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Si la spécificité de la diplomatie espagnole dans la Pesc (politique étrangère et de sécurité commune) réside dans la promotion d’un intérêt proprement européen, alors la convergence des politiques étrangères des États membres induite par la prise de décision européenne contredit cette spécificité. Nous proposons de mettre la lumière sur ce paradoxe.

Selon la première thèse, les élites gouvernementales et diplomatiques ont développé un « éthos distinct » (Closa et Heywood 2004 : 64), voire un « engagement vocationnel » (Barbé 2011 : 132 ; 2008 ; 2007 ; 1999) envers l’Union européenne (ue) et sa politique étrangère. Sans elles, l’Espagne ne serait pas devenue une démocratie capitaliste (Powell 2001). L’État n’aurait pas non plus rejoint la « communauté internationale », mettant fin à une exclusion séculaire (par les traités de Westphalie de 1648, le concert des nations de 1815, la perte des colonies en 1898 et enfin la dictature franquiste)[1]. Si ces affirmations font montre d’une légère naïveté[2], c’est surtout l’Espagne entendue comme bloc monolithique qui pose problème. La diplomatie espagnole est de fait réduite aux discours européistes et aux initiatives des élites dirigeantes prises au sein du Conseil européen et des conférences intergouvernementales. Or la quasi-totalité de la Pesc est définie et décidée au sein d’une autre institution, le Conseil des ministres de l’Union européenne et ses groupes d’experts (Juncos et Pomorska 2008 ; Duke et Vanhoocker 2006 ; Christiansen et Kirchner 2000).

En ce sens, elle est essentiellement le produit du travail des fonctionnaires bruxellois et non des dirigeants politiques. Une pression homogénéisatrice est bien à l’oeuvre et c’est la limite majeure de la première thèse mise en évidence par la seconde. L’évolution institutionnelle de la Pesc se caractérise par un transfert progressif du pouvoir de décision des services centraux installés dans les capitales vers les groupes de travail du Conseil situés à Bruxelles et composés majoritairement de fonctionnaires provenant des représentations permanentes (Reper) des États membres (Smith et al. 2015 ; Keukeleire et Delreux 2014 ; Ponjaert et Telò 2013 ; Buchet de Neuilly 2005 ; Christiansen et Kirchner 2000). Ces derniers sont socialisés à la prise de décision collective et produisent des positions consensuelles, sauf en cas d’intérêt national fort (Duke 2007 ; Smith 2004 ; Tonra 2003 ; Hill 1996). Les administrations centrales tendent à converger pour répondre au défi de coordination lancé depuis Bruxelles (Bulmer et Lequesne 2013 : 287 ; Hocking et Spence 2005). Si le processus d’européanisation est fouillé avec précision dans les capitales et à Bruxelles, l’interaction entre les deux niveaux est laissée de côté au profit d’une représentation permanente toute puissante. Plus que l’interaction, c’est le rôle des services centraux dans la prise de décision qui est éludé. Ainsi, il n’apparait pas dans les indicateurs choisis pour mesurer l’européanisation (Bulmer et Lequesne 2013 ; Hill et Wong 2011 ; Manners et Whitman 2000).

Cette contribution propose de compléter la littérature organisationnelle en interrogeant le poids de l’administration centrale à partir du cas d’étude espagnol. La fabrication de la diplomatie est analysée du point de vue de la sous-direction Pesc (sd Pesc) relevant du ministère des Affaires étrangères à Madrid. Pour ce faire, nous avons privilégié une approche empirico-inductive selon laquelle le terrain oriente le choix des concepts et non l’inverse. Elle repose sur une observation non participante à la sous-direction Pesc durant les mois de juin et juillet 2014 à titre de chercheure ainsi que sur une trentaine d’entretiens avec des diplomates espagnols, français et allemands réalisés au ministère des Affaires étrangères et à l’ambassade de France à Madrid, à l’ambassade d’Espagne à Paris et à la représentation permanente à Bruxelles[3]. En outre, l’approche sociohistorique (Deloye 2006) permet de donner de la profondeur temporelle à l’observation qui a lieu dans le contexte institutionnel du traité de Lisbonne[4]. Les sociologues mobilisés, en fonction du fait social à expliquer, relèvent de courants théoriques différents, mais partagent tous le postulat de l’acteur comme point de départ méthodologique.

Nous découvrons alors que la diplomatie espagnole, qualifiée de conciliante, ne résulte pas de la domination de la Reper socialisée aux pratiques collectives, mais d’une prise de décision spécifique à l’Espagne où intervient un acteur imprévu dans la littérature, résistant partiellement à l’européanisation : les sous-directions géographiques madrilènes. Acteur « marginal-sécant » (Crozier et Friedberg 1977) entre les niveaux madrilène et bruxellois, la sd Pesc concilie leurs logiques d’action conflictuelles autour d’une position consensuelle à deux voix. Quatre exemples illustrent la démonstration : la stratégie sur la sécurité citoyenne en Amérique centrale et dans les Caraïbes, le rapport Pesc, la crise ukrainienne et la Conférence des Parties chargée d’examiner le traité de non-prolifération des armes nucléaires. Leur choix repose sur plusieurs critères de représentativité : les types idéaux de négociation mentionnés dans la littérature, le nombre d’États membres participant à la négociation et l’importance politique du dossier. Ils étaient aussi les mieux documentés[5]. Ces quatre exemples montrent à chaque fois que l’administration centrale pèse de tout son poids dans la prise de décision et détermine le caractère conciliant de la diplomatie qui en résulte. C’est pourquoi il importe de prendre au sérieux l’interaction entre les deux niveaux à l’heure de mesurer la convergence des 28 administrations. Nous nous y essaierons succinctement. Fallait-il aller plus loin et dégager plusieurs types idéaux ? Les limites de cet article ne le permettraient pas, même si plusieurs pistes de réflexion sont lancées[6].

I – Une organisation centrale dans un processus décisionnel éclaté : la sous-direction Pesc

Membre du « Big 6 »[7], l’Espagne présente pourtant une organisation relative à la prise de décision qui diverge de celle des autres parties. La sd Pesc y joue un rôle central grâce à des diplomates politiques et un positionnement « marginal-sécant ». La fabrication espagnole de la politique étrangère européenne s’apparente alors à celle de certains États plus petits.

A – Des bureaucrates politiques

La politisation de l’unité Pesc, envisagée d’un point de vue statutaire (cooptation) et fonctionnel (proximité avec le ministre), apparait bien dans les 28 appareils diplomatiques. Mais en Espagne, et peut-être plus généralement au sein des États plus petits, ce caractère est présent à tous les niveaux de la hiérarchie et permet de compenser le faible nombre ainsi que la jeunesse des agents.

La reconstruction des carrières, réalisée à partir de nos entretiens, révèle d’emblée le profil politique des trois diplomates de la sd Pesc (dans l’ordre croissant : le chef de service, le chef de section et le sous-directeur Pesc) et de leurs prédécesseurs, lié, d’abord, à un recrutement par cooptation. Faire ses preuves au sein du cabinet du ministre semble nécessaire pour rejoindre la sous-direction Pesc comme « chef de service » ou « chef de section ». À la suite de cette première expérience, les diplomates, à peine âgés de trente ans, sont choisis par le sous-directeur en poste. Si cette cooptation apparait clairement chez certains petits États, elle n’est pas observable, à niveau hiérarchique égal, dans la majorité des services Pesc comportant une dizaine d’agents, comme nous l’indique un diplomate français. Au contraire, le caractère politique du poste de sous-directeur est à souligner dans tous les ministères des Affaires étrangères, à commencer par notre cas d’étude.

À Madrid, le chef de l’unité Pesc est nommé par le « directeur politique ». Ce dernier est chargé de la direction générale de politique extérieure, laquelle héberge les services traitant les intérêts « vitaux » de l’Espagne (en l’occurrence : lutte contre le terrorisme, Gibraltar et Kosovo) et les affaires multilatérales en dehors de l’Union européenne, sauf la Pesc. À ce titre, il est désigné par le ministre des Affaires étrangères. S’il ne fait pas formellement partie de la sous-direction, tous les diplomates questionnés le citent comme un membre à part entière. De fait, les décisions espagnoles en matière de Pesc sont prises conjointement avec ce diplomate. La participation du directeur politique est bien un aspect commun aux 28 appareils diplomatiques. En effet, ce diplomate représentait son État membre lors de la réunion du comité politique et de sécurité (Cops), le principal organe décisionnel en matière de Pesc logé au sein du Conseil, jusqu’à la création du poste d’ambassadeur Cops dans toutes les représentations permanentes (Duke et Vanhoonacker 2006 ; Tonra 2000 ; Allen 1998). S’il ne participe plus à ces rencontres, le directeur politique peut néanmoins influencer le cours des négociations, avec l’aide du sous-directeur Pesc, lors des réunions informelles dans les capitales européennes. Les liens forts qui unissent le directeur politique au sous-directeur Pesc sont donc à l’oeuvre dans les 28 États membres et ils permettent d’expliquer, en partie, la généralisation d’un mode de recrutement par cooptation à cet échelon de la hiérarchie (Hocking et Spence 2005).

En bref, à Madrid, le ministre nomme le directeur politique, lequel désigne le sous-directeur Pesc, choisissant lui-même ses collègues sortant le plus souvent du cabinet du ministre. Ces trois postes sont donc renouvelés à chaque alternance politique. Si les diplomates Pesc dépendent du politique pour leur nomination, réciproquement, le politique dépend de la sous-direction pour l’aspect technique des négociations.

En effet, de cette unité émerge la position espagnole dans la Pesc. Plus précisément, les diplomates élaborent les points d’intervention de l’ambassadeur Cops lors de la réunion du comité politique et de sécurité et ceux du ministre des Affaires étrangères lors de la réunion du Conseil des Affaires étrangères (cae) et des rencontres informelles[8]. Pour rappel, les décisions Pesc sont prises à l’unanimité au sein du Conseil de l’Union européenne réuni dans sa formation « Affaires étrangères ». Afin de faciliter le consensus européen, cette institution comporte plusieurs filtres décisionnels, chacun étant composé de conseillers des 28 représentations. Ainsi, une fois la décision approuvée au premier échelon, dans le groupe de travail en question, elle remonte au comité politique et de sécurité, avant de traverser le comité des représentants permanents (Coreper II), pour enfin être validée au Conseil, par les ministres des Affaires étrangères. À l’égard du ministre, l’activité de la sd Pesc revêt une importance particulière, celui-ci ne provenant habituellement pas du corps diplomatique. En atteste la carrière de José Manuel García-Margallo, un ancien fonctionnaire du ministère des Finances, peu socialisé au protocole diplomatique.

Appliquant la microsociologie d’Erving Goffman (1973 : 93), Guillaume Devin (2015 : 15) montre que la maitrise des codes scéniques et le contrôle du décor constituent « le plus souvent un avantage dans l’interaction ». Surtout, ils permettent d’éviter des « ruptures de représentation » (Goffman 1973 : 229), lesquelles embarrassent l’interlocuteur, dégradent l’interaction diplomatique, voire remettent en cause l’ensemble de la scène internationale (Devin 2015 : 17). Cet aspect théâtral se pose avec plus d’acuité encore dans le cadre de la scène européenne. La politique étrangère de l’Union, en particulier la Pesc, est souvent décriée pour son incohérence et ses multiples voix. Afin d’éviter des désaccords sur la scène publique, une très large majorité des décisions est prise au sein des groupes de travail. Et, même si les conflits persistent, le consensus européen repose en dernière instance sur le respect des codes et des règles permettant l’interaction, comme l’explique un ancien sous-directeur Pesc. Parce que les États veulent jouer ensemble et qu’ils sont d’accord sur la façon de jouer et sur l’enjeu, le conflit apparait comme « une des formes élémentaires de socialisation » (Simmel 1999 : 270), à tel point qu’il est « déjà la résolution des tensions entre les contraires » (ibid. : 265). Ainsi, le travail des diplomates de la sd Pesc consiste aussi à enseigner les codes diplomatiques au ministre afin qu’il exécute les liturgies politiques d’unité. À cette fin, le ministre est toujours accompagné d’une large équipe diplomatique, dont font partie les anciens sous-directeurs Pesc, le sous-directeur éponyme en fonction et le directeur politique.

La proximité de l’équipe Pesc avec le politique et la transversalité de son domaine d’action produisent des effets de hiérarchisation au sein du ministère au profit de ce service. D’une part, c’est le sous-directeur Pesc qui est en charge de la coordination des services relevant de la Direction générale de politique extérieure, cette dernière ne disposant pas de directeur adjoint. D’autre part, en l’absence du directeur politique, il préside la réunion des télégrammes, lieu de coordination de l’ensemble des unités du ministère. Ses fonctions dépassent donc le domaine de la Pesc et lui permettent d’entretenir des relations quotidiennes avec tous les sous-directeurs et directeurs du ministère. Par conséquent, la sous-direction apparait comme un intermédiaire nécessaire pour le ministre dans le contact que ses agents établissent avec les diplomates des autres départements et dans la transmission des codes scéniques européens. Réciproquement, recrutés par cooptation, ces agents lui sont aussi redevables. Le caractère politique donne autorité et légitimité aux diplomates Pesc pour solliciter leurs collègues dans la fabrication de la position espagnole.

B – Un positionnement « marginal-sécant »

Selon Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977 : 86), l’acteur « marginal-sécant » est celui « qui est partie prenante dans plusieurs systèmes d’action en relation les uns avec les autres et qui peut, de ce fait, jouer le rôle indispensable d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques d’actions différentes, voire contradictoires ». La sd Pesc est à la fois partie prenante dans le système d’action de la représentation permanente à Bruxelles, aspect évident au vu de sa fonction et donc généralisé, mais aussi dans celui des sous-directions géographiques à Madrid, exception au sein du « Big 6 », voire dans la majorité des États membres. La participation des sous-directions géographiques est bien la particularité de la prise de décision espagnole qui permet de nuancer la thèse de la domination de la Reper dans la prise de décision et avec elle, la convergence des diplomaties.

Dans le cadre de la préparation des réunions du Cops et du cae, un draft de l’agenda et des propositions à défendre est établi par le service européen pour l’action extérieure (seae) puis transmis à la Reper, notamment au conseiller « Nico »[9]. Au vu des premières négociations dans les groupes de travail, la Reper définit une position provisoire. Pour ce faire, elle tient compte de la position des autres joueurs, et notamment de celui qui a le plus d’intérêts dans l’affaire en question, selon les anciens conseillers et « Nico ». En ce sens, de nombreux politologues font état du processus de socialisation (Adler-Nissen 2009 ; Nuttal 2000 ; Lewis 1998 ; Beyers et Dierickx 1998), du « réflexe communautaire » (Carlsnaes et al. 2004 ; Tonra 2001 ; Smith 2000 ; Øhrgaard 1997), voire du « style coopératif » (Juncos et Pomorska 2011) propre à la négociation européenne, depuis la mise en place de la coopération politique européenne (Hill 1996). Au sein des groupes de travail du cae prospère une culture non pas du marchandage, mais du « problem-solving » (Smith 2000). Plus précisément, l’intérêt de l’État membre est construit dans l’interaction avec son environnement, de telle manière qu’il n’est plus proprement national mais bien européen (Tonra 2000). Les règles formelles comme la confidentialité des négociations (Whitman 1999 ; Cameron 1999) ou l’utilisation du système des Coreu[10] et informelles, telles que le maintien du silence (qui exprime le consensus) (Duke 2007 ; Smith 2000), y sont pour beaucoup. Certains auteurs ont même développé la « théorie de la fusion » (Maurer et al. 2000) afin de désigner la mise en commun des ressources et des pratiques propres à la comitologie européenne.

Au-delà d’un habitus européen par ailleurs difficile à mesurer, Norbert Elias propose une explication plus dynamique des positions flexibles défendues par la Reper : « l’augmentation du nombre de joueurs entraine deux conséquences : d’abord, le joueur isolé perd de plus en plus la vue d’ensemble et la direction du jeu. Ensuite, il prend peu à peu conscience de son impuissance à le dominer et à le maîtriser » (1991 : 98). Dans tous les cas, il se passe bien quelque chose de collectif dans la prise de décision à Bruxelles, contrairement aux interprétations (néo) réalistes (Pijpers 1990) et néolibérales (Moravcsik 1994) qui y voient la simple somme d’intérêts nationaux clairement définis. Une fois la position provisoire établie par la Reper, elle est transmise à la sd Pesc. La prise de décision est, à ce stade, la même pour tous les États membres. Mais lorsque les sous-directions géographiques madrilènes concernées par l’agenda interviennent, la fabrication espagnole diverge de celle de ses partenaires. Cela permet de nuancer la littérature témoignant de l’hégémonie de la Reper dans la prise de décision.

Contrairement aux autres États du « Big 6 », la sd Pesc ne dispose pas en son sein de diplomates spécialisés sur des aires géographiques et thématiques, d’où leur petit nombre. Les trois diplomates généralistes sont donc chargés de la coordination de la position de la Reper avec celle de la sous-direction bilatérale[11] intéressée.

Incarnant en quelque sorte le contrepouvoir de la capitale dans la prise de décision, les sous-directions géographiques sont chargées d’amender la position de la Reper, fortes de leur expertise et du monopole sur l’information provenant des ambassades. Or, nombre d’entre elles se montrent critiques vis-à-vis de l’Union européenne, en général, et des positions défendues par la Reper qualifiées de « pro-européennes », en particulier. Nos entretiens révèlent par exemple que les diplomates bilatéraux regrettent le fait que leurs homologues bruxellois « dépendent trop des autres », voire des grands États comme l’Allemagne, ou qu’« ils croient encore à la phrase d’Ortega y Gasset que l’Espagne est le problème, l’Europe la solution ». L’« engagement vocationnel envers l’Union européenne » (Barbé 2011 : 132) et l’« ethos distinct » espagnol dans la Pesc mis en exergue dans la littérature (Closa et Heywood 2004 : 64) ne concernent pas les diplomates madrilènes relevant des sous-directions géographiques. Leur résistance prend la forme de stratégies de rétention d’information, voire de politique de la chaise vide lors de la réunion des télégrammes. Cela semble étonnant au vu de leur parcours professionnel. Selon nos entretiens, la grande majorité des diplomates a auparavant occupé un poste à Bruxelles, affectation prestigieuse, et « ressort » dans la carrière. La socialisation à la norme européenne n’est donc pas univoque et déterminée (Buchet de Neuilly 2011, 2009 ; Quaglia et al. 2008).

Les anciens conseillers de la Reper, désormais installés à Madrid, acceptent mal que leur avis soit remis en cause par leurs successeurs, plus jeunes, et donc moins expérimentés. Plus généralement, le transfert de la décision européenne des capitales à Bruxelles est amplement critiqué à Madrid. En d’autres termes, le processus de « brusselization » (Duke 2001 ; Müller-Brandeck-Bocquet 2000 ; Allen 1998 ; Andersen et Eliassen 1996 induit par l’institutionnalisation des groupes de travail au sein du Conseil des ministres a été vécu comme un « traumatisme » par les agents des services centraux selon nos entretiens, aspect confirmé par la littérature (Dumoulin et al. 2003 : 328). Les diplomates à Madrid et plus largement dans l’ensemble des capitales européennes ont été remplacés par les conseillers de la Reper dans les négociations européennes, perdant du poids dans la prise de décision, mais sans en être privé totalement. L’autonomie de la Reper qui en résulte, liée à sa relation monopolistique avec l’environnement européen, entraine une compétition entre les niveaux madrilène et bruxellois pour imposer sa vision de la position espagnole. Partie prenante à Madrid, la sd Pesc est chargée d’interpréter les arguments défendus par les sous-directions géographiques auprès de leur représentation à Bruxelles. Ainsi, l’analyse dichotomique européiste/europhobe propre à l’interprétation culturaliste cache des logiques sociologiques plus complexes, telles qu’exprimées ci-dessus : des socialisations différentes, des stratégies de conservation du pouvoir, des conflits générationnels, une conjoncture de crise économique, entre autres.

Ainsi, deux types idéaux de prise de décision semblent se dégager de notre observation, qui demanderaient une étude comparative approfondie. Le modèle du « Big 5 » fait intervenir deux catégories d’acteurs : la Reper et le département Pesc de la capitale, composé de diplomates spécialisés sur des aires géographiques et thématiques, lesquels ne font que de la négociation européenne. Ces derniers partagent avec leurs représentants bruxellois une culture institutionnelle similaire, celle de la négociation multilatérale (Duke et Vanhoonacker 2006 ; Devin 2013). Il s’agit d’ailleurs d’un des arguments invoqués par la littérature pour défendre la thèse de la domination de la Reper référencée en introduction. La prise de décision du « Big 5 » a peut-être servi de référence, éludant par là même la possibilité d’autres possibilités organisationnelles dont le modèle espagnol rend compte. Celui-ci met en scène un acteur supplémentaire, les sous-directions géographiques madrilènes, dont les positions seront conciliées avec celles de la Reper par le service Pesc en position « marginale-sécante ». Il apparait dans nos entretiens que d’autres États sont concernés par ce type de prise de décision, notamment la Grèce, Chypre, Malte, la Belgique et le Portugal. Particulièrement dans le cas espagnol, la sous-direction Pesc effectue plusieurs navettes entre les niveaux afin de trouver un accord entre ces logiques d’action contraires. Puis elle clôt les débats et définit la position définitive de l’Espagne conjointement avec le directeur politique. Cette organisation produit une forme particulière de diplomatie.

II – La production d’une diplomatie conciliante

Qualifier la diplomatie espagnole de conciliante, c’est dire, en citant Boussetta Allouche, que la sous-direction Pesc « concentre ses efforts sur le nivèlement des différences qui séparent les protagonistes » (1994 : 222). Plus précisément, cette diplomatie concilie deux aspects, une posture attentive aux intérêts espagnols soutenue par les sous-directions géographiques et une conduite solidaire pratiquée par la représentation permanente.

La systématisation de la démonstration repose sur quatre exemples illustrant les deux types idéaux de négociation (intégration et distribution) et sur leur adaptation au contexte multiniveaux de l’Union européenne. Lorsque la négociation européenne est intégrative, jeu à somme positive ou « gagnant-gagnant », le coup d’un joueur égoïste (un État membre) accroit automatiquement les gains des autres (États membres, institutions européennes) (Placidi-Frot 2013 : 42). Parce que les positions des États membres ne sont pas clivées, la Reper perd la source de son pouvoir, sa relation monopolistique avec l’environnement européen. Il en résulte une prise de décision à un niveau, celui de la capitale, avec l’alternative suivante : soit le niveau madrilène joue tout seul (dossier Amérique centrale), soit il joue avec les autres capitales européennes (rapport Pesc). Mais dans tous les cas, le niveau madrilène, attentif aux intérêts espagnols, maximise simultanément les intérêts des autres États et des institutions supranationales. Inversement, lorsque la négociation européenne est distributive, jeu à somme nulle ou « gagnant-perdant », les gains d’un joueur (États membres) entraine systématiquement la perte de ceux des autres (Placidi-Frot 2013 : 42). Ce type de négociation dessine cette fois-ci une configuration à deux niveaux. Les sous-directions géographiques madrilènes conservent leur posture attentive aux intérêts espagnols alors que la représentation permanente s’autonomise des services centraux pour adopter une conduite solidaire, exprimée à la fois dans un contexte de crise (dossier ukrainien) et de prise de décision ritualisée (désarmement).

A – Une posture attentive

Dans les quatre exemples abordés, les sous-directions géographiques adopteront une posture attentive aux intérêts espagnols. Mais l’expression de leur position dans la diplomatie espagnole et européenne dépend du type de négociation à l’oeuvre. Lorsque celle-ci prend la forme d’un jeu à somme positive, soit l’Espagne a le monopole (dossier Amérique centrale) et les services bilatéraux produisent directement la position européenne ; soit tous les États participent et le niveau madrilène complète la position européenne par petites touches (rapport Pesc). En revanche, lorsque le jeu est à somme nulle, la liberté d’expression de la capitale est largement contrainte par la représentation permanente (dossiers ukrainien et désarmement).

Étudions d’abord la stratégie sur la sécurité citoyenne en Amérique centrale et dans les Caraïbes adoptée en juillet 2014. L’attention espagnole accordée au dossier latino-américain est maintes fois relatée dans la littérature scientifique (Barbé 2007 ; Magone 2004 ; Torreblanca 2001 ; Gillespie et Youngs 1996), dans le discours des diplomates et dans le livre blanc du ministère des Affaires étrangères (Ministerio de Asuntos Exteriores y de Cooperación 2014). De fortes relations historiques d’abord coloniales, puis économiques l’expliquent en grande partie. Mais, particulièrement au sein de l’Union européenne, c’est le prestige de l’Espagne qui est en jeu (Barbé 2007).

La mobilisation diplomatique conséquente a souvent débouché sur la signature d’accords commerciaux entre l’Union européenne et certains États latino-américains, dessinant progressivement le monopole de l’Espagne sur le dossier. En atteste la procédure exceptionnelle d’adoption de la stratégie en question. Le projet, préparé par le service européen pour l’action extérieure (seae), n’a pas été ouvert à la discussion dans le groupe géographique « Amérique latine » (et communément appelé « Colat ») comme d’ordinaire. Il a été présenté directement au conseiller espagnol à Bruxelles, confirmant la position hégémonique de l’Espagne sur le dossier. Perdant la source de son pouvoir, c.-à-d. la relation monopolistique avec les États membres étant donné que les autres joueurs européens n’interviennent pas dans ce cas précis, la Reper transmet directement le dossier au diplomate madrilène en charge des relations ue – Amérique latine, par l’intermédiaire de la sd Pesc.

Ensemble, ils rejettent la stratégie initiale, excessivement centrée sur la hard security. Au contraire, il s’agit de mettre la focale sur le gain obtenu par les États intéressés, des accords économiques, en échange de la réforme de leurs institutions judiciaires et policières. Transmise au conseiller « Colat », ce dernier l’approuve et la stratégie sera adoptée telle quelle à la réunion suivante du Cops. C’est dire, dans cet exemple précis, que le niveau madrilène est le principal acteur de la diplomatie espagnole et européenne, contrairement à la Reper qui n’intervient que très peu. Finalement, le coup espagnol au départ égoïste (commercer avec l’Amérique centrale) se révèle d’intérêt européen. L’ouverture du marché bénéficie à tous les États membres et la conditionnalité politique de regime change correspond à la stratégie identitaire de distinction de l’Union.

Dans le cas du rapport Pesc, une négociation également à somme positive, le niveau madrilène est encore le principal producteur de la position espagnole. Mais l’augmentation du nombre de joueurs, porté à 28 États membres, renverse la logique de négociation précédente. Désormais, être attentif aux intérêts européens revient à maximiser les intérêts de son État, comme nous allons l’observer. En 2006, un accord interinstitutionnel est conclu entre le Conseil de l’ue, la Commission et le Parlement au sujet de la production d’un rapport annuel faisant état de l’activité européenne dans le domaine de la politique étrangère. Un premier projet est réalisé par le seae et transmis aux représentants des États membres. Aussitôt, toutes les sous-directions géographiques sont activement mobilisées par la sd Pesc pour émettre des commentaires mettant en avant à la fois l’Europe et l’Espagne. Par exemple, le concept de « région Sahara-Sahel », jugé « franco-centré », est remplacé par celui de « région sahélienne », ouvrant des opportunités, d’abord symboliques, aux autres joueurs et notamment à l’Espagne. De même sont aussi individuels, puisque l’Espagne en est un des principaux bénéficiaires.

De nouveau, le lien privilégié avec l’environnement européen ne peut être utilisé par la Reper pour justifier une quelconque position de supériorité vis-à-vis des sous-directions géographiques parce que le type intégratif de la négociation du rapport Pesc induit que tous les joueurs sont a priori d’accord entre eux. Les sanctions envers la Russie font exception ; nous y reviendrons. La Reper ne peut que soutenir les commentaires exhaustifs formulés par le niveau madrilène, comme dans l’exemple de la Stratégie. Le type de négociation européenne, ici intégratif, détermine donc la configuration que prendra la prise de décision espagnole et les acteurs qui y participeront. Il est une variable explicative à prendre en compte à l’heure d’évaluer le poids des différents niveaux ainsi que la convergence des diplomaties des États membres. La configuration décisionnelle au sein du ministère change radicalement dans le cas d’une négociation distributive, à somme nulle donc. Les sanctions à l’encontre de la Russie et le désarmement total supposent, en effet, des positions contradictoires parmi les États membres où certains gagnent au détriment d’autres. Dans ce contexte, la représentation permanente s’autonomise des sous-directions bilatérales et vient limiter leur marge de manoeuvre.

Notre observation non participante débuta quelques jours après la réunion du cae du 12 mai 2014, où la situation ukrainienne fut l’objet de négociations lors du déjeuner entre ministres. Les évènements, et principalement « la non-reconnaissance de l’annexion russe de la Crimée », telle que l’a qualifiée la haute représentante, ont été rappelés ainsi que les premières mesures d’interdiction de voyage et de gel des avoirs à l’encontre des responsables russes et ukrainiens. Nous avons assisté à la préparation de la réunion du cae du 23 juin 2014, ayant pour objet la mise en oeuvre d’éventuelles mesures ciblées à l’encontre de la Russie, parmi d’autres. À Madrid, les diplomates se positionnent tous contre les sanctions à l’égard de la Russie, même si les explications divergent. Pour certains, il s’agit de préserver les relations économiques fortes entre les deux États dans un contexte de crise économique. Les représailles russes ne peuvent que se révéler problématiques dans les domaines agricole, touristique et pour les investissements directs à l’étranger. D’autres questionnent la légitimité de l’accord d’association entre l’ue et l’Ukraine, ce dernier excluant la Russie. Plus généralement, c’est le gouvernement espagnol qui s’oppose aux sanctions, comme nous l’indiquent tous les diplomates madrilènes. Sur ce dossier, ces derniers se montrent intransigeants, position pourtant périlleuse qui les éloigne de leurs « alliés naturels » – la France et l’Allemagne, moins tranchés sur le sujet – et les rapproche des États du « bloc du Sud »[12], la Grèce, Chypre, l’Italie, la Hongrie et la Bulgarie, parmi d’autres.

La même configuration apparait lors de la fabrication espagnole de la position européenne à la Conférence des Parties chargée d’examiner le traité de non-prolifération des armes nucléaires de 2015, même si le contexte de négociation est moins tendu, car largement ritualisé.

Depuis la fin de la guerre froide, l’Espagne défend une position « moraliste » (Sánchez Cano 1993), appelant au désarmement nucléaire total. L’accident de Palomares de 1966, au cours duquel des bombes nucléaires tombent (sans exploser) sur le territoire andalou, permet d’expliquer, en partie, ce positionnement. À l’Assemblée générale des Nations unies et à la Conférence des Parties, les archives onusiennes montrent que les représentants espagnols sont quasi systématiquement sponsors des projets portés par le « Groupe des dix de Vienne »[13] au sujet de l’élimination totale des armes nucléaires. À la Conférence des Parties de 2015, le représentant espagnol a encore exhorté les États dotés de l’arme nucléaire à l’accomplissement de leurs obligations stipulées dans l’article VI du tnp (Ybáñez 2015). Ainsi, la sous-direction désarmement, en charge de la fabrication espagnole de la position européenne, défendit la même position que celle définie pour son représentant aux Nations unies, à savoir l’interdiction totale des arsenaux nucléaires. Mais cette prise de position, non unanime sur la scène européenne (Keukeleire et Delreux 2014 : 142 ; Dee 2012), est moins risquée que dans le dossier russe, car la négociation sur le désarmement est largement ritualisée (Le Guelte 2013). Dans tous les cas, au vu des désaccords entre États membres, ces deux exemples laissent à penser que la position madrilène ne pourra être défendue comme telle sur la scène bruxelloise.

B – Une conduite solidaire

Dans le contexte d’une négociation distributive comme l’illustrent les dossiers ukrainien et désarmement, la représentation permanente, autonomisée, cherche à préserver l’unité européenne, au détriment du niveau madrilène. La sd Pesc réconcilie les deux niveaux autour d’un consensus minimal, créant, de prime abord, une solidarité dans l’équipe espagnole, avant peut-être de rassembler les équipes des autres États membres.

Examinons comment la sd Pesc maintient la cohésion de l’équipe espagnole lors de la crise ukrainienne, malgré les divergences. Dans le cadre de la préparation du cae du 23 juin 2014, les conseillers espagnols à Bruxelles n’étaient pas à l’aise avec la position nationaliste défendue par l’administration centrale, éloignée de leurs partenaires du « Big 6 » et de la position majoritaire européenne. Défendre une position minoritaire pour des intérêts strictement nationaux n’est pas bien perçu dans l’arène multilatérale. À la différence de la Stratégie et du rapport Pesc, la représentation permanente s’autonomise de l’organisation centrale, en souhaitant que le ministre condamne l’attitude des citoyens de Crimée s’étant prononcés en faveur du rattachement, sans pour autant reconnaitre le rôle de la Russie dans cette affaire. En bref, la sd Pesc est confrontée à deux voix différentes, l’une radicale, l’autre plus consensuelle. Elle rejoint finalement la position de la Reper, laquelle permet de rassembler tous les acteurs espagnols autour d’un consensus minimal : défendre une posture de fermeté contre la Crimée, mais rechercher dans le même temps des formules d’entente avec la Russie. Ici, effectivement, la Reper s’impose.

Mais la conciliation de la sd Pesc prend tout son sens lorsque les commentaires madrilène et bruxellois s’excluent mutuellement. Ainsi, lorsque l’avion de la Malaysia Airlines s’écrase le 17 juillet 2014 dans la région de Donetsk à la suite de supposés tirs de missiles provenant des forces prorusses, la position de la Reper s’écarte radicalement de celle défendue par les sous-directions géographiques. Alors que les États indéterminés, notamment la France et l’Allemagne, rejoignent la position du « bloc de l’Est », il devient nécessaire que l’Espagne condamne moralement l’« annexion illicite » de la Crimée et que des sanctions économiques plus dures soient prises à son encontre. En face, le niveau madrilène continue de soutenir la même position, à la faveur du partenaire russe.

Dans le cadre de la préparation du cae du 22 juillet 2014, les protagonistes Pesc concilient ces deux points de vue, désormais antagonistes, après validation du ministre par l’intermédiaire du directeur politique. Il en résulte une position plus ambiguë que la précédente : reconnaitre l’« annexion illicite » de la Crimée, soutenir le durcissement des sanctions, mais rechercher des formules d’entente avec la Russie, reconnue comme un partenaire important de l’Union. La position espagnole, en réunissant les deux niveaux espagnols, produit une « solidarité dans l’équipe » (Devin 2015 : 19), laquelle apparait aussi dans l’exemple de la Conférence des Parties de 2015.

En effet, les conseillers espagnols à Bruxelles décident de soutenir les États nucléaires, comme d’ordinaire, à la suite de la visite de leurs homologues français[14]. L’argument invoqué par la France, puis repris par la Reper repose sur le contexte particulier de l’armement croissant de l’Iran et de la Corée du Nord. Un ancien conseiller « Nico » explique que dans cette affaire, l’Espagne soutient les États qui ont le plus d’intérêts, même si les diplomates ne sont pas d’accord avec leurs homologues sur le fond. Si la négociation est différente de celle des sanctions à l’encontre de la Russie, la même configuration à deux niveaux apparait. Les sous-directions géographiques ont tendance à exprimer une position plus nationale, correspondant à celle traditionnellement défendue dans un environnement moins contraint, alors que la Reper joue de sa relation exclusive avec les États membres pour s’autonomiser de Madrid. Comme dans le dossier russe, la sd Pesc concilie ces positions antagonistes. D’un côté, elle accepte de limiter les velléités madrilènes quant à l’interdiction totale des arsenaux nucléaires, accusant l’argument du contexte international actuel. Mais d’un autre côté, même dans ce contexte perturbé, l’article VI du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, prévoyant le « désarmement général et complet sous un contrôle international », doit concentrer l’attention de tous, surtout des États détenteurs de la bombe nucléaire. La défense de cette position à deux voix est facilitée dans la mesure où cela revient à déclarer son engagement à respecter le tnp.

Dans tous les cas, ce consensus minimal basé sur une unanimité passive produit de la cohésion au sein de l’équipe espagnole, car la sd Pesc n’est pas considérée comme inféodée aux ordres de la Reper. Ses membres la contournent fréquemment en utilisant des canaux parallèles d’information pour connaitre la position des autres États membres. Ils multiplient notamment les rencontres avec les conseillers des ambassades des États membres à Madrid. Ils maintiennent aussi des relations actives, tous les trois jours, avec les leurs homologues, les correspondants européens des capitales. Surtout, ils participent à toutes les réunions informelles organisées avec les représentants des autres États membres. En bref, la position conciliante espagnole est perçue comme légitime par les acteurs qui participent à sa fabrication. Elle solidarise ainsi les deux niveaux à l’échelle espagnole et semble générer, sur la scène européenne, une « solidarité entre les équipes » (Devin 2015 : 20) des États membres.

Les entretiens réalisés avec les diplomates français et les conseillers espagnols à Bruxelles ainsi que les paroles échangées avec leurs homologues européens, dans un cadre informel tel que la célébration du 14 juillet à l’ambassade de France, attestent tous du rôle médiateur de l’Espagne dans les négociations Pesc. S’il s’agit d’une piste de recherche à investir sérieusement, la prise de décision élucidée dans cet article semble apporter un élément d’explication. Dans le cas russe, la diplomatie conciliante espagnole contient, en fait, à la fois la position du « bloc de l’Est » rejoint par la Suède condamnant vivement l’attitude du gouvernement russe et celle du « bloc du Sud » rejoint par la Hongrie et la Bulgarie réticentes à de telles sanctions.

Ces positions consensuelles semblent inspirer confiance aux joueurs les plus clivés et constituent un atout pour rassembler, selon nos entretiens. La sd Pesc a notamment assumé ce rôle pour convaincre le directeur politique de Chypre, très hostile aux sanctions, de se rallier à sa position. L’exemple du désarmement est plus probant. La position espagnole permet d’unir à la fois le « Groupe des dix de Vienne », favorable à l’interdiction totale des arsenaux, et la France et le Royaume-Uni, dotés de l’arme nucléaire. C’est pour cela que les conseillers français ont sollicité leurs homologues espagnols, leur permettant de négocier indirectement avec les joueurs nordiques. Mais ce rôle n’est pas donné à tous les États disposant d’un processus décisionnel similaire. Nos entretiens révèlent que le statut (Volgy et al. 2011) est également un élément à prendre en compte. Faisant partie du « Big Six » et jouissant d’une réputation d’Européen résolu, le joueur espagnol semble crédible pour rassembler sur les dossiers les plus politiques.

Le paradoxe exposé en introduction, convergence des politiques étrangères européennes contre spécificité espagnole, a été élucidé. Il y a bien un type de diplomatie propre à l’Espagne, celui de la conciliation. Mais, contrairement à la thèse culturaliste, il ne résulte pas d’une volonté européiste transmise par les élites politiques à leurs diplomates. Il découle plutôt d’une prise de décision spécifique à la bureaucratie espagnole où intervient un acteur imprévu dans la littérature constructiviste : les sous-directions géographiques madrilènes. Ces dernières résistent, en partie, à la domination de la Reper et plus généralement aux tendances homogénéisatrices affectant bureaucraties et diplomaties, mises en évidence par cette même littérature.

En fait, il existe deux modèles décisionnels parmi les États membres, invalidant la thèse de la convergence, qui varient en fonction de la présence ou non de diplomates bilatéraux. Leur absence correspond au premier type idéal et caractérise les bureaucraties du « Big 5 » (Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie, Pologne). Deux acteurs participent donc, l’unité Pesc et la Reper, répondant à des logiques d’action allant généralement dans le même sens, celui de la négociation multilatérale européenne. Il semble avoir inspiré les auteurs constructivistes mentionnés ci-dessus. Le second type idéal était l’objet de cette contribution à travers l’étude du cas espagnol. Il apparait aussi chez certains États plus petits, en termes de ressources diplomatiques, ce qui justifie l’intervention d’un troisième acteur : les sous-directions géographiques. Leur poids dépend du type de négociation. Lorsque celle-ci est intégrative (ou « gagnant-gagnant » : exemples de la Stratégie et du rapport Pesc), la Reper perd la source de son pouvoir, sa relation monopolistique avec les autres États européens. Les diplomates bilatéraux produisent directement la position espagnole, laquelle maximise automatiquement les intérêts des autres joueurs, du fait du caractère intégratif de la négociation. Lorsque celle-ci est distributive (ou « gagnant-perdant » : exemples de la crise ukrainienne et du désarmement), la relation monopolistique avec les États membres redevient pertinente et la Reper s’autonomise du niveau madrilène pour défendre une position construite collectivement. Pourtant, les services centraux gardent une marge de manoeuvre : les diplomates de la sd Pesc tiennent compte de leur avis qu’ils concilient avec celui de la Reper autour d’un consensus minimal. Si nos entretiens révèlent tous le rôle médiateur de l’Espagne sur la scène bruxelloise, le mode de prise de décision y est pour beaucoup.