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« Nou son xoué mon non gon xoué, n’bo dah lidji bo dja (…) » G.G. Vickey [1]

Introduction

L’adoption internationale est l’une des alternatives pour « faire famille » en l’absence d’enfantement biologique. Dans le contexte actuel marqué par une reconfiguration globale des paramètres structurant l’adoption étrangère, il s’avère opportun d’interroger les pratiques et représentations des pays d’origine. En effet, la baisse généralisée des adoptions internationales sur fond d’évolutions juridiques, politiques et institutionnelles à l’intérieur des États participants et en-dehors, influence le positionnement des acteurs dans cet environnement complexe et versatile.

Cet article est consacré à un « nouvel » acteur de ce paysage, le Bénin. En 2018, ce pays d’Afrique occidentale a rejoint les rangs des États parties à la Convention de La Haye de 1993 sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale (CLH93), grâce au soutien et à l’accompagnement de divers partenaires, obtenant ainsi le statut de « pays La Haye » reconnus comme sûrs. Le Bénin est un cas singulier, car il est longtemps resté « hors du système », contrairement à d’autres pays de la région ouest-africaine qui ont acquis une solide expérience dans le domaine de l’adoption, notamment dans l’identification et le recueil des enfants, l’organisation des procédures et l’application des normes d’encadrement. Les adoptions intrafamiliales semblent y être privilégiées de même que certaines pratiques particulières de « confiage » informel d’enfants. Aujourd’hui, de nouveaux modes de fonctionnement émergent, qui posent la question des conditions de leur coexistence avec les pratiques traditionnelles en place. À partir de l’exemple béninois, j’analyse les processus en jeu autour de la création de l’identité de « pays d’origine » à travers ses implications sociales, politiques et juridiques.

Méthodologie

Pour mener à bien cette étude, je m’appuie sur plusieurs sources de données collectées dans le cadre de ma recherche doctorale où je compare les politiques et pratiques d’adoption internationale françaises et allemandes. À cet effet, j’ai recueilli entre 2015 et 2020 des données auprès des acteurs impliqués dans la conduite de ces politiques et des bénéficiaires des dispositifs existants dans les deux pays. Mes séjours de recherche en Allemagne, mes rencontres avec les institutions françaises et transnationales m’ont permis de me familiariser avec l’univers adoptif international. J’ai notamment été accueillie pendant 5 mois au Bundesinstitut für Bevölkerungsforschung (BiB)[2], puis à l’Expertise-und Forschungszentrum Adoption[3] (EFZA) du Deutschen Jugendinstitut[4] (DJI) dans le cadre du projet commandité par le ministère fédéral de la famille, des Personnes âgées, de la Femme et de la Jeunesse sur l’adoption en Allemagne. J’ai ainsi pu effectuer des entretiens approfondis avec un large panel de professionnels, d’adoptants et d’adoptés (50), associés à des questionnaires envoyés aux institutions qui ont préféré cette méthode (200).

Étudier l’adoption internationale dans ces deux pays m’a amenée à m’intéresser aux pays d’origine des enfants qui y sont adoptés. J’ai donc étendu mes recherches aux « nouveaux » territoires d’adoption que sont les pays d’origine africains, peu étudiés jusqu’alors. J’y ai conduit une enquête exploratoire de 2018 à 2020 auprès des acteurs du dispositif béninois d’adoption internationale en vue de cerner les transformations en cours et leurs ressorts[5]. Cette enquête préliminaire comporte 5 entretiens approfondis avec des acteurs du dispositif en cours de formalisation à savoir des agents de l’Autorité centrale pour l’adoption internationale du Bénin - ACAIB, du ministère de la Justice et de la Législation, et de Centre d’accueil et de protection de l’enfance - CAPE[6]. L’autorité centrale béninoise installée en 2018 est composée de membres issus des ministères concernés par l’adoption internationale, et plus largement par la protection de l’enfance, dont la Brigade de protection des mineurs et des organisations de la société civile. C’est une institution collégiale placée sous la tutelle du ministère des Affaires sociales et de la microfinance qui tient des sessions périodiques. Il n’existe pas encore d’organisme de médiation en adoption internationale opérant au Bénin. Les autres acteurs qui seront amenés à intervenir à diverses étapes de la procédure (les magistrats par exemple) sont progressivement formés et sensibilisés à ses spécificités. Les entretiens semi-directifs ont eu lieu en plusieurs séances en raison de contraintes des enquêtés, dans le respect des règles de confidentialité[7].

Le recueil de l’opinion des Béninois (résidant au Bénin ou à l’étranger) sur l’adoption s’est fait par voie électronique sur une période de trois mois. Le choix d’une enquête électronique simplifiée par questionnaire tient à plusieurs raisons. Cette recherche a été menée comme un « défrichage » dont l’objectif premier est de sonder leur opinion sur l’adoption et ses incidences sur l’origine des adoptés. Son caractère supplétif explique les ressources limitées qui y ont été consacrées. Ce choix est lié aux contraintes logistiques[8] et aux non-réponses aux sollicitations par courriel. Les conclusions d’études comparant les enquêtes électroniques et classiques (par courrier par exemple) montrent que les premières présentent des avantages significatifs en termes de mise en œuvre (simplifiée), de taux et de délais de réponse (satisfaisants et rapides), et surtout de l’excellente qualité des réponses apportées aux questions ouvertes. Elles favorisent en effet une « nouvelle interactivité » entre enquêteurs et enquêtés (Aragon et al., 2000 ; Triplett, 1999). Ce format moins contraignant (questionnaire électronique accessible sur tous supports) a permis d’obtenir 23 réponses dans le temps imparti sur la centaine d’envois effectués. Les répondants sont de tous âges[9] et professions, 17 résidents au Bénin, 2 dans un autre pays africain, 3 en Europe et 1 sur le continent américain. Ce matériau limité a été complété par des données secondaires. Outre la collecte d’informations sur l’adoption en Afrique pourvues par diverses institutions (la Conférence de La Haye -HCCH, l’Union Africaine -UA, les Nations Unies -NU[10], l’African Child Policy Forum - ACPF, le Service Social International - SSI, etc.), les rapports des instances françaises (Mission de l’Adoption internationale - MAI et Agence française de l’Adoption – AFA) furent très utiles pour saisir certaines spécificités du contexte étudié. J’ai également exploité les contenus d’émissions et comptes rendus de rencontres organisées par les acteurs béninois diffusés en ligne, de rapports et de publications officielles. Ma connaissance de ce pays après y avoir passé quelques décennies m’a permis de surmonter les obstacles à l’accès au terrain. Enfin, les statistiques compilées par Pierre Selman sur l’adoption internationale dans le monde et actualisées en 2018 ont fourni une base quantitative essentielle aux analyses.

Les flux et reflux de l’adoption internationale 

L’adoption internationale met en relation les continents de part et d’autre du globe, et génère des déplacements d’individus dans le but de créer ou de consolider des familles autour d’un ou plusieurs enfants. Les familles adoptives se singularisent des autres par le fait que la filiation y est avant tout juridique puis sociale, et ne repose pas sur des liens biologiques. Sans l’intervention du droit et des États pour autoriser, organiser et encadrer les transferts qu’elle occasionne, cette forme d’« enfantement » (Howell, 2003 ; Howell et Marre, 2006) ne serait pas possible. Les comportements adoptifs des individus et, par extension, des États dont ils sont ressortissants, ont évolué dans le temps en fonction des réalités sociétales et des stratégies politiques. Après les États-Unis, l’Union européenne (UE) est le deuxième espace d’adoption internationale, avec des pays comptant les ratios d’adoption les plus élevés comme le Luxembourg, l’Italie et la Suède avec respectivement 8, 5 et 3 adoptions internationales pour 100 000 naissances (Jurviste et al., 2016).

Les contraintes inhérentes à l’adoption internationale sont cependant le talon d’Achille du système, car elles soumettent ses procédures à de nombreux aléas et incertitudes. Ces contingences confèrent aux flux d’adoptions d’enfants à l’étranger un caractère « cyclique » alternant des périodes de pointe et de creux dues à leur stagnation ou régression. Que les travaux soient anglo-saxons ou francophones, une certaine unanimité s’est faite sur la manière de conceptualiser cette migration particulière qu’est le déplacement d’enfants d’une famille, d’un pays, d’un continent à d’autres. La notion de « vague » permet de rendre compte des importantes fluctuations des flux d’adoption d’une part, et de la versatilité de l’environnement propre à cette pratique d’autre part.

Différentes vagues successives ont ainsi été caractérisées par les chercheurs. La première consistait à « trouver une famille pour des enfants[11] » selon Lovelock (2000 : 911), et correspond au contexte d’urgence résultant de la Seconde Guerre mondiale (période de 1948 à 1962). Elle répondait alors à la nécessité de prendre en charge les milliers d’orphelins européens. Cette vague fut suivie de celle des « (…) adoptions fondées sur l’offre et la demande[12] » au cours de laquelle les adoptions d’enfants originaires d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale permirent de suppléer le déficit d’enfants disponibles à l’adoption localement. Hollingsworth fait coïncider cette vague avec la fin de la Guerre de Corée, et les nombreux abandons d’enfants qui furent observés (Hollingsworth, 2003 : 210). La troisième vague recense un nouveau flux d’adoptions d’enfants européens entre 1980 et 1990 (Lawson, 1991). La hausse des adoptions en provenance de la Chine en 1995 consécutivement à la diffusion du documentaire réalisé par Blewett sur les orphelinats publics en Chine[13] matérialise la quatrième vague (Blewett et Woods, 1995).

Cette chronologie réalisée du point de vue américain est applicable à la plupart des pays d’accueil. Ces différents flux s’expliquent par des facteurs d’incitation (push) dans les pays d’origine et d’attraction dans les pays d’accueil (pull)[14] (Davis, 2011). Les premiers sont liés aux conditions économiques difficiles (famine, précarité sociale, crises sanitaires[15], etc.), à des facteurs culturels si les conditions de la naissance de l’enfant contreviennent aux normes sociales[16], et à des facteurs politiques dus à l’instabilité[17] ou aux conséquences des choix de gouvernance (cas du natalisme de Ceausescu en Roumanie ou de la politique de l’» enfant unique » en Chine par exemple) (Carle et Bonnet, 2009 ; Hilferty et Katz, 2016).

L’augmentation des ratifications de la CLH93 a par ailleurs un effet de ralentissement sur les procédures d’adoption étrangères du fait de l’application du principe de subsidiarité, et des contrôles renforcés requis. À cela s’ajoute le fait que l’enfant adoptable est devenu, bien malgré lui, une partie intégrante des rapports de force entre pays d’accueil sur le terrain de l’adoption internationale, donnant lieu à des stratégies diplomatiques élaborées pour « sécuriser la position » de leurs ressortissants (Roux, 2015). À cette donne répondent des stratégies opportunistes de la part des pays d’origine se traduisant par l’imposition de leurs propres « règles du jeu » adoptif. Ils contrebalancent ainsi leur position première d’exécutants des normes conçues essentiellement par les pays d’accueil.

En miroir, la demande (pull factors) de jeunes enfants est créée par les possibilités limitées d’adoption nationale, qui poussent les candidats à rechercher des alternatives pour concrétiser leurs projets de parentalité. Ils sont amenés à faire le deuil non seulement de l’enfant biologique souhaité, mais en plus de celui de l’adopté de même nationalité, voire du même phénotype, comme ce fut longtemps la norme (Haworth et al., 2010 ; Kane, 1993). Hilferty et Katz identifient aussi au nombre des facteurs favorisant l’adoption à l’étranger la préférence des candidats pour les procédures courtes d’une part, et le refus des adoptions ouvertes proposées par les instances nationales d’autre part (Hilferty et Katz, 2016). Certains adoptants privilégient les enfants étrangers pour éviter toute compétition ou contrainte pouvant découler d’une adoption nationale. L’âge des enfants adoptables peut également être déterminant dans le choix de l’adoption internationale. Les candidats désireux d’augmenter leur chance d’adopter un enfant très jeune peuvent se tourner vers les « nouveaux » pays d’origine où le pronostic est plus favorable. Le changement du profil des adoptés relevé à l’échelle internationale touche l’Afrique dans une moindre proportion.

Alors que les demandes des candidats à l’adoption restent globalement stables, les effets conjugués des mesures d’encadrement et des évolutions internes aux pays d’envoi se traduisent par une « raréfaction » des enfants légalement adoptables. Entre 2000 et 2009, plus de 380 000 enfants ont été adoptés dans le monde, et seulement 140 618 enfants, soit deux fois moins, entre 2010 et 2018 (Selman, 2019). Les flux et reflux caractéristiques des mouvements d’adoption internationale répondent ainsi à des contraintes d’ordre structurel, dans une logique de l’offre et de la demande. Le sociologue J.-F. Mignot associe la baisse généralisée du nombre d’adoptions étrangères à la « “pénurie” de mineurs adoptables à l’international » (Mignot, 2015a : 3) ce qui crée une situation « difficilement compréhensible pour les acteurs en présence, confrontés à l’indétermination anxieuse que produit la transformation radicale du monde de l’adoption (…) » (Roux, 2020 : 420).

Figure 1

Évolution des adoptions internationales entre 2004 et 2018 dans les 5 principaux pays d’accueil

Évolution des adoptions internationales entre 2004 et 2018 dans les 5 principaux pays d’accueil
Source : Établie par l’auteure d’après les données de Selman P. (2019), Global Statistics for Intercountry Adoption : Receiving States and States of origin 2005-2018.

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La fermeture progressive des premiers pays d’origine sous l’effet de l’amélioration des conditions de vie et de prise en charge des enfants en difficulté (Mignot, 2015b) et le durcissement des critères d’attribution combinés au changement du profil des enfants disponibles dans les pays d’origine ouverts ont modifié la géographie de l’adoption internationale au cours des dernières décennies (Palacios, 2015). Malgré la réduction drastique des adoptions, le continent asiatique reste le premier à proposer des adoptés[18]. La Corée et l’Inde ont été rejointes puis supplantées par la Chine, reconnue comme premier pays d’origine depuis 2004 (Conn, 1996 ; Selman, 2015b). Sur la même période, on retrouve dans ce « Top 5 » des « pays source », la Russie, l’Éthiopie, le Guatemala et la Colombie.

La vague africaine des adoptions internationales

Une nouvelle reconfiguration s’opère actuellement, qui impose progressivement l’Afrique comme un continent incontournable pour cette forme d’adoption (Mahéo, 2016). Les adoptions en provenance de l’Afrique sont restées minoritaires jusque dans les années 1990. L’adoption à l’étranger d’un enfant africain était alors considérée « comme une adoption d’un “enfant à besoins spécifiques” (…) [19]» (EBS) (SSI, 2011b : 6), adoptions qui conservent encore aujourd’hui un caractère relativement dissuasif. Un changement radical s’opéra au cours de la décennie suivante.

Alors que seulement 5,4 % des enfants adoptés étaient ressortissants de ce continent en 2003, la part des adoptés africains est passée à 28 % en 2013 avec l’arrivée de l’Éthiopie, puis à 15 % en 2018 (33,17 % pour la France [France, 2019]). Avec 4 553 adoptions, soit plus de 70 % des adoptés africains, l’Éthiopie a remplacé la Russie comme deuxième grand pays d’adoptions étrangères en 2009 (Selman, 2015a). Près de la moitié de ces enfants (2 277) a été adoptée aux États-Unis, et la quasi-totalité du reste de l’effectif a été répartie entre les principaux pays d’accueil européens, c’est-à-dire l’Espagne, la France, l’Italie, la Belgique et le Danemark. Cette tendance tend à se confirmer malgré le ralentissement global constaté. Dès 2011, M. A. Davis identifiait une cinquième vague d’adoptions internationales en direction des États-Unis, formée par l’augmentation régulière des adoptions en provenance essentiellement de pays africains anglophones (Davis, 2011). La croissance de la part des adoptés africains amena l’Autorité Centrale française à consacrer son séminaire annuel (2013) au thème : « L’Afrique : nouvelle frontière de l’adoption internationale ? ». À cela s’ajoute le rôle non négligeable des médias dans la diffusion de la « propagande » autour des enfants en difficulté sur le continent africain, à l’origine du développement d’un « complexe industriel de l’orphelin[20] » entretenu par les ONG et le tourisme humanitaire (Cheney et Rotabi, 2017).

Figure 2

Les adoptions internationales par continents d’origine de 2005 à 2018

Les adoptions internationales par continents d’origine de 2005 à 2018

** Adoptions en provenance de l’Asie centrale, du Canada, de l’Océanie et des États-Unis.

Source : Établie par l’auteure d’après les données de Selman P. (2019), Global Statistics for Intercountry Adoption : Receiving States and States of origin 2005-2018.

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La figure 2 montre un intérêt accru pour les pays africains en raison – entre autres – de la baisse des adoptions issues des autres continents, des carences des systèmes de protection de l’enfance et de supervision des adoptions localement[21], et des effets pervers de la médiatisation des adoptions réalisées par les « people », le « Madonna effect » (Misca, 2014).

Les œuvres caritatives et religieuses encouragent cette dynamique par leur action en faveur des orphelinats, où l’adoption vient aider les plus démunis tout en évitant le recours à l’avortement chez les femmes vulnérables (Hilferty et Katz, 2016). Les défenseurs de cette vision, aux États-Unis par exemple, financent des orphelinats dans les pays sources, comme lieux de recueil transitoire pour futurs adoptés internationaux (Fronek, 2012 ; Smolin, 2015). Par ailleurs, les contreparties données par certains pays sous forme de soutien aux systèmes locaux d’aide à l’enfance vulnérable ont également pu motiver des responsables d’orphelinats à faciliter des adoptions vers l’étranger dans la perspective d’attirer des subventions (Selman, 2015a).

Depuis 2016, on observe une légère baisse des adoptions sur le continent causée en grande partie par la suspension des adoptions dans les pays candidats à la ratification de la CLH93 et/ou la mise en conformité de leur dispositif, suite à la mise au jour de cas de trafics et d’irrégularités.

La « nouvelle vague » africaine des adoptions internationales apparaît donc comme une solution par défaut, face à la baisse des adoptions en provenance des continents traditionnels de prédilection des adoptants. Cela induit pour ces nouvelles frontières (ACPF, 2012 ; Davis, 2011 ; France, 2014 ; Selman, 2015a ; Willmott-Harrop, 2012) des changements significatifs aux plans institutionnel, juridique et humain.

Adoption et origines au Bénin : une rencontre entre tradition et modernité

Conceptions internationales et représentations locales des origines

L’adoption internationale est un système à part entière construit autour d’usages, de catégorisations et de normes spécifiques. Les parties prenantes utilisent ordinairement l’expression « paysage de l’adoption internationale » pour situer cette communauté de politique publique. Notion qui renvoie à « une configuration stable au sein de laquelle des membres sélectionnés et interdépendants partagent un nombre important de ressources communes et contribuent à la production d’un output commun (…) » qui les distingue des autres acteurs (Muller, 2018 : 43). Cette politique transnationale associe des États, des institutions, des réseaux et des individus aux rôles et positionnements bien définis. Dans ce paysage pluriel, les États impliqués appartiennent soit à la catégorie d’« État d’origine », soit à celle d’« État d’accueil » conformément au cadre normatif en vigueur (article 2.1 de la CLH9). Un même pays peut endosser simultanément ou successivement ces deux rôles : c’est le cas notamment de la Russie qui accueille des adoptés étrangers tout en proposant des enfants à l’adoption internationale. L’Allemagne, qui fut un pays d’envoi au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, est depuis les années 60 exclusivement un pays d’accueil. Cependant, la grande majorité des pays d’origine ne deviennent pas des « pays receveurs ». Mes échanges avec les pays dits « sources » m’ont permis de me rendre compte de verrouillages juridiques pouvant empêcher les États de changer de statut. Les autorités béninoises se sont ainsi aperçu après ratification de la CLH93, qu’il était à ce stade impossible aux Béninois d’adopter à l’étranger. Le pays est donc actuellement cantonné à ce rôle sans pouvoir accéder à une certaine « réciprocité », ne serait-ce que pour des adoptions en provenance d’autres pays africains.

À ces catégories fonctionnelles sont associées des caractéristiques, voire une identité particulière. Elle peut être de fait ou de droit et découler de leur implication active dans ces échanges de manière formelle ou informelle. Pour les États, cette identité se construit dans un cadre précis tandis que pour les adoptés, elle résulte de l’acte d’adoption. La notion d’origine ne se comprenant que dans un contexte de changement de localisation[22], les individus ayant un parcours migratoire se retrouvent souvent dans la position de justifier leur identité par rapport à leur origine, qui semble être considérée comme source identitaire principale. Cet état de fait prévaut même en cas de changement de nationalité par naturalisation, et dans certains cas, sur plusieurs générations après une telle procédure[23]. Le lien identitaire peut être revendiqué (cas notamment des « Hyphenated American[24] ») ou non, et être plus ou moins assumé en fonction des contextes et des circonstances (Abdessadek, 2012). Cette forme d’identité dite « ethnique » diffère des identités personnelle et sociale[25] (Plivard, 2014) et correspond à « tout ce qui nourrit un sentiment d’identité, d’appartenance, et les expressions qui en résultent » (Guerraoui et Troadec, 2000 : 89). L’identité est fortement arrimée à l’origine telle que l’individu la conçoit ontologiquement.

Cet article commence par un extrait de chanson d’un artiste béninois au palmarès ancré dans la culture populaire. Le morceau décrit la vision largement partagée au Bénin du concept de l’origine rapporté à l’individu. Il fut composé par l’auteur en réponse à l’inquiétude de ses parents, alors qu’il était un jeune étudiant en France, puis travailleur expatrié au cours des années 1960. Pour les rassurer, l’artiste leur rappelle que, quelle que soit la durée de son exil, il finirait par revenir chez lui, dans son pays et surtout, parmi les siens (à Bopa). Cette chanson exprime l’inéluctabilité du rapport entre l’individu et son origine, son point d’ancrage primaire. Les changements de localisation (par exemple, départs du lieu de résidence pour différentes raisons) sont perçus au Bénin comme des ruptures temporaires. Cette compréhension de l’origine se retrouve aussi au niveau de la famille. Elle entérine l’idée que les enfants appartiennent toujours à leur famille biologique, certes élargie, et que leur circulation d’une famille à l’autre n’annule pas leur filiation première. C’est la raison pour laquelle l’adoption dans sa conception moderne n’est pas très connue au Bénin et encore moins sa version internationale.

En outre, il existe localement des us et coutumes permettant de préserver le lien entre l’individu et ses origines. À la naissance d’un enfant, le cordon ombilical de celui-ci est enterré soit dans la concession familiale du père, soit dans le village de celui-ci, afin de rattacher le nouveau-né à ses racines. Des rites funéraires sont également prévus pour sécuriser le retour du défunt à ses origines, si la mort survenait ailleurs que dans le pays natal. Jusqu’à récemment, les dépouilles des ressortissants béninois décédés à l’étranger étaient rapatriées au Bénin, dans la mesure du possible. Ces usages se retrouvent dans d’autres communautés sur le continent. Les contraintes logistiques et économiques tendent à affaiblir ces normes sociales de moins en moins compatibles avec les modes de vie actuels. En cas d’empêchement, il est habituel de procéder au rapatriement de certains effets personnels du défunt, et à leur inhumation sur le sol béninois, à titre symbolique. Cette valorisation du rapport aux origines arrimé à la naissance n’est pas sans conséquences sur les comportements familiaux.

Fosterages et adoptions dans le contexte béninois 

La philosophie intrinsèque à l’adoption internationale qui, dans le souci de sécuriser la parentalité adoptive, supprime celle biologique, s’oppose à l’idée de continuité qui sous-tend la parentalité africaine et béninoise. À la question de savoir si l’adoption d’un enfant béninois à l’étranger change son origine, seuls 2 répondants ont donné une réponse positive. Le 1/3 des enquêtés a répondu « non » et un autre 1/3 n’a aucun avis sur la question. L’ignorance ou le désintérêt que l’on pourrait en déduire sont liés à l’historique de la pratique dans cette société.

L’adoption moderne a longtemps été ignorée au Bénin même si certaines pratiques locales y ont été associées. On la retrouve dans le recueil des us et coutumes locaux compilés par l’administration coloniale au XIXe siècle, à partir de leur compréhension. Jean-Pierre Magnant précise au sujet du droit coutumier que « dans l’esprit des Européens, [il] est l’expression de la coutume mais (…) en fait, [il] est une création européenne parfaitement artificielle » (Magnant, 2004). Les pratiques désignées sous le vocable « adoption » dans ce document nommé le « Coutumier du Dahomey[26] » étaient principalement des formes de fosterage[27] et de don d’enfant en gage d’une dette (articles 190 à 194). L’enfant était remis à un membre de la famille sans formalités particulières et sans changement pour son état civil, etc. En son article 195, le Coutumier stipulait que l’adoption « existe dans toutes les coutumes » et que « l’enfant adopté est partout traité comme un enfant légitime ». Il ne fournit pas de précisions sur les modalités de réalisation de telles adoptions, hormis que leur périmètre était restreint au cercle familial[28] (articles 197 et 198). Elles n’avaient pas de visée successorale même si l’adopté pouvait recevoir des dons de la part de l’adoptant. Cette forme d’adoption avait une fonction de régulation sociale, car elle était une solution de « récupération » des enfants « difficiles » ou handicapés. L’éducation et l’autorité parentale des premiers étaient déléguées à un membre de la parentèle (article 19), ou on procédait à leur adoption par le chef supérieur[29] du clan. Cette autorité se voyait aussi confier les enfants « mal conformés » (article 199).

Les enfants ainsi placés n’étaient pas forcément orphelins, car les motivations de ces démarches étaient d’ordre éducationnel ou familial (stérilité d’un membre, respect des normes sociales, etc.) (Monasch et Boerma, 2004). De plus, les liens entre l’enfant et sa famille biologique n’étaient jamais complètement rompus, ces circulations se réalisant dans un cadre familial de proximité. Au Bénin, comme dans plusieurs autres pays africains et dans les communautés océaniennes (Fine, 1998), le placement des enfants répond à des logiques de solidarité communautaire qui perdurent jusqu’à aujourd’hui (Lallemand, 2007 ; Leblic, 2004 ; Zourkaléini, 2002). L’enfant peut être élevé par des membres de sa parentèle élargie, qui jouissent à son égard d’une « autorité parentale déléguée de fait » de la part des parents biologiques. Ces usages relèvent de pratiques de fosterage que Goody regroupe en deux catégories (Goody, 1982). On a, d’une part, un fosterage de type traditionnel hérité des us et coutumes anciens (certaines formes d’apprentissage, le placement d’enfant sous gage, le fosterage d’alliance, etc.) ; et, d’autre part, une version « moderne » née sous l’influence de la colonisation, de l’éducation chrétienne et de l’économie de marché (le fosterage « de service », le fosterage « alimentaire/éducatif », etc.). Les liens créés par le fosterage ont une importance presque équivalente à ceux qui lient l’enfant à ses parents (Alber, 2019 ; Kamga, 2014). C’est une filiation de fait socialement reconnue, qualifiée par le pédopsychologue François Ansermet de « psychique[30] » (SSI, 2011b : 9). L’enfant se trouve ainsi inscrit « dans deux appartenances parentales qui s’additionnent sans s’exclure dans la plupart des cas, l’une biologique et l’autre sociale [ce qui] génère des droits et des obligations protagonistes les uns envers les autres » (Goody, 1982 : 13) Globalement, la famille élargie a été et reste une option de recueil privilégiée pour les enfants africains (ACPF, 2012 ; Grant et Yeatman, 2012). Les abandons de plus en plus nombreux sont perçus comme une défaillance progressive des systèmes de solidarité originels (Ki-Zerbo, 2003).

Ces pratiques ont toutefois évolué en réponse aux contraintes économiques et aux influences extérieures (Cline-Cole et al., 2014). Dans la région ouest-africaine (Kouadio, 2017) et au Bénin notamment, un fosterage « de service » s’est graduellement imposé sous la forme du « confiage d’enfant[31] » (Guillaume et al., 1997) ou « Vidomégon[32] ». Pratique sujette à controverse oscillant entre assistance et exploitation au pire des cas, le confiage d’enfants est en proie à une remise en question depuis les années 1990. À l’origine, les familles rurales confiaient leurs enfants à des proches en ville comme aidants et pour améliorer leurs conditions de vie (Adanguidi et Tollegbe, 2012). Le confiage a offert une opportunité de carrières professionnelles à des générations d’enfants placés (Grosheny, 2013). Les changements économiques drastiques à partir des années 80 ont contribué à pervertir la pratique par sa mercantilisation et l’exploitation des enfants (Pilon, 2003).

« Moi j’ai eu une fille confiée il y a déjà 15 ans contre rémunération et après 2 ans, quand j’ai proposé à la fille d’apprendre la couture, elle a accepté. Mais les parents sont venus la récupérer quand elle leur a dit qu’elle voulait apprendre un métier et qu’on doit payer un montant par mois dans sa solde. Ces filles sont des sources de revenus pour les parents (…) ça ne va pas cesser de si tôt. » Myriam (Enquêtée résidant au Bénin).

En dépit des dérives qui gangrènent cette pratique et des mesures prises par les autorités béninoises pour la bannir[33], les nombreux rapports et études qui y ont été consacrés montrent que la société béninoise est loin de la désavouer. De l’avis des répondants, cet usage : « (…) n’est pas mauvais, mais il y a trop de polémique autour de cette pratique qui est pourtant ancienne au Bénin », « (…) est entré dans la culture béninoise [le fait] de recevoir un enfant confié. Mais beaucoup d’associations luttent contre le phénomène », « (…) est bon si la personne qui sollicite [un enfant] est de bonne moralité et humaniste », « (…) est un mal nécessaire, l’essentiel étant que l’enfant soit bien gardé », etc. Parmi les 23 participants, seuls 4 y sont formellement opposés contre 14 qui lui trouve des avantages, tout en souhaitant un meilleur encadrement. Et pour cause, dans les sociétés africaines, le travail fait partie intégrante de l’éducation de l’enfant, qui passe par un apprentissage quotidien aux côtés des adultes (communauté clanique) en fonction des capacités de l’enfant (Tettekpoe, 1988). L’objectif n’étant pas de lui transmettre « chaque fois, à une étape donnée, des connaissances particulières, mais simplement en le rendant globalement apte à connaître (Itoua, 1988 : 51) ».

L’adoption formelle n’est communément pas pratiquée et elle n’est connue que des personnes ayant un certain niveau d’éducation. 9 des répondants ont connu l’adoption par le biais des médias et dans un cadre académique ou professionnel, et 1/3 d’entre eux affirment n’avoir jamais eu de contact avec des adoptants ou des adoptés[34]. Une émission consacrée à l’adoption au Bénin fut ainsi conclue par l’animateur « (…) dans notre pays, au Bénin (…) c’est rare d’entendre dans nos tribunaux des cas d’adoption (…) ». Ce à quoi son invitée qui présentait le dossier répondit : « c’est vrai, c’est très rare : ça se fait généralement par consentement entre les familles et puis on remet l’enfant (…) » (Bénin Eden TV, 2019). Malgré les changements induits pour les enfants concernés, ces transferts ne sont pas équivalents à l’adoption moderne. Comme le précise J.-F. Mignot, « l’adoption se caractérise par son effet juridique majeur : elle crée un lien de filiation, c’est-à-dire qu’elle permet à l’adopté de porter le nom de famille de l’adoptant et de bénéficier de son héritage » (Mignot, 2017 : 6), ce qui n’est pas le cas des pratiques évoquées. Les terminologies « adoption coutumière (…) ou informelle » (Mahéo, 2016 : 155) parfois utilisées pour les désigner prêtent à confusion, car les effets patrimoniaux et juridiques attendus d’une adoption formelle ne se retrouvent pas dans ces usages. Cette absence n’est pas liée à une carence juridique,[35] mais à la nature même de ces usages et à leurs finalités. En outre, il est risqué d’assimiler ces placements à des adoptions intrafamiliales modernes (Mia Dambach, 2020) ; cela reviendrait à occulter la donne de la primauté du sang en matière de filiation dans cet environnement. Cela expliquerait le fait que le Coutumier restreignait l’adoption au cercle familial, et que l’adoption simple n’y crée qu’un lien de parenté et non de filiation. Le recueil d’un orphelin ou d’un enfant confié ne s’inscrit ainsi pas d’office dans une logique d’adoption suivie de son intégration définitive dans la lignée de l’adoptant.

La Convention de La Haye et sa mise en œuvre au Bénin

Un cadre juridique propice à la ratification de la CLH93

L’adoption a été officiellement introduite dans l’ordre juridique béninois en 2004 avec le Code des personnes et de la famille du Bénin (CPF). Ce code s’inspire des normes internationales et régionales en matière de protection des droits des personnes et de l’enfant, adaptées aux réalités locales. Son adoption s’inscrit dans le cycle de « modernisation » du droit positif béninois initié à la faveur des changements introduits par la démocratisation du pays à partir de 1990, après une longue période de stagnation.

Sur le plan normatif, le Coutumier est resté longtemps en vigueur au Bénin, malgré son accession à l’indépendance en 1960 suivie par une période politique marxiste-léniniste à partir des années 1970. Il faut attendre 1990 et la démocratisation du pays pour voir des avancées juridiques notamment dans le domaine de la protection de l’enfance. Sous l’influence des institutions internationales, des organisations non gouvernementales et de la société civile émergente, les autorités béninoises engagèrent des changements juridiques de fond. Face à la mobilisation de l’opinion publique internationale contre la pratique du « Vidomégon » assimilée à la traite enfantine, l’une des premières mesures prises dans ce sens fut l’entrée en vigueur de la Convention des Nations Unies sur les Droits de l’Enfant (CDE), au Bénin, le 2 septembre 1990. La modernisation juridique initiée se confirma par l’adoption du CPF en 2004 après plusieurs années de « combat ». En effet, ce Code innovant sur plusieurs points, surtout en matière de protection de la femme, a pu voir le jour grâce à la persévérance des organisations féminines (pas forcément féministes) et de défense des droits humains, avec le soutien de partenaires internationaux[36]. L’adoption formelle d’enfant y est traitée sous tous ses aspects dans le premier titre (principalement le chapitre IV). Il a servi de base à l’élaboration du Code de l’Enfant en République du Bénin (CERB) en 2015 inspiré des principes de la CDE et qui a pour objet « la désignation, la protection et les droits de l’enfant » (article 1er CERB). Sa deuxième partie consacrée à l’état civil de l’enfant accueille les dispositions sur l’adoption (chapitre II)[37]. Ces deux normes traitent en détail des adoptions nationale et internationale, et de leurs modalités de réalisation. L’adoption plénière seule permet de créer un lien de filiation entre adoptants et adoptés et entraine la rupture des liens avec la famille biologique (article 82 du CERB). L’adoption simple quant à elle « crée un lien de parenté » et transmet à l’adoptant l’autorité parentale, sans supprimer les liens antérieurs (article 84 du CERB). En introduisant ces normes, le Bénin a notablement rattrapé son « retard » juridique et a répondu aux exigences des instances internationales sur l’instauration d’un état de droit.

Nonobstant ces normes, l’adoption formelle ne s’est pas imposée dans les usages. Alors que le droit intervient habituellement pour encadrer et formaliser des pratiques existantes, cette évolution répondait à une volonté de mise en conformité de l’ordre juridique béninois avec le référentiel dominant calqué sur le modèle occidental. Peu d’adoptions y ont été réalisées et sans un véritable suivi des procédures. Les statistiques précises sur ces procédures privées ne sont pas disponibles à ce jour. Par ailleurs, la prise en charge des orphelins et enfants en situation difficile est principalement assurée au Bénin par des organisations non-gouvernementales (ONG) et des associations privées et/ou confessionnelles. Le gouvernement en place depuis 2016 a fait des avancées dans ce domaine grâce notamment à la mise en place d’un dispositif de recensement et d’assistance des personnes en situation de vulnérabilité (enfants, personnes âgées, etc.).

C’est dans ce contexte d’adoptions confidentielles et d’ignorance relative de la pratique que s’amorça la procédure de ratification de la CLH93.

Ratification et application sous-contraintes de la CLH93 au Bénin

Lorsque la Conférence de La Haye de droit international privé (HCCH)[38] se réunit en 1993 pour élaborer une (nouvelle) convention sur l’adoption transfrontalière d’enfants, cette pratique est en plein essor. Cette croissance totalement inattendue et imprévue attira l’attention des autorités internationales du fait des scandales de tous ordres qui l’ont émaillée. Les États en particulier étaient peu préparés aux nouveaux enjeux internationaux suscités par cette forme de migration (Dubinsky, 2010 ; Efrat et al., 2015 ; Lovelock, 2000). Après une première et vaine tentative de régulation (Loon Van, 1990), la mise en place d’une nouvelle convention dans le but d’encadrer les démarches d’adoption d’enfants entre pays ou continents fut initiée avec une approche différente. Élaborée grâce à des expertises variées, elle vise notamment l’établissement de règles élémentaires pour la protection des enfants adoptés hors de leur pays d’origine et d’un environnement juridique permettant la coopération entre États contractants en vue de garantir cette protection. Pour atteindre ces objectifs, chaque pays candidat à la ratification passe par un parcours de mise en conformité juridique et institutionnel. La première étape s’organise autour de la procédure diplomatique de ratification et l’adaptation du droit positif national aux exigences de la CLH93. L’étape suivante est institutionnelle et consiste en la mise en place d’un dispositif comportant une ou des autorités centrales (système unitaire ou fédéral) et des organismes de médiation accrédités. La ratification de la CLH93 met légalement fin dans les États membres aux démarches d’adoption privées.

Le champ d’action de la CLH93 s’étend au-delà de la construction d’un cadre adoptif sécurisé. Roux (2017 : 76‑77) dans son analyse des injonctions relatives à la « traçabilité » identitaire chez les personnes adoptées, met en lumière non seulement le cadrage spécifique imposé par la Convention sur la prise en charge des enfants abandonnés, mais également un devoir moral exigé des États contractants : « (…) celui de conserver, indépendamment de la citoyenneté acquise par l’enfant et de sa destination, des données standardisées sur sa condition originelle ». La finalité attendue étant de répondre aux demandes de plus en plus audibles des adoptés désireux de « retrouver leurs origines », une étape devenue critique pour leur développement psychologique. À cet effet, la CLH93 confie aux autorités nationales la responsabilité de collecter, de vérifier, d’archiver, de transmettre et au besoin, de tenir à disposition des adoptés les informations nécessaires (Article 30 CLH93).

Présent en tant qu’invité lors des sessions d’élaboration de la CLH93, le Bénin n’a ratifié la Convention qu’en 2018. On peut rapporter l’inscription de cette problématique sur le programme politique à des circonstances principalement extérieures (Garraud, 1990). En effet, il n’existe pas de demande nationale en cette matière en raison des arrangements familiaux existants et du dynamisme de la population – le taux de fécondité y était de 4,91 enfants par femme en 2017. Aucune des deux formes d’adoption (nationale et internationale) n’est privilégiée par les Béninois. En 2005, on y comptait 1,1 adoptions pour 100 000 naissances (Desa, 2009). Les ressortissants béninois interrogés semblent globalement favorables à l’adoption nationale (15 d’entre eux) et internationale (10 sur les 23), tandis que respectivement 1 et 10 répondants se prononcent contre. Malgré ce contexte peu demandeur, la décision des autorités de ratifier la CLH93 résulterait de la conjugaison de deux facteurs exogènes significatifs. D’une part, l’efficacité du plaidoyer et de l’accompagnement faits par la Conférence pour une plus grande ratification et pour la prévention des dérives. D’autre part, le repositionnement des pays d’accueil en réponse aux changements internes aux pays d’origine « traditionnels ». Sous la pression de leurs ressortissants désireux d’adopter, ces États ont mis au point des stratégies semblables à celles mobilisées pour accéder ou sécuriser toute ressource rare. Ainsi une « diplomatie familiale » s’est développée dans le prolongement de la « concurrence internationale entre pays d’accueil » précédemment évoqué (Roux, 2015 : 17). Dans cette compétition autour de l’enfant adoptable, la voie diplomatique est fortement exploitée et souvent associée à l’assistance économique (projets de développements, soutien aux institutions des pays d’accueil, etc.). Lorsqu’il existe des attaches historiques entre les pays d’accueil et d’origine, ceux-ci sont (ré)activés à l’occasion afin d’impulser des mécanismes de préférence et d’exclusivité. En 2014 par exemple, Enfance et familles d’adoption (EFA) remarquait que l’Afrique est le « (…) premier continent d’origine des enfants adoptés en France » avec qui elle conserve un lien spécial. En 2019, les principaux pays d’origine africains étaient : le Congo-Brazzaville, la Côte d’Ivoire, le Madagascar, la Tunisie, le Burkina Faso, le Cameroun et le Bénin[39]. Ces pays francophones sont tous d’anciennes colonies et protectorats français (Selman, 2018). Le même schéma est décelable dans les échanges entre les pays africains anglophones et les États-Unis avec une proportion significative de leurs adoptés africains originaires de pays anglophones, historiquement liés aux États-Unis ou à la Grande-Bretagne (Davis, 2011). La proximité linguistique est un facteur explicatif valide, mais elle ne ferme pas la porte aux discours et analyses en termes d’impérialisme et de néo-colonialisme que l’on retrouve dans ce champ.

Avant la ratification de la CLH93, les candidats à l’adoption prenaient directement contact avec les institutions d’accueil d’enfants pour être mis en relation avec les enfants adoptables. Les procédures étaient accompagnées sur place par des avocats, et les irrégularités n’étaient pas rares. La quasi-totalité des procédures d’adoptions menées au Bénin était internationale et dans une large proportion, intrafamiliale[40]. Celles-ci sont faites par des ressortissants binationaux résidant hors du Bénin : ce sont des adoptions de beaux-enfants ou de neveux/nièces. Elles s’inscrivent dans les logiques de solidarité familiale caractéristiques des adoptions « traditionnelles » (Mia Dambach, 2020).

Figure 3

Évolution des adoptions internationales du Bénin vers la France de 2009 à 2019

Évolution des adoptions internationales du Bénin vers la France de 2009 à 2019
Source : Établi par l’auteure d’après les rapports annuels de l’Autorité centrale française pour l’adoption internationale.

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La France, principal pays d’accueil des adoptés béninois, a enregistré en 2016 deux adoptions finalisées au Bénin, au lieu de 21 en 2014 (MAI, 2020 ; 2015)[41]. Cette chute du nombre d’adoptions correspond au démarrage du processus de prératification de la CLH93 engagé après la loi n° 2014-03 portant l’autorisation d’adhésion à la CLH93. Dans cette perspective, le Bénin avait procédé à la suspension des adoptions vers l’étranger à partir du 22 juin 2014.

Ces prérequis furent le point de départ de changements significatifs de forme et de fond dans les dispositifs, et progressivement dans les usages. Cette loi fut suivie de deux décrets émis les 24 et 25 novembre 2016 portant respectivement sur la « création d’une autorité centrale nationale », et sur l’« attribution, [l’]organisation et [le] fonctionnement de l’autorité centrale en matière d’adoption internationale en République du Bénin (ACAIB)[42] ». À son installation, elle a donné la priorité au traitement des dossiers d’adoption privée en attente, les effets de la CLH93 n’étant pas rétroactifs. La réouverture des adoptions internationales est conditionnée entre autres par l’émission des textes d’encadrement des organismes intermédiaires[43].

« (…) Nous n’avons pas les décrets sur les organismes agréés qui font partie des bonnes pratiques de l’adoption. (…) : il faut ces textes avant qu’on ne commence l’adoption ». Berthe[44]

Par ailleurs, un processus de formalisation a été engagé au niveau des acteurs chargés du recueil des enfants en situation d’abandon. Ces organisations regroupées dans la catégorie unique « CAPE » sont un maillon essentiel du système en cours de construction, car elles devront s’assurer de l’adoptabilité effective des enfants proposés à l’adoption. Or, plusieurs centaines de petites associations pressentant de possibles opportunités de partenariat et d’assistance se sont engouffrées dans les brèches du système de sélection de ces acteurs. Des actions seraient en cours pour assainir la situation. Le Burkina Faso fit une expérience similaire. A. Sawadogo relève comme effets négatifs de cette forme d’adoption sur les pays d’origine, la multiplication des centres d’accueil infantile (de 40 en 2007 à 75 en 2010) porteuse de risques de fiabilité (Sawadogo, 2018 : 12).

Cet écueil institutionnel est aggravé par la définition de l’enfant adoptable (SSI, 2007) telle qu’elle est prévue par la CLH93 (article 16.1 de la CLH93). Cet enfant est décrit comme étant orphelin ou abandonné, c’est-à-dire idéalement dépourvu de ses liens biologiques (Carle et Bonnet, 2009). Or, la question de la recherche des origines unanimement reconnue se pose de plus en plus avec acuité chez les adoptés. Dans son parcours en tant que « pays d’origine La Haye », le Bénin doit tout mettre en œuvre pour garantir la collecte de toute donnée utile sur les enfants adoptés, et assurer leur conservation « indéfiniment ou pour une période de 100 années minimum (SSI, 2011a : 8) ». La question du respect de l’anonymat des parents biologiques pourrait aussi être posée. Fort heureusement, les parents « abandonnants » ne revendiquent pas toujours cet anonymat. Lorsque ceux-ci ne veulent pas être connus, l’abandon se fait dans des « non-lieux urbains » (Carle et Bonnet, 2009 : 141). S’il est avéré que la CLH93 a eu le mérite de sécuriser les procédures réalisées dans le périmètre qu’elle définit, elle les a également complexifiées, créant ainsi des « droits d’entrée » potentiellement handicapants pour certains pays.

Des pratiques traditionnelles à l’adoption internationale

Réinventer l’origine

L’adoption internationale a pour finalité la construction d’une famille en dehors du pays d’origine de l’enfant adopté. Une certaine inadéquation s’observe dans certains contextes entre cette pratique et sa compréhension locale. En effet, l’imaginaire béninois influencé par le fosterage, considère que l’enfant confié ou adopté ne quitte jamais vraiment sa famille d’origine, même s’il ne la voit plus. Pour les parents, un enfant confié à une autre famille bénéficie d’opportunités qu’il n’aurait pas eues autrement (Roux, 2017). L’objectif étant qu’une fois grand et éduqué par sa famille d’accueil, il devienne le soutien de ses parents (biologiques et d’accueil). Les parents désireux de confier leurs enfants aux CAPE s’engagent dans la procédure en pensant que leurs enfants garderont des liens avec eux, comme le montrent les adoptions informelles au Brésil (Fonseca, 2003). Ce témoignage relaté par un enquêté est très évocateur.

« On m’a dit que quand l’enfant va partir, de temps en temps l’enfant va revenir, l’enfant sera bien instruit… » Pierre (père d’un enfant apparenté qui renonce à l’adoption en se rendant compte devant le juge des implications de son consentement à l’adoption).

L’adoption internationale est dans la plupart des cas une adoption plénière avec des effets d’exclusivité. Au moment où cet article est rédigé, l’opinion publique française est saisie par une nouvelle « affaire » autour de l’action engagée par des adoptés d’origine malienne à l’encontre de l’OAA qui s’était occupé de leurs procédures. La découverte de nombreuses irrégularités et surtout l’impossibilité pour certains d’avoir accès à des informations véridiques sur leur origine justifièrent l’action entreprise. Lors des recherches au Mali, plusieurs parents biologiques affirmèrent ne pas avoir compris ou ne pas avoir été informés que le départ de leurs enfants était définitif. Ils pensaient que ceux-ci reviendraient quand ils seront grands. Comme le déclarait l’un des protagonistes de cette affaire « en Afrique les enfants sont l’assurance-vie des parents ». Il reprochait ainsi aux familles biologiques de vouloir tirer profit de la situation actuelle des enfants en alléguant ignorer les effets de leur consentement. En l’absence de systèmes de prise en charge sociale adéquats dans les pays en voie de développement, il est généralement admis que les enfants soutiennent leurs aînés dans leur vieillesse (Marre et Briggs, 2009 ; Itoua, 1988). Cela ne remet pas forcément en cause l’adoption plénière des enfants, tant que le consentement donné est éclairé et libre d’une part, et que l’enfant est effectivement jugé adoptable d’autre part.

Ces situations mettent en exergue les risques associés à la compréhension même de l’acte adoptif, surtout dans les milieux économiquement défavorisés et/ou peu éduqués. Les normes et institutions d’encadrement sont nécessaires, mais leur effectivité dépend fortement des cadres cognitifs propres aux contextes qui les reçoivent.

Devenir un « pays d’origine » au Bénin : la réactivation d’une histoire douloureuse

En complément des aspects cognitifs et sociétaux inhérents à l’origine, l’endossement de l’identité de « pays d’origine » au sens de la CLH93 passe par des aménagements structurels de forme et de fond. Pour le Bénin, cela revient à normaliser et à assimiler une pratique qui au départ ne lui était pas propre. En effet, comme observé au Cameroun concernant la lenteur relevée pour l’élaboration d’une législation sur l’adoption, celle-ci serait liée à « l’objection que l’adoption légale va à l’encontre du concept africain de la famille dont on est membre par sa naissance » (ACPF, 2012 : 4). D’un autre point de vue, les changements enclenchés au Bénin visant à favoriser des adoptions plus sûres, le placent dans une position qui pourrait fortement rappeler celle qui fut la sienne historiquement, en tant que l’un des principaux pays de départ des esclaves déportés dans le cadre du commerce triangulaire. Ce trafic commencé à partir du XVe siècle entre l’Afrique, l’Europe et les Amériques, entraina l’exil de millions de jeunes Africains. Les vestiges et mémoriaux installés à Ouidah[45], ainsi que les récits transmis d’une génération à l’autre, perpétuent cette réalité peu glorieuse de l’histoire béninoise. Le Pr B. Lebdai, spécialiste en littératures coloniales et postcoloniales, témoigne qu’« au-delà de la connaissance qui passe par les livres d’histoire, (…) le souvenir de cette tragédie humaine passe par la transmission orale, d’une génération à l’autre » (Diawara, 2020 : 1). L’adoption internationale ravive ces souvenirs et cela transparait dans les entretiens où l’expression « esclavage nouveau[46] » y a été associée. Lorsque le scandale de l’Arche de Zoé éclata en octobre 2007 au Tchad, ce stigmate national fut réactivé dans les discours publics, où des manifestants scandaient : « Non au commerce d’esclaves, non au trafic d’enfants » (ACPF, 2012 : 3).

Un autre aspect crucial est celui des spécificités culturelles. L’homoparentalité par exemple n’est pas reconnue au Bénin, où la société est encore imprégnée comme ailleurs de valeurs traditionnelles et religieuses profondes. L’homosexualité y a été récemment dépénalisée, mais sa pratique n’est pas autorisée. L’accès à l’adoption est réservé aux couples et célibataires hétérosexuels[47]. Les avis émis à ce sujet peuvent être très tranchés et l’ouverture de l’adoption internationale aux personnes célibataires soulève localement l’inquiétude des professionnels (des magistrats notamment)[48].

Tenant compte de ces différents aspects, il serait indiqué que tout soit mis en œuvre pour que l’intégration effective du Bénin, et plus largement des pays d’origine dans ce référentiel de l’adoption internationale, ne se fasse pas au détriment de leurs valeurs sociales, politiques et religieuses.

Conclusion

L’un des effets les plus tangibles de la globalisation à l’échelle des comportements sociaux est bien l’adoption internationale. Ce mouvement planétaire qui permet de créer des familles à partir d’individus de différentes races, cultures, conditions, et qui force les États à harmoniser leur législation en cette matière, fascine et questionne.

Les démographes, les statisticiens, ainsi que divers acteurs de ce paysage s’accordent pour voir dans l’évolution récente des flux d’adoptions, l’émergence d’une « nouvelle frontière » représentée par l’Afrique. Cette période coïncide notamment avec de nouvelles ratifications de la CLH93 par des pays africains, dont le Bénin en 2018. Depuis lors, un processus y est en cours à plusieurs niveaux pour passer de son ancien statut de « pays non La Haye » à celui de pays d’origine fiable. Non sans écueils, cette démarche introduit des changements significatifs aux plans institutionnels, juridiques et surtout dans la perception de l’enfant qui n’est plus seulement « fosteré », mais qui aujourd’hui peut être légalement adopté loin de son environnement d’origine.

En outre, dans ce paysage structuré autour de pays dits d’origine, le Bénin fait figure de « petit dernier » qui a tout à apprendre. Apprendre les implications de l’adoption moderne, qui certes présente des similitudes avec certaines coutumes locales, sans toutefois en être l’équivalent, apprendre les spécificités de l’adoption internationale tout en la détachant des préconceptions locales qui pourraient fausser les attentes entre familles biologiques et adoptives, et surtout apprendre à gérer avec rigueur des procédures liées à un sujet « inflammable » et encore méconnu.

Un nouvel univers de possibles s’ouvre pour ce pays avec des choix cruciaux qui engageront sa responsabilité vis-à-vis des autres nations, et décideront du sort d’une partie de sa population.