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Introduction

Bien qu’une nouvelle génération semble rejeter plus ouvertement les catégories identitaires et les identités binaires (Taylor et al., 2020 ; Veale et al. 2017) et que les personnes non binaires soient de plus en plus visibles dans les médias (p. ex. Scali, 2016), celles-ci demeurent largement incomprises par la société québécoise. D’ailleurs, malgré une multiplication des modèles familiaux non traditionnels et la perte du pouvoir normatif des modèles standards familiaux en lien avec l’individualisation (Beck-Gernsheim, 2012), certaines formes familiales ne sont pas reconnues socialement. C’est le cas des familles choisies.

Pour une majorité d’individus non hétérosexuels, la relation qui prend le plus d’importance est l’amitié (Weeks et al., 2001) et le concept de famille choisie permet alors d’inclure les relations amicales purement affinitaires et électives dans le domaine de la famille. La « famille » peut donc être comprise comme une série de pratiques quotidiennes (soutien mutuel, division des tâches ménagères, s’occuper de ses proches, etc.) dont la signification dépend de celle qui leur est donnée par les personnes qui les actualisent, plutôt que comme une entité ou une institution fixe de laquelle on fait partie ou dont on est exclu (Weeks, 2011 ; Weston, 1991).

Tisser des liens amicaux et amoureux fait partie du parcours de nombreux jeunes adultes à une époque où les cadres familiaux traditionnels ne sont plus aussi fiables qu’ils l’étaient (Desmarais, 2013). Cependant, les relations électives et affinitaires revêtent une importance et une signification particulières pour les jeunes adultes — tout comme pour les adultes — issus de la diversité sexuelle et de genre, car le soutien social reçu les aide à gérer le fardeau du stress découlant de la stigmatisation et des préjugés auxquels ils font face (Frost et al., 2016 ; Johns et al., 2013 ; Mercklé, 2004 ; Snapp et al., 2015).

Par ailleurs, la qualité des relations familiales et leurs significations ont des effets à long terme sur le bien-être des individus. En effet, un niveau plus élevé de la qualité perçue de l’ensemble des relations familiales est lié à un meilleur sentiment de bien-être (Budge et al., 2014 ; Erich et al., 2008). Cependant, de nombreuses études ont démontré que les jeunes de la diversité sexuelle reçoivent moins de soutien de la part de leurs parents que leurs pairs hétérosexuels (Eisenberg et Resnick 2006 ; Saewyc et al., 2009 ; Villatte et al., 2018). Certes, les réactions des parents au coming out de leur enfant ne sont pas homogènes (Lavoie et Côté, 2014 ; Savin-Williams et Dubé, 1998). Certains peuvent avoir une réaction négative et ressentir de la honte, de la crainte ou de la culpabilité. Certains vont même tenter de changer l’orientation sexuelle de leur enfant ou mettre en doute sa stabilité (D’Amico et al., 2012). Une des rares études réalisées au Québec sur les relations familiales de jeunes (14-25 ans) de la diversité sexuelle nous démontre que la moitié des parents auraient une réaction négative au coming out de leurs enfants (Tremblay et al., 2007).

D’ailleurs, les jeunes trans (14-25 ans) auraient l’impression que leur famille d’origine ne comprend pas leurs expériences ou ne leur apporte pas de soutien (Veale et al., 2015). Une étude récente menée au Québec auprès de 24 jeunes trans ayant entre 15 et 25 ans nous apprend que le soutien de la famille d’origine peut s’avérer une ressource non négligeable pour faire face aux difficultés de la vie, mais que les relations familiales peuvent aussi susciter de la peur et de l’anxiété, voire se détériorer jusqu’au rejet du jeune (Sansfaçon et al., 2018). Dans de tels cas, les familles choisies peuvent jouer un rôle vital dans la vie des personnes trans en offrant le soutien émotionnel, psychologique, physique et matériel qui fait défaut dans leur famille d’origine (Graham et al., 2014).

L’étude présentée dans cet article vise à analyser, sur la base de leur propre point de vue, l’évolution des relations familiales de jeunes adultes québécois ayant une orientation sexuelle ou une identité de genre non binaire par rapport à leur famille d’origine et à leur famille choisie. Ces personnes remettent en question la binarité à travers diverses autodénominations comme queer, pansexuel.le ou, entre autres, genderfluid. Cet article cherche ainsi à : 1) explorer la construction de familles choisies chez les jeunes adultes non binaires ayant de bonnes relations ou non avec leur famille d’origine ; 2) analyser les relations qu’entretiennent les jeunes adultes non binaires avec leur famille d’origine et, potentiellement, leur famille choisie, ainsi que la négociation entre ces deux formes familiales ; et 3) examiner l’impact de l’(in)compréhension de la famille d’origine de jeunes adultes non binaires sur la formation d’une famille choisie.

Nous présenterons d’abord les théories et notions ayant guidé l’élaboration du cadre conceptuel orientant cette recherche. Nous présenterons ensuite notre méthodologie avant de dévoiler les résultats de notre analyse, pour terminer par un retour sur nos objectifs de recherche dans une brève conclusion.

Cadre théorique et conceptuel

Définition de la famille choisie

Pour cette étude, nous comprenons la famille choisie comme un groupe d’individus choisis par une personne avec qui elle a des relations lui offrant du soutien émotionnel et matériel lorsqu’elle n’a pas de relations avec sa famille d’origine, lorsqu’elle a des relations tendues avec sa famille d’origine en raison d’incompréhensions liées à son orientation sexuelle ou identité de genre, ou bien lorsqu’elle ne se sent pas pleinement acceptée dans l’ensemble de son identité. Il s’agit donc de relations volontaires, basées sur la confiance et l’amour, et développées sur une période assez longue pour permettre de développer le sentiment de partager une histoire commune (Dumortier, 2017 ; Weeks, 2011 ; Weeks et al., 2001 ; Weston, 1991).

Notion de l’intelligibilité

Pour se pencher sur l’(in)compréhension potentielle de la non-binarité de la part de membres de la famille d’origine de jeunes adultes non binaires, la perspective queer peut aussi servir. En effet, la théorie du genre de Butler nous propose la notion d’intelligibilité pour comprendre comment certaines identités peuvent être incomprises dans une culture qui (re)produit et régule le genre par un ensemble de dispositifs politiques, discursifs et institutionnels (Butler, 2007 [1990]). L’identité de genre ne parait donc intelligible ou lisible que si elle se soumet aux normes hégémoniques binaires du féminin et du masculin. Les régulations sociales comme la catégorisation des genres et la définition des orientations sexuelles sont alors pensées en termes binaires (homme/femme). La conception restrictive et binaire du genre performe donc une fonction régulatrice de pouvoir qui naturalise son hégémonie (Butler, 2006 [2004]). De plus, selon Butler, l’identité est toujours « sexuée » sur le plan social. Il n’est donc pas possible, dans le cadre dominant, de définir l’identité d’une personne sans que celle-ci soit genrée et les personnes ne deviennent intelligibles que si elles ont pris un genre selon les critères distinctifs de l’intelligibilité de genre (Baril, 2007). D’ailleurs, le fait de s’auto-identifier d’une certaine façon ne garantit pas la compréhension ou la lecture de son identité par les autres de la façon que l’on souhaite, puisque nous vivons dans une société dans laquelle seulement deux genres sont reconnus et, pour que notre identité soit comprise par les autres, il faut se soumettre à certains stéréotypes genrés binaires (Serano, 2007).

Théories queers

Pour comprendre les identités non binaires, les théories queers nous servent à concevoir comment la fluidité identitaire peut laisser émerger des catégories ou des étiquettes identitaires sortant de la binarité homosexuel/hétérosexuel et homme/femme. Cette approche, qui critique la pensée dichotomique, nous permet donc de mettre en contexte la population sur laquelle porte cette étude et de mieux comprendre des enjeux liés à la multiplication des catégories identitaires (Éribon, 2003). Les théories queers s’opposent alors à l’idée que l’identité sexuelle — ou l’identité de genre — soit une catégorie identitaire unitaire, un tout sans faille (Bourcier, 2002). Ainsi, lorsque l’on sort de la binarité et de son opposition rigide entre deux façons d’être, nous ouvrons la porte à toutes les identités sexuelles et de genre qui ne peuvent être définies exclusivement comme « hétérosexuel », « homosexuel », « homme » ou « femme » (pansexuel.le, queer, sexualité fluide, genre non binaire, genre fluide, genderqueer, etc.). En ce sens, cette étude porte sur ces « nouvelles » identités postmodernes (Plummer, 2003) moins reconnues socialement comme étant des identités que l’on peut s’approprier.

Parcours de vie

La perspective du parcours de vie semble la plus appropriée pour comprendre l’évolution des relations familiales des jeunes adultes non binaires. Considérée comme l'une des perspectives théoriques prédominantes dans l'étude des vies humaines, elle propose un cadre d'analyse globale du développement individuel (Saint-Jacques et al., 2009). Elle s’articule autour de cinq principes. Le premier veut que le développement humain soit un processus continu et multidimensionnel. Ainsi, il est possible qu’il y ait des changements continus dans les relations familiales et les formes familiales que l’on entretient, ainsi que dans la formation de notre identité vu sa fluidité. Il s’agit d’ailleurs d’une idée qui se retrouve dans les théories queers, qui remettent en cause l’idée que nous avons tous une identité fixe. Le second postule que la position dans le temps et l’espace a une influence sur la vie des individus. Ainsi, les croyances à propos de la famille et les normes d’une société à un moment donné, notamment en lien avec l’orientation sexuelle et l’identité de genre, auront un impact sur le parcours des individus. Le troisième stipule que l’intégration sociale et les interrelations des vies des individus qui sont insérés dans des réseaux sociaux comprennent de multiples relations (entourage familial et ami.e.s, par exemple). Le quatrième souligne la participation active des personnes à la construction de leur trajectoire à travers leurs choix et leurs actions. Le cinquième se base sur l’idée que les transitions et les événements vécus, leur succession et l’âge auquel ils sont vécus dans le parcours de vie ont une influence sur le développement individuel.

Méthodologie[1]

L’étude comprend 10 jeunes adultes francophones s’auto-identifiant comme non binaires (excluant donc les personnes hétérosexuelles, homosexuelles, bisexuelles[2] ou s’identifiant exclusivement comme « femme » ou « homme ») et habitant dans la région de Montréal. Sept participant.e.s expriment une orientation sexuelle non binaire alors que neuf participant.e.s expriment une identité de genre non binaire. Notons cependant que les pronoms et pseudonymes sont un instantané dans le temps et ne reflètent pas nécessairement l’orientation sexuelle ou le genre actuel de la personne, vu leur nature dynamique.

Tableau 1

Auto-identification des participant.e.s.

Auto-identification des participant.e.s.

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Les participant.e.s ont entre 20 et 29 ans, avec un âge moyen de 24,8 ans. Deux habitent encore chez leurs parents. Six participant.e.s ont une fratrie, le plus souvent petite (seulement deux ont plus d’un frère ou d’une sœur), à laquelle tous ont dévoilé leur orientation sexuelle et seulement deux, leur identité de genre. Deux participant.e.s sont né.e.s à l’extérieur du Canada (Israël et France) et deux se disent racisé.e.s. Bien qu’elle se limite à 10 personnes, cette enquête permet d'étudier une population jusqu'à maintenant encore trop peu étudiée.

Il y a eu deux vagues de recrutement pour cette étude : une première (n=6) à l’été 2018 dans le cadre du programme de recherche Savoirs sur l’inclusion et l’exclusion des personnes LGBTQ (SAVIE-LGBTQ) [3], et une seconde (n=4) à l’automne 2018 puisque le nombre visé de participant.es n’avait pas encore été atteint (n=10). Le recrutement s’est alors effectué à travers les réseaux sociaux de la Chaire de recherche sur l’homophobie (UQAM).

Deux outils ont été employés pour la collecte de données : le calendrier de vie et l’entrevue semi-dirigée. Le calendrier de vie est un outil de collecte de données comprenant une évaluation visuelle, basée sur un calendrier, des événements de la vie d’un individu ancrés par des indices contextuels (événements importants comme les relations de couple, les études, etc.) pour améliorer le rappel rétrospectif (Fisher, 2013). Le calendrier utilisé pour cette étude explore trois domaines de vie au centre du projet SAVIE-LGBTQ (famille, réseaux sociaux et identité) et permet de reconstituer le parcours de vie des participant.e.s dans ces trois domaines selon leur âge.

Les entrevues semi-dirigées ont elles aussi été organisées autour des grands thèmes de la famille, des réseaux sociaux et de l’identité (orientation sexuelle ou identité de genre) des participant.e.s. Deux rencontres individuelles ont eu lieu avec chaque participant.e, la première permettant de retracer son parcours de vie dans les domaines de la famille et des réseaux sociaux, mais aussi en lien avec son orientation sexuelle ou identité de genre, alors que pendant la seconde, le.la participant.e devait identifier, à partir de son calendrier de vie, de trois à cinq points tournants (dont un d’inclusion et un d’exclusion) de son parcours. Trois participant.e.s ont préféré participer à une seule entrevue d’une durée de trois heures.

Afin d’analyser les données recueillies, nous avons opté pour une analyse thématique inscrite dans un processus d’analyse continue inspirée de la théorisation ancrée. Élaborée en 1967 par Glaser et Strauss, la théorisation ancrée ne perçoit pas les phénomènes comme statiques, mais plutôt en changement continuel (Corbin et Strauss, 1990). Tout au long du processus de recherche, les chercheur.e.s vont donc développer des interprétations analytiques de leurs données afin d’orienter leur cueillette de données (Charmaz, 2000). La principale technique utilisée en théorisation ancrée est d’ailleurs l’analyse inductive, selon laquelle les thèmes et catégories d’analyse émergent des données au lieu d’être imposés avant même la cueillette et l’analyse (Bowen, 2008).

À la suite d’une première lecture des verbatims et de la rédaction d’une fiche biographique résumant les principaux moments du parcours de vie des participant.e.s, les données recueillies ont fait l’objet d’une analyse thématique à l’aide du logiciel NVivo 12 touchant de façon globale les thèmes de la famille (d’origine et choisie) et des réseaux sociaux des participant.e.s (sources de soutien) afin de laisser émerger les éléments importants de la parole et du parcours de vie des participant.e.s. Il s’agissait d’évaluer la qualité perçue des relations des jeunes adultes non binaires avec leur famille d’origine, d’établir comment se construisent les familles choisies des jeunes adultes non binaires (rupture ou non avec la famille d’origine), comment les jeunes adultes négocient entre leur famille choisie et leur famille d’origine tout en faisant émerger l’impact de l’(in)compréhension de la famille d’origine d’un individu sur sa famille choisie. Pour ce faire, nous avons thématisé le contenu des verbatims sous forme de thèmes représentatifs du contenu analysé en lien avec les objectifs de la recherche (Katambwe et al., 2014). En effet, l’analyse thématique consiste à procéder systématiquement au repérage, au regroupement et à l’examen discursif des thèmes abordés (Paillé et Mucchielli, 2016). Cette analyse permet ainsi de relever tous les thèmes pertinents en lien avec les objectifs de la recherche, mais aussi de tracer des parallèles ou des divergences entre les thèmes (Paillé et Mucchielli, 2016).

La théorisation ancrée requiert un aller-retour constant et progressif entre les données recueillies sur le terrain et un processus de théorisation (Méliani, 2013). À l’aide d’une théorisation en continu consistant à identifier les thèmes au fur et à mesure de la lecture des verbatims, puis à les regrouper au besoin sous forme de thèmes centraux et de thèmes associés ou complémentaires (Paillé et Mucchielli, 2016), un arbre thématique a été construit. Ainsi, après une première codification lors de laquelle nous sommes restées très près du discours de participant.e.s, nous avons procédé à une seconde codification afin de regrouper les thèmes sous forme de catégories et de sous-catégories. La catégorisation représente une étape supplémentaire de codification dans laquelle on regroupe les codes de façon à signaler un phénomène ou une idée plus large (Paillé, 1994). Le principal outil de la théorisation ancrée est d’ailleurs la catégorie, car elle permet de faire le lien entre la technique qualitative et l’effort de conceptualisation (Méliani, 2013).

Cet arbre thématique a ensuite permis de schématiser l’essentiel des propos tenus par les participant.e.s et de synthétiser les causes et les conséquences de la perception de jeunes adultes non binaires relativement à la qualité de leurs relations avec leur famille d’origine et leur famille choisie. Il a aussi permis de constater quels éléments ressortaient le plus souvent du discours des participant.e.s. Ainsi, à partir de cet arbre thématique, il a été possible de dégager les thèmes et de cerner les ressemblances ou les oppositions entre les expériences des participant.e.s. et ainsi de répondre aux questions de recherche de ce projet.

De plus, tout au long du processus de collecte de données, mais aussi de la codification, nous avons procédé à la rédaction de mémos. Ceux-ci nous ont permis d’alimenter notre réflexion tout en nous aidant à définir des pistes d’analyses. Les mémos ont ainsi servi à faire le lien entre l’interprétation analytique et la réalité empirique, en nous permettant d’explorer nos codes d’une manière qui nous pousse à développer les processus qu’ils identifient ou suggèrent (Charmaz, 2000). Il nous a alors été possible de faire des comparaisons entre les entrevues et d’établir des liens entre celles-ci tout au long du processus de codification. Ces mémos ont ensuite servi de base pour commencer l’analyse.

Bien que la théorisation ancrée soit une approche de recherche qualitative qui utilise l'analyse inductive comme technique principale, les chercheur.e.s qui adoptent cette approche utilisent souvent des concepts sensibilisateurs pour guider leur analyse (Bowen, 2008). Ces concepts attirent l'attention sur les caractéristiques importantes de l'interaction sociale et fournissent des lignes directrices pour la recherche dans des contextes spécifiques (Bowen, 2008). Ainsi, ils donnent aux chercheur.e.s un sens général de référence et des directions à suivre dans l’approche des données empiriques (Bowen, 2008). Ils fournissent donc un point de départ dans l’analyse des données. Le concept de famille choisie a servi de concept sensibilisateur dans cette étude, puisqu’il a été utilisé pour élaborer des catégories thématiques à partir des données pendant la codification.

Paillé (1994) souligne que la théorisation est autant un processus qu'un résultat. En pratique, la consolidation de la théorie a lieu tout au long de son développement. La théorisation ancrée est générée par les thèmes qui émergent pendant l’analyse des données et qui captent l’essence de la signification ou l’expérience (Bowen, 2008). Le but de la théorisation est d’arriver à une compréhension nouvelle des phénomènes (Méliani, 2013) et de renouveler la compréhension d’un phénomène en le mettant différemment en lumière (Paillé, 1994). Considérant le fait que les relations familiales des jeunes adultes non binaires n’ont jamais été étudiées auparavant, nous considérons que nos résultats répondent à cet objectif de la théorisation ancrée.

Résultats[4]

La plupart des jeunes adultes non binaires vont se former une famille choisie

Les raisons évoquées par les participant.e.s qui perçoivent avoir de bonnes relations avec leur famille d’origine

Au regard de l’analyse faite des données recueillies, nous constatons que les jeunes adultes non binaires ayant des relations perçues comme bonnes de façon générale avec leur famille d’origine vont se créer une famille choisie pour des raisons de longévité de leurs relations amicales, de distance physique avec leur famille d’origine et de désir d’être une famille pour les autres.  

En effet, ces participant.e.s affirment se créer une famille choisie avec des ami.e.s avec qui ils.elles entretiennent des relations de longue date et partagent des traditions. Ces relations familiales se forment de façon involontaire, c’est-à-dire que les participant.e.s ne cherchent pas de façon active à se créer des liens familiaux avec d’autres personnes que leur famille d’origine pour combler divers besoins. Des relations amicales vont plutôt être considérées comme des relations familiales, parce qu’elles ont perduré dans le temps et face à de nombreux changements, notamment après leur graduation de l’école secondaire. Wolfgang (27 ans), une personne genderfluid ou genderflux (il est encore en questionnement) et pansexuelle affirme : 

« On est ensemble depuis le début du secondaire. On s'est rendu compte, justement, que à chaque Noël… pas la journée de Noël, parce qu’on est toutes dans nos familles d'origine… mais quelque part dans le temps des fêtes, on se fait un party de Noël en gang. »

Pour Frédérique (28 ans), une immigrante française non binaire et queer, le fait d’être éloignée physiquement de sa famille d’origine explique qu’elle se soit fondé une famille choisie. En raison d’un besoin humain de partage et d’une volonté de s’entourer de personnes intimes, elle s’est entourée, depuis six mois, d’un petit noyau de personnes qu’elle considère comme sa famille choisie. Elle cite une personne en particulier qu’elle connait depuis deux ans comme étant la personne la plus importante non seulement de ce cercle d’ami.e.s, mais de sa vie. Il s’agit d’une autre personne non binaire qui a un parcours semblable au sien. Elles se comprennent donc mutuellement. Frédérique affirme ainsi qu’il s’agit d’une relation qui s’est affermie avec le temps :  

« Ça s’est renforcé progressivement. On était très proches déjà et au fur et à mesure des épreuves qui nous arrivent, on est là et puis, au bout d’un moment, on se dit les choses : “Ah, mais je suis ta famille en fait, et tu es ma famille”. Maintenant, on essaie de se le dire le plus souvent possible parce que ça compte vraiment pour nous et c’est important de le faire savoir, qu’on est toujours là. » 

En outre, le désir d’être là pour les autres peut aussi motiver le choix de fonder une famille choisie. Filomena (22 ans), une personne genderfluid et lesbienne[5] d’origine autochtone d’Amérique du Sud, affirme avoir une famille choisie composée de sa copine actuelle et de son cercle d’ami.e.s comprenant d’autres personnes racisées de la diversité sexuelle qui, selon elle, ont plus besoin d’une famille qu’elle en raison, notamment, de relations moins harmonieuses avec leur famille d’origine. Elle affirme donc que ces personnes la considèrent comme faisant partie de leur famille, et que c’est devenu mutuel puisque cela lui fait plaisir d’être une famille pour elles. Elle recherche d’ailleurs de plus en plus ce genre de relations de soutien entre personnes racisées de la diversité sexuelle et de genre.   

Les raisons évoquées par les participant.e.s qui perçoivent avoir de moins bonnes relations avec la famille d’origine

Ces participant.e.s vont se former une famille choisie afin de se sentir compris.e.s dans leur identité et de recevoir du soutien émotionnel qu’ils.elles ne reçoivent pas de la part de leur famille d’origine. Ces participant.e.s affirment que leurs mauvaises relations avec leur famille d’origine les ont poussé.e.s à aller chercher du soutien ailleurs et ainsi à se former une famille choisie. Notamment, ils.elles mentionnent que leurs parents ont des valeurs différentes des leurs, qu’ils ne démontrent pas une ouverture à la diversité (diversité ethnoculturelle, diversité de capacités corporelles ou mentales, etc.) et qu’ils ne leur offrent pas de soutien émotionnel lors de moments plus difficiles, en ne créant par exemple pas d’espace de discussion pour aborder des sujets plus personnels. Dédé (29 ans), personne lesbienne qui ne se considère ni homme ni femme, mais qui ne souhaite pas se définir de façon précise, nous explique : 

« Ma famille n’est pas très dans ma vie. Je côtoie mes parents quand même souvent, mais j'ai pas une relation avec ma famille élargie. Les relations que j'ai avec ma famille immédiate, c'est pas très émotif, c'est plus théorique, idéologique. On parle, on débat de choses… L'émotion, ça fait pas partie vraiment de leur bag, donc ce que ça fait, c'est que dans le fond, tout ce qui est lien émotif, je le renvoie à ces ami.e.s là. Il y a trop de rationnel dans ma famille pour être capable d'avoir des émotions autres que la colère. Donc c'est sûr que ces gens-là, on peut dire que je les ai choisis un peu pour pallier à ce que ma famille [ne] me donne pas. »

En ce qui touche l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, ces participant.e.s vont, entre autres, aborder le fait que leur famille d’origine n’accepte que partiellement leur identité et qu’elle exprime des préjugés ou des jugements face à la diversité sexuelle et de genre. Selon les participant.e.s, les parents vont ignorer le coming out de leur enfant, faire preuve d’« hétéronormativité », demander à ce que leur enfant ne s’affiche pas ouvertement ou même tenir des propos homophobes ou transphobes, et aller jusqu’à affirmer qu’ils ne voudraient pas d’un enfant trans, comme l’a fait la mère d’Alex (27 ans, non binaire et queer).

Un autre élément qui ressort du discours des participant.e.s ayant de moins bonnes relations avec leur famille d’origine est la réaction de celle-ci face à leur orientation sexuelle ou identité de genre. Par exemple, Marianne (23 ans, femme pansexuelle) affirme que sa mère ne sait toujours pas qu’elle est pansexuelle, mais que le simple fait qu’elle soit en couple avec une femme a eu un impact sur sa relation avec sa mère : 

« J'ai su par après que ma mère a eu beaucoup de misère quand j'ai apporté [ma blonde], au premier party de famille. C'était Noël, puis il était pas question que j'amène ma blonde à Noël. Moi, si j'amenais pas ma blonde, j'y allais pas. C'était ça pis c'est tout. Mais quand je suis arrivé là-bas avec ma blonde, c'était tout un saut. Je l'ai su par après, parce que j'étais pas au courant, mais supposément, elle est allée pleurer et sa famille est allée la consoler. Parce qu'elle avait tellement honte de moi. »

Le moment du coming out peut se répercuter sur la qualité de la relation des participant.e.s avec leur famille d’origine. Charly (23 ans, non binaire et queer) nous explique de cette façon comment sa relation avec ses parents a été transformée par son coming out comme queer : 

« Ça a été un peu justement comme un moment d'exclusion, ça a un peu brisé mon lien de confiance avec ma famille pis j'ai réalisé qu'ils étaient pas… des fois, on se fait des idées à propos de notre famille pis ça a changé un peu ces idées-là. »

Ces participant.e.s tentent également de combler d’autres besoins que le soutien émotionnel. Le fait de vivre dans des situations de précarité peut aussi motiver la formation d’une famille choisie. C’est le cas d’Alex (27 ans, non binaire et queer): « Je veux dire, c’est plus au niveau de vivre beaucoup d’expériences difficiles et de précarité qui a fait en sorte que j’ai une famille choisie. Et c’est plus lié à ça. » 

Ainsi, comme nous le verrons, la famille choisie peut fournir un soutien matériel important en plus d’un soutien émotionnel. Il parait donc évident que ces jeunes adultes cherchent à pallier un manque de soutien habituellement attendu de la part de la famille d’origine auprès d’ami.e.s, qui deviennent une famille choisie en fournissant ce soutien. 

L’impact de la fragilité perçue des relations amicales sur la création d’une famille choisie

Bien que la famille choisie puisse être une importante source de soutien pour les jeunes adultes de la diversité sexuelle et de genre, la possible fragilité de tels liens de proximité est la raison évoquée par le.la seul.e participant.e de cette étude à ne pas avoir de famille choisie pour expliquer pourquoi iel[6] n’entretient pas ce genre de relation actuellement dans sa vie. Nikita (20 ans, non binaire et bisexuel.le) affirme avoir des ami.e.s proches, mais ne pas être assez confortables avec eux.elles pour tout partager :

« Le concept [de famille choisie] est nice. Je ne sais pas si je suis capable de le réaliser parce que ça me prend beaucoup de temps juste pour faire confiance à une personne. Puis ensuite, je ne sais pas s’ils vont rester avec moi. Parce que la famille avec qui tu es né, ils te voient dans tes pires moments, dans tes pires crises… Surtout moi, avec mes problèmes de santé mentale, ils voient le pire, alors qu’une personne externe, tu ne sais pas s’ils vont t’abandonner une fois qu’ils te voient à ton pire […] Ils vont peut-être se dire : « Too much to deal with. I can’t do it. Goodbye ».

L’allusion à la fragilité de la famille choisie se retrouve aussi dans les propos tenus par certain.e.s participant.e.s qui en ont une. Entre autres, B1 (24 ans), personne non binaire trans masculine et queer, nous explique : 

« J’ai fait une dépression au cours de l’hiver passé dont je me remets en ce moment et j’ai perdu beaucoup d’ami.e.s dans les huit derniers mois. Donc c’est difficile pour moi en ce moment de nommer ma famille choisie parce que je pense que j’ai perdu beaucoup de monde que je considérais comme étant ma famille. Voilà. » 

Nous constatons que des relations que les jeunes adultes non binaires ont identifiées comme des relations familiales n’ont pas perduré à chaque fois Il s’agit de relations pouvant offrir beaucoup de soutien, mais pouvant aussi s’estomper dans le temps et même se solder par une rupture. 

Soutien différencié de la famille d’origine et de la famille choisie

La famille choisie est plus souvent distincte de la famille d’origine

Pour neuf participant.e.s, leur famille choisie se compose d’ami.e.s et du.de la conjoint.e actuel.le. Elle est donc distincte de leur famille d’origine. Même pour les personnes entretenant de bonnes relations avec leur famille d’origine, la plupart ne vont pas entremêler leur famille choisie à leur famille d’origine. Cependant, Filomena (22 ans, genderfluid et lesbienne) affirme qu’elle ne fait pas de distinction ou de hiérarchisation entre ces deux formes familiales. Après une phase où elle avait honte et craignait des réactions racistes à l’égard de sa famille d’origine [latino-américaine], elle a présenté sa copine à ses parents et essaie actuellement de rapprocher les deux familles.

Le soutien de la famille d’origine est rarement un support émotionnel

Les participant.e.s recevant du soutien de leur famille d’origine recevront surtout du support matériel et non émotionnel. Parmi les quelques participant.e.s ayant reçu du soutien émotionnel de leur famille d’origine, on retrouve Marianne (23 ans, femme pansexuelle) qui a reçu l’appui de sa mère après une séparation amoureuse difficile : « Mais quand ça a commencé à moins bien aller avec [sa copine de l’époque], ben tout ce qui me restait dans ce monde-là, parce que j'avais tout abandonné, c'était ma famille. » 

B1 (24 ans), personne non binaire trans masculine et queer, affirme aussi avoir reçu du soutien de sa grand-mère lorsqu’y[7] ont eu des problèmes de santé physique et mentale : 

« En fait, ma grand-mère avait un rôle super important à jouer là-dedans [très émotif]. Ce qui s’est passé cet été-là, c’est que j’ai été malade et elle est venue me chercher chez moi parce que ça faisait 36 h que j’avais 103 de fièvre, que je n’avais pas dormi, que j’étais couché dans ma chambre et il n’y avait personne pour m’aider. »

Sa grand-mère l’a aussi encouragé à se prendre en main et trouver ce qui les rend heureux.  

La grande majorité des participant.e.s mentionne plutôt l’aide matérielle qui leur est fournie par leur famille d’origine. Ainsi, ils.elles évoquent, par exemple, que leurs parents les aident financièrement, notamment en payant leurs frais de scolarité, qu’ils leur prêtent des outils au besoin ou qu’ils les aident à déménager. Pour B1 (24 ans), personne non binaire trans masculine et queer, cette aide parentale est essentielle : « Mes parents m’offrent souvent un soutien financier non négligeable. Définitivement sans le soutien financier de mes parents, je n’y arriverais pas. »

Cependant, cette aide peut être réduite ou même retirée suite au dévoilement de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre des participant.e.s, comme le relate Charly (23 ans, non binaire et queer):  

 « Depuis mon coming out, j'essaie moins [d’avoir de l’aide de mes parents]. C'est plus rare. C'est plus des aides techniques que juste eux peuvent m'apporter, genre une échelle ou avoir un lift à quelque part parce qu'ils ont une auto. […] C'est vraiment comme ça [mon coming out] a été un peu le shift [virage]… j'ai pas le mot en français, mais je rely pus [ne me fie plus] sur mes parents. Ça m'a forcée à devenir autonome dans un sens. Je vais être plus hésitante avant de leur demander de l'aide. » 

Il semble aussi important de prendre en considération que, quelques fois, lorsque les parents n’offrent pas de soutien émotionnel, la fratrie peut le faire. Des membres de la fratrie vont parfois même jusqu’à jouer l’intermédiaire entre les jeunes adultes non binaires et leurs parents ou à prendre la défense des personnes non binaires face à leurs parents. Ils.elles peuvent aussi essayer de faciliter la relation entre les deux en tentant de convaincre les parents d’accepter les personnes non binaires[8]

La famille choisie apporte surtout du soutien émotionnel et en lien avec leur identité non binaire. 

La famille choisie peut apporter du soutien matériel, comme de l’aide financière, de l’hébergement en cas de besoin, des prêts divers ou un support pour trouver un emploi, mais le type de soutien le plus souvent évoqué par les participant.e.s de la part de leur famille choisie est le soutien émotionnel, et ce en lien avec leur identité non binaire. Les participant.e.s expliquent que leur famille choisie les aide à se sentir normaux.ales et compris.es. Elle leur permet aussi de savoir que quelqu’un sera là pour eux.elles en cas de besoin et leur fournira du soutien lors des moments difficiles comme les périodes dépressives, les séparations amoureuses, les difficultés dans le couple ou même dans la famille d’origine. Ainsi, B1 (24 ans), personne non binaire trans masculine et queer, reçoit beaucoup de soutien de sa famille choisie pour ce qui touche à sa santé mentale : 

« [Les membres de ma famille choisie] m’offrent un support concret. Ma coloc, ç’a été beaucoup plus loin que ça. J’ai fait une dépression pendant les six derniers mois et juste le fait que ça soit encore mon amie là. [Rire] Ça, c’est du soutien! Des fois, ç’a été de me faire à manger quand je ne suis pas capable, d’autres fois de parler avec moi au téléphone pendant que je fais une crise suicidaire. Des fois définitivement d’avoir des amis qui sont sur le suicide watch, c’est le genre de soutien que j’ai. […] Maintenant, il y a beaucoup de difficultés auxquelles je fais face dont je sais que je ne pourrais pas en parler à mes parents parce qu’ils ne comprendraient pas. Les personnes dont je suis proche, au moins je peux leur parler de ces affaires-là et ils vont comprendre. »

Les participant.e.s mentionnent aussi que les membres de leur famille choisie sont les personnes qui les accompagnent au besoin, à l’hôpital ou au poste de police pour faire une dénonciation d’agression sexuelle. Les participant.e.s peuvent ainsi se confier à leur famille choisie, se sentir écouté.e, ressentir de la solidarité et une forme de sécurité émotionnelle. 

En outre, les personnes qui, dans leur vie, leur fournissent le plus un soutien spécifique par rapport à leur orientation sexuelle ou leur identité de genre sont les membres de leur famille choisie. Les participant.e.s affirment ainsi que cette dernière montre une certaine compréhension des enjeux de la diversité sexuelle et de genre, qu’elle les aide à découvrir qui ils.elles sont et à s’accepter. Frédérique (28 ans, non binaire et queer) explique ainsi : 

« L’impact qui m’a requestionné, c’est mon twin [nom donné à son.sa meilleur.e ami.e non binaire], qui est non binaire aussi. Quand on a commencé à se connaitre, il était en questionnement par rapport à ça et c’est là où j’ai commencé… j’étais déjà intéressée à la transsexualité, transgenre et tout ça, mais plus d’une vision externe. Maintenant j’essaie de le voir plus en vision interne parce que je commence à connaître des personnes transgenres, donc évidemment ça enrichit beaucoup plus. »  

De plus, les membres de leur famille choisie vont respecter leur identité et leur permettre de parler ouvertement de celle-ci. La famille choisie peut même encourager les participant.e.s à poursuivre leurs questionnements ou leur parcours identitaires. 

Les membres de la famille choisie peuvent ainsi être les premières personnes à qui les participant.e.s vont faire leur coming out, comme dans le cas de Charly (23 ans, non binaire et queer) :

« C'est une des premières personnes à qui j'ai fait mon coming out, plus comme orientation sexuelle, que j'étais queer et aussi par rapport à mon identité de genre récemment. Ça a toujours été une des premières personnes à qui j'ai parlé de ça. »

Il parait donc évident que la famille choisie est considérée par les participant.e.s comme leur source principale de soutien émotionnel et comme la forme familiale comprenant les personnes qui les soutiennent le plus par rapport à leur orientation sexuelle ou leur identité de genre. Ces participant.e.s semblent ainsi substituer les relations avec leur famille choisie à celles avec leur famille d’origine.

L’incompréhension face à l’identité non binaire affecte les relations avec la famille d’origine 

Les parents ont plus tendance à ne pas comprendre que la fratrie 

Neuf participant.e.s mentionnent que leurs parents ne comprennent tout simplement pas les identités non binaires. Lorsque Nikita (20 ans, non binaire et bisexuel.le) a parlé avec sa mère de son orientation sexuelle, iel a affirmé « Je ne suis pas ta fille hétéro » pendant un débat animé entre iel et ses parents sur la situation politique en Russie (ses parents sont d’origine ukrainienne et écoutent la télévision russe) : 

« Par rapport à la conversation avec ma mère, puisqu’elle a entendu juste la partie hétérosexuelle, pour elle, mon attraction pour des femmes, c’est gai. Alors que, pour moi, non : mon attraction envers les hommes, c’est gai… [Rires]. Bref, elle a aussi demandé : “Est-ce que tu es en train de voir quelqu’un?” Je lui ai dit : “Non”. Et là elle m’a répondu : “Dans ce cas-là, tu n’as rien à avoir peur encore, si tu ne vois personne”. Ce n’est pas juste ça, c’est juste le fait de savoir qu’à n’importe quel moment, je peux être rejeté […] » 

Cependant, parfois la famille comprend ou accepte partiellement l’identité des personnes non binaires, et d’autres fois, la relation se renforce avec certains membres de la famille à la suite du coming out. C’est entre autres le cas de Sébastien (25 ans, homme queer) pour qui la relation avec ses parents s’est améliorée après sa transition. Maintenant, ses parents le soutiennent et l’appuient dans son identité. Sa mère a même commencé à fréquenter un organisme trans pour mieux comprendre la réalité de son enfant. Wolgang (27 ans), personne genderfluid ou genderflux et pansexuelle, nous explique aussi que sa mère avait de la difficulté à comprendre la bisexualité et la pansexualité. Elle considérait pendant longtemps qu’il était gai, car il n’avait pas eu de relations avec des femmes, mais elle comprend un peu mieux avec le temps. Elle a même commencé à utiliser le terme « bisexuel » (bien qu’il s’identifie comme pansexuel) au lieu de « gai » pour parler de lui. 

De plus, bien que les parents aient tendance à ne pas comprendre la non-binarité, la fratrie peut faire preuve de compréhension et être considérée comme une alliée. B1 (24 ans), personne non binaire trans masculine et queer, nous explique la situation de cette façon : « Ma sœur, c’est vraiment une swell [chouette, super] ado. Elle n’a pas de problème avec ça, elle comprend sans problème l’identité de genre, elle comprend qu’il ne faut pas en parler aux parents. […] Ma sœur est vraiment géniale, elle est vraiment cool. […] Elle m’appelle sa fratrie, elle est cute là. » 

Bref, la plupart des participant.e.s affirment que leur famille d’origine ne comprend pas ou n’accepte pas pleinement leur identité non binaire. 

L’incompréhension affecte le moment du coming out des participant.e.s 

Quelques participant.e.s ne veulent pas faire leur coming out à leur famille d’origine, car ils.elles ont peur de sa réaction ou bien anticipent déjà qu’elle ne comprendra pas. À la suite d’une mauvaise réaction de ses parents à l’annonce de son orientation sexuelle, Charly (23 ans, non binaire et queer) ne souhaite pas leur parler de son identité de genre, car elle est convaincue qu’ils ne comprendraient pas : 

« C'est clair que ça a influencé [la réaction de mes parents]… C'est moins des trucs qu'ils [auxquels ils] ont été exposés. Juste déjà le fait que j'étais pas genre lesbienne, c'était comme un des gros freins quand j'ai fait mon coming out [comme queer]. C'était ça qui était bizarre pour eux. Il fallait vraiment que je suis monosexuelle pour qu'eux acceptent ça. Je pense que l'identité de genre aussi, c'est… pas quelque chose qu'ils sont prêts à entendre, qu'ils comprendraient. »

Ainsi, la crainte ou l’appréhension que leur famille d’origine ne comprenne pas leur identité non binaire pousse certain.e.s participant.e.s à ne simplement pas aborder ce sujet avec les membres de cette famille. Ils.elles ne peuvent donc pas recevoir de soutien de ces personnes par rapport à leur orientation sexuelle ou identité de genre. 

La famille choisie offre le plus de compréhension par rapport à l’identité non binaire

Pour la grande majorité des participant.e.s, on remarque que la famille choisie a joué un rôle clé à l’égard du sentiment de compréhension et d’acceptation qu'ont pu ressentir ces personnes à la suite de leur coming out. Certain.e.s vont même citer cette compréhension de leur identité comme une raison de se former une famille choisie. Par exemple, certain.e.s mentionnent que puisque leur famille d’origine ne comprenait pas leur identité, ils.elles ont ressenti le besoin de se créer une autre forme familiale qui offrirait plus de compréhension. D’ailleurs, pour B1 (24 ans), personne non binaire trans masculine et queer, sa famille choisie est le groupe de personnes lui permettant le plus de se sentir compris : « En général c’est quand même mes seuls cercles où je me sens vraiment vu et compris la majorité du temps… » 

Le fait de pouvoir parler ouvertement de leur identité avec des membres de la famille choisie semble encourager la compréhension de ces derniers de la non-binarité. En effet, il s’agit d’un sujet que les participant.e.s peuvent aborder avec ces personnes à de nombreuses reprises lors de diverses discussions. De plus, de nombreux participant.e.s se sont formé des familles choisies qui incluent d’autres personnes de la diversité sexuelle et de genre, ce qui aide à la compréhension mutuelle de ces identités. 

Il semble donc que même si parfois la famille d’origine a une certaine compréhension de la non-binarité, elle n’est pas jugée par les participant.e.s comme étant aussi approfondie que celle de la famille choisie.

Discussion

Explorer la construction de familles choisies chez les jeunes adultes non binaires

Les résultats de cette étude démontrent que, peu importe si leur relation est décrite comme étant bonne ou mauvaise avec leur famille d’origine, la grande majorité des participant.e.s vont se former une famille choisie pour des raisons variées. Les raisons seront différentes selon la qualité perçue des relations avec la famille d’origine. Contrairement aux jeunes adultes ayant des relations perçues comme bonnes avec leur famille d’origine, ceux.celles affirmant avoir de moins bonnes relations vont tenter de combler un besoin de soutien. Ainsi, les deux réseaux familiaux ne s’enchevêtrent pas et les attentes de soutien envers l’un et l’autre ne sont pas les mêmes. À ce sujet, les études sur les relations d’entraide démontrent en général une séparation des réseaux familiaux et non familiaux de soutien et une grande différenciation des ressources qu’ils apportent (Frost et al., 2016 ; Mercklé, 2004).

En ce qui concerne les relations avec la famille d’origine et le moment du coming out ou de la divulgation de son identité, les résultats de cette étude vont dans le même sens que les études antérieures qui soutiennent l’idée selon laquelle certains parents acceptent tout de suite l’identité différente de celle attendue chez leurs enfants alors que d’autres ont besoin de plus de temps (Lavoie et Côté, 2014). Aussi, bien que certains parents peuvent accepter l’identité de leur enfant, ils vont fixer des limites afin qu’il.elle ne puisse pas facilement être identifié.e comme étant non hétérosexuel.le ou non cis. Le fait que les parents de Wolfgang ont pris du temps à accepter qu’il n’était pas gai (mais plutôt pansexuel) et que Sébastien, entre autres, nous explique que sa relation avec ses parents s’est progressivement améliorée depuis sa transition nous rappellent les résultats d’études antérieures. En effet, une période d’adaptation est parfois nécessaire pour les parents à la suite d’un coming out de leur enfant (D’Amico et al., 2012 ; Hill et Menvielle, 2009 ; Lavoie et Côté, 2014).

Analyser les relations avec la famille d’origine et la famille choisie ainsi que la négociation entre ces deux formes familiales 

Les jeunes adultes non binaires ayant participé à cette étude affirment que leur famille choisie les aide à façonner leur identité en les encourageant à se questionner et à aller de l’avant dans leur cheminement identitaire. Tout comme nous l’expliquent certain.e.s participant.e.s, leur famille choisie leur fournit un soutien crucial, notamment lors de la transition sociale. Il s’agit d’un constat aussi fait par Graham et al. (2014). Dans les récits de personnes non hétérosexuelles — ou non cis —, les familles choisies fournissent un soutien émotionnel et matériel, mais elles encouragent également l'affirmation de leur identité et un sentiment d’appartenance (Weeks et al., 2001). En effet, pour les personnes de la diversité sexuelle — et de genre —, le concept d’amitié est au centre de la notion d’être soi-même dans un contexte culturel qui n’approuve pas ces identités (Weeks, 2011). Il est alors possible d’affirmer son « vrai » soi authentique et unique qui sera accepté en dehors de sa famille d’origine avec les membres de sa famille choisie.

En outre, les participant.e.s de cette étude mentionnent qu’une incompréhension de leur famille d’origine face à un aspect de leur identité (p. ex. orientation sexuelle) les incite à ne pas dévoiler un autre aspect de leur identité (p. ex. identité de genre). Ces résultats sont dans la même lignée que les études révélant que beaucoup de personnes de la diversité sexuelle et de genre vont éviter ou retarder le moment de leur coming out par peur d’un rejet ou d’incompréhension (Donatone et Rachlin, 2013 ; Sansfaçon et al., 2018).

Les résultats de cette étude démontrent aussi que le fait d’utiliser ses propres mots et concepts qui sont en harmonie avec son identité et expression de genre a un effet bénéfique chez les jeunes adultes non binaires. Les relations familiales peuvent aider cette autodéfinition en encourageant des conversations spécifiques sur la manière dont les personnes trans souhaitent s’identifier et se définir, comme c’est le cas de la famille choisie de nombreux participant.e.s à cette étude. D’ailleurs, selon Singh, Meng et Hansen (2014), un facteur de résilience pour les personnes trans est la capacité de se définir soi-même et de verbaliser son genre.

Les résultats de cette recherche semblent aussi confirmer l’importance pour les jeunes adultes non binaires de la reconnaissance de leur identité par les autres. La non-reconnaissance ou le manque de compréhension envers leur identité serait un obstacle au bien-être pour plusieurs jeunes. En revanche, leurs cercles sociaux peuvent rendre cette reconnaissance possible (Sanfaçon et al. 2018) À ce sujet, les participant.e.s affirment qu’une forme de soutien qu’ils.elles reçoivent de la part de leur famille choisie est spécifique à leur orientation sexuelle ou identité de genre. Les membres de leur famille choisie ont tendance à comprendre, et ainsi à reconnaitre et à respecter, l’identité des participant.e.s, notamment en les invitant à en parler ouvertement ou en respectant leurs pronoms de préférence. Ce besoin persiste même chez les participant.e.s qui ont des relations perçues comme bonnes avec leur famille d’origine. Weeks et al. (2001) rappellent que même lorsque les parents d’un individu de la diversité sexuelle ou de genre sont ouverts et soutiennent leur enfant, il existerait toujours un besoin pour un soutien émotionnel que la famille d’origine ne peut pas offrir.

Examiner l’impact de l’(in)compréhension de la famille d’origine sur la formation d’une famille choisie 

Le fait que les jeunes adultes non binaires ayant participé à cette étude avancent la non-compréhension de leur identité par leur famille d’origine comme raison pour laquelle ils.elles ressentent le besoin de se créer une famille choisie évoquent la notion de l’intelligibilité de Butler. En effet, tout comme le démontre la théorie de l’intelligibilité, il n’est pas possible, dans le cadre dominant, de définir l’identité d’une personne sans que celle-ci soit genrée, et les personnes ne deviennent intelligibles que si elles expriment un genre selon les critères distinctifs de l’intelligibilité de genre (Baril, 2007). Par conséquent, les personnes non binaires peuvent faire l’expérience d’un stresseur distal, que Testa et al. (2015) ont nommé la non-affirmation, en faisant référence au fait que leur identité de genre n’est pas reconnue par les autres. Les jeunes adultes non binaires vont donc faire l’expérience de cette non-affirmation lorsque les personnes de leur entourage se réfèrent à eux.elles en utilisant des termes genrés ou en se basant sur des stéréotypes de genre liés à leur apparence pour déterminer comment se référer à eux.elles. D’ailleurs, une majorité des jeunes trans de 15-25 ans canadien.ne.s ont l’impression que leur famille d’origine ne les comprend pas (Veale et al., 2015).

Comme le soutient la littérature sur la famille choisie chez les personnes non hétérosexuelles, nous constatons dans cette étude que le soutien reçu de la part de la famille choisie par les jeunes adultes non binaires, lorsqu’elle est présente, leur permet de développer leur propre individualité. La famille choisie permet d’affirmer une identité et un sentiment d’appartenance pour les personnes de la diversité sexuelle et de genre. Les relations intimes affinitaires offrent ainsi un espace pour explorer qui ou ce que nous sommes et ce que nous voulons devenir (Weeks, 2011). Si l’on part de l’idée que l’identité personnelle est formée à travers des relations intimes affinitaires (Weeks et al., 2001), il est possible de constater le pouvoir d’un nouveau narratif de relations intimes de connectivité dans lequel les individus peuvent faire partie d’une communauté. Parmi celle-ci, d’autres vivent et ressentent la même chose qu’eux. Il est alors possible de se reconnaitre. Ces relations façonnent ainsi les choix individuels. Par leurs interactions dans les mondes sociaux qu’ils habitent, les personnes de la diversité sexuelle et de genre façonnent de nouvelles façons de comprendre leurs relations et acquièrent les nouvelles compétences nécessaires pour affirmer la validité de modes de vie différents (Weeks et al., 2001). Les relations qui sont volontaires et développées sur une longue période de temps (comme les familles choisies) permettent ainsi de développer et de renforcer son individualité, puisque ce sont des relations qui permettent d’être soi-même et de se sentir compris.e. Ces relations invitent les individus à réfléchir sur qui ils sont, qui ils veulent devenir et ce qu’ils font (Weeks, 2011 ; Weeks et al., 2001).

Conclusion

En conclusion, cette étude portant sur les parcours familiaux des jeunes adultes non binaires habitant à Montréal semble confirmer que le concept de famille choisie demeure d’actualité. En effet, peu importe si leur relation est perçue comme bonne ou mauvaise avec leur famille d’origine, la grande majorité des participant.e.s vont se former une famille choisie. La plupart des participant.e.s affirment que leur famille d’origine ne comprend ou n’accepte pas pleinement leur identité non binaire. La famille choisie leur permet ainsi de se sentir mieux compris.e.s dans leur identité, mais aussi de se sentir soutenu.e.s dans la vie de façon générale. De plus, la famille choisie peut être distincte de la famille d’origine ou bien entremêlée à celle-ci, ce qui semble plus rare selon notre étude. Certain.e.s vont chercher du soutien auprès de leur famille d’origine, mais il s’agit rarement de soutien émotionnel. En revanche, la famille choisie apporte surtout du soutien émotionnel et en lien avec leur identité non binaire.

Il est important de noter que cette étude comporte des limites. Le fait que l’échantillon ne comprend que dix participant.e.s ne nous permet pas d’affirmer avec certitude que nous avons exploré toute la variabilité des expériences des jeunes adultes non binaires de la région de Montréal. De plus, seulement deux participant.e.s se définissaient comme étant racisé.e.s. En outre, le recrutement par le biais de la Chaire de recherche sur l’homophobie de l’UQAM a contribué à obtenir un échantillon lié au milieu associatif et urbain. Également, cette étude nous permet seulement de saisir un moment précis dans l’évolution des relations familiales des jeunes adultes non binaires. Il nous est impossible de savoir comment ces relations vont évoluer dans le futur. Il serait intéressant de pouvoir constater si les relations des jeunes adultes non binaires avec leur famille d’origine vont se consolider dans le temps, comme certain.e.s chercheur.e.s l’ont observé chez les jeunes gais, lesbiennes et bisexuel.le.s (p. ex. : D’Amico et al., 2012) même si la non-binarité n’est toujours pas acceptée socialement. D’ailleurs, puisqu’il s’agit d’un phénomène récent, il existe malheureusement très peu de ressources pour les parents, lesquels sont souvent mal préparés à comprendre et à accueillir les jeunes non binaires, à l’exception de l’organisme Enfants transgenres Canada.