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Le décideur contraint de gérer les flux massifs de population d’origine syrienne se trouve dans une situation délicate lorsqu’il doit formuler une politique migratoire. L’information dont il dispose apparaît souvent floue et incomplète. La situation à laquelle il doit apporter « une solution » fait l’objet d’une réelle confusion : un ensemble de termes inappropriés, participant à la désinformation du décideur et de la société, seraient employés pour la décrire. Sont indifféremment utilisés pour désigner les personnes en mouvement des termes comme migrants, demandeurs d’asile, réfugiés, étrangers, sans-papiers, clandestins… Pourtant, le choix de ces mots est rarement anodin. Dans son rapport Les droits fondamentaux des étrangers en France, le Défenseur des droits, autorité indépendante chargée en France de veiller à la protection des droits et des libertés et de promouvoir l’égalité, s’offusque de l’utilisation de mots « véhicules des idées et des stéréotypes […] qui ne sont pas neutres » (Défenseur des droits 2016). Le Défenseur regrette que l’expression « crise des migrants » disqualifie directement les personnes et aboutisse au dénigrement croissant des droits à la protection. Les termes utilisés par le Défenseur des droits sont forts : les distinctions « jettent le discrédit et la suspicion » sur les « exilés » (Défenseur des droits 2016). Le risque pour ces personnes est bien de se voir priver de la protection dont elles devraient bénéficier. En effet, au-delà de la définition sociale des termes employés, chaque mot correspond à une réalité juridique bien définie et induit un ensemble de droits ou d’obligations. La confusion sémantique contribue ainsi à la désinformation et, partant, à la mise en danger de la population syrienne qui fuit le conflit, dont les droits ne sont plus reconnus.

Au-delà de cette confusion sémantique s’ajoute pour le décideur un autre niveau de difficulté directement lié à la règle de droit. Les régimes juridiques existants relatifs aux mouvements de population sont nombreux en raison de la fragmentation du droit : ils sont régionaux, nationaux, internationaux. Des désaccords ou des divergences d’interprétation liés aux intérêts et aux besoins particuliers des États, de même que l’incapacité des États de l’Union européenne (ue) à s’accorder sur les causes des migrations et sur les moyens de les gérer, renforcent cette fragmentation. Par ailleurs, dans la pratique, les défauts d’application des règles se multiplient lorsqu’il n’y a pas violation caractérisée de la règle de droit. Dans son rapport, le Défenseur des droits constate la multiplication de pratiques illicites. Les maires et les préfets (autorités administratives) se laissent séduire par des présupposés subjectifs, empreints de protectionnisme, voire de xénophobie, et violent délibérément les règles de droit. Le Défenseur des droits répertorie différentes restrictions illicites mises en place par les maires à l’encontre des migrants ou des populations « roms », violant la liberté d’aller et venir (Défenseur des droits 2016). La situation apparaît d’autant plus confuse.

D’autre part, les médias qualifient désormais l’afflux de populations en Europe de « crise migratoire » ou de « crise des migrants ». Ce terme, qui s’est imposé dès l’été 2015, dénote le caractère « inédit » de cet afflux (Blanchard et Rodier 2016). Ce dernier est composé, en grande partie, de population syrienne. En effet, le conflit que vit la Syrie a engendré l’émigration massive de sa population fuyant les violences vers les États voisins, mais également vers l’Europe et le reste du monde. Devant cet afflux de population, l’Europe s’est vue contrainte de réagir dans l’urgence. Malgré les règles existantes en matière d’asile, cette arrivée massive de population sur un temps court a posé la question de l’adaptation du droit. En effet, les mécanismes existants n’ont pas favorisé un accueil des populations ni une gestion sécurisée des flux. Au contraire, pour gérer ces flux, l’Union européenne (ue) a dû adopter une série de mesures d’urgence ne permettant pas toujours une amélioration de cette gestion.

Il semblerait que l’apport du droit à la compréhension des déplacements de population soit limité du fait de son inadaptation à la situation. La complexité de la situation et l’assimilation de ces flux à une crise qu’il faut traiter en urgence montrent que le droit existant perd momentanément sa faculté ordonnatrice. On peut dès lors s’interroger sur la défaillance du droit, c’est-à-dire sur son incapacité à assurer son rôle ordonnateur dans la compréhension des mouvements de la population syrienne, mais également et surtout dans la gestion de ces mouvements pour répondre au défi sécuritaire qui se pose aux États de l’ue[1].

La question se pose ainsi : dans quelle mesure la défaillance du droit dans la gestion des flux migratoires conduit-elle à alimenter la confusion quant à la compréhension de la densification des mouvements de population d’origine syrienne ?

Pour répondre à cette question, il semble pertinent d’observer la situation migratoire au prisme de la théorie dite des systèmes dynamiques complexes (sdc) ou de la complexité dynamique, principalement utilisée par des chercheurs en sciences politiques pour étudier les crises et les conflits, par des chercheurs en sociologie pour analyser les relations entre individus, mais également par quelques chercheurs en droit pour se pencher sur la dynamique de la règle de droit. En effet dans le cas qui nous occupe, l’intérêt réside dans la gestion et la compréhension des flux migratoires par le droit. Il convient donc d’examiner les interactions entre le droit et ces flux migratoires, c’est-à-dire de préciser les raisons pour lesquelles la lecture de la règle de droit ne permet pas toujours d’appréhender clairement ces mouvements et d’en dessiner les grandes caractéristiques ainsi que celles pour lesquelles l’application de la règle de droit ne satisferait pas l’objectif sécuritaire. Cette réflexion suppose qu’on dispose des outils appropriés pour appréhender un objet d’étude en mouvement dans son environnement. La théorie des sdc offre les outils les plus satisfaisants pour étudier les interactions, puisque son objectif réside dans l’analyse d’un objet en interaction avec son environnement. Elle est donc particulièrement pertinente pour décrire la dynamique du droit dans la gestion des flux migratoires d’origine syrienne.

Nous préciserons la nature de la théorie des sdc avant de démontrer comment cette théorie permet d’interroger le droit applicable.

I – La théorie des systèmes dynamiques complexes appliquée au droit

La théorie des systèmes dynamiques complexes appliquée au droit est une approche encore novatrice, notamment lorsqu’elle est utilisée pour appréhender les enjeux migratoires. Il importe d’en évaluer l’intérêt pour la science du droit (A) avant de la définir (B).

A – L’intérêt de la théorie pour la science du droit

Les principaux travaux relatifs au droit des « migrations » sont le plus souvent des études positivistes, qui s’intéressent à la sémantique et à la syntaxe de la règle de droit. S’il existe des études privilégiant le rapport du droit avec son contexte, rares sont celles qui se concentrent sur l’interaction entre le droit et son contexte. L’objet prime généralement sur l’interaction.

Ces études positivistes sont primordiales dans la compréhension du système juridique. Il semblerait pourtant qu’elles présentent certaines limites dans l’appréhension du rôle joué par le droit dans la résolution d’une crise, en l’occurrence une crise migratoire. Aujourd’hui, le recours aux théories juridiques existantes ne nous aide guère à trouver les réponses à apporter à la densification des flux migratoires. Ces études n’appréhendent pas l’interaction du droit avec la crise.

Pour quelles raisons l’approche positiviste présente-t-elle des limites dans l’observation du droit ? Friedrich Nietzsche constate dans son ouvrage La volonté de puissance que le préjugé lié à l’approche positiviste consiste à croire que le monde est forcément ordonné et que le désordre constitue toujours quelque chose de négatif :

L’ordre, la clarté, la méthode doivent tenir à l’être vrai des choses, alors qu’au contraire, le désordre, le chaos, l’imprévu, n’apparaissent que dans un monde faux ou insuffisamment connu, – bref sont une erreur : c’est là un préjugé moral, qui vient de ce que l’homme sincère, digne de confiance, est un homme d’ordre de principes, et a coutume d’être, somme toute, un être prévisible et pédantesque. Mais il est tout à fait impossible de démontrer que l’« en-soi » des choses se comporte selon cette définition du fonctionnaire modèle.

Nietzsche 1995 : 89

Cette citation met en lumière une problématique essentielle lorsque l’on cherche à élaborer une nouvelle règle ou à étudier un droit : l’étude actuelle du droit accorderait peu ou pas d’intérêt au hasard, à l’arbitraire, et elle ne tiendrait pas compte des perturbations externes. Cette croyance détermine notre façon de considérer le droit et nous empêche de penser celui-ci dans son interaction avec l’environnement.

D’autre part, le présupposé d’un idéal de la science du droit, système autonome de la société, est pertinent pour décrypter la dynamique interne du droit. Toutefois, il ne permet pas d’étudier les interactions du droit avec son environnement ; il ne considère pas sa dynamique externe. La description que fait Jean-Guy Belley de la science pure du droit souligne bien les limites auxquelles le chercheur en droit se trouve confronté lorsqu’il choisit une approche positiviste pour analyser le droit dans la crise migratoire. Cet idéal revient en effet à

concevoir le droit comme une chose inconnue et non comme une entité familière, comme un instrument d’action démodé et non comme un outil de progrès, comme une simple normativité parmi plusieurs et non comme une forme sociale éminente, étudier le droit sans passion, en oubliant que sa position sociale est l’enjeu de luttes politiques dont les conséquences matérielles et symboliques sont telles que ni les gagnants ni les perdants ne parviennent à oublier complètement leurs victoires et leurs défaites.

Belley 1996

Pour étudier l’interaction du droit dans son environnement, il est pertinent de réintroduire la familiarité, les passions, les positions sociales du droit. Il importe de dépasser cet idéal scientifique que décrit Jean-Guy Belley.

L’affirmation selon laquelle le droit est « relié par de nombreux canaux aux autres systèmes sociaux » et ne peut « s’expliquer entièrement par lui-même » semble directement applicable lorsque l’on cherche à étudier le droit dans son contexte (Dumont et Bailleux 2010 : 285). Le juriste pourrait privilégier une lecture plus complète de l’interaction entre la règle et son environnement. Comme l’affirment Hugues Dumont et Antoine Bailleux, la science pure du droit ne peut être monodisciplinaire (Dumont et Bailleux 2010 : 286), et ce, parce que le droit joue un rôle d’organisateur de la société et est donc ancré dans celle-ci. Il y a un réel intérêt et une nécessité d’étudier et d’analyser les textes de droit en soi, mais également de comprendre l’environnement de ces textes de droit et l’interaction qui se développe entre le droit et son environnement. Comme le rappelle Reale (1963), le droit n’est pas une simple coordination de normes : les relations avec les faits (comment naît le droit) et les valeurs ont toute leur pertinence dans l’étude de la norme. Reale insiste là sur le processus d’émergence d’une règle de droit. Lors de l’application de la règle, cette même relation entre les faits et le droit persiste, car le droit est un processus collectif (Müller 1996 : 167).

Le droit se définit à travers des liens qu’il engage avec la société et son environnement et que la société et l’environnement engagent avec le droit (Le Goff 2007). Le droit est donc à la fois cet ensemble de règles qui régulent la société et cette production du système juridique. Dans les deux cas, le droit est sans cesse en mouvement. Dans le premier, il cherche à réguler la société et doit donc s’adapter à elle. Dans le second cas, il est le fruit d’une longue coopération et se traduit par une émergence du système qui, par son arrivée dans le système, le modifie. Cette définition du droit contraint le législateur comme le chercheur en droit à considérer dans l’élaboration de règles de droit, comme dans l’étude du droit, les incidences des domaines connexes du droit, tels que la science politique, la sociologie, l’histoire (pour ne citer que les plus importants).

Pour prendre en compte les interactions entre le droit et la société ou le droit et son environnement, il est opportun au moment d’étudier les règles ou de réfléchir aux moyens de les faire évoluer d’utiliser une méthodologie permettant de cibler ces interactions. François Ost, Michel Van de Kerchove, Denys de Béchillon, Mireille Delmas-Marty, Jacques Le Goff ont utilisé les théories systémiques pour aborder les dynamiques du droit.

François Ost et Michel Van de Kerchove décrivent le droit sous la forme d’un système composé d’éléments hétérogènes mis en relation (Van de Kerchove et Ost 1988 : 25-31). Mireille Delmas-Marty explique pour sa part que le chercheur en droit doit pratiquer un « déplacement de l’imaginaire » pour voir émerger un certain ordre dans la société internationale. Elle entend, par là, le fait de passer « d’un imaginaire naguère dominant chez les juristes, celui de la physique, et plus précisément de la machine, actionnée par l’énergie centrale d’une raison répandant sur la société ses bienfaits, à l’imaginaire de la biologie sur fond de thermodynamique, dont le défi est de penser l’unité multiple dans une totalité en tension » (Delmas-Marty 2007 : 10).

Denys de Béchillon trouve quant à lui dans la systémique les moyens de comprendre les raisons pour lesquelles le tout d’un système est plus que la somme de ses parties et que le droit ne peut être défini uniquement par ses seules composantes, sans égard pour leurs interactions (Béchillon 1997 : 285). Denys de Béchillon reprend alors cette définition de la systémique : « L’action/réaction de ses multiples composantes fait advenir une ou plusieurs propriétés globales spécifiques à l’ensemble, alors même qu’aucun de ses composants ne les possède intrinsèquement » (Béchillon 1994 : 35). Le droit, la société interagissent donc dynamiquement et s’auto-influencent : se crée une « rétroaction » (feedback), c’est-à-dire l’action en retour d’un effet sur le dispositif qui lui a donné naissance et donc, ainsi, sur elle-même.

D’autres auteurs ont poursuivi cette réflexion sur la systémique et le droit en abordant les systèmes dynamiques complexes afin d’expliquer les limites du droit à ordonner les relations de la société. Donald T. Hornstein, dans son article « Complexity Theory, Adaptation and Administrative Law », propose une analyse du droit administratif américain sous l’angle de la théorie de la complexité (Hornstein 2005 : 917). Il met en évidence trois propriétés essentielles des systèmes complexes : l’émergence depuis une « self-assembly », la sensibilité aux conditions initiales et la non-linéarité. J. B. Ruhl s’intéresse aux aspects dynamiques pour développer le droit de l’environnement américain. Partant du postulat que le droit et la société coexistent inter-dépendamment et dynamiquement, il suppose qu’une amélioration de la cohérence du droit de l’environnement nécessite une maîtrise des interdépendances dynamiques du droit avec la société (Ruhl 1996a : 1461). David G. Post et David R. Johnson parviennent aux mêmes conclusions que le professeur Ruhl, lorsqu’ils cherchent à étudier le droit numérique et utilisent l’abstraction mathématique pour décrire le droit (Post et Johnson 1998 : 1092).

Le professeur de droit public Jacques Le Goff s’intéresse quant à lui au discours juridique. La systémique lui permet de comprendre la dynamique de ce discours : « Le discours pour être saisi de toutes ses harmoniques suppose la convergence des approches par la mobilisation d’autres savoirs que juridiques sur un mode interdisciplinaire et polychronique » (Le Goff 2007).

Le Goff se réfère au vocabulaire de la théorie des systèmes complexes (et plus précisément aux termes utilisés par la transformée de Fourier). Les harmoniques correspondent au mouvement général d’un phénomène étudié. L’étude d’un phénomène complexe est délicate, puisqu’elle suppose qu’on examine l’ensemble des interactions entre les composantes du système. À cette fin, on privilégie l’étude du mouvement général du système, « les harmoniques ». La compréhension du mouvement général d’un phénomène suppose de recourir à plusieurs disciplines, mais également de multiplier les angles d’observation (en traitant plusieurs choses à la fois). Jacques Le Goff propose ainsi d’adopter une approche polychronique et interdisciplinaire pour aborder le langage du droit, en variant les angles d’observation pour comprendre les enjeux. Rafael Domingo insiste sur cette exigence:

It is necessary, therefore, to recognize the importance of other disciplines in addressing the problems of our times. Close multidisciplinary collaboration will allow the law to address the problems presented by post-modernity through a wider and cleaner lens.

Domingo 2009: 1589

Cette démarche permet de procéder à une analyse critique du droit. La mise en oeuvre de cette démarche suppose l’application d’une méthodologie appropriée ; les théories scientifiques les plus avancées pour aborder la complexité et les dynamiques sont d’un recours précieux. La théorie des systèmes dynamiques complexes, forme la plus sophistiquée de construction abstraite visant à modéliser les sciences de la matière et du vivant, peut être transposée en droit et offre les outils nécessaires pour l’analyse des interactions entre le droit et son environnement. En effet, elle traite des systèmes dynamiques et non linéaires, c’est-à-dire de systèmes évolutifs dont l’évolution est difficilement prédictible. Cette théorie doit désormais être précisée.

B – Les caractéristiques des systèmes dynamiques complexes (sdc)

La théorie des systèmes dynamiques complexes constitue l’ensemble des principes et des lois décrivant les propriétés des sdc. Les domaines d’application de cette théorie sont nombreux : astrophysique, météorologie, psychiatrie, économie, sociologie, sciences politiques. La liste n’est pas exhaustive. Elle favorise le décloisonnement disciplinaire pour générer une multidisciplinarité. La théorie des sdc étant avant tout un outil pour aborder les interactions, elle permet de décrire à la fois les comportements d’atomes, de poissons, de personnes, d’organisations, de nations. Les systèmes complexes, présents dans toute la société, ne sont pas seulement des abstractions mathématiques. Le mathématicien David Ruelle précise : « L’histoire engendre systématiquement des événements qui ne peuvent être prédits et qui ont d’importantes conséquences à long terme » (Ruelle 1991 : 120).

Un sdc constitue en premier lieu un système, c’est-à-dire un ensemble d’éléments hétérogènes qui interagissent entre eux (Post et Johnson 1998). En l’espèce, en matière de gestion des flux migratoires par le droit, le système étudié est celui dans lequel interagissent entre autres des États, des organisations internationales et des individus (notamment les migrants) dans le but de produire du droit, puis d’appliquer ce droit. Cette interaction a la particularité de se former dans un périmètre d’action délimité.

En effet, les composantes du système interagissent entre elles dans un champ donné : l’espace de l’action, plus précisément dénommé espace des états (Ruhl 1996b). Cet espace contient tous les états possibles que peut adopter un système. L’étude de cet espace informe ainsi sur l’ensemble des aspects d’un système, l’ensemble de ses variables. À titre d’illustration, l’espace des états d’un État qui souhaite réglementer l’accès à son territoire se définit par l’ensemble des possibilités juridiques et sécuritaires offertes à l’État. Cet espace des états désigne ainsi l’ensemble des mesures que pourrait adopter un État souhaitant fixer les règles d’accès à son territoire, sans considération pour leur nature licite ou illicite. Dans cet espace des états, le système s’orientera ensuite en fonction d’un certain nombre de propriétés du système.

En effet, l’espace des états est régi par un ensemble de règles de mouvements autrement appelées « vecteurs » (Ruhl 1996b). Ces vecteurs constituent des lignes de conduite. Ils guident ainsi le système et lui indiquent les directions à privilégier pour évoluer. Pour reprendre l’illustration précédente, un État souhaitant améliorer sa réglementation en matière d’accès à son territoire verra sa décision conditionnée par un ensemble de règles de droit international et de règles constitutionnelles qu’il ne pourra, en théorie, violer. Ces règles forment les vecteurs du système. Elles réduisent son champ des possibles et signifient ainsi que, dans son espace des états, l’État adoptera certaines initiatives licites a priori.

La trajectoire de l’État, c’est-à-dire le chemin qu’il adopte, sera conditionnée par ces vecteurs (Ruhl 1996b). Réformer les règles d’accès au territoire suppose que l’État crée du droit. Les choix qui s’offrent à lui sont restreints : l’État peut recourir au domaine réglementaire ou législatif.

Les vecteurs du système ne sont toutefois pas les seuls déterminants de la trajectoire. L’état initial, autrement dit le point de départ du système, participe également à la définition du positionnement de la trajectoire (Ruhl 1996b). À titre d’exemple, l’état initial d’un État souhaitant faire évoluer sa législation se trouve être l’état de la société dans laquelle la règle de droit va être produite.

La trajectoire du système se dessine également en fonction de l’attracteur du système, c’est-à-dire sa finalité. Cet attracteur peut être fixe et unique, auquel cas il est aisé de prévoir la trajectoire du système, mais il peut également être « étrange ». Dans cette hypothèse, l’attracteur ressemble à un objectif qu’une société se donne sans pouvoir l’atteindre véritablement puisque le système est également attiré par une finalité contradictoire. Le système ne pourra ainsi réaliser son objectif, puisque celui-ci oscillera entre ces deux points variables. Ce mouvement est décrit par le météorologue Lorenz comme celui des ailes d’un papillon (Lorenz 1963). L’attracteur possède une propriété particulière : il enregistre les perturbations passées et influence l’évolution de la trajectoire du système. Il permet ainsi au système de s’adapter à la perturbation (Ruhl 1996b). Afin de poursuivre l’illustration de l’évolution de la réglementation en matière d’accès au territoire, il est possible de percevoir un attracteur étrange dans le système décrit : le système semble osciller entre l’objectif de sécurité de l’État et celui du respect des libertés et droits fondamentaux des personnes.

Une fois ces éléments définis, la trajectoire du système pourrait être connue. Toutefois, les systèmes dits dynamiques et complexes ont cette particularité d’être soumis à la complexité dynamique qui rend toute prévision précise impossible.

Les sdc constituent donc en second lieu des systèmes complexes et dynamiques. Un système dynamique complexe se caractérise par sa non-linéarité. Celle-ci se traduit par une évolution discontinue de la trajectoire du système. Plus précisément, un phénomène ne pourra en engendrer un autre, puisqu’il sera soumis à l’interaction des composantes du système. Les relations entre ses composantes sont fondamentales parce qu’elles influencent la forme de sa trajectoire. Elles se révèlent d’autant plus complexes qu’elles ne sont pas proportionnelles. L’interaction dynamique engendre ainsi un certain nombre de comportements imprévisibles, mais nécessaires à l’adaptation du système (Ruhl 1996b). Carla Crandall, en recherchant les origines de l’intensification des assassinats ciblés par les forces de sécurité américaines, a démontré comment les campagnes en faveur de la protection des détenus qui devaient être jugés pour des crimes de terrorisme avaient indirectement conduit le gouvernement à tuer plutôt qu’à capturer les individus accusés de ces crimes (Crandall 2013). Ce résultat pervers est produit par une réaction au changement non anticipée. Pour ces raisons, un système dont les conditions initiales et les vecteurs apparaissent identiques pourra voir ses résultats différer si les comportements et les interactions entre ses composantes sont divergents. Par exemple, il serait possible d’imaginer que la campagne en faveur de la protection des détenus aurait pu se traduire par la mise en place d’une procédure de jugement différente si la population américaine s’était élevée à un moment précis en faveur de la nécessité de juger les personnes accusées de crime terroriste.

Le résultat de ces interactions entre les différents acteurs du système est décrit par la théorie des systèmes dynamiques complexes comme une émergence (Ruhl 1996b). L’émergence est donc une création collective (Crandall 2013) : elle ne pourrait résulter de l’addition des comportements de chaque composante, mais elle est le fruit de l’interaction. Cette émergence est souvent décrite par l’expression suivante : le tout est plus que la somme de ses parties (Béchillon 1997). Cette qualité permet de s’auto-organiser, et cette auto-organisation est le résultat de l’adaptation continue.

Le droit est une émergence du système. Il résulte des interactions entre les composantes de la société et provoque lui-même d’autres émergences en ce qu’il modifie le comportement des acteurs du système.

Le sdc évolue donc constamment en réponse à l’information qu’il rassemble sur lui-même. Cependant, il dispose d’une autre qualité spécifique : il perçoit l’information de son environnement, laquelle va influencer sa trajectoire (Crandall 2013). La dynamique complexe du système s’intensifie du fait de son ouverture à l’environnement. Que le système soit doté d’une propriété d’auto-organisation ne signifie pas qu’il intervienne dans un environnement clos. Au contraire, il est régulièrement démontré, entre autres, que le droit et la société coexistent dynamiquement et en toute interdépendance (Ruhl 1996b). Autrement dit, si l’État souhaite faire évoluer la réglementation de l’accès à son territoire, il le fait en partie en réponse au développement du sentiment d’insécurité, de la crainte de la population d’une pression migratoire. Le système juridique interagit ainsi avec le système société, celui-ci n’étant pas l’unique système avec lequel le système juridique peut coexister. Le système juridique interne d’un État européen interagit avec le système de l’ue.

Ces interactions avec d’autres systèmes peuvent provoquer des bifurcations, c’est-à-dire des modifications de la trajectoire (Ruhl 1996b). C’est pour cette raison que les sdc sont souvent décrits comme contre-intuitifs (Crandall 2013) : les causes et les conséquences d’un phénomène n’apparaissent pas toujours liées du fait de cette bifurcation. Au contraire, les liens semblent souvent distants parce que le système n’existe pas « ceteris paribus », c’est-à-dire toutes choses égales par ailleurs. La nouvelle règle de droit n’intervient pas dans un environnement statique, mais dynamique, et cet environnement pourra conditionner son application, comme sa non-application. À titre d’exemple, une nouvelle législation sur l’accès au territoire pourra voir ses effets bouleversés si elle n’a pas pris en compte un nouveau conflit dans l’environnement proche, une crise économique massive. Cet argument sera précisé dans la partie II.

Pour ces raisons, il est impossible d’anticiper une réaction au changement sans tenir compte des bifurcations et des émergences. En identifiant ces dernières, la théorie des sdc permet de reconnaître les éléments d’ordre dans ce qui apparaît comme du désordre au premier regard. Ajoutons que les systèmes dynamiques complexes ne peuvent être traités en les isolant : la connaissance des composantes et de l’environnement est indispensable à l’étude de ces systèmes. Il est important de comprendre en quoi les lois affectent ce système et sont affectées par celui-ci. Le système compte autant que les règles. On ne peut changer une variable de l’équation et s’attendre à ce que les autres restent statiques. Aujourd’hui, la capacité des gouvernements nationaux à gérer les flux migratoires, comme celle de l’Union européenne, ressemble plus à un chaos qu’à une décision ordonnée. En se concentrant sur les interactions entre objets, la théorie des sdc va aider à trouver les moyens de faire émerger l’ordre dans l’analyse du droit qui porte sur la crise migratoire liée à l’afflux de population syrienne.

II – Un éclairage sur l’action du droit dans la gestion des flux migratoires syriens

Le droit est un processus évolutif (Crandall 2013) pensé comme un moyen de prédire et d’ordonner les comportements des acteurs dans la société. Toutefois, il est toujours surprenant de voir que le système s’éloigne de ces objectifs. La théorie des sdc permet de comprendre les raisons de cet éloignement. Il est pertinent d’analyser les émergences et les bifurcations du système et en quoi elles modifient la trajectoire de la gestion des flux migratoires dans un premier temps (A), avant de démontrer dans un second temps que la difficulté de gérer ces flux migratoires tient au fait que cette problématique n’est pas considérée à la bonne échelle (B).

A – Les émergences et les bifurcations du système

Le rapport du Défenseur des droits présente une liste exhaustive de dysfonctionnements de la gestion des flux migratoires ; ceux qui relèvent de la gestion des réfugiés syriens seront étudiés grâce à la grille de lecture de la théorie des sdc. Nous nous intéresserons à la problématique liée à l’octroi des visas de transit aéroportuaire (vta) ainsi qu’aux mesures d’accueil (1), puis à l’externalisation de la gestion des flux migratoires (2).

1. Visa et accueil

Le Défenseur des droits rappelle que les Syriens doivent présenter un vta s’ils souhaitent au cours de leur voyage en avion passer par le territoire français (Défenseur des droits 2016 : 24). En effet, ce visa est à destination des étrangers non détenteurs de visa qui font escale en France. Si, à première vue, ce visa ne semble pas relever de la gestion des flux migratoires, le Défenseur des droits précise qu’il s’agit d’un dispositif visant à lutter contre l’immigration illégale. Il a tout d’abord été officieusement réintroduit devant l’arrivée massive de potentiels demandeurs d’asile en 2012, puis officiellement par une décision interministérielle du 21 mars 2013 cosignée par le ministère de l’Intérieur et le ministère des Affaires étrangères (Lantero 2014). Dans sa décision du 18 juin 2014, le Conseil d’État valide cette décision et fait primer les « nécessités d’ordre public » qui ne portent pas atteinte au droit d’asile, sur tout autre motif (Conseil d’État 2014). En outre, dans sa décision du 9 juillet 2015, il rappelle que l’État est en droit de définir les conditions d’admission des étrangers sur son territoire : « aucune règle de valeur constitutionnelle n’assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national » (Conseil d’État 2015).

Il ne s’agit pas ici de discuter du contenu des décisions du Conseil d’État, mais d’aborder les conséquences de l’imposition du vta aux Syriens en 2012 et en 2013, soit au début de la densification des flux migratoires syriens. Il est intéressant d’analyser ces mesures du point de vue de la théorie des sdc. La partie précédente est venue préciser le caractère non linéaire des systèmes dynamiques complexes. En l’occurrence, cette propriété apparaît clairement dans cet exemple. Outre le fait que la mesure adoptée vise la sécurité des Français et la lutte contre l’immigration illégale, elle implique une conséquence non souhaitée et non imaginée par le pouvoir réglementaire : la mise en danger des Syriens souhaitant déposer une demande d’asile en France[2]. Cette affirmation mérite d’être développée.

Ce visa a été créé afin d’autoriser les personnes qui en sont munies à transiter librement dans la zone internationale d’un aéroport lors d’une escale. A contrario, les personnes qui n’en ont pas obtenu ne peuvent circuler librement. Parce que les compagnies aériennes se voient imposer des sanctions lorsqu’elles transportent un passager qui ne remplit pas les conditions de voyage, les personnes n’ayant pu obtenir de vta sont dans l’impossibilité de voyager. Cette mesure entraîne une autre conséquence non prévue par les autorités. Cette impossibilité de voyager va indirectement venir porter atteinte au droit d’asile ou tout au moins à la possibilité pour un requérant de demander asile en France. Si le vta n’a certes pas pour objet de limiter le droit d’asile, puisqu’il vise à assurer le maintien de l’ordre public en évitant que lors d’une escale les passagers profitent de l’accès à la zone de transit international pour entrer irrégulièrement sur le territoire (Journal officiel du Sénat 2014), cette mesure produit un effet non escompté. Les Syriens qui le souhaitent ne pourront emprunter les voies aériennes pour fuir les violences du conflit s’ils n’ont pas obtenu au préalable un vta. Par conséquent, ils seront contraints de choisir d’autres modes de transport plus dangereux et illégaux afin d’émigrer vers la France. Si, dans cet exemple, il s’agit uniquement d’une contrainte plus forte pour passer une frontière, le Défenseur des droits montre que la fermeture totale d’une frontière a également une incidence sérieuse sur la trajectoire des migrants. Ceux qui ne peuvent plus passer par les postes de frontières sont contraints d’emprunter de nouvelles voies, généralement plus périlleuses. De plus en plus souvent, les migrants font le choix de passer par les cols de montagne. Ces cols étant dangereux, les passeurs qui guident les migrants augmentent le coût du passage. En souhaitant assurer le maintien de l’ordre public, l’État aggrave donc la traite d’êtres humains (Défenseur des droits 2016 : 34).

Il s’agit de la démonstration que nous sommes face à un mécanisme non linéaire. La dynamique de l’environnement dans lequel est adoptée la mesure joue sur le contenu et les conséquences de celle-ci : la situation se caractérise par l’apparition d’un certain nombre d’émergences. Ces émergences du système sont le résultat de son auto-organisation. Pour assurer la sécurité des Français, l’État impose des mesures qui violent manifestement le droit de quitter son pays. Cette mesure renforce involontairement le trafic de personnes.

La satisfaction d’un objectif engendre des effets non désirés, à l’image de ce que décrivait Carla Crandall (voir partie I-B), parce que l’ensemble des variables n’a pas été suffisamment pris en compte au moment de l’adoption de la mesure. Alors que la France a clairement pris position contre les trafics clandestins de migrants (comme en témoigne la résolution 2240 du 9 octobre 2015 adoptée par le Conseil de sécurité), elle contribue malgré elle au renforcement de ce trafic et à la mise en danger des citoyens, contrevenant ainsi aux règles et valeurs qu’elle défend.

Le Défenseur des droits s’intéresse également à l’accueil des demandeurs d’asile. Le régime européen commun d’asile garantit à tout demandeur un niveau de vie digne et des conditions minimales d’accueil (Conseil de l’ue 2003, 2013). Le demandeur doit disposer d’un accès à un logement, à la nourriture, à l’habillement et aux allocations journalières. Ce principe est également reconnu par la Cour européenne des droits de l’homme (cedh) : « l’obligation de fournir un logement et des conditions matérielles décentes aux demandeurs d’asile démunis fait partie du droit positif » et elle pèse sur les États de l’ue en vertu des termes de la législation nationale qui transpose la « directive Accueil » (cedh 2011).

Le Défenseur des droits a pu constater des limites à l’application de la loi française du 29 juillet 2015 transposant la directive, et notamment la partie relative à l’allocation pour demandeurs d’asile (ada), dont le décret du 21 octobre 2015 fixe les barèmes et modalités de versement. Le Défenseur des droits émet un certain nombre de réserves quant à ces barèmes et modalités, et notamment quant aux conditions de suspension de cette ada. En effet, la loi comme le décret devaient a priori assurer le respect des droits des demandeurs. Toutefois, en établissant un certain nombre de réserves, le décret semble plutôt mettre en place un nouveau contrôle des déplacements du demandeur, pourtant condamné par le Défenseur des droits et abandonné par le législateur. Il s’agit ici de nouveau d’une illustration du phénomène de bifurcation. Le système prend une autre direction que celle qui était attendue et souhaitée. Serait-ce une conséquence de l’auto-organisation du système ? En effet, la société, malgré l’intervention du législateur, est en attente d’une politique plus répressive. S’agirait-il alors d’un corollaire de cette représentation ?

Le Défenseur critique surtout l’application du décret par l’Administration (Défenseur des droits 2016 : 217). En effet, les personnes dont la demande d’asile est réexaminée se voient systématiquement refuser l’ada. L’Administration excède ainsi les pouvoirs qui lui sont attribués, puisqu’elle ne se limite plus uniquement à une analyse des conditions matérielles de la demande. En refusant l’ada, elle réalise un véritable examen sur le fond, dépassant ainsi les pouvoirs qui lui ont été conférés par la loi.

Cette non-application de la directive transposée par les services administratifs est une autre illustration du phénomène de bifurcation. Le comportement des agents se révèle imprévisible. La question qui se pose est la suivante : ce comportement n’est-il pas le résultat d’une incapacité à traiter l’ensemble des demandes déposées ? Les services ayant vu une forte augmentation des demandes, ce comportement pourrait être une réponse.

On perçoit à travers ces exemples qu’il convient de créer une représentation adaptée d’une situation pour y apporter une réponse satisfaisante. La capacité d’un système à réussir sa modélisation de la réalité est la clef de l’organisation de la société. À la lecture du rapport du Défenseur des droits, nous avons compris que la modélisation opérée aujourd’hui se concentre sur l’immigration clandestine. Des sommes conséquentes sont investies dans la lutte contre cette immigration, tandis que la société s’engage peu dans l’intégration des personnes. Le Défenseur remarque que cette modélisation entraîne une violation de plus en plus grave des droits des personnes. Cette modélisation est-elle un obstacle à la bonne gestion des flux migratoires ?

2. L’externalisation de la gestion des flux migratoires

Le Défenseur des droits s’intéresse à un autre enjeu de la gestion des flux migratoires : le refoulement aux frontières (Défenseur des droits 2016 : 27). En droit international, « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». Ce principe est reconnu par l’article 13 alinéa 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il est confirmé par le Protocole additionnel no 4 de la Convention européenne des droits de l’homme (cedh), dont l’article 2 alinéa 2 dispose que « toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien ». L’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 reprend les mêmes termes. Ce principe se retrouve également dans des conventions traitant de problématiques plus spécifiques, comme la Convention internationale relative à l’élimination de toutes les formes de discriminations raciales de 1965. L’article 5 de cette convention précise que chacun possède le « droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». Cette obligation est d’autant plus fondamentale qu’elle est renforcée dans certains cas particuliers. L’article 33 de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés précise ainsi dans son alinéa premier :

Aucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.

Le principe est donc celui d’une liberté de mouvement à laquelle s’ajoute parfois précisément une interdiction claire pour l’État de refouler un individu qui doit être protégé.

Le Défenseur des droits démontre dans son rapport que l’externalisation de la gestion des flux migratoires engagée par l’Union européenne compromettrait ce droit. En l’espèce, il semblerait que la trajectoire du système ait été altérée par les comportements de ces composantes. Les vecteurs (les règles de droit international, comme celle de la cedh) n’ont pas permis au système de se maintenir. Cette externalisation peut ainsi être qualifiée de bifurcation.

En effet, devant la densification des flux migratoires, l’Union européenne s’est vue contrainte de conclure un accord avec la Turquie afin d’assurer une meilleure gestion de ces flux. L’objectif de cet accord est bien de mettre fin aux « souffrances humaines ». Dans la déclaration commune ue-Turquie du 18 mars 2016, il est indiqué que les migrants en situation irrégulière qui partent de la Turquie pour gagner la Grèce à partir du 20 mars 2016 seront renvoyés en Turquie. L’accord précise que ces mouvements se font en conformité avec le droit de l’ue et le droit international, excluant ainsi toute forme d’expulsion collective. Tous les migrants seront protégés conformément aux normes internationales applicables et dans le respect du principe de non-refoulement (Défenseur des droits 2016 : 24). Par ailleurs, l’ue s’engage à accueillir un Syrien ayant obtenu le statut de réfugié sur son territoire, pour tout renvoi d’un migrant irrégulier vers la Turquie. En conclusion du Conseil européen du 18 mars 2016, le président du Conseil Donald Tusk confirme cette intention de l’ue de s’inscrire dans le respect du droit : « Nous devions faire en sorte que chaque migrant qui arrive en Europe fasse l’objet d’un traitement individuel. En d’autres termes, nous devions faire en sorte que notre accord soit conforme à l’intégralité du droit de l’ue et du droit international ».

Souhaitant traiter un problème urgent, l’ue propose une réponse à la densification des flux et à la crainte qu’ils ne viennent mettre en danger la sécurité et la stabilité dans la région. Au premier abord, cet accord apparaît comme un succès. Cet accord est largement dissuasif pour les migrants se rendant en Europe, puisqu’ils connaissent le risque d’être renvoyés en Turquie. De la sorte, les traversées entre la Turquie et la Grèce ont diminué, de même que le nombre d’accidents et de décès. Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (hcr) avait répertorié le passage de plus de 800 000 personnes par la Grèce en 2015. Depuis la signature de l’accord, on ne compte plus qu’environ 30 000 traversées par an. Cet accord permet de soulager l’ue, lui permettant de prendre davantage de temps pour étudier les différentes demandes d’asile. Par ailleurs, la Turquie s’est engagée à améliorer les conditions d’accueil et d’enregistrement des réfugiés, à assurer la réadmission des migrants en situation irrégulière dans leur pays d’origine, à mieux contrôler ses frontières et à lutter contre les trafics de migrants, en contrepartie d’une aide européenne de 3 milliards d’euros. Toutefois, cet accord crée un certain nombre de complications et d’instabilités susceptibles d’accentuer la crise que l’ue souhaite gérer.

L’un des objectifs était de renvoyer un maximum de migrants vers la Turquie. Cela supposait un examen rapide des demandes d’asile déposées en Grèce après l’enregistrement et l’identification des personnes. Les migrants n’ayant pas obtenu l’asile ainsi que les Syriens pour qui la Turquie était considérée comme un pays sûr devaient être renvoyés en Turquie. Cependant, au lieu d’une amélioration de la gestion des flux migratoires en Grèce, il semblerait que la situation des migrants arrivant en Grèce se soit détériorée depuis la signature de l’accord. Il devient de plus en plus difficile pour un migrant arrivé en Grèce d’obtenir le statut de réfugié et, ainsi, une protection. Les procédures sont de plus en plus longues et aléatoires, aggravant les conditions de vie des personnes vivant dans les hotspots et en attente d’une décision. La situation espérée ne s’est pas produite, une prise en compte insuffisante de l’environnement a entraîné la dégradation de la prise en compte des migrants.

D’autre part, la Turquie a conclu une série d’accords bilatéraux de réadmission des migrants, notamment avec la Syrie. Le renvoi en Turquie posait déjà un certain nombre d’interrogations quant au respect du droit international. En effet, l’État turc a signé la Convention de Genève de 1951 relative aux réfugiés, mais a accompagné cette signature d’une réserve : la Convention est uniquement applicable aux ressortissants de certains États européens (Preiss 2016 : 35). De la sorte, les seuls ressortissants de ces États peuvent bénéficier du statut de réfugié et des protections qui l’accompagnent. Ces interrogations sur le respect du droit ont pu être confirmées par les témoignages d’organisations non gouvernementales affirmant que les droits des réfugiés sont négligés notamment parce que de nombreux centres d’enregistrement ont fermé et que les réfugiés sont accusés arbitrairement d’appartenir à une organisation terroriste (Preiss 2016 : 37). Ces interrogations sont d’autant plus nombreuses aujourd’hui que les accords conclus le sont avec des États qui violent les droits des réfugiés. Le Défenseur des droits remarque que « de tels accords de gestion des flux migratoires passés par les États membres avec les pays extérieurs à l’ue ont toujours été concomitants à l’apparition ou au renforcement des lois criminalisant l’émigration irrégulière » (Défenseur des droits 2016). Ces accords ne respectent notamment pas le droit de quitter son pays. À la suite de l’arrêt Ahmed contre Autriche du 17 décembre 1996 de la Cour européenne des droits de l’homme, le Défenseur des droits rappelle la jurisprudence qui prévoit « l’interdiction de renvoyer une personne dans un pays, y compris considéré comme sûr, s’il y a un risque que ce dernier renvoie lui-même cette personne dans un autre pays risqué pour elle, celui de sa nationalité ou de sa résidence » (Défenseur des droits 2016 : 30). L’ue, en externalisant la gestion de ses frontières, a conclu des accords avec de véritables dictatures (Rodier 2016). Le contexte particulier de la crise a ainsi conduit l’ue à négliger les principes d’État de droit et de démocratie qu’elle défend. De nouveau, il ne s’agit pas là d’un résultat espéré, mais d’une conséquence de la dynamique complexe de la gestion des flux migratoires contrevenant aux valeurs et droits fondamentaux reconnus par l’ue. Dans le but d’assurer la sécurité et la stabilité de son territoire, l’ue a donc qualifié la Turquie d’État sûr, malgré les violations massives des droits de l’homme sur son territoire. La « crise » a entraîné l’adoption d’une décision contrevenant aux principes fondamentaux reconnus par l’ue et par ses États membres.

Si l’objectif est bien de neutraliser les flux migratoires en agissant de la sorte sur un plan très local, les mouvements migratoires ne sont pas empêchés lorsque des personnes ont besoin de protection. Les migrants choisissent d’autres voies d’accès (Défenseur des droits 2016 : 33). Ainsi de nouvelles routes migratoires ont vu le jour : dorénavant, les migrants passent par Chypre, l’Italie, voire l’Espagne. Ces circuits sont donc de plus en plus longs et dangereux.

Cette politique fragilise les migrants et surtout ne règle pas le problème de la gestion des flux, qui apparaissent sous d’autres formes. La Turquie voit ainsi se densifier les populations de migrants sur son territoire, sans réussir à les gérer efficacement. La crainte est par conséquent de voir ce pays déstabilisé par cette pression. On créerait une nouvelle source d’insécurité au lieu d’y répondre. C’est une illustration de la non-linéarité de la situation. L’accord ue-Turquie constitue donc une action très locale, qui ne tarit pas les flux migratoires et surtout risque de participer au développement d’une situation toxique sur place.

Les comportements imprévisibles du système s’expliquent ainsi par les propriétés des systèmes dynamiques complexes. Pour gérer une situation dynamique et complexe, il est important de ne pas isoler la question traitée, mais de la concevoir à une échelle plus générale. La gestion des flux migratoires syriens semble ne pas avoir été abordée à une échelle globale, mais plutôt locale, contrariant les résultats attendus de cette politique de gestion.

B – Un enjeu global traité à l’échelle locale

Le droit est construit de telle manière que l’on croit pouvoir isoler un problème et le faire disparaître en imposant un certain nombre de règles coercitives. La gestion des flux migratoires syriens montre que cette politique n’apporte pas les effets escomptés. Cette question est un enjeu global (1) qu’il revient de traiter non pas à l’échelle des États, mais à l’échelle européenne (2).

1. Un enjeu global

En 2015, l’ue a perçu la densification des flux comme une crise parce qu’elle ne serait pas parvenue à prendre conscience de la dimension globale de cet enjeu qui dépasse le cadre de la Syrie.

Les États considèrent la question migratoire sous l’angle sécuritaire, niant ainsi les autres variables de la question. Les aspects sécuritaires sont devenus la priorité, négligeant ainsi tous les autres aspects de la gestion des flux migratoires et notamment ses causes. Les États recherchent essentiellement la sécurité. Leur premier objectif est devenu le maintien de l’ordre social et politique. Le discours populiste considérant les étrangers comme un danger pour la société a progressivement gagné en légitimité (Bigo 2008) jusqu’à devenir le discours officiel de l’État. Le sociologue Smaïn Laacher démontre qu’il existe un paradoxe dans cette politique de l’État, qui recherche la sécurité tout en la refusant aux migrants (Laacher 2003). Il existerait différentes échelles de sécurité, la sécurité des uns se faisant « au prix de la liberté aliénée d’autres » (ibid.).

Cette politique s’est traduite par une lutte contre l’immigration clandestine : cette immigration doit être maîtrisée (Défenseur des droits 2016 : 17). La gestion des flux migratoires implique ainsi au départ la distinction entre les bons et les mauvais candidats (Laacher 2003). Celle-ci engendre une inégalité de traitement entre les nationaux et les étrangers : les droits civils et politiques (la liberté d’aller et venir, l’accès à la justice, le droit au mariage) et les droits économiques et sociaux (le droit à la protection de la santé, le droit au logement et à l’hébergement d’urgence, le droit à une protection sociale, le droit au travail) sont appliqués distinctement (Défenseur des droits 2016).

Cette politique de sécurisation se traduit également par une gestion managériale de l’asile. Caroline Kobelinsky remarque qu’il ne s’agit plus en cela d’accueillir les demandeurs d’asile et les réfugiés, mais au contraire de les contrôler (Kobelinsky 2015). Le droit ne se préoccupe plus que d’un aspect précis de la gestion des flux migratoires, négligeant tout autre aspect. Cette gestion managériale marque une véritable dépolitisation de la question de la gestion des migrations (Gemenne 2016). Pourtant, cette politique de sécurisation n’engendre pas les effets escomptés. Didier Bigo remarquait déjà en 2008 que l’inflation législative et le renforcement du contrôle des frontières n’avait pas signifié « une inflexion des flux migratoires » (Bigo 2008). Cette remarque n’a pas été infirmée par les récents mouvements aux frontières, alors que l’ue continue de préférer des mesures exceptionnelles à un régime global (Blanchard et Rodier 2016). Cela démontre bien que l’on ne peut appréhender un phénomène comme les mouvements de population par le biais d’une seule variable. Au contraire, il doit être appréhendé à une échelle plus globale qui tient compte de différentes variables, telles que l’aspect humain, l’aspect social, l’aspect économique, etc.

À cette première réalité s’ajoute le fait que l’Union européenne n’a pas su ou pas voulu anticiper l’évolution géopolitique (Blanchard et Rodier 2016) de son voisinage proche ou plus lointain, négligeant un aspect important de sa politique de gestion des migrations.

Dans leur article, Emmanuel Blanchard et Claire Rodier précisent :

Depuis plusieurs années, les services de renseignement, notamment celui de Frontex, prévenaient que ces déstabilisations politiques, dont certaines générées par les intérêts et interventions d’États européens, pousseraient à l’exil un nombre croissant d’hommes et de femmes. De son côté, dès le mois d’octobre 2012, le hcr, constatant que la plupart des réfugiés fuyant la Syrie (345 000 à l’époque) étaient accueillis dans les pays limitrophes (Irak, Jordanie, Liban et Turquie), exhortait déjà les pays de l’ue à « assurer l’accès [à leur] territoire et aux procédures de demande d’asile », et à « offrir un soutien mutuel entre les États membres ». Cet appel est resté vain.

Blanchard et Rodier 2016 : paragraphe 10

L’ue n’a pas pris en compte la déstabilisation de son environnement pour définir ses politiques de gestion des flux migratoires. Elle méconnait ainsi l’évolution de son voisinage. En s’attachant à penser cette gestion à une échelle locale (celle de la sécurité de ses frontières), elle a ignoré un certain nombre de conséquences. De la sorte, le régime de Dublin a été conçu pour fonctionner lorsque les flux migratoires sont peu importants. Les règles adoptées ne permettaient pas de faire face à une densification des flux. Si l’objectif était de garantir un accès rapide à la procédure d’asile et une accélération de l’examen de la demande au fond, il n’assurait pas un partage des responsabilités, puisque l’État membre dans lequel arrive le demandeur est généralement chargé ensuite de traiter la procédure et d’assurer la protection. La responsabilité des demandes d’asile est donc imputée à un petit nombre d’États. L’ue a ainsi créé un régime déséquilibré dans lequel les États ne sont pas responsables solidairement de la gestion des réfugiés (Tiberghien 2016). Le poids financier de la gestion des flux n’est pas partagé par l’ensemble des États européens, mais par ceux qui se trouvent aux frontières. Cette absence de solidarité est contraire aux attentes exprimées par les États au moment de la rédaction de la Convention de Genève (Laacher 2003). La Convention relative au statut des réfugiés de 1951 considère en effet dans son préambule :

qu’il peut résulter de l’octroi du droit d’asile des charges exceptionnellement lourdes pour certains pays et que la solution satisfaisante des problèmes dont l’Organisation des Nations Unies a reconnu la portée et le caractère internationaux ne saurait, dans cette hypothèse, être obtenue sans une solidarité internationale.

Une fois de plus, la gestion locale est préférée à une gestion globale.

Le Conseil de l’ue avait pourtant adopté le 20 juillet 2001 une directive dont l’objet était la protection temporaire en cas d’afflux de personnes déplacées afin de faire face à un afflux massif de populations (Conseil de l’ue 2001). Au sein de l’ue, cette directive visait à protéger immédiatement et temporairement les ressortissants étrangers ne pouvant rentrer dans leur pays d’origine en raison d’une guerre, de violences ou de violations des droits de l’homme. Les États membres de l’ue devaient la transposer dans leur droit national avant le 31 décembre 2002. Cette transposition n’a jamais eu lieu (Tiberghien 2016 : 7). Cet échec révèle un manque de volonté politique. Il est également la manifestation d’une dichotomie entre la politique européenne et la politique de chaque État membre pris indépendamment. Ce qui illustre bien que le tout n’est pas la somme des parties. Chaque État perçoit différemment la question migratoire en fonction de son histoire, empêchant une gestion des flux à l’échelle européenne.

2. D’une gestion souveraine et non coordonnée à une gestion solidaire et globale

Pierre Henry, directeur général de l’association France terre d’asile, démontre que le régime de Dublin repose sur « un présupposé erroné d’une formation et d’équivalence des protections entre les pays. Il ressemble alors à une “loterie de la protection” en raison des divergences existantes en matière de politique des migrations au sein des différents États européens » (Henry 2016). Ces divergences s’expliquent par le fait qu’au sein de l’ue les ministres ont le dernier mot (Laacher 2003). Ils disposent d’une certaine marge de manoeuvre, celle d’appliquer à la lettre les directives européennes ou, encore, celle de les interpréter plus largement.

Il est intéressant de noter qu’à l’heure actuelle le responsable de la gestion de ces flux est généralement le ministre de l’Intérieur. Cette réalité renforce le sentiment selon lequel seul l’aspect sécuritaire est traité. Didier Bigo précise : « Les chefs d’État ont souvent admis que la politique migratoire relevait quasi exclusivement de leurs ministères de l’Intérieur et de la Justice et ont laissé en marge les ministères du Travail, de l’Industrie et du Commerce, en se focalisant sur les enjeux de sécurité et d’identité » (Bigo 2008). Désormais, Europol joue également un rôle considérable dans la gestion des migrations en luttant contre l’immigration clandestine (Piquet 2016) : la gestion sécuritaire est renforcée.

Pour ces raisons, il est difficile pour les États de l’ue de partager sinon une syntaxe commune, du moins une sémantique commune à propos d’enjeux aussi complexes que les migrations. Aujourd’hui, la différence que les États tentent de construire entre un migrant irrégulier et un réfugié n’est rien d’autre qu’une tentative très locale d’apporter une réponse d’urgence. À côté de cette réalité, il apparaît que si les États se sont accordés sur une même syntaxe, c’est-à-dire un vocabulaire commun, chaque terme renvoie souvent à une sémantique différente, en fonction de la culture, de l’histoire, des intérêts et des enjeux de chaque État. Il y a ainsi convergence sur la syntaxe, mais pas sur la sémantique. D’autre part, il semble y avoir absence de convergence sur la finalité de l’adoption de chaque texte de la part des États. Certains agissent pour des valeurs morales, d’autres pour des raisons sécuritaires, sans véritablement prendre en compte la réalité du terrain : une réalité plus prégnante, construite à l’échelle globale. Pour un ensemble de raisons, puissamment résistantes à toute tentative de confinement juridique, des individus disposant des droits accordés par des normes internationales ont décidé de migrer, et ils migreront, acceptant un niveau accru de violence à leur égard. On se rend compte qu’il y a eu convergence à certains moments clés (Convention de Genève, accord européen sur le droit d’asile), mais aujourd’hui la modification de l’environnement aboutit à une remise en question de cette convergence. Chaque État poursuit sa propre politique en matière de migration, malgré les règles existantes. Cela signifie que pour traiter ces migrations, au-delà d’un texte de droit commun, les États doivent s’interroger : pourquoi agissent-ils et comment ? Surtout, ils doivent dans leur action normative (ce serait la même chose en cas d’action politique) s’accorder sur une finalité réaliste.

Les systèmes dynamiques sociaux correspondent à ces modèles constitués d’échelles locales et globales, conditionnés par un ensemble de variables, dont seule une partie est identifiable, parce que chaque variable est elle-même un sous-système du système plus global que l’on étudie. Il est donc essentiel de les modéliser. Pour entrevoir leur dynamique, il suffirait, d’après les mathématiciens, de définir trois variables fondamentales pour mieux comprendre l’évolution d’un phénomène. Pour analyser le rôle du droit dans la crise migratoire, la dureté des temps du pays de départ, mais également du pays d’accueil, joue un rôle déterminant, tout comme le fractionnement (contraire de la cohésion) de la société. La théorie des sdc souligne la difficile adaptabilité de la règle de droit et surtout la délicate application de la règle lorsque chaque situation dans laquelle le droit est appliqué apparaît entièrement nouvelle. Est-ce parce que chaque environnement exige des réponses différentes qu’aujourd’hui certains maires et préfets peinent à mettre les règles en oeuvre ? (Défenseur des droits 2016).

La modélisation intervient dans l’espace abstrait, l’espace des états. La modélisation des interactions du droit dans la société en fonction des variables de dureté des temps et de fractionnement de la société laisse apparaître un surprenant constat commun à tous les systèmes dynamiques et complexes. Chaque système ne parcourt pas la totalité de l’espace de ses états possibles (voir la partie I-B), mais se contente d’en fréquenter une très petite partie, constituée d’une sorte de courbe qui ne se recoupe jamais, mais s’entortille infiniment sur elle-même, souvent en parcourant les deux ailes d’un papillon plus ou moins élégamment dessinées : l’attracteur étrange. Cette modélisation appliquée au droit fait apparaître l’existence du juste et de l’injuste, chacun au coeur de chacune des ailes. Le système social s’ingénie alors à échapper à l’injuste pour s’enrouler autour du juste, sans jamais l’atteindre. Dans notre cas, le juste au centre de la première aile serait la bonne formulation d’un droit des migrations, et l’injuste son pendant, ce qu’il faut éviter. L’intérêt de l’attracteur réside dans l’information qu’il dégage : il révèle que dans un environnement donné, pour certaines valeurs de dureté des temps ou de fractionnement de la société d’accueil, certaines organisations du droit ne peuvent que conduire à l’injuste, alors que d’autres seraient plus appropriées, plus ou moins stables devant l’évolution locale ou plus globale de l’environnement.

Aujourd’hui, il semblerait bien que nous nous trouvions devant une alternative à laquelle nous ne pouvons répondre pour le moment : le cadre juridique existant, qui montre ses limites dans la dynamique de la crise, serait-il trop contraignant ou pas assez ? Cette modélisation montre bien qu’il y aurait un intérêt pour le chercheur en droit et pour le décideur à affiner cette réflexion et cette modélisation afin de saisir quelle nature de droit sera favorable à la situation que nous rencontrons aujourd’hui, celle de la densification des flux migratoires. Le prolongement de ces travaux ne doit pas faire perdre de vue que tous les états qui devraient pouvoir être atteints indistinctement, si le hasard dominait, ne peuvent l’être : la nécessité fait que ce ne sont que certains des états définis par ces trois dimensions qui peuvent l’être. Ces états s’organisent selon une figure que l’on croirait continue, mais qui ne l’est pas. En effet, si nous zoomions sur un détail de la situation, c’est-à-dire une nature particulière de droit dans le cadre d’une société plus ou moins fragmentée pour une dureté des temps précise, nous remarquerions que chaque point de cette illusion de courbe se transformerait en un autre attracteur étrange.

En conclusion, la théorie des sdc révèle les liens puissants entre le sens que l’on donne en droit à un mot et l’évolution d’une situation. L’étude des interactions entre le droit et son environnement est essentielle, notamment lorsqu’il y a crise. La simple perception par une partie de la population d’une « crise migratoire » modifie en effet le contexte dans lequel le droit évolue. Il reste désormais à mieux comprendre comment le droit influe sur les différentes émergences et bifurcations et est influencé par celles-ci dans la gestion des migrations, car ce n’est pas uniquement la règle du système qui importe, mais la structure entière du système.

À l’occasion de son discours pour le prix Charlemagne, le pape François invitait les États européens à retrouver leur capacité intégratrice et à se souvenir que l’identité européenne a toujours été dynamique et multiculturelle. L’Europe repose sur les principes fondamentaux de l’humanisme. Ne serait-il pas temps d’y repenser pour aller de l’avant ? Pour cela, le droit doit chercher à créer et multiplier à différentes échelles locales, nationales, régionales, internationales, citoyennes et étatiques, des instances de dialogue. Il doit institutionnaliser le dialogue.