps de l’enfant et de lui garantir un suivi qui ne peut qu’être bénéfique pour l’État et la nation. Les politiques qui s’affirment alors sont essentiellement sanitaires, même si la question sociale prend progressivement de plus en plus d’importance (Castel, 1995). Elles resteront sous cette dominance du médical pratiquement jusqu’aux années 1990.

La situation des enfants s’améliore lentement entre les deux guerres, mais la Seconde Guerre mondiale a des effets désastreux sur la santé des jeunes enfants, qui meurent en masse. Cela précipite la création de la Protection maternelle et infantile par l’ordonnance du 2 novembre 1945, qui « organise la PMI sur des bases qui lui permettront de devenir un des axes du dispositif médicosocial français » (Norvez, 1990, p. 79). L’ordonnance en question indique que l’enfant doit être protégé dès sa conception, et marque « le passage de la notion d’assistance à celle de protection » (ibid., p. 85). La surveillance sanitaire des enfants est devenue un objectif politique majeur.

Mais l’après-guerre est aussi la période qui va permettre de véritablement prendre en compte toute la dimension affective et relationnelle du développement enfantin. Ce que j’ai eu l’occasion d’aborder à travers plusieurs recherches, notamment Évolution des savoirs sur la petite enfance et parentalité, pour une approche sociologique de la constitution de l’enfant en sujet (Neyrand, 1999). Ces recherches donneront lieu à plusieurs ouvrages (Neyrand, 1994 ; 1995 ; 2000 ; 2004 ; 2008). Y est particulièrement étudié ce qui constitue alors une préoccupation des organismes en charge de la production des connaissances sur les enfants et des politiques les concernant : Fondation de France[3], CNAF, Mission Recherche (MiRe) du ministère des Affaires sociales, Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DRESS) du ministère de la Santé… C’est-à-dire les conceptions de la petite enfance et les conditions de sa socialisation, y compris les dispositifs les plus novateurs (comme les Lieux d’accueil enfants-parents (LAEP) ou les Espaces rencontre[4]). Les incitations à la recherche produisent alors un double effet : développement multidirectionnel des savoirs, notamment sur la façon dont ils sont pris dans le faisceau des rapports sociaux avec la montée des approches sociologiques (Sirota, 2006), et implication de ces savoirs dans la mise en œuvre de politiques.

L’après-guerre et l’impact des savoirs renouvelés sur la petite enfance

Ainsi, bien que l’enfant et son corps soient depuis longtemps un sujet de préoccupations politiques, cette préoccupation semble s’être systématisée depuis la Seconde Guerre mondiale, d’abord dans le champ sanitaire, on l’a vu, avec la création de la PMI pour lutter contre l’excessive mortalité infantile en 1945, puis avec l’intérêt renouvelé pour le psychisme de l’enfant et son développement, avec les travaux de psychanalystes comme Spitz sur l’hospitalisme, de Bowlby sur les carences affectives et l’attachement, ou de Jenny Aubry en France.

Spitz, Bowlby, Aubry et Dolto… l’avènement du sujet enfantin

Ces travaux se sont révélés particulièrement importants quant à leurs conséquences aussi bien sur les représentations de la petite enfance que sur sa gestion politique. On le sait, la guerre avait entraîné le placement en hôpitaux et institutions de soins de nombreux bébés qui, bien que leur prise en charge fût très bonne au niveau de l’hygiène, présentaient de graves troubles psychologiques du fait de l’absence d’attention à la dimension psychique et relationnelle (des nurses toujours différentes, n’accordant pas d’attention au bébé). Le mérite du psychanalyste américain René Spitz est d’avoir identifié ces troubles en les regroupant sous le terme d’hospitalisme (Spitz, 1945 ; 1946) et exposé au grand jour la nécessité de changer les conditions de prise en charge. Ce qui débouchera sur le repositionnement progressif de toutes les institutions de soin et d’accueil (hôpitaux, pouponnières, crèches). D’autant plus que vont s’accumuler les travaux en ce sens, notamment ceux du psychanalyste et éthologue John Bowlby sur les carences affectives (1951), qui trouvent rapidement écho en France (Aubry et Appel, 1951). Ces carences seront, par la même occasion, identifiées comme des carences maternelles (Aubry, 1955 ; Soulé, 1958) compte tenu du contexte d’éducation familiale de l’enfant de l’époque. Dans la foulée, Bowlby élaborera la théorie qui le rendra mondialement célèbre, celle de l’attachement (1969), et les pratiques de soin s’en trouveront radicalement transformées dans le sens de ce qui sera désigné quelques années plus tard comme le care, le « prendre soin », initialement référé au féminin-maternel puis, à une époque de reconfiguration des rapports sociaux de sexe, reconsidéré dans une optique de neutralité de genre, notamment par Joan Tronto (Gilligan, 1982 ; Tronto 1993 ; Laugier et al., 2009).

Si initialement les théoriciens du soin au bébé (Spitz, Bowlby, Winnicott) imputent à la seule mère la responsabilité de son éducation et condamnent le travail féminin – en accord avec le modèle de la mère au foyer, très dominant à l’époque (Parsons, 1955) –, incitant les politiques à se comporter en conséquence, les éléments d’un débat contradictoire sont déjà présents. Avec l’ouvrage précurseur de Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe (1949), puis les travaux de mise en perspective de ce qu’on a pu appeler le maternalisme (David et Appel, 1973 ; Badinter, 1980 ; Knibiehler, 1997 ; Neyrand, 2019), une autre façon de concevoir le rapport au bébé s’affirme, donnant plus de place aux pères et aux professionnel(le)s, à l’heure où les femmes deviennent aussi actives que les hommes et où les pères « paternent » (Singly, 1993), manifestant par leurs pratiques de portage dans l’espace public cette proximité accrue (Neyrand, 2012b).

Impliqué dans ce mouvement d’analyse de la reconfiguration en cours, le principal apport de mon bilan critique de l’évolution des savoirs sur la petite enfance et les places parentales est peut-être la mise en question de l’attribution de fonctions parentales précises à chacun des parents selon le sexe. Ce que je résumais ainsi :

La définition d’une fonction de soin par son rapport à la figure de la mère et sa désignation comme fonction maternelle, de même que la définition d’une fonction d’autorité, par son rapport à la figure du père et sa désignation comme fonction paternelle, fige la représentation de la parentalité et de l’éducation dans des attributions à chacun des sexes qui amènent logiquement les parents à incarner ces fonctions, même si celles-ci sont par ailleurs désignées comme symboliques et indépendantes des supports concrets qui les assument. La mère ou le père apparaissent alors premiers par rapport aux fonctions qu’ils servent à nommer et la différence des sexes est essentialisée. Le biologique, même métaphorisé par le langage, demeure prépondérant, et la culture lui est annexée.

Au contraire, si les fonctions deviennent premières et sont définies indépendamment de la nature de ceux qui les remplissent, la mère et le père ne sont plus annexés à leurs fonctions et peuvent légitimement investir les domaines que leur déniait la tradition, à l’image de ce qui se passe dans les jeunes couples. (Neyrand, 2000, p. 20)

Dès lors, la constitution du petit enfant en sujet, portée entre autres par Françoise Dolto (1985), va s’effectuer dans un contexte de redéfinition des places, qui sera d’autant plus complexe à réguler pour les politiques qu’au cours de la décennie 1970 le taux de divorces a explosé (passant de 10 % en 1970 à plus de 30 % en 1980)[5], et qu’en 1982 est née Amandine, le premier « bébé éprouvette » français. Ce qui va entraîner une diversification croissante des situations familiales, et par contrecoup des situations des enfants. Les politiques cherchent alors à encadrer au mieux cette évolution, notamment en ce qui concerne la place des enfants, qui apparaît comme la plus contentieuse et demande à être sécurisée, aux niveaux tant de la filiation que de l’éducation.

Un nouveau gouvernement du corps enfantin

Se met alors en place un nouveau gouvernement du corps des enfants, aussi bien le corps des « enfants du divorce » (Poussin et Martin-Lebrun, 1997) que celui des enfants des nouvelles technologies de la reproduction, avec la création du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) en 1983 et les lois de bioéthique qui vont suivre (1994 ; 2004 ; 2011). Comme l’a bien montré l’analyse de l’évolution des lois sur la famille faite par Jacques Commaille (1994), le droit français a connu au cours du XXe siècle un double mouvement : d’une part, il est passé de l’utilisation d’un référentiel transcendant (c’est-à-dire la référence à de grandes règles morales) à une volonté de s’adapter et d’encadrer l’évolution des mœurs ; d’autre part, le droit s’est progressivement désengagé de la gestion des relations entre adultes pour se centrer sur les relations adultes-enfants, et plus particulièrement parents-enfants, en consacrant l’intérêt supérieur de l’enfant comme principe de gestion (Théry, 1985). Les adultes en sont renvoyés à une responsabilisation accrue, entre adultes (avec l’exhaussement de principe de consentement réciproque à la relation [Théry, 2006]) et à l’égard des enfants (avec les lois sur l’autorité parentale de 1987 ; 1993 ; 2002 et celles sur la protection de l’enfance [1989 ; 2007 ; 2016], sans compter la Convention internationale des droits de l’enfant [CIDE, créée en 1989 et signée par la France en 1990] et la pénalisation accrue des abus envers les enfants).

La place des institutions au sein des mutations familiales

Dans ce mouvement de judiciarisation des relations enfants-adultes, les institutions vont être impliquées à de multiples niveaux selon une logique politique qui n’a pas toujours été très claire, compte tenu de l’alternance de gouvernements d’orientations politiques opposées, et du fait que, comme le fait judicieusement remarquer Alain Norvez (1990), l’État n’avait pas anticipé les mutations des mœurs, notamment le fort investissement féminin dans le travail professionnel. Or, cet investissement professionnel des femmes a provoqué une demande croissante en matière de modes d’accueil de la petite enfance à laquelle les institutions ont essayé de s’adapter. La difficulté d’augmenter significativement le nombre de crèches (compte tenu du temps nécessaire et du coût de celles-ci) a favorisé l’instauration de mesures favorisant l’accueil individuel par des assistantes maternelles, dont le statut est alors revalorisé (création de l’Allocation de garde d’enfant à domicile en 1986, des Relais d’assistantes maternelles en 1989, et de L’Aide aux familles pour l’emploi d’une assistante maternelle agréée en 1990 [Neyrand et Fraïoli, 2008]). Les réponses apportées se situent ainsi souvent à court terme, et plus rarement à moyen terme (Lefaucheur et Martin, 1995 ; Jenson et Sineau, 1998).

Pour essayer de s’adapter à cette transformation radicale des mœurs et au nouveau statut de l’enfance, qui représente rien moins qu’une véritable « révolution anthropologique » selon Irène Théry, Marcel Gauchet et Eric Hobsbawm (Théry, 2001 ; Gauchet, 1998 ; Hobsbawm, 1994), l’État délègue à ses institutions le soin d’inciter à la production de connaissances sur le sujet, et un certain nombre d’initiatives associatives sont amorcées pour offrir de nouvelles perspectives de prise en compte des enfants, mais aussi de leurs parents. La CNAF va y tenir un rôle important dans le développement des recherches sur la famille, notamment dans les années 1980, sous l’impulsion de son directeur de la recherche, Pierre Strobel (2008). Elle fait paraître de multiples appels d’offres de recherche visant à éclairer cette évolution. De nombreuses autres institutions y participent, qu’il s’agisse de ministères (Affaires sociales, Logement, Travail, Santé) ou d’organismes privés comme la Fondation de France. Nous (mes collègues du CIMERSS et moi) sommes alors impliqués dans ce mouvement en tant que chercheurs indépendants sous contrat, avec plusieurs recherches ayant comme toile de fond la question de l’enfance. À cette occasion, nous pouvons apprécier la complexité de la gestion politique.

Un exemple suffit pour illustrer cette complexité. En 1986 est lancé un appel d’offres par la Direction de la population et des migrations du ministère des Affaires Sociales, auquel notre réponse porte sur l’acquisition de la nationalité française suite à un mariage « mixte » (franco-étranger). Notre candidature est retenue par le comité scientifique, mais avant de passer à la signature officielle du contrat de recherche, la France élit un nouveau gouvernement de droite, dont le chef est Jacques Chirac. C’est le début de sa cohabitation avec le président de gauche, François Mitterrand. La signature du contrat de recherche est alors annulée… Dans la foulée paraît un appel d’offres sur « le sentiment d’insécurité », auquel, saisissant la balle au bond, nous répondons avec un certain opportunisme et sommes retenus sur le sujet des « femmes seules chefs de famille » et de leurs enfants. Remarquons que quelques années plus tard, la gauche revenue au pouvoir, la recherche sur les couples mixtes sera financée, sur une « queue de budget ».

Initiatives associatives et implications institutionnelles : la Fondation de France, la Caisse nationale des allocations familiales, la justice

Parallèlement à ce nouvel intérêt institutionnel, la société civile est entrée en effervescence pour proposer des réponses à la diffusion de nouvelles pratiques familiales, à la fragilisation des liens conjugaux et parentaux, à la nouvelle place donnée à l’accueil de l’enfant, etc. Dans les années 1970 se sont multipliées les crèches familiales (où des parents participent à l’accueil) jusqu’à leur constitution en fédération en 1980 avec l’Association des collectifs enfants, parents, professionnels (ACEPP). Ce qui favorise leur développement ultérieur (Cadart, 2006). En 1979 ouvre la Maison verte, lancée par Françoise Dolto, Bernard This et leur équipe (Dolto, 1981 ; 2009 ; This, 2007). Ce dispositif d’accueil servira de modèle de référence pour les Lieux d’accueil enfants-parents. Dans les années 1980, on importe d’Amérique du Nord la médiation familiale (Bastard et Cardia-Vonèche, 1990 ; Babu et al., 1997 ; Lefeuvre, 2008) et les espaces rencontre (Bastard et Grechez, 2002 ; Bédère et al., 2011), pour aider à la gestion des séparations les plus délicates ou conflictuelles.

Nombreuses sont les initiatives dont l’intérêt sera reconnu par les institutions, et qui vont bénéficier d’un soutien (souvent plus symbolique que matériel) de la part de celles-ci, à une époque où l’État providence (Rosanvallon, 1981 ; 1995) tend de plus en plus à devenir un « État animateur » (Donzelot et Estèbe, 1994 ; Ème, 1993), comme cela fut le cas pour les différents exemples évoqués.

Ce mouvement se continue à la fin des années 1990, en entrant dans une phase de coordination et mise en réseau qui marque, de mon point de vue, l’entrée dans un véritable dispositif de parentalité (Neyrand, 2007) : « […] un réseau articulé d’énoncés, de pratiques et de règles […] qui trouve à socialement s’énoncer sous le terme de parentalité » (Neyrand, 2011, p. 98). Cette conjoncture constitue la nouvelle étape de son institutionnalisation, la parentalité prenant alors le pas sur la famille :

À l’institution famille se substituerait, progressivement, l’institution parentalité où seul importe le fait que se maintiennent, se développent, se déploient les relations parentales et quelles que soient les relations d’alliance nouées par ailleurs. Ainsi se jouerait une nouvelle donne institutionnelle autour de la parentalité dont la valeur centrale est bien sûr l’enfant. (Ème, 1999, p. 17)

Les chercheurs et le politique

Mais ce qui permet aux politiques de prendre conscience de l’importance de ces initiatives de la société civile, ce sont les procédures d’incitation à la recherche qu’ils développent à travers leurs différentes institutions, et dont les résultats posent directement la question des rapports de ces chercheurs aux instances politiques qui ont sollicité les résultats produits. De fait, les rapports entre les chercheurs et le politique sont complexes et souvent peu lisibles ; s’y pose la question de l’incidence des recherches sur les décisions politiques. Beaucoup de cas de figure sont possibles, depuis l’inspiration d’une politique jusqu’à la mise au placard des résultats. Pour l’illustrer, évoquons tout d’abord deux de mes recherches qui semblent avoir eu une influence assez directe sur la gestion du corps des enfants, à travers la réglementation et les lois, et qui attestent de l’intérêt croissant pour le psychisme enfantin et les relations parentales de la part du politique, parallèlement aux lois de 1975, 1987-1993, 2002 et 2007 sur l’autorité parentale et sur la protection de l’enfance (Chapon et al., 2018). Il s’agit, d’une part, de la recherche réalisée en 1992-1993 sur les LAEP de type Maison verte pour la Fondation de France (institution privée à caractère semi-public), qui donne en 1995 le livre Sur les pas de la Maison verte, en parallèle avec la recherche de Bernard Ème sur les LAEP de quartier (1993). Ces travaux contribuent à la décision de création à la Caisse nationale des allocations familiales, par le biais de Pierre Strobel, d’une ligne budgétaire pour les LAEP en 1995.

De même, en 1992 était paru un appel d’offres de la CNAF sur le thème des rapports entre l’évolution de la famille et l’évolution du droit. Notre réponse portait sur une pratique en pleine expansion dans ce contexte de mutation des mœurs : la résidence alternée des enfants après la séparation de leurs parents. La recherche donnera le livre L’enfant face à la séparation des parents. Une solution : la résidence alternée, publié en 1994 et réédité en 2001 (puis, par la suite, en 2004 et en 2009). Cet ouvrage (ainsi que L’enfant, la mère et la question du père) m’a valu d’être auditionné fin 2001 par la ministre de la Famille de l’époque, Ségolène Royal. L’année suivante, en 2002, la nouvelle loi sur l’autorité parentale rendait légitime la résidence alternée, en la reconnaissant comme solution possible, voire souhaitable. Notons qu’en parallèle, l’audition de Christine Castelain-Meunier (1998 ; 2002) n’a pas été pas sans être liée au passage du congé de paternité d’une durée de trois jours à deux semaines, à la même époque.

Cela dit, il est beaucoup plus fréquent que les résultats soient enterrés parce qu’ils sont jugés non conformes au « politiquement correct » du moment, ou trop difficiles ou coûteux à appliquer. Les exemples en sont nombreux. Sur l’enfance, on peut signaler le rapport d’Irène Théry de 2014, Filiation, origines, parentalité. Le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, qui proposait notamment de reconnaître trois modes différents de filiation, ou le rapport de François de Singly de 2015, Pour un développement complet de l’enfant et de l’adolescent, qui proposait, entre autres, une refondation de l’école. Bien d’autres travaux moins connus n’ont pas eu l’heur de plaire aux politiques.

Il est vrai que l’espace politique est, comme l’espace scientifique, conflictuel, et ce ne sont pas les conflits d’interprétation de la gestion politique de la parentalité depuis les années 1990 qui vont le contredire. C’est ce dont j’ai essayé de rendre compte dans deux ouvrages. D’abord, Soutenir et contrôler les parents. Le dispositif de parentalité, ma contribution de 2011 au débat pré-élection présidentielle, visait à rendre compte de la diversité des options de gestion politique de l’enfance à travers la parentalité et des contradictions qu’elles manifestent, jusqu’à produire divers mouvements sociaux. Puis, quelques années plus tard, en 2014, Corps sexué de l’enfant et normes sociales. La normativité corporelle ensociété néolibérale, rendait compte d’une partie de la recherche ANR Enfance, sur le versant production-diffusion des normes envers l’enfant ; le versant appropriation par les enfants ayant plus particulièrement été développé par ma collègue Christine Mennesson et les étudiant(e)s ayant participé à la recherche (Neyrand et Mennesson, 2013).

Mais le développement de ces recherches a dû tenir compte d’un repositionnement assez fondamental des approches cliniques de l’enfant avec la montée en puissance du paradigme biomédical et la contestation de l’approche psychodynamique, appuyée sur la psychanalyse. S’exacerbe alors la tension entre deux approches cliniques très différentes, qui vont mettre mal à l’aise les décideurs quant à la meilleure façon d’intervenir dans la gestion de la politique sanitaire de l’enfance, a fortiori en matière de santé mentale.

Un nouveau paradigme d’appréhension de la psyché de l’enfant : comportementalisme, neurosciences et pharmacologie

Alors même que Robert Castel dénonçait en 1973 « le psychanalysme », c’est-à-dire la tentation hégémonique de la psychanalyse en matière non seulement de soins mais aussi de référentiel de l’action sociale en général, un autre paradigme interprétatif se développait qui allait rapidement venir la concurrencer. En effet, depuis la découverte de la chlorpromazine, le premier des antidépresseurs, en 1952, l’approche biomédicale des pathologies mentales s’était développée au rythme de la diffusion des médicaments de l’esprit, portée par le formidable essor de l’industrie pharmacologique et de sa nouvelle conception psychiatrique importée des États-Unis (Ehrenberg, 1998 ; Missa, 2006). On sait que cela transforma radicalement et l’approche des maladies mentales, renvoyées à la notion de troubles, et la conception du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, le fameux DSM, dont la version de 1998 rompait avec la psychanalyse pour une approche des symptômes se voulant empirique et athéorique.

En parallèle se développait en psychologie l’approche comportementaliste, autrement dit une théorie issue des travaux de psychologues expérimentalistes, sur le modèle du behaviorisme anglais (Skinner, 1953), limitant l’analyse à l’approche des attitudes et des pratiques des individus, et visant à rechercher les moyens d’agir sur ces comportements (Cooper et al., 2007). De même, les neurosciences prenaient véritablement leur essor. Si bien qu’une nouvelle approche thérapeutique se référant à ces trois disciplines (pharmacologie, cognitivo-comportementalisme, neurosciences) s’est développée, proposant une autre façon de concevoir la prise en compte des comportements enfantins et de leurs troubles. Sans pour autant faire consensus, loin de là, car « même si des avancées notables ont été réalisées dans l’explication du mode d’action neurochimique des psychotropes, la pathologie des maladies mentales reste aujourd’hui balbutiante » (Missa, 2006, p. 37).

Les hésitations du politique face aux conflits de référence : montée du sentiment d’insécurité et réponses parentalistes

Face à ces transformations extrêmement profondes des comportements et de leurs interprétations théoriques, les positionnements politiques ne pouvaient qu’être en proie à l’incertitude, et hésiter dans les orientations à prendre. Car en ce début du XXIe siècle, deux conceptions de l’enfance vont être amenées à s’affronter, alors qu’ont été mis en place en 1999 par le gouvernement socialiste les Réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents (REAAP)[6], et qu’avec le gouvernement de droite élu en 2002 va se déclencher en 2005 une polémique sur la prévention.

Reprenant au bond une conclusion très controversée du rapport, d’orientation biocomportementaliste, sur les troubles des conduite chez l’enfant (INSERM, 2005), selon laquelle il serait possible de prévenir la délinquance chez les enfants de trois ans à l’aide de reconditionnements comportementaux, voire de médicaments de type Ritalinemc (Giampino et Vidal, 2009 ; Pignarre, 2006), le ministre de l’Intérieur d’alors, Nicolas Sarkozy, envisage d’inclure cette proposition dans son projet de loi sur la prévention de la délinquance. Ce qui ne manque pas de provoquer un tollé chez la plupart des cliniciens de la petite enfance, et précipite la constitution du mouvement « Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans », qui regroupe des cliniciens, pédopsychiatres et psychanalystes, ainsi que quelques autres professionnels concernés[7]. La pétition Internet lancée par le mouvement contre cette idée recueille 200 000 signatures, obligeant à retirer cette proposition de la loi qui sera votée en 2007. A été ainsi révélée au grand jour la tension croissante entre les deux référentiels de la santé mentale : psychodynamique et psychanalytique, d’une part, cognitivo-comportementaliste et biomédical de l’autre, sans que les politiques puissent avoir véritablement les moyens de trancher entre les deux approches. Les polémiques sont alors vives, et les tenants des différentes façons de voir s’affrontent sans véritablement produire un consensus, malgré la prise de distance de l’INSERM avec les rapports publiés sous son égide (Le collectif Pas de 0 de conduite, 2006 ; 2008 ; 2011).

Conscients de ces tensions, les gouvernements vont essayer de trouver un consensus. Tout d’abord, le gouvernement de droite crée en 2010 le Comité national de soutien à la parentalité (CNSP) pour, selon la ministre de la Famille, Nadine Morano, « mieux coordonner les actions d’aide à la parentalité et de prévention de la délinquance des mineurs ». Mais cela reste mal vécu par les acteurs institutionnels engagés dans la création des REAAP, comme la CNAF ou l’Union nationale des associations familiales (UNAF). Dès 2012, le changement de gouvernement entraîne la désaffection du CNSP, et est confié aux caisses d’allocations familiales (CAF) le soin d’impulser, de gérer et de coordonner le soutien à la parentalité. Soutien qui sera articulé à l’accueil de la petite enfance dans la dernière convention d’objectif et de gestion 2018-2022. Entre-temps, a été créé le Conseil de l’enfant et de l’adolescent, présidé par la cofondatrice de Pas de O de conduite, Sylviane Giampino. Ce conseil donnera une visibilité plus importante encore à la question de l’enfance dans le champ politique (Giampino, 2016 ; 2017).

Cette évolution assez complexe, exprimant des tendances diverses, semble venir redoubler l’opposition qui s’était mise en place quelque temps auparavant entre l’enfant victime (affaires de pédophilie fin 1990 ; Garapon et Salas, 2006 ; Aubenas, 2010) et l’enfant coupable (prévention de la délinquance, sécuritarisme ; Castel, 2003).

Dans ce contexte trouble, l’accent est mis sur l’importance des parents comme première instance de socialisation, conduisant à l’entrée dans un nouvel « âge de la régulation sociale » (Barrère-Maurisson, 2007) : le parentalisme (Messu, 2008). Il s’agit en l’occurrence d’organiser la gestion de l’éducation des enfants en mettant l’accent sur le rôle éducatif des parents, la tentation étant alors de vouloir tout expliquer par les relations parentales (Chauvière et Sassier, 2000 ; Chauvière, 2008) sans tenir compte des rapports sociaux dans lesquels sont pris les parents, de leur environnement ou de leurs conditions de vie (Neyrand, 2018), et sans véritablement tenir compte de la place grandissante des autres instances socialisatrices, notamment les médias (Houde et al., 2013). Ce qui, pour Michèle Becquemin, correspond à « un mouvement plus profond dont la résurgence est visible dans les réformes successives de l’autorité parentale : l’idée que l’enfant appartient avant tout à sa famille », traduisant « la défausse de l’État et de ses institutions en matière de politique protectrice de l’enfance. » (Becquemin, 2006, p. 79)

Cette problématique du soutien à la parentalité et du risque parentaliste qui en découle sera particulièrement étudiée dans les années 2000, à partir du rapport Houzel de 1999 donnant lieu au livre Les enjeux de la parentalité (Houzel, 1999 ; Knibiehler et Neyrand, 2004 ; Sellenet, 2007 ; Neyrand, 2011 ; Martin, 2003 ; 2014 ; 2017 ; 2018 ; Sas-Barondeau, 2015). Mais devant les limites de la logique d’accompagnement des parents, le renouveau de l’idée de coéducation s’affirme (Jésu, 2004 ; Rayna et al., 2010 ; Jésu et Le Gal, 2015), débouchant sur la mise en perspective que réalise l’idée de cosocialisation (Neyrand, 2013b). Une des raisons pour lesquelles j’insiste sur l’idée de cosocialisation est bien que tout ce qui se transmet n’est pas affaire d’éducation, loin de là. Une bonne partie de ce que les enfants intègrent se fait par imitation, par imprégnation du milieu de vie et de la culture dans laquelle ils baignent, et ne renvoie pas à des stratégies éducatives, familiales, scolaires ou autres. À partir de là, la question de la formation de l’enfant se complexifie encore plus, puisqu’elle demande de prendre en compte la partie non éducative de la socialisation et d’élaborer ainsi une cosocialisation, c’est-à-dire une réflexion commune sur la socialisation articulant partie éducative et partie bain culturel.

Une logique contemporaine de confrontation

Confrontées à ce foisonnement des discours sur l’enfance et la meilleure façon de la prendre en charge, les politiques sont en proie au sentiment d’incertitude caractéristique de notre modernité (Castel, 2009), et ne savent plus véritablement sur quel pied danser face aux remous que chaque tentative de réforme provoque, par exemple dès qu’il s’agit d’envisager une véritable éducation sexuelle à l’école comme tentaient de l’expérimenter les ABCD de l’égalité[8], arrêtés par les protestations véhémentes de certains parents et associations, qui véhiculaient les plus lourds fantasmes…

Dispositifs de prise en charge de l’enfant

Pourtant, partout se développent des dispositifs visant la prise en charge des enfants, soit par le biais du travail auprès des parents, soit directement dans la logique de l’affirmation des droits de l’enfant, avec la montée en puissance de la problématique sanitaire, notamment à l’école (nutrition / activité physique / sexualité… obésité / égalité).

Cette conception d’éducation à la santé est officialisée par une circulaire de 1998 qui prévoit l’intégration dans les projets d’école et d’établissement d’une programmation d’actions d’éducation à la santé, au rang desquelles l’éducation à la sexualité, la prévention des conduites addictives, l’éducation à la nutrition et la prévention des problèmes de surpoids et d’obésité s’érigent en injonctions normatives à modifier les comportements sanitaires des élèves tout en enjoignant les professionnels éducatifs à collaborer au message préventif dans une dynamique partenariale coordonnée par l’État. (Neyrand et Mekboul, 2014, p. 35)

Parallèlement, les enfants vont être appelés à se responsabiliser, en prenant conscience des risques dont leur corps est le support (Martuccelli, 2010), les professionnels à se former et à collaborer, et les institutions à sortir de leur autarcie. Se met ainsi en place une volonté de coordination, visant en dernier ressort à promouvoir une coéducation – non forcément évoquée sous ce terme – qui s’appuierait sur trois piliers : la responsabilisation des individus (enfants, parents, professionnels), lesquels doivent intérioriser les nouvelles formulations normatives mais en risquant de céder à la vision néolibérale de surresponsabilisation ; le soutien à la parentalité, qui implique l’ouverture de toutes les institutions aux parents ; et enfin, la coordination des acteurs, qui vise sans doute plus encore la cosocialisation que la simple coéducation (Neyrand, 2013b), mais avec une difficulté manifeste, celle d’y inclure la régulation des médias (comme l’illustrent, par exemple, les difficultés à filtrer l’accès aux contenus pornographiques pour les mineurs).

Dès lors, avec ce faisceau de politiques visant l’enfance par le biais de multiples canaux (parents, associations, institutions, règlementations, etc.), la question de l’appropriation par les acteurs s’affirme comme centrale, tant il est devenu nécessaire, comme l’annonce la nouvelle convention d’objectifs et de gestion de la CNAF 2018-2022, d’« accompagner le développement de chaque personne, dès sa naissance, par une présence et un soutien dans son parcours de vie » (p. 8). Ce qui signifie :

[…] soutenir les familles dans la conciliation de leur vie familiale, sociale et professionnelle, en contribuant notamment à proposer à leurs enfants scolarisés une offre d’accueil éducative de qualité et accessible financièrement sur l’ensemble des temps libérés, en dehors de l’école ;

et, en parallèle :

[…] accompagner les parents afin de développer leurs capacités à agir pour favoriser le bien-être et le développement de l’enfant et de l’adolescent, pour prévenir les difficultés rencontrées avec et / ou par leurs enfants et faciliter la qualité du lien parent-enfant et l’exercice de la coparentalité. [Pour cela,] la politique de la branche famille en matière de soutien à la parentalité s’inscrit en complémentarité avec celle des autres acteurs qui interviennent dans le cadre de la stratégie nationale de soutien à la parentalité. (p. 9)

Le dispositif de parentalité ainsi conforté par les institutions concernées, il va s’agir alors d’impliquer au mieux les acteurs.

L’appropriation par les acteurs

La question de l’appropriation par les acteurs aussi bien des savoirs des sciences humaines et sociales que des politiques menées à leur égard est dès lors posée avec de plus en plus de force, compte tenu :

- de l’extrême diversité des situations familiales, soumises à une double précarisation (relationnelle et économique), et au poids croissant des populations d’origine étrangère suite à la mise en place après 1974 de l’arrêt de l’immigration de main d’œuvre, suivi par la formalisation du regroupement familial en 1978 ;

- de la superposition des références et des politiques, parfois contradictoires entre elles, produisant un sentiment de perte de repères très répandu et, par contrecoup, une demande d’expertise polymorphe. Ce qui ne peut que faire ressortir la place ambiguë des médias dans la diffusion / normalisation de ces contenus normatifs qui se trouvent en concurrence avec les logiques marchandes ayant envahi le champ de l’enfance de multiples façons ;

- de la diversité des stratégies mises en œuvre par les familles et par les enfants pour se situer dans le contexte… ainsi que le montre, par exemple, Martine Sas-Barondeau (2015) dans son ouvrage La face cachée de la parentalité, ou que l’analysait Sandrine Garcia en pointant la dimension qui reste très « genrée » de la mise en œuvre des politiques parentales, dans Mères sous influence. De la cause des femmes à la cause des enfants (2011).

Il est clair alors que l’appropriation par les parents et autres acteurs concernés (professionnels et associatifs) des mesures prises et des possibilités de soutien qu’elles représentent n’est pas chose facile, notamment pour ceux des parents faisant partie des milieux les plus défavorisés et qui sont à cet égard les plus concernés. Le travail de diffusion de l’information, de sensibilisation des parents aux possibilités offertes par ces dispositifs ainsi que de formation des professionnels de première ligne à une prise en charge plus adaptée à ce type de public s’avère particulièrement important à mettre en place dans cette perspective.

Conclusion

On a pu apprécier, tout au long de cette rapide rétrospective historique portant sur la place de l’enfant dans les politiques publiques, à quel point celle-ci est devenue progressivement de première importance. S’est illustrée ainsi la prise de conscience par le politique et ses différents représentants de tous bords de ce en quoi l’enfance, en constituant le temps privilégié de formation du citoyen et du consommateur, représentait un objectif premier de politique, et plus particulièrement encore le corps de l’enfant, considéré comme l’espace par excellence de l’incorporation des normes et des attitudes (Bourdieu, 1980 ; Darmon, 2006) nécessaires à la bonne gestion des populations, venant confirmer ainsi les analyses quelque peu prémonitoires de Michel Foucault (1994 ; 2004). Cette reconnaissance n’est certes pas propre à la France, comme en témoigne la Convention internationale des droits de l’enfant de 1989 (Renaut, 2002), et elle traverse l’ensemble des pays qui se réclament de la démocratie, mais elle a pris des chemins particuliers[9], dont j’ai essayé de rendre compte à partir de ma position de témoin de ces évolutions à laquelle mon statut de chercheur sur ces questions depuis plus de trente ans m’a permis d’accéder. Il ne saurait être question de m’illusionner d’avoir rendu compte de toute la complexité de cette évolution, mais j’espère avoir apporté à la lectrice et au lecteur quelques éléments d’information sur cette évolution si complexe, et dont le politique semble avoir maintenant pleinement conscience, si l’on en croit le dernier plan contre la pauvreté et concernant la petite enfance annoncé récemment par le président Emmanuel Macron : « La bataille qu’il nous faut conduire aujourd’hui, c’est celle d’une réforme en profondeur des modes de garde – les gardes des enfants de zéro à trois ans sont en ce moment ce lieu essentiel de l’apprentissage de la vie, de cet éveil cognitif, de ce qui permettra à l’enfant d’avoir plus de chances, à l’adolescent de mieux s’orienter et à l’adulte de s’en sortir » (discours de lancement de la Stratégie nationale de lutte contre la pauvreté, le 13 septembre 2018). Y sont présentées de multiples mesures concernant le développement des modes d’accueil et l’accompagnement des familles.