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François de Callières avait été dépêché par Louis XIV pour négocier la fin de la guerre de Neuf Ans qui opposait la France à une coalition européenne menée par la Grande-Bretagne, et il fut signataire du traité de Ryswick de 1697 qui y mit fin. Voltaire écrit sur Callières, dans son Siècle de Louis XIV, qu’il ne méritait « ni les critiques ni les louanges ». C’est pourtant grâce à l’expérience de Ryswick que Callières, devenu académicien, publia, en 1716, un traité de diplomatie. Un traité présenté et annoté, dans cette nouvelle édition, par Pierre-Michel Eisemann, professeur émérite de droit international. Si De la manière de négocier a été plusieurs fois réédité et que son empreinte s’étend, au-delà des Relations internationales, jusqu’à la négociation d’affaires, la contextualisation d’Eisemann permet une lecture aisée de cette source primaire de la diplomatie au Grand Siècle.

L’ouvrage s’articule autour de trois thèmes : la formation du négociateur, le cadre légal international et le protocole. Le thème de la formation du négociateur prend la place principale. En plus d’être un manuel diplomatique avant l’heure, le livre est un plaidoyer pour la professionnalisation de la diplomatie et sa reconnaissance en tant que métier. Pour Callières, tout commence par le choix du négociateur. Il (car, au Grand Siècle, il s’agit toujours d’un « il », et de préférence bien né) doit adhérer à un code de conduite stricte. Bon réseauteur, le négociateur doit profiter des communications écrites et orales, tout en évitant leurs inconvénients. Il doit avoir des connaissances pratiques en matière de langues vivantes, d’analyse et de gestion de l’information – surtout dans ses dépêches qui doivent être succinctes et basées sur des faits. Il doit avoir des connaissances professionnelles sur la politique comparée, le pays où il est dépêché (sa culture, sa société, son gouvernement) et le droit international. Le conseil de l’auteur de commencer l’étude des traités par celui de Westphalie est connu de tous les étudiants en Relations internationales. En effet, dans le cadre de son survol du droit international, tel qu’il existe dans l’Europe du 18e siècle, Callières dédie le chapitre XVIII aux traités et ratifications. Il établit une jurisprudence internationale. Mais surtout, il présente le « droit des gens », qu’il décrit comme décrétant l’inviolabilité de la personne et des possessions de l’ambassadeur, d’une manière qui préfigure les conventions de Vienne. Dans le domaine protocolaire, la nomenclature diplomatique est bien établie : ambassadeurs, envoyés, résidents, légats, tous y sont décrits et hiérarchisés, leurs fonctions et instructions analysées. Callières détaille la conduite des ambassadeurs, ces princes de fait sinon de nom, qui ne le cèdent, au rang protocolaire, qu’au chef d’État. Le tout est étayé par des exemples historiques.

Si le sujet abordé se situe dans une Europe occidentale à majorité monarchique, l’ouvrage offre des conseils intemporels qui s’appliquent au monde diplomatique contemporain. La nécessité d’un corps diplomatique professionnel et formé à cet effet, que préconise Callières, résonne au moment où le Royaume-Uni renonce au monopole des diplomates de carrière sur la fonction d’ambassadeur (pratique qui était déjà répandue dans plusieurs pays comme le Canada et les États-Unis). Le cri du coeur pour faire valoir la diplomatie comme outil indispensable pour prévenir la guerre et pour soutenir le droit rappelle la diplomatie préventive des Nations Unies. Sa préconisation des connaissances dynastiques paraît, de prime abord, désuète ; mais celles-ci s’avèrent utiles au moment où Jared Kushner mène le plan de paix au Moyen-Orient pour les États-Unis, et où Mohammed ben Salmane façonne l’état saoudien à son image. Et que penser de cette maxime, « il n’y a point d’État si puissant par lui-même qui n’ait besoin d’alliés » (p. 49), à l’ère Trump ?

Pour Callières, la vérité sans peur est le premier des devoirs du négociateur. Saint-Simon, chroniqueur indispensable de la cour de Versailles, écrit de Callières qu’il ne craint pas de dire la vérité. Et c’est cette vérité qui continue à rendre son oeuvre pertinente. Il faut voir De la manière, avant tout, comme une source primaire de la diplomatie française et européenne au Grand Siècle, dans la même veine que L’ambassadeur et ses fonctions (1681) d’Abraham de Wicquefort. Malgré quelques conseils universels, il s’agit avant tout d’un écrit de son temps : un temps où la France de Louis XIV déclare être le soleil au centre de la constellation diplomatique européenne. C’est une France de noblesse, surtout masculine, qui se désintéresse généralement du monde d’outremer. Ceux qui cherchent une édition critique pourront se tourner vers Waquet (L’art de négocier en France sous Louis XIV). Mais pour ceux qui veulent savourer l’ouvrage de Callières dans son état premier, l’édition présentée par Eisemann est incontournable. Il y apporte quelques retouches pour replacer l’oeuvre dans son contexte, et réussit à la faire briller avec panache.