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Depuis 2013, la conduite par Pékin de ses projets maritimes et terrestres Nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative – bri) suscite l’opposition du gouvernement indien. La bri est présentée par la Chine comme une politique visant principalement à améliorer le développement économique régional, à faciliter la connectivité commerciale et l’intégration des marchés, et à contribuer à la stabilité du continent asiatique. Les autorités chinoises mettent en particulier l’accent sur la nature ouverte, égalitaire, inclusive et complémentaire de leurs projets et ont invité l’Inde à prendre part à ces projets. Mais pour la communauté stratégique et les décideurs indiens, ces projets économiques masquent une stratégie politique d’exercice d’une forme de puissance hégémonique en Asie, qui menace directement les intérêts de sécurité indiens. De fait, la Chine accroit aujourd’hui sa présence en Asie du Sud. Au Pakistan notamment, le projet de corridor économique sino-pakistanais (cpec) devrait passer dans la région du Gilgit Baltistan, revendiquée par l’Inde, ce qui représenterait pour New Delhi une enfreinte directe à sa souveraineté. Les projets de connectivité terrestre chinois contribuent au renforcement de la présence économique et militaire chinoise à la frontière sino-indienne. Le face à face qui a eu lieu entre les armées indienne et chinoise sur le plateau du Doklam au Bhoutan, du 15 juin au 28 août 2017, a montré les tensions générées par le projet de routes terrestres mené par la Chine, dans des espaces où les questions frontalières n’ont pas encore été réglées. De plus, les investissements menés par Pékin dans des infrastructures portuaires au Bangladesh, au Sri Lanka, au Pakistan, aux Maldives et en Birmanie sont perçus par New Delhi comme une stratégie visant à établir la présence navale chinoise le long de l’océan Indien et à encercler l’Inde. Le gouvernement de Narendra Modi dénonce également l’absence de transparence dans la mise en oeuvre de ces initiatives, qui aboutit à un endettement massif des États qui sont concernés par les projets chinois. Face à la pénétration chinoise dans ses espaces stratégiques terrestres et maritimes, l’Inde se trouve aujourd’hui poussée à redéfinir une nouvelle politique en Asie.

Il s’agit d’étudier la façon dont un acteur régional réagit à la montée en puissance d’un autre acteur dans son voisinage et comment cela altère son statut de puissance sur la scène internationale. La théorie du complexe de sécurité régional proposée par Barry Buzan et Ole Weaver (Buzan et Weaver 2003) offre un cadre théorique pertinent pour penser la redéfinition de la politique étrangère indienne face à la montée en puissance de la Chine. Dans ce cadre théorique, les régions sont considérées comme des niveaux d’analyses distincts, dans lesquels les politiques de sécurité menées par les États sont déterminées par leurs interactions avec leurs voisins immédiats. Les relations bilatérales multiples nouées entre les États d’une même région contribuent à façonner, reproduire et transformer l’ordre politique régional. Pour les auteurs, le complexe de sécurité sud-asiatique est structuré par deux principaux facteurs : la rivalité indo-pakistanaise d’une part; la présence de la Chine dans la région, qui entraine un accroissement des interactions interrégionales, d’autre part. En 2003, les auteurs avançaient l’hypothèse selon laquelle l’accroissement de la rivalité sino-indienne et l’intérêt des puissances occidentales à favoriser l’émergence de l’Inde face à la Chine seraient à court et moyen terme les deux principaux déterminants dans l’évolution de la politique régionale de l’Inde. Ceux-ci devraient amener New Delhi à dépasser son voisinage immédiat pour renforcer ses relations avec les grandes puissances du système international. En conséquence, le niveau régional d’interactions devrait diminuer en importance pour l’Inde, au profit du niveau interrégional. En 2012, Barry Buzan confirme cette hypothèse en avançant l’argument selon lequel on voit se dessiner un « supercomplexe asiatique » et « tripolaire », marqué par une compétition renforcée entre la Chine d’une part, et l’Inde et les États-Unis d’autre part, ainsi que par l’accroissement des relations entre l’Asie de l’Est et l’Asie du Sud (Buzan 2012).

Cet article reprend l’hypothèse avancée par Buzan et Weaver pour montrer comment l’accroissement de la rivalité sino-indienne, accélérée par l’opposition de New Delhi aux projets chinois de routes de la soie, a amené l’Inde à reconceptualiser son environnement stratégique immédiat et redimensionner ses instruments de politique étrangère. La politique régionale de l’Inde dépasse en effet aujourd’hui le complexe de sécurité sud-asiatique pour s’insérer dans un espace transrégional, l’espace indopacifique. La construction de ce nouvel espace géoéconomique et géopolitique est favorisée par la convergence politique existant entre l’Inde, les États-Unis, l’Australie et le Japon. La mise en oeuvre de la politique indienne dans l’espace indopacifique se traduit par une diplomatie active, qui vise à garantir la sécurité maritime de l’Inde, offrir une option politique et économique aux projets chinois de Nouvelles routes de la soie, et renforcer l’influence indienne dans la zone. Cette politique n’est toutefois pas une grande stratégie pensée en amont. Elle est le résultat d’un processus dynamique et évolutif, fait de politiques disparates mises en oeuvre dans différentes aires d’influence : l’Asie du Sud, l’Asie du Sud-Est et l’océan Indien. Dans le même temps, l’insertion du complexe de sécurité régional dans un espace transrégional plus large, « l’espace indopacifique », n’en efface pas les dynamiques structurantes définies par Buzan et Waever en 2003. Au contraire, elle exacerbe les rivalités existant entre l’Inde et ses voisins chinois et pakistanais, et contribue à un accroissement de la présence des puissances extrarégionales (Japon, États-Unis, Australie) dans le voisinage immédiat de l’Inde, afin de favoriser la montée en puissance de cette dernière face à la Chine.

I – Le renforcement de la rivalité sino-indienne depuis la fin des années 1990

A – Une relation complexe de coopération et de compétition

La gestion de la relation avec la Chine a toujours été une source d’inquiétudes pour l’Inde, qui a adopté à l’égard de Pékin une politique hybride caractérisée par la coopération et la compétition. Toutefois, depuis une dizaine d’années, la relation bilatérale entre les deux États est surtout caractérisée par une montée des tensions frontalières et internationales. Pour Shiv Shankar Menon, qui était Foreign Secretary au ministère des Affaires étrangères indien de 2010 à 2013, on a aujourd’hui « le sentiment que les éléments de compréhension mutuelle qui permettaient la gestion paisible des relations entre la Chine et l’Inde ne sont plus effectifs » (Menon 2017 : 190).

La relation bilatérale sino-indienne est marquée par une forte asymétrie économique et militaire en faveur de la Chine. Le pib chinois, qui s’élevait en 2018 à 13 119 milliards de dollars, est presque cinq fois supérieur à celui de l’Inde (2654 milliards). La Chine est le premier partenaire commercial de l’Inde (11 % de son commerce total), tandis que l’Inde s’élève au rang de douzième partenaire commercial de Pékin (2 % de son commerce total). En conséquence, le déficit commercial de l’Inde à l’égard de la Chine s’élève à près de 50 milliards de dollars. Ce déficit est lié en grande partie aux barrières non tarifaires imposées par la Chine, qui entrainent une fermeture du marché chinois à un certain nombre de produits indiens. La transformation économique de la Chine s’est accompagnée d’une forte modernisation de son appareil militaire. En 2017, le budget de la défense chinois était 152 milliards de dollars, soit trois fois supérieur au budget indien de 2017-2018 (52,5 milliards de dollars[1]).

La modernisation de l’appareil militaire chinois s’est accompagnée d’un renforcement de la présence militaire chinoise à la frontière sino-indienne et d’un durcissement de la position chinoise à l’égard du contentieux qui l’oppose à l’Inde. Alors que la Chine revendique la province indienne de l’Arunachal Pradesh, l’Inde souhaite recouvrir l’Aksai Chin, annexé par la Chine lors du conflit de 1962. La période de 2003 à 2013 avait été marquée par une relance du dialogue bilatéral sur cette question, avec près de quinze rencontres organisées entre les représentants spéciaux nommés par les deux États pour trouver une solution au conflit frontalier (Pant 2018). Mais depuis son élection à la tête de l’État chinois en 2013, Xi Jinping a fortement durci sa position (Grare 2017 : 32). Les tensions entre les deux États ont culminé entre le 15 juin et le 28 août 2017, période pendant laquelle les deux armées se sont fait face au Bhoutan (jusqu’à 4000 soldats étaient présents de chaque côté de la frontière). Le gouvernement de Narendra Modi était alors intervenu à la demande du Bhoutan, dans l’objectif de mettre un terme à la construction d’une route chinoise sur le plateau du Doklam. Ce plateau fait l’objet d’un contentieux frontalier encore non résolu entre les trois États. Pour New Delhi, il s’agit d’un espace stratégique donnant accès au corridor de Silliguri, qui connecte les sept États du Nord-Est indien avec le reste du pays. Le face à face entre les deux États a eu une issue positive pour l’Inde, la Chine acceptant d’arrêter son projet de construction routière. Mais le contentieux frontalier entre les trois États demeure non résolu aujourd’hui (Roy-Chaudhury 2018 : 103). D’autres espaces font l’objet de tensions, comme au sud du Tibet, à la frontière de l’Arunachal Pradesh, où la Chine mène de grands projets d’exploitation minière et développe ses bases militaires aériennes[2].

La relation sino-indienne s’est également détériorée en raison de l’opposition de la Chine à la présence de l’Inde dans certains régimes internationaux (Menon 2017 : 190). La Chine est en effet la seule puissance du Conseil de sécurité des Nations Unies à s’opposer à l’intégration de l’Inde dans cette instance. Pékin est également opposée à l’adhésion de l’Inde au Groupe des fournisseurs nucléaires (Nuclear Supplier Group), auquel l’Inde prétend depuis la signature d’un accord de coopération nucléaire civil avec les États-Unis en 2008. La Chine oppose aux prétentions de New Delhi la résolution 1172 des Nations Unies de 1998, qui appelle l’Inde à abandonner son programme nucléaire et à rejoindre le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires.

En dépit de ces tensions, certains analystes indiens avancent l’argument selon lequel les projets économiques menés par la Chine dans la région pourraient directement bénéficier à l’Inde. De fait, les deux États coopèrent dans un certain nombre de projets économiques et commerciaux, comme le projet de corridor économique Bangladesh-Chine-Inde-Myanmar (bcim), qui offre plusieurs avantages à l’Inde : renforcer la connectivité régionale, contribuer à l’émergence de nouveaux marchés d’exportation pour l’Inde, développer la confiance entre l’Inde et ses voisins, et surtout renforcer les échanges entre New Delhi et Pékin (Ramani 2015; Nataraj 2015). Dans le même esprit, l’Inde prend part à l’Asian Infrastructure Investment Development Bank (aiib). Elle y est la deuxième actionnaire derrière la Chine, avec 7,5 % des voix (contre 26 % pour la Chine). Les deux États interagissent également au sein d’organisations multilatérales, comme les brics ou l’Organisation de coopération de Shanghai (ocs), que l’Inde a jointe comme membre permanent en 2016, avec le Pakistan (Freement 2018 : 88). Dans le domaine du contre-terrorisme, il pourrait exister des points de convergence entre les deux États. La Chine a adopté en effet à ce sujet une position ambiguë. Elle s’oppose régulièrement à l’inscription du responsable du groupe terroriste pakistanais qui a perpétré les attentats de Mumbai de 2008, le Jaish-e-Mohammad, sur la liste des organisations visées par des sanctions des Nations Unies (résolution 1267 du Conseil de sécurité). Néanmoins, Pékin ne fait pas confiance à Islamabad dans sa politique de lutte contre le terrorisme et dans sa capacité à stabiliser le pays. Le communiqué publié lors du neuvième sommet des brics de septembre 2017 à Pékin fait explicitement référence aux groupes pakistanais Lashkar-e-Taiba et Jaish-e-Mohammad comme responsables d’engager, d’organiser ou de soutenir des groupes terroristes.

Après le face à face militaire à Doklam à l’été 2017, les deux gouvernements ont montré une volonté d’éviter tout nouveau risque d’affrontement à la frontière. Pour le gouvernement indien, l’enjeu est à la fois sécuritaire et politique. Narendra Modi souhaite préserver la paix avec ses voisins chinois et pakistanais en vue des élections législatives qui auront lieu en 2019. Pour la Chine, le maintien de relations coopératives avec New Delhi est une façon de diversifier ses partenariats économiques dans le contexte de la guerre commerciale menée par les États-Unis contre elle. Le premier ministre indien s’est ainsi rendu à Wuhan en Chine les 24 et 25 avril 2018, pour un « sommet informel » avec Xi Jinping. Les deux États se sont engagés à relancer les groupes de travail commun sur le règlement de la question frontalière et à reconstruire un dialogue de nature stratégique et politique.

Cependant, l’accroissement des liens économiques entre l’Inde et la Chine ainsi que les initiatives diplomatiques bilatérales visant à prévenir les risques de conflits ne permettent pas de diminuer l’inquiétude indienne à l’égard des risques posés par la croissance chinoise. La menace chinoise détermine aujourd’hui très largement la stratégie de défense indienne. De fait, le budget du ministère de la Défense indien est principalement orienté vers la protection des frontières du pays, ce qui se traduit par une part très élevée accordée à l’Armée de terre par rapport aux autres corps d’armée (57 % du budget). L’Armée indienne a créé deux corps d’attaque de haute montagne (Mountain Strike Corps), qui ont les capacités de mener des offensives sur le territoire chinois. L’Armée de l’air a également établi ses meilleurs composants le long de la frontière sino-indienne. La Marine, quant à elle, est en phase de modernisation. Un des principaux objectifs poursuivis par la stratégie navale de l’Inde est d’être en mesure de contrôler les voies maritimes commerciales de communication dans l’océan Indien, dans le cas d’un conflit avec Pékin (Pant 2018). Cette posture de défense est renforcée par le sentiment d’encerclement du gouvernement indien en Asie du Sud, et plus largement dans l’océan Indien, généré par le projet chinois des routes maritimes et terrestres de la soie.

B – Le sentiment d’encerclement de l’Inde exacerbé par le projet bri

Pour l’Inde, les projets de connectivité économique qui composent la bri chinoise servent avant tout les intérêts stratégiques de Pékin, qu’il s’agisse du corridor économique sino-pakistanais, du corridor économique transhimalayen ou du projet de route maritime de la soie. New Delhi estime que la Chine souhaite acquérir le contrôle de l’océan Indien et de la baie du Bengale, en effectuant des investissements dans différentes infrastructures portuaires, depuis Djibouti en Afrique de l’Est jusqu’à Gwadar au Pakistan, Hambantota au Sri Lanka, Kyaupkyu et Sonadia en Birmanie.

De fait, la présence militaire et économique croissante de la Chine dans la péninsule sud-asiatique et plus largement dans l’océan Indien a transformé l’environnement stratégique de l’Inde ces dix dernières années. L’expansion de la Marine chinoise est rapide, et sa flotte devrait atteindre 265 à 273 navires de guerre, 2 porte-avions et près de 70 sous-marins d’ici les années 2020 (Pant 2017). La construction d’une flotte de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (snle) fait partie intégrante de la politique de projection de puissance de Pékin. Depuis 2013, la Chine déploie régulièrement des sous-marins nucléaires et conventionnels dans l’océan Indien. Elle serait désormais capable de mener des patrouilles dissuasives à l’ouest du détroit de Malacca, depuis sa base militaire située sur l’île d’Hainan (Grare 2017 : 34). Depuis 2009, les patrouilles permanentes de navires chinois qui parcourent le golfe d’Aden dans le cadre de la lutte contre la piraterie sont également interprétées par l’Inde comme des exercices militaires.

En raison du renforcement de la présence chinoise en Asie du Sud, l’Inde se trouve aujourd’hui de plus en plus en difficulté face à ses voisins. D’une part, la Chine a renforcé de façon significative les moyens militaires conventionnels et nucléaires du Pakistan. Aujourd’hui, Islamabad met l’accent sur un usage dual de ses équipements militaires qui lui permet de compenser sa faiblesse militaire conventionnelle face à l’Inde[3]. D’autre part, la Russie, qui reste le premier fournisseur d’armement de l’Inde, a opéré un rapprochement stratégique avec la Chine et le Pakistan (Saran 2017 : 262). Les gouvernements chinois et russe sont opposés à la présence américaine en Afghanistan et apportent un soutien logistique aux talibans afghans. Cette politique va à l’encontre des intérêts de l’Inde, qui a noué avec le gouvernement afghan un partenariat stratégique en 2011. Enfin, en dehors du Pakistan, on constate qu’en dépit de sa supériorité militaire et économique par rapport à ses voisins[4], l’Inde ne parvient pas à exercer un rôle de leader régional (Blarel, Ebert 2018). Cet élément structurant du complexe de sécurité sud-asiatique a été renforcé par l’accroissement des relations économiques et de défense entre les petits États de la péninsule sud-asiatique et la Chine, qui leur permettent de mener une stratégie d’équilibre entre les deux États et de contourner l’hégémonie régionale de l’Inde. Aux Maldives, par exemple, le gouvernement d’Abdullah Yameen a signé en septembre 2014 un accord pour devenir membre de l’initiative chinoise des routes maritimes de la soie, et un accord de libre-échange a été signé entre les deux États en décembre 2017. La Chine investit dans de nombreux projets d’infrastructures aux Maldives, comme le « pont d’amitié Chine-Maldives » qui relie l’aéroport de Hulhumale et la capitale Malé. Le gouvernement chinois investit au Sri Lanka, où il a obtenu la concession de la gestion du port d’Hambantota pour 99 ans, ou au Népal où elle représente le plus gros investisseur étranger (Ghosh 2018). Ces différents projets ont pour conséquence d’accroitre la dépendance économique et financière des pays d’Asie du Sud à l’égard de Pékin. 70 % de la dette étrangère des Maldives appartient à la Chine.

Dans ce contexte, le principal vecteur de l’influence indienne dans la péninsule sud-asiatique est sa politique d’aide au développement, par le biais de lignes de crédit. Ces lignes de crédit peuvent s’appliquer dans le domaine de la défense. En avril 2017, l’Inde s’est engagée à verser 500 millions de dollars au Bangladesh pour des achats de défense (Wagner 2018 : 19). Enfin, l’Inde entretient avec le Bhoutan et le Népal des relations dans le domaine de la gestion des frontières et de la lutte contre le terrorisme. Toutefois, cette politique d’aide reste largement inférieure à celle de Pékin et New Delhi voit son influence diminuer dans son voisinage proche. Sous l’effet de l’accroissement de la présence chinoise dans le complexe de sécurité sud-asiatique, on constate un redimensionnement de la politique régionale de l’Inde vers l’espace indopacifique.

II – Du « voisinage éloigné » à « l’espace indopacifique »

S’il existe un consensus évident au sujet du fait que la notion de puissance régionale renvoie à l’idée de région, la notion de région en tant qu’espace géographique et géopolitique construit et défini par ces puissances est peu discutée. Pour Karoline Postel-Vinay, la région constitue un « espace pertinent » pour l’action internationale en tant qu’entité spatiale qui a une signification sociopolitique, construite dans un contexte historique singulier (Postel-Vinay 2011). Dans le cas spécifique de l’Inde, la définition de son « espace pertinent » d’action afin d’exercer une influence et de promouvoir ses intérêts économiques et sécuritaires nous informe sur la façon dont la conceptualisation de son environnement régional et des modalités d’exercice de la puissance évoluent. Sous l’effet de la compétition croissante avec la Chine en Asie du Sud et de son rapprochement avec les puissances occidentales, l’Inde tend à redéfinir les zones d’exercice de sa puissance régionale au-delà du complexe de sécurité sud-asiatique, dans l’espace interrégional discursivement construit comme « espace indopacifique ».

À la fin de la guerre froide, l’Inde est amenée à redéfinir sa politique régionale pour trois principales raisons. La première est la nécessité de mettre fin à son isolement international, lié à la perte de son premier partenaire économique et de défense, l’Union soviétique. La seconde est l’inquiétude de l’Inde par rapport à l’accroissement de la présence chinoise en Asie du Sud et en Asie du Sud-Est. La troisième est la libéralisation de l’économie indienne initiée par l’ancien premier ministre Narasima Rao. Ces changements entrainent, au cours des années 1990, le recalibrage de la politique régionale de l’Inde autour du concept de « voisinage éloigné », qui renvoie à l’idée selon laquelle « l’Inde doit rompre avec les confins de l’Asie du Sud » (Gupta 1997 : 309). Le voisinage éloigné de l’Inde est pensé en cercles concentriques, depuis son voisinage immédiat, la péninsule sud-asiatique, jusqu’à l’Asie du Sud-Est, le Moyen-Orient et le sud de l’océan Indien (Mukherjee 2006). Cette reconceptualisation de la politique étrangère et de défense de l’Inde se traduit par la mise en oeuvre d’une politique de coopération tous azimuts, dans l’objectif de promouvoir le développement économique du pays, de garantir un environnement stratégique stable, et de renforcer l’Inde comme puissance régionale en Asie (Scott 2009). Cette politique, d’abord fondée sur le renforcement des liens économiques avec ses voisins éloignés, s’est traduite, à partir du début des années 2000, par la mise en place de partenariats stratégiques bilatéraux de plus en plus denses avec les pays d’Asie du Sud-Est et avec les pays du Moyen-Orient (pays du Conseil de coopération du Golfe, Israël et Iran). Elle a été facilitée, à l’échelle internationale, par le renforcement du partenariat stratégique entre New Delhi et Washington.

Cette notion de « voisinage éloigné » est progressivement remplacée par celle « d’espace indopacifique », apparue pour la première fois dans le langage théorique indien en 2007, sous l’influence du rapprochement de l’Inde avec les États-Unis et le Japon. La première utilisation officielle de la notion d’« Indopacifique » est faite en août 2007 par le premier ministre japonais Shinzo Abe, dans un discours au Parlement indien intitulé « La confluence des deux océans[5] ». En 2010, des officiels américains commencent à employer ce terme, qui est également incorporé dans le White Paper du ministère de la Défense australien en 2013 (Thakur, Sharma 2018). En Inde, le premier usage officiel de cette notion se trouve dans la stratégie maritime publiée en 2015, Ensuring Secure Seas : Indian Maritime Security Strategy – l’océan Indien est envisagé dans le cadre géopolitique plus large de la région « Indopacifique » (Rehman 2017). La protection des biens communs, du commerce et de la liberté d’usage des mers est clairement explicitée comme l’objectif de la Marine indienne, et mise en opposition avec la politique d’expansion territoriale de Pékin en mer de Chine Sud.

L’intégration de cette notion dans le discours politique indien témoigne d’une redéfinition par New Delhi de ses aires d’intérêts stratégiques prioritaires, dans un continuum stratégique qui s’étend de l’océan Indien à l’océan Pacifique, et se prolonge jusqu’au Japon et l’Australie. La notion d’espace indopacifique est un concept à la fois géopolitique et géoéconomique, partagé par les États-Unis, le Japon, l’Australie, l’Inde et, depuis récemment, la France, qui émerge en grande partie sous l’effet de l’accroissement de la présence chinoise dans l’océan Indien. Au lieu de créer une division entre les océans Indien et Pacifique, ou entre l’Asie du Sud et l’Asie du Sud-Est, la notion d’Indopacifique encourage à penser cette superrégion comme une unité, un espace géostratégique interconnecté. Le chercheur australien Rory Medcalf avance l’idée selon laquelle l’Indopacifique n’est pas seulement un nouveau label appliqué à l’Asie-Pacifique (Medcalf 2013). C’est aussi la reconnaissance de changements économiques et stratégiques, « la reconnaissance de l’accélération des connexions économiques et sécuritaires entre le Pacifique occidental et l’océan Indien, qui contribuent à créer un système stratégique singulier » (Medcalf 2013). Pour l’Inde notamment, l’océan Indien est central pour garantir sa sécurité commerciale et énergétique : plus de 90 % du commerce étranger de l’Inde en volume, et 70 % en valeur, passe en effet par la voie maritime (Roy-Chaudhury 2018 : 99). Si les racines de ces changements sont d’abord économiques, ils sont également liés à des facteurs stratégiques, parmi lesquels l’accroissement de la compétition sino-indienne a été déterminant.

La conceptualisation de cet espace maritime transrégional porte également une forte dimension normative, qui vise à opposer le projet chinois bri aux valeurs portées majoritairement par les puissances occidentales. Les puissances japonaise et américaine ont été les premières à employer la notion « d’espace indopacifique libre et ouvert », reprise par l’Inde, dans la déclaration commune signée avec le Japon le 14 septembre 2017. En novembre 2017, lors des discussions « quad »[6] qui ont réuni à Manille, en marge du sommet de l’Asean, des fonctionnaires des ministères des Affaires étrangères indien, japonais, australien et américain, les quatre États ont déclaré « promouvoir une région indo pacifique libre, ouverte, prospère et inclusive, afin de servir les intérêts de toutes les puissances dans la région et dans le monde[7] ». L’objectif de ces puissances affinitaires de l’espace indopacifique est de défendre la liberté par la protection des États contre toute forme de coercition, et l’ouverture des voies de navigation et des routes commerciales par le renforcement de la connectivité interrégionale. Cela passe par la mise en place d’un réseau de partenariats de défense et de sécurité pour lutter contre les défis sécuritaires communs et par la promotion d’échanges économiques et commerciaux visant à renforcer la connectivité interrégionale.

Il existe toutefois des divergences dans la façon dont les États de la région conceptualisent l’espace indopacifique et leur rôle dans cette région. Dans la National Defense Strategy Summary publiée en 2018, les États-Unis désignent explicitement la Chine comme une menace existentielle à leurs intérêts vitaux dans l’espace indopacifique. Ils prônent la mise en oeuvre d’un ordre alternatif, fondé sur une coalition de démocraties visant à se défendre contre la menace exercée par la Chine sur l’ordre libéral (Swaine 2018). Washington voit donc l’Inde comme un État pouvant jouer le rôle de contre-puissance face à la Chine. Or pour le gouvernement indien, il est important de montrer que sa politique de puissance dans l’Indopacifique n’est pas dirigée contre un État en particulier. Dans la pensée stratégique indienne, la notion de sécurité coïncide en effet avec la recherche « d’autonomie stratégique » et une aversion pour toute forme d’alliance militaire. Par conséquent, l’Inde est réticente à s’inscrire trop ouvertement dans la politique d’équilibre menée par l’administration Trump face à la Chine. L’enjeu pour les Indiens est de générer de l’incertitude auprès de Pékin, sans pour autant apparaître comme membre d’une alliance visant à endiguer la Chine, et prendre le risque d’un affrontement militaire direct avec son voisin (Grare 2017 : 155). Comme l’explique l’ancien Foreign Secretary indien Shiv Shankar Menon, il s’agit donc pour le gouvernement indien de minimiser les conséquences négatives de la montée en puissance de la Chine, en nouant des réseaux de coopération de défense complémentaires qui pourront garantir son autonomie stratégique (Menon 2017 : 205). Il ne s’agit donc pas de promouvoir un « axe des démocraties » engagées contre l’autoritarisme chinois, mais de garantir la liberté de navigation des océans et les intérêts économiques des puissances riveraines de l’océan Indien par la promotion du multilatéralisme, le développement « d’interfaces collaboratives et constructives entre elles » (Khurana 2017) ainsi que le renforcement du droit international.

Pour l’Inde, la construction discursive de l’espace indopacifique par ses partenaires stratégiques occidentaux est un gain majeur, qui lui a permis ces dix dernières années de mettre en oeuvre une politique étrangère et de défense encore plus active dans ce qu’elle appelait jusque là son « voisinage éloigné ». Cela ne signifie pas que le complexe de sécurité régional sud-asiatique ne maintient pas ses propres dynamiques de sécurité, décrites exhaustivement par Buzan et Waever. Mais ces dynamiques, majoritairement continentales, sont aujourd’hui de plus en plus liées à des enjeux de sécurité maritime qui nécessitent la mise en place d’une stratégie maritime ambitieuse face à la montée en puissance de la Chine dans l’océan Indien.

III – Sécuriser l’Indopacifique : la diplomatie maritime de l’Inde

La dimension maritime constitue un des piliers de la politique étrangère et de défense de New Delhi. De manière générale, trois principaux objectifs déterminent la stratégie maritime indienne : protéger les lignes maritimes commerciales par lesquelles passe 90 % de son commerce extérieur, garantir la sécurité énergétique du pays et assurer la sureté de la diaspora indienne présente dans le golfe Arabo-Persique. Afin d’atteindre ces objectifs, l’Inde s’appuie sur trois principaux vecteurs : la modernisation de sa marine; la mise en place d’un réseau de partenariats de sécurité maritime; la promotion d’un projet politique et économique alternatif à celui promu par la Chine. Si l’ensemble de ces initiatives ont été amorcées avant l’annonce par la Chine de la bri, cette dernière a servi de catalyseur pour pousser le gouvernement indien à proposer un projet politique alternatif structurel et structurant, en coopération avec ses partenaires partageant une vision commune de l’espace indopacifique. Formalisée en 2015 par la Marine, l’Inde développe aujourd’hui une stratégie ambitieuse de projection de la puissance dans l’espace indopacifique (Indian Navy 2015).

A – La modernisation de la Marine indienne

L’évolution de la stratégie maritime indienne passe par l’acquisition d’une flotte nationale de haute mer, capable d’exercer la force dans les domaines aériens, marins et sous-marins.

Depuis les années 1990, la part de la Marine indienne a significativement augmenté dans le budget de la Défense. Pendant la guerre froide, elle ne représentait que 3 à 6 % de ce budget, alors qu’en 2017-2018, elle en représente 14 % (Behera 2017). Aujourd’hui, la Marine indienne rassemble 67 800 militaires, et sa flotte est constituée de 137 navires de guerre. La taille et la modernité de ses navires (un porte-avion ins Vikramaditya, 13 sous-marins classiques, 8 destroyers, 14 chasseurs de mine) en font la sixième force maritime mondiale. L’objectif affiché par l’Indian Navy est d’accroitre sa flotte à 200 navires de guerre, 300 avions et 3 porte-avions d’ici 2027. Enfin, depuis 2017, la Marine indienne déploie en permanence dans l’espace indopacifique ses patrouilleurs de surveillance maritime P-8I afin de renforcer ses capacités d’intervention dans toute la zone (Constantino, Baruah 2018).

L’Inde souhaite également développer sa force de dissuasion nucléaire maritime. En juillet 2009, la Marine a lancé la construction de son premier sous-marin nucléaire lanceur d’engin (snle), Arihant, qui a été mis en activité fin 2018. L’Inde a également lancé son deuxième snle, Aridaman, pour une mise en service fin 2019[8]. En 2015, le gouvernement de Narendra Modi a autorisé la construction de six sous-marins nucléaires d’attaque, qui s’ajoutent au projet de construction de trois à cinq nouveaux sous-marins nucléaires lanceurs d’engin. Le développement d’une base militaire capable d’héberger les sous-marins indiens, à Rambilli sur la baie du Bengale, est en cours. Elle devrait voir le jour au plus tôt en 2022.

Ces évolutions demeurent cependant limitées, et il existe des incertitudes quant à la capacité de l’Inde à atteindre rapidement les moyens de force de projection auxquels elle aspire. De manière générale, le budget du ministère de la Défense est faible : en 2017-2018, la part du budget accordé à la Défense s’élève à 1,54 % du pib de l’État, ce qui est le taux le plus bas depuis 1962. De plus, la part du budget de la Défense accordée à la modernisation des capacités militaires de l’Inde a été significativement réduite, passant de 55 % en 2007-2008 à 40 % en 2016-2017. L’Indian Navy demeure le corps d’armée le moins financé, du fait de la priorité stratégique donnée à la défense des frontières continentales et du retard dans la mise en oeuvre du programme de modernisation de l’équipement maritime. Enfin, la capacité des premiers snle indiens à mener des patrouilles de dissuasion demeure encore incertaine, en raison de la faible portée de leurs missiles balistiques actuels, qui les obligerait à effectuer des opérations de patrouilles dans des zones littorales de la Chine et du Pakistan, les rendant alors fortement vulnérables. Les prochaines générations de snle devraient avoir une portée nucléaire plus importante, mais leur mise en service n’est pas prévue avant les années 2030.

B – La mise en place d’un réseau de partenariats maritimes de sécurité

Parmi les outils diplomatiques dont elle dispose, l’Inde privilégie la mise en place de partenariats stratégiques bilatéraux ou minilatéraux visant à renforcer ses intérêts dans l’espace indopacifique.

On voit ainsi se dessiner la mise en place d’arrangements coopératifs sélectifs entre l’Inde et ses partenaires stratégiques que sont les États-Unis, le Japon, l’Australie et la France, dont l’intérêt commun est de contrebalancer la politique d’expansion chinoise en Indopacifique. Pour l’Inde, ces partenariats devraient à plus long terme permettre de développer ses capacités de projection en Indopacifique, par exemple en lui donnant un accès à des infrastructures de ravitaillement et de réapprovisionnement logistique, ou en étendant ses capacités de surveillance et de renseignement dans l’océan Indien. Ces coopérations prennent également la forme d’exercices maritimes bilatéraux (varuna avec la France, simbex avec Singapour, jimex avec le Japon, ausindex-15 avec l’Australie) et plurilatéraux (exercices rimpac, milan, malsindo…). Parmi ces déploiements, les plus importants sont les exercices maritimes Malabar, réalisés de 1991 à 1998 et relancés en 2002 avec les États-Unis. Ces exercices ont énormément progressé en termes qualitatifs et quantitatifs, notamment avec la conduite d’un exercice quadrilatéral entre l’Inde, les États-Unis, le Japon et l’Australie en 2007, et l’intégration du Japon comme partenaire permanent en 2015. Un des messages de la communication stratégique véhiculée par ces États est la défense de la liberté de navigation, tout particulièrement en mer de Chine du Sud. Un autre enjeu important pour l’Inde est d’accroitre ses capacités de connaissance du domaine maritime, grâce à la coopération avec ses partenaires de l’Indopacifique. Par exemple, en septembre 2018, New Delhi et Washington ont signé un accord de défense sur la sécurité et la compatibilité des communications (comcasa), qui ouvrira la voie à la vente par les États-Unis d’équipements de sécurité des communications, facilitant l’interopérabilité entre leurs armées dans l’Indopacifique. Un centre de fusion régional de l’information maritime a également été ouvert à Gurgaon, près de New Delhi, fin décembre 2018, dans l’objectif de renforcer le partage d’informations dans la péninsule sud-asiatique et le golfe du Bengale. Enfin, New Delhi a également mis en place des accords de coopération maritime bilatéraux avec les pays riverains de l’océan Indien (les Maldives, le Sri Lanka, les Seychelles et l’île Maurice) qui lui permettent de développer ses capacités de renseignement et de surveillance par la mise en place d’un réseau de radars côtiers.

Une autre conséquence stratégique majeure du redimensionnement de la politique régionale de l’Inde est le renforcement de l’importance géopolitique de l’Asie du Sud-Est dans la politique étrangère et de défense indienne. La centralité de l’Asean est en effet au coeur des discours sur l’Indopacifique prononcés par l’Inde et ses partenaires occidentaux dans la zone. L’objectif, à moyen terme, est de garantir l’unité de cette région face à la pénétration chinoise. Dans le cadre de son Act East Policy, lancée en 2014, le gouvernement de Narendra Modi a renforcé ses relations économiques et sécuritaires avec les pays de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (Asean), qui se soucient du rôle joué par la Chine dans la région. La diplomatie indienne en Asie du Sud-Est est avant tout déterminée par des facteurs économiques de pénétration de nouveaux marchés et de renforcement de la connectivité régionale. L’ambition indienne est d’accroitre le commerce avec l’Asean, qui reste limité aujourd’hui : l’Asean représente 10 % du commerce mondial de l’Inde, soit un cinquième du commerce entre l’Asean et la Chine. Du point de vue stratégique, la politique indienne en Asie du Sud-Est est motivée par la peur de laisser s’installer une hégémonie chinoise dans la région (Grare 2017 : 6). Dans le même temps, cependant, l’Inde ne souhaite pas prendre le risque d’antagoniser directement la Chine, et adopte donc une posture prudente. Sa diplomatie de défense est caractérisée essentiellement par des gestes symboliques, comme l’accroissement de ses escales maritimes en Asie du Sud-Est. Ses deux principaux points d’appui dans la région sont le Viêt-nam et Singapour, avec lesquels New Delhi entretient un niveau de confiance élevé. Par exemple, en novembre 2017, New Delhi et Singapour ont signé un accord de coopération navale visant à renforcer les échanges entre marines[9].

Situé à la jonction entre les complexes de sécurité sud-asiatique et sud-est asiatique, le golfe du Bengale fait l’objet d’un intérêt croissant de la part du gouvernement indien (Constantino et Baruah 2018). C’est en effet un espace stratégique pour le contrôle des lignes maritimes de communication qui passent par le détroit de Malacca et le renforcement de la sécurité maritime dans le cadre de la lutte contre la piraterie et le contrôle des mouvements séparatistes. L’Inde souhaite se positionner comme un acteur clé pour le développement économique des pays riverains du golfe du Bengale (le Bangladesh, le Bhoutan, la Birmanie, le Népal, le Sri Lanka et la Thaïlande), accroitre la connectivité interrégionale et renforcer sa capacité de projection militaire. En 2018, le gouvernement indien s’est engagé à renforcer les moyens apportés au commandement intégré situé sur les îles Andaman-et-Nicobar, ce qui devrait permettre de renforcer la capacité indienne de contrôle et de surveillance maritime de la zone.

C – La promotion d’une option politique et économique aux projets chinois Routes de la soie

Face au projet chinois Routes de la soie, l’Inde cherche à promouvoir un modèle économique et politique alternatif, qui s’intègre directement dans les politiques japonaise et américaine de promotion d’un « espace indopacifique libre et ouvert ». Le gouvernement indien a commencé à développer une réponse structurée à la bri, en proposant un projet politique alternatif fondé sur quatre principaux piliers, qui visent à renforcer les structures multilatérales et de sécurité collective dans l’océan Indien[10] : le projet de corridor international nord-sud (International North-South Transport Corridor), le projet de corridor de croissance Asie-Afrique (Asia-Africa Growth Corridor), le projet de coopération culturelle dans l’océan Indien (mausam) et le projet Security and Growth for All in the Region (sagar). Deux principales organisations régionales ont vocation de soutenir la mise en oeuvre opérationnelle de ces projets. La première est l’Indian Ocean Rim Association (iora), fondée par l’Inde en 1997. L’iora a pour but de promouvoir la coopération économique et scientifique entre les 20 États membres ainsi que de faciliter les opérations maritimes de recherche et de sauvetage. La seconde est l’Indian Ocean Naval Symposium (ions), lancée par l’Inde en 2008, qui met l’accent sur la lutte contre les menaces à la sécurité collective dans l’océan Indien via la coopération maritime multilatérale entre les marines. Trente-cinq États littoraux de l’océan Indien, dont la France, sont membres de l’ions. Ces initiatives montrent la volonté de l’Inde de jouer un rôle important en matière de sécurité collective, en créant des organisations multilatérales expressément orientées vers la coordination des enjeux de sécurité maritime, basées sur le consensus et la non-interférence des puissances extérieures. Toutefois, ces organisations n’ont pas encore été en mesure d’impulser la mise en oeuvre de stratégies communes de sécurité collective.

Enfin, le gouvernement indien coopère de façon croissante avec le Japon et les États-Unis afin de promouvoir des projets de développement économique et de renforcement de la connectivité interrégionale dans l’espace indopacifique, et en particulier en Asie du Sud et du Sud-Est. Dénonçant implicitement les projets mis en oeuvre par Pékin, les trois États promeuvent une politique de développement fondée sur la transparence et la responsabilité dans l’attribution des prêts demandés par les États receveurs ainsi que le respect de la souveraineté et de l’intégrité des territoires, du droit international et de l’environnement (Baruah 2018). En 2015, Narendra Modi et Shinzo Abe ont signé la déclaration India Japan Vision 2025, qui marque l’engagement des deux États à contribuer à la « paix et à la prospérité » dans la région indopacifique, notamment par la mise en place d’un corridor économique qui connecterait les continents africain et asiatique via les anciennes routes de la soie (Asia Africa Growth Corridor, annoncé formellement en 2016). Le Japon a également pour projet de renforcer les infrastructures dans le nord-est de l’Inde afin de faciliter les échanges entre New Delhi et l’Asie du Sud-Est, d’investir dans les îles Andaman-et-Nicobar ainsi que dans le port iranien de Chabahar. Toutefois, ces initiatives restent encore à l’état de projet, et leur mise en oeuvre demeure tributaire de la lenteur de l’administration indienne, fortement sous-dimensionnée.

Conclusion

La théorie des complexes de sécurité régionaux a montré que le niveau d’analyse de la sécurité internationale ne suffit pas à rendre compte des problématiques sécuritaires les plus urgentes et les plus importantes pour les États, et incite ainsi à étudier les problèmes soulevés dans le voisinage immédiat des différentes puissances.

Sans remettre en question cette théorie, cet article met à jour des pistes d’analyses nouvelles pour penser l’évolution des complexes de sécurité régionaux au regard de l’évolution des politiques de puissances émergentes telles que l’Inde et la Chine. Face au projet chinois Routes de la soie, qui est par essence interrégional, le gouvernement indien est poussé à redéfinir les limites géographiques de sa politique régionale en intégrant à la fois les interactions de voisinage et les enjeux sécuritaires propres à l’espace indopacifique. La région comme entité territorialement cohérente est ici redéfinie au-delà des frontières communes des États pour intégrer des enjeux transnationaux de sécurité maritime. Cette redéfinition de l’espace régional de l’Inde sous l’effet de la concurrence chinoise est fondée non pas seulement sur des enjeux physiques et matériels, mais aussi sur des enjeux normatifs de défense d’un ordre international basé sur le respect du droit international et du multilatéralisme.