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Au Québec, bien que la responsabilité de la mise en œuvre des réponses sociales pour contrer la problématique de la maltraitance infantile incombe principalement aux Directrices de la protection de la jeunesse (DPJ), la protection de l’enfance est aussi une histoire de responsabilité collective (Gouvernement du Québec, 2024). À cet effet, la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) pointe la nécessaire implication des services des organisations communautaires et de la première, deuxième et troisième ligne du réseau de la santé et des services sociaux (RSSS), et ce, dans l’intérêt de l’enfant et de sa famille. Les services de la première ligne du RSSS sont composés d’équipes responsables d’intervenir, par exemple, auprès des jeunes en difficulté et de leurs familles, de la périnatalité et de la petite enfance, des suivis scolaires, alors que la deuxième ligne se réfère aux services la DPJ et des services de réadaptation internes et externes (dépendamment des régions administratives). Enfin, la troisième ligne inclut des services spécialisés comme la pédopsychiatrie. Ils sont régulièrement impliqués avant, pendant et après l’intervention des DPJ et sont des partenaires pour les actions concertées (Gouvernement du Québec, 2024). Ces services sont toutefois connus pour diverses problématiques récurrentes, dont celles d’un roulement du personnel élevé, une pénurie de main-d’œuvre et de nombreux recours à des congés maladie (CSDEPJ, 2021). Ce phénomène s’explique en partie par la nature même de la profession qui est l’une des plus stressantes dans le monde du travail (Ravalier et al ., 2021). D’autres recherches pointent également la souffrance psychique au travail, en raison des modes de gestion et des conditions de pratique (Bourque et al ., 2024, Grenier et al ., 2016).

D’ailleurs, le système de protection sociale pour les enfants et les familles vulnérabilisés s’est transformé au fil des décennies. Dès les années 1990, la posture du gouvernement du Québec passera du providentialiste vers le néolibéraliste et le néomanagement (Bourque et al ., 2018). Afin de modifier les modes de gestion, de rationaliser et fusionner les services, réduire les coûts et augmenter la productivité, les gouvernements successifs vont mettre en œuvre des réformes du réseau de la santé et des services sociaux, notamment en 2006 et en 2015 (Grenier et al. , 2016). Puisant dans la philosophie de la nouvelle gestion publique (NGP), ces réformes viseront une restructuration du réseau basée sur la centralisation des pouvoirs, l’uniformisation et la standardisation des pratiques et l’augmentation des redditions de comptes (Bourque et al ., 2024). Étant sous la même gouverne ministérielle que les services de la santé, les services sociaux se retrouveront relégués au second plan au profit du domaine sanitaire (Grenier et al ., 2016). Ainsi soumis aux logiques médicales et managériales (Chénard et Grenier, 2012), les services sociaux endosseront de plus en plus une orientation individualisante et psychologisante (Richard et Laflamme, 2016). Les réformes successives participeront à réduire l’offre de services de la première ligne, malgré les besoins sociaux accrus de la population (Bourque et al ., 2024). Le débordement dans les services de première ligne se répercutera sur le volume des signalements auprès des DPJ, passant de 86 861 signalements en 2015 (Gouvernement du Québec, 2016) pour atteindre un sommet historique de 135 839 signalements en 2023 (Gouvernement du Québec, 2024). Si les services des DPJ et des autres services engagés dans la protection de l’enfance ont été impliqués dans deux cas de décès d’enfants antérieurement à la dernière réforme (l’affaire Beaumont et l’affaire Shafia) (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 1998 ; Geadah et al., 2013), on répertorie depuis 2016 une dizaine de situations de décès d’enfants supplémentaires alors qu’ils bénéficiaient de services sociaux (CDPDJ, 2017 ; 2019 ; CSDEPJ, 2021 ; Gerbet, 2020 ; Ferah, 2020 ; Nadeau et Porter, 2020 ; Perron, 2023 ; Drolet, 2023). D’ailleurs, l’une de ces tragédies mènera à la création d’une Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de l’enfance, mise en place par le gouvernement du Québec (CSDEPJ, 2019). Cette mise sur pied de la CSDEPJ fera suite à des critiques sociales et médiatiques, à travers lesquelles sera véhiculée une image négative des services et particulièrement sur les compétences des intervenantes dans le cadre des suivis. Ces critiques augmenteront subséquemment les pressions exercées sur les intervenantes en rendant plus difficile la création de liens avec les clientèles plus réfractaires (Le Pain et al ., 2021b), ainsi que les exigences émotionnelles au travail, incluant le travail émotionnel dont il sera question dans le cadre de cet article.

La Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de l’enfance (CSDEPJ)

À la suite du décès d’une fillette de 7 ans suivie par les services de la DPJ et les services de première ligne, la CSDEPJ sera mise sur pied en 2019, afin d’examiner le fonctionnement des services de la protection de l’enfance et le soutien offert aux familles en situation de vulnérabilité. Dans son rapport final, la CSDEPJ (2021) mettra en évidence la nécessité de modifier les volets législatifs et structurels du système de protection, dans le but d’instaurer une société bienveillante à l’égard des enfants et des jeunes du Québec. La CSDEPJ (2021) soulignera l’importance de redonner aux intervenantes [1] une autonomie professionnelle ainsi que la primauté à leur jugement clinique dans leurs interventions auprès des enfants et des familles. Elle identifie également l’influence de la nouvelle gestion publique (NGP) et des réformes successives sur le modèle de gouvernance du réseau, sur les services sociaux et sur les conditions de pratique des intervenantes, ainsi que sur la perte de leur identité professionnelle. Une recommandation portera sur la réinscription de l’identité professionnelle et des principes des services sociaux dans toutes les instances décisionnelles, jusqu’au plus haut niveau hiérarchique, ainsi que l’exigence envers le ministère de la Santé et des Services sociaux de revoir les indicateurs sur ce « qu’est un travail bien fait » (CSDEPJ, 2021). Le rapport constate que les exigences de productivité du système de protection de l’enfance et ses injonctions croissantes en matière de rendements statistiques apparaissent souvent incompatibles avec l’exigence de prendre son temps pour créer des relations d’aide de qualité (CSDEPJ, 2021). De plus, la CSDEPJ (2021) note qu’il existe des failles organisationnelles importantes au niveau des dispositifs pour assurer la sécurité physique et psychologique des intervenantes (CSPDEPJ, 2021), alors que la sécurité et le bien-être des intervenantes sont directement liés à celui des enfants et des familles vulnérabilisés (Le Pain et Larose-Hébert, 2022 ; Ferguson, 2005).

La responsabilisation individuelle des difficultés émotionnelles

Tout un chapitre du rapport de la CSDEPJ (2021) est consacré spécifiquement à la valorisation, au soutien et à la reconnaissance des intervenantes. Quatre formes de difficultés psychologiques y sont présentées comme particulièrement préoccupantes et prévalentes : le stress traumatique secondaire, la fatigue de compassion, l’épuisement professionnel (burnout) et le stress élevé au travail. Ce constat contraste en partie avec les écrits récents où des études menées auprès d’intervenantes en protection de la jeunesse et dans les services entourant la protection de l’enfance montrent qu’elles ne sont pas à risque dit « élevé » de vivre un épuisement professionnel ou un stress traumatique secondaire (ou fatigue de compassion) (Le Pain et al ., 2023 ; Jauvin et al ., 2019). Ces études ont utilisé le ProQOl , outil de mesure le plus utilisé en ce domaine (Cieslak et al ., 2014). Bien que surprenant, la réalité est que ces résultats concordent avec d’autres études similaires (Vang et al ., 2022; Waegemakers et al ., 2019 ; Staudt et Williams-Hayes, 2019). Si le rapport semble initialement converger vers une analyse macrosociale, les concepts retenus pour expliquer la détérioration de la santé des intervenantes sont plutôt des modèles qui tendent à réduire les difficultés des intervenantes à une « faiblesse psychologique » et à mettre l’emphase sur le traitement individuel de leur état pathologique comme clé de leur retour et maintien au travail (Vandevelde-Rougale et Fugier, 2019). Le plus étonnant est la tendance du rapport à oblitérer les liens à faire entre ces difficultés psychologiques et les facteurs organisationnels sous-jacents. Pourtant, de nombreux facteurs identifiés par la CSDEPJ (2021) portent sur la forte pression de productivité, la surcharge de travail, l’imposante charge administrative, le manque de personnel en regard des listes d’attente, l’insuffisance des formations et du soutien offert par les gestionnaires, les lourdes charges émotionnelles portées par les intervenantes, l’exposition à la violence, ainsi qu’une mauvaise couverture médiatique. Or, ces facteurs sont précisément ce qu’on pourrait considérer comme « extérieurs » aux travailleuses, en ce sens qu’ils échappent à leur bon vouloir, à leur responsabilité ou à leur capacité (Vandevelde-Rougale et Fugier, 2019). Néanmoins, les recommandations de la CSDEPJ (2021) se concentrent essentiellement sur le développement des capacités et compétences des intervenantes, en particulier au niveau de la gestion et des stratégies d’adaptation au stress. Ce faisant, le rapport tend à relayer et cautionner une lecture psychologisante des difficultés au travail vécues par les intervenantes, en les réduisant à une « faiblesse individuelle et psychologique » et en promouvant des mesures préventives ciblant avant tout les travailleuses et leur « état pathologique » plutôt que leurs conditions de pratique (Vandevelde-Rougale et Fugier, 2019).

Cette tendance n’est pas unique au Québec. Déjà en 2005, Ferguson notait qu’à la suite de décès d’enfants survenus dans plusieurs systèmes nationaux de protection de l’enfance, chaque fois les réponses des autorités et des organisations se sont résumées à des modifications d’ordre bureaucratique, technocratique et légal, qui ignoraient largement les conditions de pratique des intervenantes ainsi que les exigences émotionnelles élevées de la profession. Bien que l’on reconnaisse aisément le lien entre les conditions de travail et la santé physique, lorsqu’il s’agit de la santé psychologique, il existe une certaine tendance à s’attarder davantage à l’organisation du travail plutôt qu’aux conditions de travail (Duarte et Dejours, 2019). Dans cette optique, les stratégies porteront sur la réorganisation de la production (productivité, performance, mise en concurrence), des tâches (standardisation) et sur les dimensions concernant les méthodes de management (hiérarchie, système de sanctions et de gratifications), au détriment des conditions de travail (règles du métier, aspect qualitatif du travail) (Duarte et Dejours, 2019). Dans le cas de la CSDEPJ, si le rapport mentionne la nécessité de réduire la charge de travail, les recommandations soulignent surtout l’importance de la mise en place de services de soutien psychologique, d’un modèle uniforme d’encadrement particulièrement dans la priorisation des stratégies d’intervention, d’une nouvelle standardisation des pratiques d’encadrement et d’un rehaussement des formations initiales et en cours d’emploi (CSDEPJ, 2021). Autrement dit, si le rapport identifie certaines actions organisationnelles à prendre pour prévenir les difficultés des intervenantes, il ne cible pas l’ensemble des facteurs organisationnels en cause dans les difficultés émotionnelles (DÉ) et psychologiques ressenties par une proportion significative d’entre elles.

Cet article s’intéresse aux DÉ [2] et aux exigences émotionnelles du travail des intervenantes pratiquant dans les services impliqués dans la protection de l’enfance, l’un des aspects les moins étudiés dans les écrits portant sur le phénomène de la détérioration de la santé au travail (Bonnet, 2020). À partir du cadre sociologique interactionniste des émotions [3] (Hochschild, 2003 ; 2012), les objectifs spécifiques de cet article seront : 1) de mettre en lumière comment les conditions de pratique dégradées des intervenantes leur font vivre beaucoup d’émotions négatives (par ex. frustration, exaspération, impuissance) qui multiplient les situations de dissonance émotionnelle qu’elles vivent, en plus de compliquer, voire de compromettre leur travail émotionnel (TÉ) ; 2) de montrer les conséquences d’un TÉ amenuisé ou compromis sur les relations sociales entre les intervenantes et les usagers (relations mutuellement blessantes), sur la qualité des interventions (diminution de l’intensité des suivis, de l’empathie et de la gestion de l’incertitude).

L’apport de la sociologie interactionniste des émotions

Dans le livre The Managed Heart, Hochschild (1983) a développé l’idée selon laquelle les travailleurs obtiennent de plus ou moins des compensations financières, afin de faire une gestion des émotions permettant l’affichage d’expression du visage et une posture corporelle publiquement observable et convenable au contexte, particulièrement lorsqu’ils sont en interaction avec une clientèle (Diefendorff et al., 2008). Depuis la parution de ce livre culte dans le développement de la sociologie interactionniste des émotions, de nombreux travaux de recherche ont été menés sur le travail émotionnel (sa régulation individuelle), les règles des sentiments (les normes d’organisation ou d’affichage des rôles) et le déploiement réel des émotions dans le cadre des fonctions (affichage des émotions) (Barry et al., 2019), concepts clés que nous présenterons dans les prochaines sections.

Les règles des sentiments ou d’affichages

Lors des interactions sociales au travail, les intervenantes sont tenues de respecter des règles des sentiments (feeling rules) qui déterminent les types d’émotions, les attitudes et les comportements appropriés à la situation, au rôle, à la relation, et ce, dans l’intérêt de l’organisation et des usagers (Soares, 2003). Ces règles renseignent sur la période appropriée (quand et où), sur le comment et sur la durée des émotions recherchées (Viviani, 2023). En effet, Hochschild (2003, p. 36-38) souligne que :

« Nous ressentons. Nous essayons de ressentir. Nous voulons essayer de ressentir. Les lignes de conduite sociales qui dirigent la façon dont nous voulons essayer de ressentir peuvent être décrites comme un ensemble de règles partagées socialement, bien qu’elles soient souvent latentes (on n’y pense pas à moins qu’elles ne fassent l’objet d’une enquête) […] une règle des sentiments partage certaines propriétés formelles avec d’autres sortes de règles, comme les règles de l’étiquette, les règles du comportement gestuel et les règles d’interactions sociales en général (Goffman, 1961) » (p. 36-38).

Le plus souvent, ces règles proviennent des prescriptions hiérarchiques qui prennent la forme d’un « idéal » proposé et de conseils favorisant l’adaptation et le bien-être individuel dans le cadre des fonctions professionnelles (Lhuillier, 2006). On les retrouve, par exemple, dans les référentiels de compétences et dans les codes de conduites institutionnelles (Dussuet, 2011). Ces règles sont émises, de façon formelle ou informelle, par différents groupes d’acteurs et institutions, tels que les ordres professionnels, les organisations, les formations académiques et les collectifs de travail (Hochschild, 2003). En raison de leurs provenances multiples, elles peuvent devenir contradictoires entre elles (Hochschild, 2003). Dans son rapport, la CSDEPJ (2021) en mentionne un exemple, lorsqu’elle relève l’incompatibilité entre les exigences de productivité et de rendements statistiques de l’institution, d’un côté, et l’exigence de la profession insistant sur l’importance de prendre son temps pour créer des relations d’aide de qualité, de l’autre. En somme, les règles des sentiments ont des composantes organisationnelles, professionnelles et collectives, puisque les émotions ont beau être ressenties et mobilisées par les travailleuses pour effectuer le travail, elles n’en demeurent pas moins socialement prescrites et plus ou moins prises en compte et facilitées par les conditions de pratique (Ros, 2020).

Le travail émotionnel en profondeur et de surface

Lorsque les intervenantes se conforment aux différentes règles des sentiments, elles produisent un « travail émotionnel » (TÉ). Hochschild (2003) développe la notion de la façon suivante :

« Par “travail émotionnel”, je désigne l’acte par lequel on essaie de changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment. “Effectuer un travail sur” une émotion ou un sentiment c’est, dans le cadre de nos objectifs, la même chose que “gérer” une émotion ou que jouer un “jeu en profondeur”. Il faut bien noter que le travail émotionnel désigne l’effort – l’acte qui consiste à essayer – et non pas le résultat, qui peut être réussi ou non. […] Le travail émotionnel est différent de la “suppression” ou du “contrôle” émotionnel. Ces deux derniers termes suggèrent un effort orienté, seulement dans le dessein de réprimer ou d’empêcher un sentiment. Le “travail émotionnel” fait référence de façon plus large à l’acte qui vise à évoquer ou à façonner, ou tout aussi bien à réprimer un sentiment. J’évite le terme “manipuler”, car il suggère une superficialité que je n’ai pas l’intention de laisser supposer […] Le travail émotionnel peut être accompli par le moi sur le moi, par le moi sur les autres et par les autres sur soi-même » (p. 33-34)

Selon Hochschild (2012), le TÉ est la compréhension, l’évaluation et la gestion de ses propres émotions, ainsi que la gestion et l’accompagnement de celles d’autrui, conformément aux règles des sentiments. Il s’agit d’un « savoir-faire » dans le « savoir-être » et alimenté par les savoirs (Larose-Hébert et al., 2024 ; Dussuet, 2011). Pour Hochschild (2003), le TÉ est synonyme de « gestion émotionnelle » et il diffère des notions de « suppression » et de « contrôle » émotionnel. En effet, le TÉ suppose un effort conscient orienté non seulement sur la répression ou l’empêchement d’un sentiment, mais aussi sur son évocation et son façonnement (Hochschild, 2003). Les travailleuses y ont recours pour modifier ou moduler ce qu’elles ressentent afin de correspondre à ce qui est attendu d’elles (Hochschild, 2003). À titre d’exemple de TÉ, il suffit de penser au cas de la « personnalité » de la travailleuse qui sert à promouvoir la nature et la qualité des services et d’agir comme « symbole » ou comme « indice » de la qualité de l’organisation (Hochschild, 2012). Le TÉ est en ce sens une action qui s’inscrit dans un échange social et qui implique une gestion des émotions de manière à les rendre conformes aux règles sociales, organisationnelles et professionnelles. Or, lorsque les émotions ressenties par les intervenantes ne sont pas conformes aux émotions qui devraient être affichées et ressenties dans le cadre du travail (p. ex. être empathique, malgré l’antipathie initiale), ces dernières font l’expérience de dissonances émotionnelles. Une dissonance émotionnelle, similaire à une dissonance cognitive, est une tension physique et psychologique en raison d’une divergence entre l’émotion réelle (p. ex. ressentir la peur devant des propos menaçants) et celle qui doit être feinte ou projetée dans le cadre des fonctions (p. ex. démontrer de l’assurance et un calme) (Hochschild, 2012). Hochschild prévoit également que les travailleuses vont déployer deux types de stratégies compensatoires, afin de gérer ou camoufler leurs émotions lorsqu’elles vivent une dissonance émotionnelle, soient le jeu en profondeur (deep acting) et le jeu de surface (surface acting) (1983 ; 2012).

Dans le jeu en profondeur, l’effort conscient de l’intervenante exige d’invoquer les sentiments nécessaires dans l’interaction (p. ex. en puisant dans le registre des souvenirs et des connaissances ou par l’entraide entre collègues et l’activité collective) et de modifier les réactions et les gestes expressifs, afin de modifier le sentiment intérieur (Lee et Brotheridge, 2011 ; Loriol, 2013 ; Hochschild, 1979 ; 2003). Au terme du TÉ en profondeur, l’intervenante arrive à ressentir réellement l’émotion recherchée (par ex. l’empathie ou l’accueil de l’autre) et ses pensées sont en harmonie avec ce qu’elle ressent (Honda et al., 2022). D’ailleurs, ce processus qui s’acquiert en partie avec l’expérience et lors des interactions sociales au sein des collectifs de travail, tend à rendre le TÉ plus « naturel » et nécessite à la longue un investissement énergique moindre que celui du jeu de surface (Barry et al., 2019).

Alors que le « jeu de surface » consiste pour la travailleuse à feindre et exprimer des émotions qu’elle ne ressent pas, tout en contraignant les attitudes et les comportements initialement ressentis. Pour ce faire, elle doit contrôler ses gestes expressifs (p. ex. son expression faciale, une respiration rapide, un tremblement, etc.) ou tout autres comportement et attitude liés à l’émotion, afin de répondre à ce qui est attendu d’elle (Lee et Brotheridge, 2011 ; Hochschild, 1979 ; 2003). Les jeux de surface et en profondeur exigent des efforts orientés et considérables de la part de l’intervenante, que ce soit lors de la répression (l’empêchement) ou l’évocation (façonnement) d’un sentiment (Fortino et al., 2015). Le jeu de surface, qui implique un contrôle ou une suppression des gestes expressifs, a tendance à exiger un investissement excessif des ressources psychologiques et physiques encore plus grand que lors du jeu en profondeur, en raison du contrôle de soi (régulation) lié aux dissonances émotionnelles, c’est-à-dire qu’il existe un écart persistant entre l’émotion et les attitudes initiales et celles qui doivent être affichées (Jeung et al., 2018).

Cadre méthodologique

Dans le cadre de ce projet de recherche[4], nous avons utilisé une méthode mixte. Les données quantitatives ont été recueillies auprès de 243 participants à l’aide d’un questionnaire en ligne composé de 140 items. Nous avons utilisé trois outils validés : le Copenhagen Psychosocial Questionnaire (COPSOQ) (Burr et al., 2019) ; l’échelle de qualité de vie professionnelle (ProQOL) (Stamm, 2010) ; et l’échelle de détresse psychologique de Kessler (K6) (Kessler et al., 2010). Toutefois, dans le cadre de cet article, nous présenterons uniquement les résultats qualitatifs. Les objectifs généraux de la recherche étaient : 1) d’identifier et mesurer les DÉ vécues par les intervenantes ciblées ; 2) de mieux définir les facteurs collectifs, organisationnels et individuels augmentant ou diminuant les DÉ chez ces intervenantes ; 3) de mieux comprendre les conséquences des DÉ sur les relations sociales au travail sur le plan des émotions, des attitudes et des conduites avec les usagers les collègues et les supérieures hiérarchiques (gestionnaires). Les données qualitatives ont été recueillies à la suite du volet quantitatif auprès d’un échantillonnage de 43 intervenantes (36 femmes et 7 hommes) œuvrant dans les services de la première ligne en enfance/famille. Toutes les intervenantes avaient au moins 6 mois d’expérience dans les services de la première, deuxième ou troisième ligne, impliquer dans le filet de protection sociale des enfants et des familles vulnérabilisés et la moyenne d’années d’expérience en intervention sociale est de 13 ans. En respect avec les critères d’admissibilité, l’échantillonnage est composé de 34 intervenantes exerçant au sein des services « jeunes en difficulté », « crise-ado famille », des « services intégrés en périnatalité et pour la petite enfance » (SIPE) et en « réadaptation externe », quatre intervenantes pratiquant dans les « centres de réadaptation » et cinq intervenantes des services de la « pédopsychiatrie ». Pour ces participantes, 18 d’entre elles détiennent un baccalauréat ou une maitrise en travail social, 13 ont un baccalauréat ou une maitrise psychoéducation et 12 sont techniciennes en éducation spécialisée (certificat collégial). Elles interviennent toutes directement auprès de la clientèle et l’ensemble des participantes et manifestent des DÉ liées à leurs fonctions professionnelles. Les principaux symptômes de la manifestions des DÉ sont pour 96 % d’entre-elles des symptômes émotionnels (envahissement, anxiété, colère et irritabilité, symptômes dépressifs et idéation suicidaire) et 84 % disent vivre également des symptômes physiques (insomnie, fatigue, épuisement, gain de poids). Le recrutement a été effectué dans trois régions administratives distinctes (une zone urbaine et deux en ruralité). Nous avons mené des entretiens semi-dirigés d’environ 60 à 90 minutes durant l’hiver-printemps 2022, à partir de la plateforme TEAMS. Les participantes devaient répondre aux questions suivantes : de votre point de vue, 1) quelles sont les facteurs qui augmentent et diminuent de vos DÉ ? et 2) quelles sont les conséquences de vos DÉ dans les relations sociales avec les enfants et les familles suivis ? Les entretiens ont été enregistrés, retranscrits et analysés à l’aide du logiciel NVivo. Nous avons effectué une analyse de contenu thématique (Corbière et Larivière, 2020 ; Paillé et Mucchielli, 2016), afin d’avoir accès à l’expression des sentiments et des expériences vécues et perçues par les participantes. La première codification de cette analyse descriptive interprétative a été faite à partir d’études empiriques et théories existantes (psychologiques et sociologiques) liées à la problématique, pour ensuite faire émerger les nouveaux thèmes (Corbière et Larivière, 2020). En ce qui concerne la confidentialité, toutes les données ont été anonymisées et seuls les chercheurs et assistants de recherche avaient accès à la liste contenant les noms et les codes, elle-même conservée séparément du matériel de la recherche, des données et des formulaires de consentement. En raison du caractère sensible dans le fait d’aborder des DÉ dans le cadre de l’emploi, tous les entretiens ont été menés par des personnes diplômées ou en cours d’études en travail social. Une liste de ressources d’aide était également disponible pour les participantes, en cas de besoin. Le projet de recherche a obtenu la certification éthique du CIUSSS de l’Estrie-Chus, du CIUSSS de la Capitale-Nationale, du CISSS de l’Outaouais, de l’Université de Sherbrooke, de l’Université d’Ottawa, de l’Université TELUQ et de l’Université Laval.

Résultats

La grande majorité des participantes (79 % ou N=34/43) ont rapporté que leurs DÉ avaient plusieurs conséquences sur leurs relations avec les enfants et les familles vulnérabilisées. Nous analyserons dans ce qui suit comment le TÉ des intervenantes paraît compliqué, voire largement compromis par leurs conditions de pratique perçues comme dégradées. Nous présenterons d’abord les extraits montrant l’utilisation du jeu de surface lors de la production du TÉ, en raison des conditions de travail délétère liées aux modes de gestions (pression de productivité, attentes irréalistes, lourdeur des problématiques et la surcharge de travail), ainsi qu’aux définitions contradictoires de ce « qu’est un travail bien fait ». Les résultats indiquent que les conditions de pratique dégradées des intervenantes leur font vivre beaucoup d’émotions négatives (par ex. frustration, exaspération, impuissance). Cela fait en sorte de multiplier les situations de dissonance émotionnelle qu’elles vivent, situations qui ne laissent d’autre choix que de ne gérer qu’« en surface » leurs émotions. Dans un second temps, les résultats mettent en lumière les interactions sur le plan émotionnel, des attitudes et des comportements lorsque le TÉ est compromis. On peut observer des effets nuisibles sur les relations sociales entre les intervenantes et les usagers (relations mutuellement blessantes), sur la qualité des interventions (diminution de l’intensité des suivis, de l’empathie, de la gestion de l’incertitude ou du risque) et, incidemment, sur la sécurité et le bien-être des enfants, de leur famille et des intervenantes.

Impacts des conditions de pratique dégradées : entre émotions négatives, dissonances émotionnelles accrues et recours au jeu de surface

Plusieurs intervenantes ont rapporté vivre un sentiment d’impuissance, en raison des exigences de performance et des attentes irréalistes de l’employeur. À ce propos, Caroline [5] mentionne par exemple : « c’est comme si on devait être surhumains quand dans le fond, bien, on travaille justement avec des humains, fait que je pense qu’on a un métier qui est déjà plus drainant que d’autres […] de performer à travers tout ça, d’être tout le temps au meilleur de nous-même quand dans le fond, on ne peut pas. C’est juste impossible ». De son côté, Jessica vit une certaine exaspération en raison de la pression de productivité : « le rendement là. Veux, veux pas, c’est le secteur public, ils ont des attentes, des budgets, puis il faut qu’on rentre dans les affaires, tu sais. Moi, c’est tout ça un peu qui me soûle ». Jacques, quant à lui, dénonce plus spécifiquement un mode de gestion de type top-down, la perte de sens encouru et toute la colère ressentie :

« C’est des décisions top-down, pas réfléchies, qui ne font rien que regarder des stats, puis des besoins de descendre des listes d’attente. […] Le système crée ses propres embûches à aider ces familles-là finalement […] ils regardent plus ta stat que ton professionnalisme, si on veut […] ça n’a pas de sens de se donner, tu sais, pour une job, en laquelle tu ne crois pas […] je suis en tabarnac pour rien, je suis irrité vraiment pour rien, tu sais, dans les réunions d’équipe. »

Les résultats montrent l’exaspération, l’impuissance et les conflits de valeurs vécus en raison des définitions distinctes de ce à quoi renvoie « un travail bien fait » selon l’employeur et les ordres professionnels. L’extrait de l’entretien réalisé avec Laurence illustre bien comment les exigences organisationnelles et professionnelles sont souvent perçues aussi irréalistes qu’irréconciliables et toute la frustration encourut :

« Des attentes irréalistes de notre ordre professionnel, mais aussi de notre établissement par rapport à la quantité de dossiers à prendre. Par rapport au temps accordé à chaque client. Par rapport à la quantité de tâches clinico-administratives qu’il faut répondre aussi dans des délais X. Je ne connais personne, depuis des années, là qui répond à toutes ces exigences-là, là. Encore moins présentement. En plus avec les absences du personnel. Fait que ça, je trouve ça frustrant. »

Ces attentes et exigences « irréalistes » de l’employeur placent les intervenantes dans une situation de « surcharge » qui pèse sur leur niveau de fatigue et la qualité de leur travail. Comme l’explique Thomas : « Ce n’est pas pour rien, finalement, qu’il y ait une explosion des erreurs, là, qui s’installent ou des incidents, parce que c’est carrément lié finalement à la surcharge ». Lorie, quant à elle, explique plus en détail pourquoi les intervenantes en arrivent parfois à bâcler un suivi : « si on me demande de prendre plus de dossiers, puis je sens que je suis déjà à bout de souffle, puis je ne me sens pas efficace ou compétente dans mes dossiers, bien, c’est sûr que je vais tourner les coins ronds ». Alors que Julianne explique le recours à des outils plus standardisés et moins spécifiques aux besoins des usagers, ainsi qu’une diminution de la qualité dans ses notes d’évolution au dossier « C’est sûr que si je suis très fatiguée ou que je vis des difficultés […] je vais être moins créative dans mes moyens d’intervention. […] Utiliser des outils que j’utilise déjà […] Moins de temps dans chaque dossier à préparer certaines choses adaptées à eux. Couper dans les notes, tu sais, faire des notes plus synthèse. »

Cette surcharge se couple souvent, aux yeux des intervenantes, à un manque de soutien de la part de l’organisation. À propos des nouvelles pratiques managériales, Cécile déplore de trop nombreuses incohérences et un manque de bienveillance à l’égard des intervenantes : « Tu sais, on nous demande d’être bienveillant […] Mais la gestion ne l’est pas pour nous ». Open comme plusieurs de ses collègues soulignent également le manque de soutien de l’organisation pour demeurer avenantes et patientes avec les usagers. Elle y parvient malgré tout, mais au prix d’un jeu de surface assez pénible : « Fait que tu sais, en ce moment, moi, je manque de soutien à ce niveau-là pour rester patiente avec mes usagers là. Je le fais, mais câline, je grafigne là ».

On reconnait également le jeu de surface, lorsque l’intervenante suspend ses émotions et les reporte à un moment ultérieur (Viviani, 2023), comme dans le cas de Lramka qui se « défoule » durant les réunions ou lors d’interactions spontanées avec des collègues :

« Tu sais, quand ça devient trop présent, vient que tu ne fais plus attention, puis que c’est genre juste tout le temps de même là dans le corridor, tu fais comme : “Ostie, unetelle là, ‘oui, oui, on sait c’est qui’, eille, elle, tabarnac, hein !” Fait que tu sais, ça en devient qu’il n’y a comme plus de filtre même dans des endroits où on en aurait eu au départ » (Lramka).

Cette absence de « filtre », décrite par Lramka, peut survenir dans les relations avec les usagers. Il arrive en effet que faute d’un travail émotionnel adéquat, les émotions émergent là où elles ne sont pas attendues, qu’elles échappent au contrôle, par le langage corporel et les propos et poussent à des actions parfois regrettables (Viviani, 2023 ; Jeantet, 2018). Les prochaines sections traiteront des impacts d’un TÉ compromis ou empêché sur les relations avec les usagers et la qualité du travail des intervenantes.

Travail émotionnel compromis : des effets nuisibles multiples sur la relation avec les usagers et la qualité du travail

Les conditions de pratique difficiles des intervenantes leur font vivre beaucoup d’émotions négatives et de dissonances émotionnelles et peuvent nuire considérablement à leur « disponibilité émotionnelle », qui est pourtant la pierre angulaire de leur travail auprès des enfants et des familles vulnérabilisées. C’est ce qu’explique Thomas : « pour des intervenants qui ont de la difficulté à respirer, qui se font surcharger de dossiers toujours plus complexes. Donc assurément que la disponibilité émotionnelle pour rendre des services peut être affectée de façon extrêmement importante, puis extrêmement préoccupante ».

Des relations mutuellement blessantes entre les intervenantes et les usagers

Lorsque les intervenantes sont privées de cette disponibilité émotionnelle, cela peut laisser place à des relations mutuellement blessantes avec les usagers. Les relations mutuellement blessantes réfèrent à un échange qui se caractérise par une intention ou une menace d’agression émotionnelle, psychologique (violence verbale) et comportementale (violence physique). Par exemple, l’intervenant peut subir une charge émotionnelle « blessante » ou encore renvoyer une charge émotionnelle similaire à l’usager (Le Pain et Larose-Hébert, 2022). Plusieurs participantes ont rapporté des situations où elles ont semblé blesser émotionnellement et être devenues en quelque sorte l’ombre d’elles-mêmes : « ce n’est pas tant qu’elle vit des difficultés émotionnelles avant [en parlant d’une collègue], mais c’est que d’être en contact avec cette cliente-là, ça lui en fait vivre […] ça teinte toute son intervention […] ça lui faisait vivre beaucoup d’inconfort. Puis de peur » (Laura). À d’autres occasions, cette blessure s’exprime par la peur, l’hypervigilance et l’évitement de certains usagers, y compris chez les intervenantes les plus expérimentées : « j’avais tout le temps comme le petit stress, même des fois, je faisais de l’évitement de comme je ne veux pas aller intervenir avec ce jeune-là parce que justement, il a l’air violent, fait que moi j’ai peur pour moi et je suis comme un peu tombée dans l’hypervigilance » (Kenzy). Tandis que chez certaines intervenantes, cette blessure prend la forme d’une fragilité émotionnelle accrue. Michel, par exemple, rapporte une situation où il s’est senti plus rapidement qu’à l’habitude envahie par des symptômes émotionnels qu’il a peiné ensuite à surmonter :

« La semaine passée, j’ai fait une rencontre avec un client chez eux à la maison, puis il a décompensé, mais vraiment décompensé, puis il s’est mis à me menacer. Puis à m’agresser. Là, je cherchais la porte de sortie. Mais tu sais, moi, je deviens envahi cognitivement, d’abord et avant tout, mes idées se referment sur un cercle qui est vraiment plus court. Puis je reste pris là-dedans, en me disant : écoute, écoute, écoute, écoute… j’ai de la misère à passer à autre chose, à faire autre chose » (Michel).

Il arrive que les relations mutuellement blessantes soient dirigées vers les usagers. Plusieurs participantes ont mentionné des situations où la fatigue ressentie, y compris celle émotionnelle induite par les conditions de pratique dégradées, les amenaient à adopter des attitudes et des comportements colériques à l’égard des usagers et à l’encontre d’une relation égalitaire et éthique. À titre d’exemple, Isabelle relate ceci : « Bien, quand je suis dans le peak [sommet] de mon état d’épuisement, c’est sûr que je vais être beaucoup plus irritable. Je vais être plus impatiente. Je vais couper les coins ronds, je vais recadrer, je vais être beaucoup plus confrontante ; chose qui n’est pas dans ma nature ». Certaines participantes, comme Patrick, rapportent même être témoins de comportements de domination et d’intimidation de la part de certaines collègues : « Je vois des collègues à un moment donné qui lèvent le ton, qui crient, foncer vers le jeune, là, pour l’amener dans sa chambre pour qu’il rentre dans sa chambre, tu sais, c’est déjà arrivé pour dire “là, c’est assez” ».

La diminution de l’intensité des suivis (l’évitement de rencontres, de sujets et d’usagers)

Les conditions de pratique difficiles des intervenantes leur font vivre beaucoup d’émotions négatives et de dissonances émotionnelles qui, à force de ne pas être accompagnées d’un TÉ adéquat, laissent place à des DÉ et une fatigue importante qui peuvent nuire considérablement à la qualité de leur travail. En effet, les récits des participantes montrent que plusieurs d’entre elles choisissent, non sans culpabilité, de réduire l’intensité et la qualité des suivis (éviter certains sujets) avec les usagers pour « se protéger ». Annie mentionne sa tendance à écourter les rencontres et toute la culpabilité que cela lui procure : « le sentiment d’avoir moins envie d’aller rencontrer les clients aussi. C’est ça d’avoir des rencontres plus courtes, d’écourter un peu les choses. Sinon, bien, un sentiment de culpabilité aussi, qui vient avec le fait de couper à certaines places, de prendre moins le temps ». Paul raconte se rendre moins disponible pour répondre aux besoins exprimés par les usagers lorsqu’il se retrouve confronté à la mécompréhension et aux réprimandes de sa gestionnaire : « Un client qui m’appelle, moi, admettons là que je viens de me faire ramasser à matin par ma gestionnaire, le client il m’appelle, je suis en détresse après-midi, j’aurais besoin de toi. Êtes-vous en danger ? Non, non, je ne suis pas en danger, mais j’ai de la peine. Je vais regarder la semaine prochaine si j’ai de la place ».

Une autre participante, Catherine, admet choisir parfois délibérément d’éviter un usager afin de ne pas avoir à intervenir directement auprès de lui, lorsqu’elle ressent une trop forte fatigue émotionnelle : « Je vois qu’il n’est pas en forme, puis qu’il commence à augmenter le ton, se mettre à sacrer, parler bête, bien, je regarde mes collègues, puis je suis comme : bien moi, aujourd’hui, je vais être là où est-ce que ce jeune-là n’est pas. […] C’est sûr que ce n’est pas moi qui vais le gérer ».

De son côté, Laura évoque le cas d’une collègue en DÉ qui est allée jusqu’à cesser complètement de faire ses suivis durant des mois :

« Fait qu’elle n’était plus capable d’aller voir les familles, fait que personne ne s’en est rendu compte. Ça a pris comme quatre mois avant que quelqu’un se rende compte, bien, dans le sens je veux dire une gestionnaire ou une cheffe d’équipe. Qu’ils se rendent compte qu’elle ne travaillait plus, qu’elle passait son temps à aller d’un bureau à l’autre, elle s’est complètement désinvestie de son travail parce qu’elle n’allait pas bien. »

D’autres participantes ont pour leur part mentionné avoir recours à des fermetures de suivis, lorsque les usagers font preuve d’attitudes et de comportements hostiles ou se montrent réfractaires aux changements et à leurs interventions, en dépit du besoin de protection des enfants : « des fois, avec les dossiers de la DPJ [Direction de la protection de la jeunesse], je préfère fermer parce que là, c’est comme rendu trop lourd, puis je sens que je suis rendue impuissante dans la situation, puis ça n’avance pas, fait que des fois, ça va être de fermer complètement » (Sabrina).

La diminution de l’empathie et le repli derrière les procédures

Les conditions de pratique difficiles des intervenantes, qui leur font vivre beaucoup d’émotions négatives et de dissonances émotionnelles restées irrésolues, à la longue, pèsent sur leurs capacités de travail. À plusieurs reprises, les participantes ont mentionné qu’à force de devoir composer avec une surcharge de travail, elles ont fini par ressentir une diminution de leur empathie et à se désengager de la partie relationnelle de leur tâche, tout en se repliant vers des fonctions plus technocratique et bureaucratique. Mirabelle explique en ses propres mots le phénomène : « je me sentais à ce moment-là, plus paralysée. Je trouve qu’on devient un petit peu plus justement en mode survie. En hypervigilance, mais on est comme un peu plus déconnecté, en effet, tu sais. Fait que on est comme dans un mode un petit peu fonctionnel, je dirais, et moins relationnel ». Cécile évoque aussi avoir ressenti que la fatigue induite par la surcharge de travail avait diminué sa capacité d’écoute et d’accueil : « quand tu es à terre, quand tu es fatigué, puis que tu tombes en surcharge, puis que c’est bien correct, bien, à moment donné, c’est la patience qui ne sera pas la même. C’est la capacité d’écoute, l’accueil, c’est tout ça qui ne sera pas les mêmes, là, qui ne sera pas optimal ». Dans le cadre du travail, perdre sa capacité d’écoute et d’empathie peut se traduire de différentes façons chez les intervenantes, mais qui chaque fois nuira à la qualité du travail. Isabelle décrit plus concrètement comment s’actualise la diminution de ses capacités empathiques : « Je vais être plus directive. Dans le sens où au lieu de poser des questions ouvertes, tu sais, du genre, vous pensez faire quoi dans telle situation ? Je vais être plus dans : bien, faites ça ». Michel relate vivre une surcharge de travail qui le livre à un grand sentiment d’impuissance qui, en l’envahissant, le coupe d’une partie de ses capacités de travail, dont l’empathie :

« Quand je suis envahi dans mon caseload [mes dossiers], puis comme je dis, je le vis vraiment comme des situations émotionnelles paradoxales, qui m’amènent dans l’impuissance. Quand on est envahi, bien, moi, je deviens irritable, puis je deviens bête, puis je deviens non empathique, je perds tout mon côté empathique pour la souffrance, puis la détresse de ce que les autres vivent, puis là après ça, je peux devenir condescendant, puis je peux devenir cinglant ».

Pour d’autres, les exigences de productivité et de rendements statistiques à atteindre pèsent sur leur capacité empathique et la qualité de leurs interventions plutôt que la surcharge de travail. Élise explique comment les exigences de rendement l’ont amenée à se désinvestir de ses relations avec les usagers et à ne plus chercher à faire un travail qui répond à ses propres standards professionnels :

« Au niveau du CIUSSS, au niveau des statistiques et tout ça. De toujours vouloir fermer un dossier après l’autre, 10 rencontres, il faut que tu fermes ton dossier, là, c’est sûr que ça influence ma relation […] d’être moins à l’écoute, d’expédier un peu plus la recherche de solutions, plus que d’être dans l’empathie. Comment je pourrais dire ça, dans l’accueil des émotions. […] ça amène aussi une certaine forme de laxisme au niveau du travail. J’ai moins le goût de m’investir, genre arriver à 8 h, puis finir à 16 h, puis je n’en donne pas plus, merci, bonsoir ».

La diminution des capacités dans la gestion de l’incertitude

La gestion de l’incertitude, inhérente au caractère imprévisible des interventions, en raison des particularités et de l’agentivité des personnes, consiste à tenter de prévoir le futur d’une situation potentielle, grâce à l’utilisation des capacités de l’intervenante et du milieu, afin d’évaluer correctement le niveau de dangerosité à court, moyen et long terme (Robichaud et al., 2024 ; Lambert, 2013). Elle consiste également à mettre en place des mesures de protection efficaces, tout en tenant compte des conséquences possibles des actions et des décisions sur les personnes concernées (Robichaud et al., 2024 ; Lambert, 2013). Or, les relations mutuellement blessantes, la diminution de l’intensité des suivis, la diminution de l’empathie et le repli vers le travail technocratique et bureaucratique entravent la gestion de l’incertitude ou du risque. De plus, une partie des intervenantes ont mentionné que les DÉ et la fatigue ressentie avaient tendance à diminuer leurs capacités cognitives générales et conséquemment, leurs capacités de gestion de l’incertitude. Par exemple, Sonia rapporte les effets des DÉ sur ses capacités cognitives : « C’est quand je suis fatiguée, là, des dossiers de même [usagers régulièrement en posture d’opposition], ça me rentre un peu plus dedans. C’est parce que ça demande du jus, ça me demande beaucoup de concentration, tu sais, j’avais de la misère à me structurer dans cette rencontre-là ». Amélie, va aussi en ce sens :

« Si j’ai, quelque chose qui me tracasse, nécessairement, ça va peut-être susciter une fatigue mentale que je vais traîner dans ma rencontre, fait que peut-être que mes reflets vont être moins spécifiques, que je vais répéter trop les mêmes mots. Tu sais, peut-être que dans la fonction du langage, ça va moins bien se passer. Fait que peut-être que le service, il va être moins parfait ».

Catherine remarque notamment une diminution de la vigilance nécessaire à la gestion de l’incertitude : « c’est clair que je devais être moins vigilante sur certaines choses ou moins capable de refléter, comme il se doit, des choses que j’aurais normalement faites ».

Discussion

Désindividualiser les difficultés émotionnelles au travail en agissant sur les structures et les conditions de pratique

La profession d’intervenante sociale est reconnue comme l’une des plus stressantes et se distingue par un niveau élevé de congés de maladie en lien avec des DÉ élevées qui caractérisent cette profession (Ravalier et al., 2021). D’ailleurs, nos résultats vont en ce sens, puisque 30,6 % des participantes ont déclaré avoir dû s’absenter du travail (congé maladie) en raison de difficultés émotionnelles, psychologiques ou liées au stress, tandis que 29,6 % rapportent prendre une médication pour ces mêmes difficultés. Qui plus est, la totalité des participantes juge l’augmentation de leurs DÉ[6] en bonne partie attribuable aux réorganisations qui ont fait suite aux deux dernières réformes du réseau de la santé et des services sociaux (en 2006 et 2015) et aux conditions de pratiques subséquentes (Le Pain et al., en évaluation).

Comme le montrent nos résultats, les conditions de pratiques issues des dernières réformes de la santé et des services sociaux, elles-mêmes largement inspirées de la NGP, favorisent l’expérience de dissonances émotionnelles et l’utilisation du TÉ de surface. Le prix à payer, pour les intervenantes dans ces conditions de travail, est le « lâcher-prise » à propos de comment le travail devrait être fait (Hochschild, 2012). Dans les services en protection de l’enfance, les injonctions affectives sous-jacentes aux transformations des services exigent des intervenantes qu’elles soient détachées de leurs émotions et de la réalité au travail (Le Pain et Larose-Hébert, 2022). On s’attend qu’elles se conforment, sans remettre en question, les exigences de productivité et de standardisation des pratiques émises par les hautes instances (Le Pain et Larose-Hébert, 2022). La culture organisationnelle dans les services de la protection de l’enfance laisse entrevoir une banalisation notable des situations de violence dans le cadre des fonctions (Le Pain et al., en évaluation). L’injonction à la productivité et le contrôle des rendements statistiques misent sur la quantité plutôt que sur la qualité (Le Pain et Larose-Hébert, 2022). Or, le fait de mesurer les résultats a pour effet d’induire une mise en concurrence entre les travailleurs, tout en déstructurant l’entraide, la prévenance, le savoir-vivre et la solidarité entre les travailleurs (Dejours et Duarte, 2018). Il s’agit d’un enjeu de taille, puisque ce sont, par exemple, au sein des équipes de travail que se développent et se retransmettent les modalités de ce « qu’est un travail bien fait » au niveau émotionnel et comportemental (Bonnet, 2020). Cette socialisation permet la construction de l’identité professionnelle, tout comme elle inclut ou exclut les membres qui ne s’ajustent pas aux normes en termes de comportements, d’attitudes et d’émotions (Bonnet, 2020).

La pratique dans les services sociaux est envisagée à tort, comme un acte séquentiel ; un travail à la chaîne (comme dans une usine) nécessitant peu d’autonomie et de marge de manœuvre, puisque les intervenants doivent occuper des rôles prédéterminés (Grimard et al., 2021). Les modes de gestion bureaucratique et procédurale actualisent des supervisions essentiellement centrées sur la tâche et dépourvues de toutes formes d’émotions (Winter et al., 2019). Cette façon de faire rappelle incidemment la distinction entre ce que l’organisation s’attend de l’intervenante (ce qu’elle doit faire ou le travail prescrit), à travers une mise à distance de ce qu’elle ressent et sur son engagement émotionnel dans le travail réel (Winter et al., 2019 ; Dejours, 1980). Il s’agit d’une pratique qui encourage le TÉ de surface (Winter et al., 2019), et cette dissonance émotionnelle peut engendrer un sentiment d’inauthenticité et augmenter, en retour, le niveau d’exigence du travail émotionnel à déployer (Soares, 2003). Cette forme de gestion fait souvent en sorte également de surcharger l’intervenante, en déversant les listes d’attentes dans les charges de cas individuelles, et ce, sans considérer ses besoins émotionnels, la complexité des situations traitées et le TÉ nécessaire, ainsi que l’effet des comportements parfois hostiles des usagers (Ferguson et al., 2020). De plus, la centralisation des pouvoirs, la standardisation des pratiques et l’augmentation du contrôle par les redditions de comptes (Bourque et al., 2024) ont tendance à invisibiliser les exigences émotionnelles et à dévaluer les compétences des intervenantes (Hochschild, 2012). Selon Drulhe (2000), l’invisibilisation et l’instrumentalisation du TÉ auxquelles s’ajoute un manque d’autonomie, sont des facettes de l’exploitation et de l’aliénation des travailleuses :

« L’absence d’autonomie et l’instrumentalisation du travail émotionnel accompli au cours de l’exercice professionnel constituent deux aspects de l’exploitation et de l’aliénation de ceux/celles qui l’accomplissent : exploitation du fait de son invisibilité et de sa non-reconnaissance (l’auteur est “dépossédé” de son investissement) ; aliénation parce qu’il ne tient pas compte de l’état et de la dynamique de l’exécutant qui devient ainsi étranger à lui-même. » (p. 19-20)

Plusieurs études (Jex et Britt, 2014) ont montré que l’autonomie professionnelle et la culture organisationnelle jouent un rôle significatif en tant que médiateurs dans la relation entre le travail émotionnel et l’épuisement professionnel (Jueng et al., 2018). Une autre étude a mis en évidence comment l’érosion des principes humanistes relayés par les contraintes organisationnelles héritières des réformes néolibérales et une autonomie professionnelle limitée sont au cœur de la souffrance et du mécontentement au travail des intervenants sociaux (Lévesques et Negura, 2021). Autrement dit, les efforts considérables qu’elles doivent déployer pour faire « semblant » et surmonter les émotions délétères induites par le fait de devoir composer avec une pression excessive et des exigences professionnelles parfois désincarnées de la réalité du terrain épuisent émotionnellement les intervenantes (Gabriel et al., 2015). Les dissonances émotionnelles qu’elles vivent participent à détériorer leur santé et leur bien-être, puisqu’elles sont source de stress (Monier, 2017). Il existe un lien largement reconnu et établi entre l’épuisement émotionnel et le cynisme (composantes du burnout) et la somme répétée des dissonances émotionnelles (le jeu de surface) que vivent les travailleurs (Öngöre, 2020). Enfin, le jeu de surface est associé au taux élevé de roulement de personnel et d’absentéisme (Machado et Desrumaux, 2015). Si les conditions de pratique dégradées impactent la santé des travailleuses et la rétention des employés au travail, elles génèrent beaucoup d’émotions négatives (par ex. frustration, exaspération, impuissance) qui multiplient les situations de dissonances émotionnelles qu’elles vivent, en plus de compliquer, voire de compromettre leur TÉ.

Le travail émotionnel empêché dégrade les relations sociales avec les usagers et la qualité des services

Pour mieux saisir l’implication du TÉ, il importe de nous attarder à la place des émotions au travail. Les émotions sont des signaux intérieurs et de formidables messagères qui permettent à la fois de comprendre le monde qui nous entoure et d’avoir un rapport aux autres, à soi et à l’action (Jeantet, 2018). Elles sont les moteurs sous-jacents aux attitudes, aux comportements et aux actions, puisqu’elles augmentent la conscience, la morale et le sens critique menant parfois à l’action politique (Ibid.). Dans le contexte du travail, les émotions signalent les conflits de valeurs et éthiques, les besoins non comblés, ainsi que les situations ou les interactions qui sortent de l’ordinaire et des attentes (Ibid.). Alors qu’elles sont au centre des professions en relation d’aide et utilisées, grâce au travail émotionnel, elles ont tendance à être peu reconnues et invisibilisées sur le plan professionnel et scientifique ainsi que dans l’analyse des politiques sociales impliquant ces professions (Grimard et al., 2021 ; Jeantet, 2003). En effet, les pratiques managériales inspirées de la NGP tiennent peu compte du travail émotionnel et des besoins des intervenantes, en focalisant sur « l’objectivité », la « rationalité », la « neutralité » et « l’égalité » pour les usagers (Grimard et al., 2021). En réalité, les émotions au travail ont historiquement eu tendance à être quelque peu ignorées, délaissées, voire niées, et ce, dès l’époque du mode de gestion taylorien (Monier, 2017). Non seulement les émotions et le travail émotionnel sont constitutifs des métiers relationnels (Bonnet, 2020), mais leur diversité réelle de même que celles « rebelles », qui peuvent troubler l’ordre et contredire le travail prescrit, offrent un espace social de résistance aux travailleuses (Jeantet, 2018). Quand elles sont partagées, ces émotions « rebelles » sont l’occasion de désindividualiser l’expérience des difficultés émotionnelles et psychologiques vécues, en portant une attention à leurs « causes » organisationnelles. Dans le cas des intervenantes sociales, tout donne à penser que la réorganisation du réseau de la santé et des services sociaux, dans la foulée des deux dernières réformes (2006 et 2015), continue d’invisibiliser les exigences émotionnelles au travail. Cette réorganisation tend à compliquer, voire empêcher le TÉ, ainsi qu’à favoriser l’augmentation des DÉ, de par la dégradation des conditions de pratique. Incidemment, un TÉ compromis impacte les relations avec les usagers et la qualité du travail. Comme le montre nos résultats, un TÉ amenuisé ou compromis met en scène une instauration de relations mutuellement blessantes entre l’intervenante et les usagers. Cette mutualité, dans lequel circulent des émotions de peurs, d’aversion ou de colère dans la relation d’aide, diminue le recours à la pensée critique et son actualisation dans la pratique (Ferguson et al., 2020). Il y a aussi des conséquences sur les rapports de pouvoirs (ou les abus) et sur l’exercice du rôle effectué d’une façon éthique et sans le recours aux représailles, lors des décisions et du suivi (Ferguson et al., 2020). Comme le montre nos résultats, un TÉ amenuisé est synonyme d’une diminution de la qualité des services, ne serait-ce que par la diminution de l’intensité des suivis, du manque l’empathie et de la « non » gestion de l’incertitude. Ainsi, sans émotion ou nuance émotionnelle, il devient impossible de créer des relations avec les autres, car l’émotion mobilise la cognition, nos attitudes, nos comportements et nos actions (Jeantet, 2018). Sans leur recours d’une façon sécuritaire, une large portion de la réalité des enfants et des familles vulnérabilisés échappe à la compréhension des intervenantes, ainsi que du système de protection de l’enfance.

Conclusion

Au vu de nos analyses, la recommandation de la CSDEPJ (2021) sur la réinscription de l’identité professionnelle, des principes et de la nature d’un travail « bien fait » par les services sociaux dans toutes les instances décisionnelles auprès des enfants et des familles vulnérabilisés apparaît comme un élément clé pour favoriser la sécurité et le bien-être des intervenantes, des enfants et des familles vulnérabilisées. Ces correctifs permettraient d’améliorer les conditions de pratique des intervenantes œuvrant dans le système de protection de l’enfance, où l’on continue d’observer de nombreux paradoxes et incongruités entre le travail prescrit et le travail réel, ou encore entre la façon dont le travail doit être géré et ce qui est réellement géré ou aurait besoin d’être géré dans la pratique (Ruch, 2012). Cette vision macrosociale et structurelle du filet de la protection sociale pour les enfants et les familles vulnérabilisées a le mérite de ne pas reposer entièrement sur une révision des prescriptions sanitaires et managériales. Sans compter que, du point de vue managérial, les émotions sont le plus souvent envisagées comme un problème à traiter, et nécessitant d’être contrôler soit par proscription ou par prescription (Lhuilier, 2006)[7]. D’ailleurs, les prescriptions managériales actuelles heurtent l’identité professionnelle, négligent de reconnaître la spécificité de la pratique professionnelle dans les services sociaux, interrogent le sens du travail et des missions et invisibilisent le TÉ déployé par les intervenantes (Melou et Dagot, 2018).

Cette vision macrosociale et structurelle ne se reflète toutefois pas dans la totalité du rapport de la CSDEPJ (2021), notamment dans les recommandations ciblant le développement des capacités et compétences des intervenantes, particulièrement au niveau de la gestion et des stratégies d’adaptation au stress, pour prévenir les DÉ et les difficultés psychologiques (stress élevé, épuisement professionnel, etc.). Robichaud et al. (2024), à partir d’une étude thématique complète du rapport de la CSDEPJ, montre cette tendance d’une façon plus large. En effet, l’étude met en lumière des tensions et des discontinuités entre les constats et conclusions, d’une part, et les recommandations qui seront émises, d’autre part. Bien que l’on relève des lacunes au sein du système managérial et organisationnel, les recommandations se concentreront surtout sur le resserrement du contrôle des interventions et des capacités d’adaptation individuelle des professionnelles, plutôt que sur le changement de culture organisationnelle et des conditions de pratique (Robichaud et al., 2024). Ce faisant, cette vision tend à relayer et cautionner une lecture individualisante, psychologisante et responsabilisante des difficultés au travail vécues par les intervenantes, tout en négligeant de responsabiliser les employeurs et les politiques (Loriol, 2021). Cela alors que nos résultats montrent que ces difficultés sont indissociables des conditions de pratique dégradées des intervenantes, qui leur font vivre beaucoup d’émotions négatives (par ex. frustration, exaspération, impuissance) et de dissonances émotionnelles, en plus de considérablement compliquer leur TÉ, souvent en ne leur laissant d’autre choix que de ne gérer qu’« en surface » leurs émotions.

Les écrits démontrent que de réaliser adéquatement le TÉ facilite les relations d’aide et permet de rendre des services plus humains (Moré, 2018). Le TÉ « en profondeur » est également une source de satisfaction au travail et protège les travailleuses des conditions de pénibilités (Moré, 2018). De plus, nos résultats mettent en lumière comment, lorsque le TÉ est compliqué, voire compromis, cela peut avoir des effets nuisibles sur les relations entre les intervenantes et les usagers (relations mutuellement blessantes) et la qualité des interventions (réduction de l’intensité et de la qualité des suivis, diminution des capacités de travail). L’invisibilisation et le manque de reconnaissance des exigences émotionnelles de leur travail et des besoins émotionnels des intervenantes par les politiques publiques actuelles et les établissements du réseau de la santé et des services sociaux où elles pratiquent constituent une cause sérieuse de la détérioration du filet de protection sociale des enfants et des familles vulnérabilisés. Pour la pratique, l’article met en évidence qu’il existe une nécessité d’accompagnement et de formations destinés à préparer les travailleuses sociales à comprendre les différentes nuances des émotions et le TÉ, ainsi que de mettre de l’avant des pratiques réflexives (Viviani, 2023 ; Ferguson et al., 2020). En plus de revoir les conditions de pratiques qui amenuisent le TÉ comme la surcharge de travail et la diminution de l’autonomie professionnelle afin de mieux le protéger, les horaires de travail devraient également inclure du temps pour réfléchir avec les collègues sur les émotions, parce qu’elles contribuent au bien-être professionnel et à la qualité des services (Viviani, 2023). Cette pratique réflexive est d’autant plus cruciale, puisqu’elle permet aux intervenantes de s’immerger plus adéquatement dans l’existence quotidienne des usagers, de mieux développer leurs aptitudes, mais aussi de tenir compte des relations de pouvoirs et des iniquités structurelles (Ferguson et al., 2020). Elle valorise également le fait que les intervenantes doivent être dignes de confiance et empathiques, tout en utilisant les limites législatives et organisationnelles de façon flexible dans l’intérêt des usagers et non ceux de la structure (Ferguson et al., 2020).

Depuis l’événement tragique ayant conduit à la mise sur pied de la CSDEPJ, des poursuites en recours civiles contre les intervenantes, les gestionnaires et les réviseurs se sont multipliées, sans que l’issue de ces procès soit connue à ce jour. Les critiques médiatiques ciblant directement les compétences et les capacités des intervenantes, lors de gestes de violence extrême, ont contribué à ternir l’image du système de protection de l’enfance et des professions en relation d’aide, malgré le caractère parfois imprévisible de ces situations (Le Pain et al., 2021b). Elles ont également eu pour effet d’exercer des pressions supplémentaires en regard de la performance du système et contribué à l’augmentation de comportements de résistances, d’agressions et d’incivilités envers les intervenantes (Le Pain et Larose-Hébert, 2022). Or, le système et les conditions de pratiques demeurent fondamentalement les mêmes depuis ces événements et les intervenantes en sont bien conscientes. Elles vivent des craintes pour elles et pour les collègues, comme le souligne Catherine : « C’est sûr que ça te joue un peu dans la tête parce que tu te dis crime, ça va tu m’arriver moi aussi à un moment donné ? […] d’avoir un drame dans un de mes dossiers, et tu sais ce que [une intervenante] vit sur le plan personnel […] Je ne voudrais pas être à sa place […] On ne veut pas que ça nous arrive ». Le gouvernement impliqué dans la création de la commission d’enquête met actuellement en œuvre une nouvelle réforme de la santé et des services sociaux (2024). Cette réforme entraînera, dans les prochains mois, une nouvelle réorganisation des établissements de santé et services sociaux qui sera désormais chapeautée par un seul organisme, Santé Québec, laissant craindre une fois de plus la relégation au second plan des services sociaux au profit du domaine sanitaire (Grenier et al., 2016). Comme pour les précédentes réformes, la première orientation de Santé Québec a été d’imposer des coupes budgétaires qui, soi-disant, ne toucheraient pas les services à la population. Cette situation est préoccupante pour l’ensemble du système de protection de l’enfance, car la sécurité et le bien-être des intervenantes sont intimement liés à la sécurité et au bien-être des enfants et des familles vulnérabilisés (Le Pain et Larose-Hébert, 2022 ; Ferguson, 2005).