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Les emplois verts sont au coeur du développement durable et apportent une réponse aux enjeux mondiaux de la protection de l’environnement, du développement économique et de l’inclusion sociale[1].

Créée en 1919 à l’issue de la Première Guerre mondiale, devenue agence spécialisée de l’Organisation des Nations Unies en 1946 et composée à ce jour des représentants des gouvernements, des travailleurs et des employeurs de 187 États, l’Organisation internationale du travail (oit) a pour mandat originel de contribuer à l’harmonisation et à l’amélioration des conditions de travail entre États par l’élaboration de normes internationales (Bonvin 1998). Comme pour grand nombre d’organisations internationales (Schemeil 2013 ; Devin et Smouts 2011), ce mandat originel a été élargi et complexifié au cours du temps : la Déclaration de Philadelphie, intégrée à la Constitution de l’Organisation internationale du travail en 1944, assigne à l’oit l’objectif de promouvoir le plein emploi afin de lutter contre la pauvreté, un objectif réactualisé aujourd’hui à travers l’Agenda du travail décent (Vosko 2002 ; Rodgers, Lee, Swepston et Van Daele 2009 ; Louis 2011). Ce mandat n’accorde donc de prime abord guère de place à l’environnement, du moins pas au sens où nous l’entendons aujourd’hui à travers les notions de développement durable, de changement climatique ou encore de préservation des écosystèmes (Foyer 2015).

Inscrite dans un réseau d’interdépendances à la fois nationales (à travers ses membres) et transnationales (à travers ses fonctionnaires et ceux des organisations internationales notamment) (Kott 2011), l’oit n’a toutefois pas échappé à l’injonction de rendre des comptes sur sa contribution à l’effort global affiché par l’ensemble des organisations internationales en matière de protection de l’environnement. Dès la fin des années 1970, l’oit est interpellée par le Programme des Nations Unies pour l’environnement (pnue), créé à la suite de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement humain organisée à Stockholm en 1972. Cette « première occasion » (oit 1980) de dialogue constitue le début d’un long processus visant à intégrer les préoccupations environnementales dans les activités de l’oit, mais surtout dans les convictions de ses membres mal à l’aise – sinon hostiles – face à l’ampleur des enjeux soulevés par le terme « environnement ». Ce malaise est perceptible dans l’extrait du compte rendu d’une réunion tripartite consultative de 1992 qui fait état de la complexité de la question et du défi que représente la conciliation de l’emploi et de l’environnement pour l’institution :

Étant donné la complexité des rapports qui existent entre l’environnement et le monde du travail, le défi auquel l’oit se trouve confrontée est immense. […] Le défi consiste, de façon générale, à promouvoir la création d’emplois sans danger, rémunérateurs, durables et respectueux de l’environnement.

oit 1992

Une décennie plus tard, l’oit semble avoir résolu ce dilemme par la promotion des « emplois verts », concept officialisé dans une résolution adoptée par la Conférence internationale du travail (l’assemblée générale des membres de l’oit) en 2013 portant sur le développement durable, le travail décent et les emplois verts. La question posée par cet article est donc la suivante : dans quelle mesure le recours à ce nouveau référentiel permet-il une (ré)conciliation entre l’environnement (les emplois verts) et le travail (les emplois tout court) ? De manière plus générale, en quoi l’appropriation controversée de l’agenda environnemental par l’oit nous renseigne-t-elle sur les caractéristiques et les ressorts du processus de verdissement (greening) auquel plus aucune organisation, qu’elle soit locale, nationale ou internationale, ne semble aujourd’hui échapper (Collins et Flynn, 2015 ; Morin et Orsini 2015) ? Au-delà du verdissement, assiste-t-on à une véritable environnementalisation de l’oit telle qu’elle est définie dans l’introduction générale à ce numéro ?

Dans une première partie, nous caractériserons ce processus d’appropriation sur les quarante dernières années en suivant la trajectoire de la question environnementale dans les différentes enceintes qui composent l’oit (son secrétariat, son conseil d’administration, sa conférence internationale du travail, ses commissions) ainsi que dans ses conditions d’énonciation. Nous nous appuyons dans cette première partie sur la notion de « référentiel », terme notamment mobilisé dans l’analyse des politiques publiques pour désigner un système de représentations partagées qui structure les comportements et les choix des acteurs participant à la décision (Muller 2005), ainsi que sur les travaux sociohistoriques portant sur l’engagement environnemental des organisations professionnelles (Barca et Kenfak 2015 ; Descolonges 2015 ; Gouin et Roturier 2015 ; Morena 2015), afin de comprendre comment est pensé et énoncé l’environnement au sein de l’oit.

Dans une seconde partie, il s’agira de repérer et d’étudier, dans une perspective qui s’inspire davantage de la sociologie des organisations internationales, les acteurs et les modalités pratiques de ce processus. Dans la lignée de nombreux travaux qui étudient sous un angle sociologique les organisations internationales (Reinalda et Verbeek 1998 ; Bauer 2007 ; Mathiason 2007 ; Bauer et Weinlich 2011 ; Nay 2011 ; Nay et Petiteville 2011 ; Louis et Maertens 2014 ; Devin 2016), nous insistons sur le rôle des bureaucraties internationales en matière de sensibilisation et de dissémination des préoccupations environnementales dans le mandat et dans les activités de l’oit, avant qu’elles ne soient récupérées et soumises au débat public par les membres dans le courant des années 2000. Dans un troisième temps, nous nous interrogerons sur l’effectivité de l’appropriation des questions environnementales par l’oit, en examinant les instruments mis en oeuvre dans ce processus.

Cette triple incursion (par les référentiels, les acteurs et les instruments) dans le processus d’appropriation a priori contre nature de la question environnementale par l’oit, en raison de son mandat et de sa structure, nous permettra de tirer des enseignements plus généraux sur les modalités d’appropriation d’une thématique située en dehors du mandat initial d’une organisation internationale et de confirmer certaines hypothèses existantes en matière d’émulation interinstitutionnelle et d’apprentissage organisationnel.

D’un point de vue méthodologique, nous nous inscrivons dans une démarche sociohistorique qui vise à réinscrire les phénomènes et les processus observés dans leurs contextes historiques, géographiques et sociaux de production. Pour ce faire, nous nous appuyons principalement non seulement sur la littérature universitaire sur le sujet, mais aussi sur les archives de l’oit depuis les années 1970. Ces archives consistent surtout dans des comptes rendus des réunions de la Conférence internationale du travail et du Conseil d’administration qui contiennent la reproduction sténographique intégrale des débats. Ces sources permettent d’établir, outre la chronologie de la mise à l’agenda, les positions officielles des membres de l’organisation et les points de controverse entre ces derniers. Nous nous appuyons également sur les rapports produits par le secrétariat de l’oit – le Bureau international du travail – pour déterminer, au-delà des positions officielles des membres, les grands paradigmes qui structurent le débat sur l’environnement à l’oit et, surtout, le rôle joué par le secrétariat dans l’appropriation de la question environnementale par l’institution. À ces rapports s’ajoutent un entretien[2] avec le responsable du programme des emplois verts mis en place à l’oit en 2007 et l’observation d’une réunion du Conseil d’administration en novembre 2015 durant laquelle la question des emplois verts était inscrite à l’ordre du jour.

I – Définir l’environnement à l’oit : mise en concurrence, superposition et stabilisation progressive des référentiels depuis les années 1970

À quoi renvoie le terme « environnement » lorsqu’il est utilisé dans les différentes enceintes, dans les rapports et dans les débats qui se tiennent à l’oit ? Avant de nous pencher sur la ou plutôt les définitions de l’environnement (dont nous montrerons qu’elles peuvent être à la fois complémentaires et concurrentes), il convient de revenir sur l’apparition du terme « environnement » du point de vue institutionnel, c’est-à-dire dans les débats et les documents officiels[3]. Cette première étape permet également de retracer le processus de mise à l’agenda de la question environnementale à l’oit, envisagé à ce stade d’un point de vue seulement chronologique.

Un indicateur utile pour situer l’apparition du terme réside dans les résolutions adoptées par les membres de la Conférence internationale du travail (cit) (encadré 1), qui se réunit une fois par an à Genève. Les résolutions de la cit, qui sont des instruments normatifs non contraignants (non soumis à ratification par les États et sans obligation de suivi), nous renseignent moins sur un processus de politisation à proprement parler de la question environnementale que sur la prise de conscience, par les membres, de la nécessité de débattre et de prendre en compte un problème particulier. Nous considérons donc ces résolutions comme des révélateurs et des indices du processus d’appropriation qui nous intéresse. L’adoption de résolutions précède en effet souvent celle d’instruments plus contraignants que sont les recommandations et, surtout, les conventions internationales.

Toutefois, et sans minimiser la portée, au moins symbolique, des résolutions adoptées par la cit, le fait pour une question de n’être abordée que sous la forme de résolutions est, à l’inverse, symptomatique des résistances des membres à en faire une priorité pour l’organisation[4]. Sur un plan analytique, afin de saisir les significations données au terme « environnement », il faut réinscrire ces résolutions dans les débats ayant précédé leur adoption et les analyser au prisme des autres activités de l’oit en la matière.

A — L’environnement comme milieu de travail : un enjeu de santé et de sécurité des travailleurs

Le terme environnement fait son apparition à l’oit au début des années 1970 à travers deux résolutions, l’une datant de 1972 (oit 1972b), l’autre de 1974 (oit 1974), où l’environnement renvoie avant tout au « milieu de travail » dans lequel évoluent les travailleurs et dont les employeurs sont considérés comme responsables. L’environnement est donc d’abord appréhendé de façon « restrictive », c’est-à-dire à l’échelle de l’entreprise ou de l’usine, et avant tout comme un enjeu de santé et de sécurité des travailleurs.

Ce premier référentiel s’inscrit dans la continuité de l’action normative et technique de l’oit en matière de normes sur la santé et la sécurité au travail. La question environnementale est ainsi associée aux débats plus contemporains sur le caractère nocif et toxique des produits manipulés par les travailleurs et des matériaux utilisés dans la construction de leur propre lieu de travail (comme l’amiante).

À cette définition de l’environnement comme milieu de travail se greffe une définition moins circonscrite et plus abstraite de l’environnement vu comme une double « menace ». La première menace, étroitement liée à cette conception de l’environnement comme enjeu de santé et de sécurité, est constituée par les accidents sur le lieu de travail dus à une moindre maîtrise, voire à une perte de contrôle des travailleurs et des employeurs sur leur environnement.

La seconde menace, d’ordre plus économique et politique, est constituée par d’éventuelles fermetures d’usines et de sites de production entraînant le licenciement des travailleurs au nom du respect de certaines normes en matière de santé et de sécurité. Cet horizon de la « destruction des emplois » participe d’une définition négative de l’environnement qui apparaît dès lors comme contraire à l’objectif de création d’emplois. L’opposition entre environnement, d’une part, et emplois, d’autre part, se met donc en place dans les années 1970.

Bien qu’elle témoigne d’une connaissance encore assez restreinte (rétrospectivement) des membres sur la question, cette définition de l’environnement, dominante jusqu’au début des années 1990, s’avère cruciale du point de vue de la mise à l’agenda de la question environnementale. Définir l’environnement comme un enjeu de santé et de sécurité au travail donne en effet à l’oit une légitimité à agir, tout en restant dans le cadre de son mandat. L’environnement entre ainsi dans le champ de réflexion de l’oit parce qu’il touche ses membres et sa sphère de compétence. L’enjeu de la compatibilité entre croissance économique et protection de l’environnement n’est pour sa part toutefois abordé que pour être aussitôt enterré :

Nous ne pouvons pas répudier la croissance économique et l’évolution technique sous prétexte que la détérioration du milieu leur est imputable. […] Il importe même d’accroître la productivité pour avoir les moyens de sauvegarder et d’améliorer le milieu. Cela est particulièrement vrai dans les pays en voie de développement, où les problèmes les plus graves qui se posent pour l’environnement sont aussi souvent ceux de la misère.

oit 1972a : 11

Prédominante, cette conception de l’environnement n’est pas pour autant consensuelle du point de vue de ses conséquences pratiques ainsi que des politiques économiques et sociales à préconiser ; elle laisse de ce fait plusieurs questions en suspens. Faut-il adopter de nouvelles normes qui cibleraient spécifiquement l’environnement ou plutôt élargir le champ d’application des normes existantes ? Quelles seraient les conséquences de ces normes sur la compétitivité des entreprises ? Tous les membres seraient-ils concernés de la même manière par les questions environnementales ?

B — Désenclavement et élargissement de la question environnementale au développement durable dans les années 1990

Cette conception ciblée, voire cloisonnée de l’environnement change dans les années 1990 : elle est à la fois élargie et connectée aux grands enjeux qui traversent la communauté internationale, en premier lieu le développement durable. L’écho du rapport de la commission Brundtland en 1987 qui voit, entre autres, les confédérations syndicales internationales et nationales se rallier au concept de développement durable (Descolonges 2015) est manifeste. À l’oit, le désenclavement de la question environnementale participe d’un enrichissement de la définition de l’environnement. Cet enrichissement prend la forme d’un empilement, d’une superposition des référentiels en matière d’action environnementale, mais également d’une mise en concurrence de ces derniers.

Si l’on reprend comme indicateurs les résolutions adoptées par la cit, une retient en particulier notre attention : celle de 1990, qui lie pour la première fois les enjeux d’environnement, de développement et d’emploi (oit 1990c). Mais c’est surtout le rapport du directeur général de l’oit (oit 1990a), le Belge nouvellement élu Michel Hansenne, qui rend le changement de référentiel évident.

Dans ce rapport, l’environnement est d’abord envisagé au sens large comme allant au-delà du milieu de travail et recouvrant des dimensions multiples : économiques, sociales et politiques. Il y est ainsi question, en plus du milieu de travail et de l’emploi, de dégradation des sols, de déboisement, de diversité biologique, de ressources en eau, de changement climatique et d’effet de serre, de couche d’ozone et de qualité de l’air. Il ne s’agit donc plus seulement de protéger l’environnement immédiat du travailleur, mais aussi l’environnement au sens large et surtout au niveau global. Il s’agit également de réfléchir (car il n’est pas encore question d’autre chose en ce début des années 1990) aux modes de production et de consommation, de même qu’à leurs conséquences sur l’environnement.

Par ailleurs, et à la différence des années 1970, le lien avec le mandat de l’oit n’est pas établi uniquement en référence aux seules normes de santé et de sécurité au travail, mais de manière plus générale en référence à la Constitution de l’oit. La question environnementale est ainsi arrimée aux deux principes centraux de la Déclaration de Philadelphie : la lutte contre la pauvreté et la justice sociale. Le rapport, ainsi que la discussion plénière à laquelle il donne lieu cette même année, établit ainsi un lien de cause à effet entre la pauvreté et la dégradation de l’environnement, notamment dans les pays en voie de développement.

Les termes d’une équation entre pauvreté, emploi et environnement sont ainsi posés : la pauvreté est source de dégradation de l’environnement ; or l’emploi est la meilleure façon de lutter contre la pauvreté ; donc la promotion de l’emploi permet de lutter contre la dégradation de l’environnement. Cette équation n’interroge par conséquent pas le lien entre richesse et dégradation de l’environnement, mais elle permet de sortir, en tout cas momentanément, de la concurrence entre le référentiel de l’emploi et celui de la protection de l’environnement. La justice sociale, envisagée sous l’angle d’un « partage équitable des coûts et des fruits de la protection de l’environnement » et du principe du pollueur-payeur, est ainsi jugée compatible, voire inhérente à la notion de développement durable. Eu égard à la question de l’emploi, le rapport souscrit enfin clairement au principe schumpétérien de « destruction créatrice » :

[…] si l’on tient compte de l’effort massif et universel qu’il faudra faire pour assurer la protection et la réhabilitation de l’environnement, il est permis d’envisager une très sensible augmentation de l’emploi dans certains domaines, s’accompagnant d’une diminution notable dans d’autres.

oit 1990a : 47

Bien que l’environnement ne fasse pas l’objet d’une définition unanime, il recouvre simultanément, au début des années 1990, des enjeux liés aux conditions de travail, comme dans les années 1970-1980, et à la place de l’oit et de ses membres dans l’effort global de préservation de la nature (il est question de « la planète ») et de réalisation d’un développement durable. Certains membres, parmi lesquels des membres particulièrement influents comme le Royaume-Uni, émettent toutefois des réserves quant au risque que cet aspect évince le premier, voire entre en contradiction avec lui (oit 1990b). Comme dans les années 1970, l’environnement reste cependant envisagé comme un défi, une contrainte et même une menace (les catastrophes de Seveso en 1976 et de Tchernobyl en 1986 sont systématiquement rappelées), plus que comme une opportunité (oit 1990b). Tant dans les débats que dans les rapports de l’oit, l’idée qu’il est nécessaire de réaliser un « compromis » et des « concessions » (« trade-offs ») est omniprésente. C’est ce qui va changer dans les années 2000.

C — L’environnement comme opportunité économique : entreprises durables et emplois verts

Les années 2000 sont celles de la reformulation de la question de l’environnement à l’aune d’un triple référentiel : celui du travail décent de l’oit, celui des Objectifs du millénaire pour le développement de l’onu et celui, plus général et notamment défendu par les entreprises, de l’économie verte. Ce dernier vise notamment à approfondir l’argument de la compatibilité de l’environnement et du marché amorcé par la notion de développement durable et consacré en 2012 lors de la Conférence des Nations Unies tenue à Rio (Rio+20) (Boisvert et Foyer 2015 : 139).

Sans nécessairement converger, ces référentiels ont en commun de présenter l’environnement comme une opportunité plus que comme une contrainte. Bien que la conception sanitaire et sécuritaire de l’environnement reste présente (en 2013, il est ainsi beaucoup question lors de la cit de la catastrophe du Rana Plaza au Bangladesh), l’environnement prend une signification plus « positive », ainsi qu’en témoigne l’adoption de deux résolutions, l’une en 2007 sur la promotion d’entreprises durables (oit 2007b), l’autre en 2013 sur les liens entre développement durable, travail décent et emplois verts (oit 2012a, 2013c).

Cette évolution sémantique n’est pas pour autant le signe d’une rupture avec les référentiels et les convictions du passé. La croissance et la productivité restent les mots d’ordre, quand bien même la compatibilité entre les indicateurs de croissance comme le pib et les indicateurs de développement durable comme l’idh commence à être remise en question par les membres. Comme cela a été mis en valeur dans le cadre de la Conférence de Rio en 2012, il s’agit ainsi de démontrer, chiffres et objectifs à l’appui, à la fois l’existence d’un vivier d’emplois dans le « secteur écologique » et la profitabilité de ces emplois verts afin d’y rallier le secteur privé (Boisvert et Foyer 2015 : 148). Il s’agit aussi, et c’est plus spécifique de l’oit, à montrer la compatibilité de ces emplois verts avec les normes internationales du travail. L’extrait suivant d’un rapport de l’oit est symptomatique de ce changement de référentiel :

Le marché mondial des produits et services écologiques devrait doubler et passer de 1370 milliards de dollars cette année à 2740 milliards d’ici à 2020 […]. Les emplois verts permettent d’espérer que l’humanité sera en mesure de répondre aux deux enjeux majeurs du vingt et unième siècle : éviter des changements climatiques dangereux et potentiellement ingérables et protéger le milieu naturel […] et promouvoir le travail décent.

oit et al. 2008

L’adoption d’un registre plus « positif » ne signifie pas pour autant que la question des responsabilités différenciées de certains États et de l’incompatibilité entre certaines conceptions de la croissance et du développement et la protection de l’environnement soit esquivée. Juan Somavia, directeur général de l’oit de 1999 à 2012, multiplie ainsi les condamnations de l’agenda économique promu par les institutions de Bretton Woods, jugé incompatible avec l’objectif de protection de l’environnement (oit 2007, 2008). Son action donne ainsi aux concepts d’emplois verts et d’entreprises durables une connotation plus politisée que dans d’autres arènes qui se contentent d’insister sur leur participation à l’effort commun en matière de protection de l’environnement.

Si le référentiel autour du développement durable, des entreprises durables et des emplois verts semble s’être stabilisé à l’oit, sa définition reste floue, comme en témoignent les procès-verbaux des discussions qui se sont tenues dans les commissions en charge de négocier les résolutions de 2007 et de 2013[5]. À la différence de la plupart des résolutions, qui accordent une attention particulière, dès les premiers paragraphes, à la définition des termes, les entreprises durables comme les emplois verts sont définis de manière très large, voire allusive. En 2007, pas moins de 17 critères (parmi lesquels la paix, le dialogue social, la culture d’entreprise, l’environnement juridique, les infrastructures, la justice sociale) sont ainsi mentionnés comme permettant de constituer un environnement favorable aux entreprises durables. En 2008, le pnue, l’oit, la Confédération syndicale internationale (csi) et l’Organisation internationale des employeurs (oie) s’accordent pour définir provisoirement les emplois verts comme « des emplois qui réduisent l’impact sur l’environnement des entreprises et des secteurs économiques pour le ramener à des niveaux viables. Cette définition couvre les emplois dans l’agriculture, l’industrie, les services et l’administration qui contribuent à la préservation ou au rétablissement de la qualité de l’environnement » (oit et al. 2008).

Il s’agit toutefois d’une définition institutionnelle, utilisée dans les rapports publiés par les secrétariats respectifs de ces institutions, mais qui n’est pas formellement entérinée par les membres dans un instrument normatif. En 2013, les membres de l’oit adoptent donc une résolution concernant le développement durable, le travail décent et les emplois verts, mais sans les définir ni se référer explicitement à la définition de 2008. En 2013, la Conférence internationale des statisticiens du travail, qui se réunit tous les cinq ans dans le cadre de l’oit et qui rassemble principalement des experts des ministères du Travail et des organisations syndicales et patronales, propose, dans la suite de la résolution de la cit, de qualifier d’emplois verts :

[Des] emplois décents qui réduisent les impacts négatifs sur l’environnement et menant à des économies et des entreprises environnementalement, économiquement et socialement durables en réduisant la consommation d’énergie et de matières premières, en limitant les émissions de gaz à effet de serre, en minimisant le gaspillage et la pollution et en protégeant et restaurant les écosystèmes.

oit 2013b

Comme souvent lorsque des concepts semblent faire consensus, un flou – qu’on pourrait qualifier dans une certaine mesure de stratégique – est maintenu autour de la définition de ces emplois. En dépit des incertitudes qui pèsent sur le concept, c’est néanmoins en arrimant les emplois verts au cadre plus général du développement durable et du travail décent que l’oit entend voir son rôle reconnu sur les questions environnementales et affirmer, par la spécificité de son référentiel, sa valeur ajoutée (Entretien 2015). Cette présentation des référentiels permet d’identifier une séquence en trois temps de mise à l’agenda et de conceptualisation de la question environnementale à l’oit (santé et sécurité, développement durable, travail décent et emplois verts) dont il s’agit maintenant d’analyser les dynamiques et les acteurs.

II – Logiques et acteurs dans la mise à l’agenda de la question environnementale

Quels acteurs, individuels et collectifs, ont été décisifs pour promouvoir la mise à l’agenda de la question environnementale à l’oit ? Selon quelles logiques ces entrepreneurs procèdent-ils (Bezes et Le Lidec 2010 ; Nay 2011) ? Plus généralement, que nous disent ces dynamiques sur le fonctionnement d’une organisation comme l’oit ?

A — L’environnement externe comme élément déclencheur

Le rôle joué par la « contrainte environnementale » entendue ici comme une pression exercée par les acteurs qui gravitent autour d’une organisation particulière et le système dans lequel elle s’inscrit a été bien établi par la sociologie des organisations (Rojot 2005). Ce facteur s’avère pertinent pour comprendre comment l’oit a été « forcée », du moins dans un premier temps, d’intégrer la dimension environnementale à ses activités, dans des temporalités et sous la pression d’acteurs différents.

Le pnue, créé en 1972 à la suite de la conférence de Stockholm, joue un rôle décisif. En 1977, un document interne à l’oit fait ainsi état des possibles voies de la coopération entre le pnue et l’oit et de la panoplie d’instruments à utiliser afin « d’insérer la dimension environnementale dans les activités de l’oit » (oit 1977), reconnaissant ainsi tacitement que cette dimension n’était jusqu’alors pas présente. Outre l’injonction à se pencher sur la dimension environnementale de ses activités, le pnue apporte à l’oit un soutien financier pour qu’elle organise des cours de sensibilisation et de formation destinés à ses membres, et en priorité à destination des pays en voie de développement (« raise awareness in developing countries ») (oit 1977, 1987). La mise au vert de l’oit dans les années 1970 se fait donc sous l’influence du pnue et du système onusien, au sein duquel l’oit s’inscrit[6].

L’autre organisation participant de cette émulation interinstitutionnelle est la Confédération internationale des syndicats libres (cisl), qui devient la Confédération syndicale internationale (csi) en 2006 à la suite de la fusion entre la cisl et la Confédération mondiale du travail : la csi joue en effet un rôle moteur dans l’initiative Emplois verts lancée en 2008. À la différence de la csi qui émerge comme véritable « entrepreneur de politique » sur la question environnementale (Morena 2015 : 237), l’Organisation internationale des employeurs (oie), qui fédère les employeurs au sein de l’oit, ne fait que se greffer à l’initiative. Étant donné la structure tripartite de l’oit et notamment du groupe des travailleurs, dont une large majorité sont affiliés à la csi, cette pression se situe à mi-chemin entre la pression externe, dans la mesure où la csi est indépendante de l’oit, et la pression interne.

Quelques mots maintenant sur les acteurs qui, à l’inverse, sont relativement absents du processus. Alors que les organisations internationales non gouvernementales (oing) sont particulièrement actives auprès des États et des oi depuis les années 1970 (Ollitrault 2008), ces dernières ne semblent jouer qu’un rôle mineur en matière de mise à l’agenda de la question environnementale à l’oit. Leur absence lors des conférences internationales du travail, y compris lors de celles de 2007 et de 2013 alors que les thèmes de développement durable et d’emplois verts étaient centraux, témoigne non seulement du caractère jugé peu stratégique de l’oit en la matière, mais aussi d’une critique croissante de ces dernières à l’égard des concepts de développement durable et d’économie verte considérés comme des formes de marchandisation de la nature (Felli 2008).

On retrouve ici une spécificité de l’oit dans son ouverture aux organisations non gouvernementales du fait de sa structure tripartite qui, tout en garantissant une représentation aux organisations de travailleurs et d’employeurs, nationales et internationales, restreint la participation d’organisations défendant des intérêts non professionnels, en tout cas pour ce qui regarde les arènes représentatives (Louis 2016). Néanmoins, depuis les années 2000 et le lancement du programme sur les emplois verts, le secrétariat interagit avec certaines d’entre elles dans le cadre de consultations plus informelles, notamment avec l’Union internationale de conservation de la nature, Greenpeace et le World Wide Fund. Notons enfin qu’à ce jour les entreprises privées restent exclues de ces échanges (Entretien 2015).

B — L’environnement interne : les effets ambivalents du tripartisme

Si les comptes rendus des débats à la cit ou au Conseil d’administration ne donnent qu’un aperçu des négociations entre les trois groupes (gouvernements, travailleurs et employeurs) et non de celles ayant précédé la mise au point de positions communes à chacun des groupes, certains clivages peuvent être esquissés, qui participent d’une politisation de la question environnementale à l’oit tout en complexifiant le processus de mise à l’agenda. La notion de clivage reste toutefois à manier avec précaution, dans la mesure où elle tend à masquer les rapprochements entre des acteurs dont on s’attendrait à ce qu’ils s’opposent, comme les travailleurs et les employeurs.

Le clivage entre employeurs et travailleurs

Le clivage entre employeurs et travailleurs est souvent tenu pour acquis dans le débat public. Si la structure même de l’oit, en distinguant trois groupes de membres, présuppose des positions différentes entre employeurs et travailleurs, ce clivage n’est pas, dans la pratique des négociations, toujours systématique. En ce qui concerne la mise à l’agenda de la question environnementale, le groupe des travailleurs et le groupe des employeurs ne se sont pas montrés particulièrement « entreprenants », du moins jusqu’aux années 1990. Ils ont plutôt adopté une posture attentiste consistant à demander au secrétariat et au pnue d’entreprendre des recherches et à se conformer aux formations proposées conjointement par ces derniers (oit 1980, 1984).

Au début des années 1990, cette « connivence » entre employeurs et travailleurs au nom de la protection de l’emploi est dénoncée par William Brett, syndicaliste britannique et porte-parole du groupe des travailleurs, dans un discours où il exhorte les syndicats à devenir vraiment acteurs du débat sur la protection de l’environnement et à sortir de cette posture attentiste, voire défensive : « Je pense que les syndicats ont le devoir de ne pas choisir la voie la plus facile, le chemin de traverse, l’option qui protège leurs membres, mais au contraire d’élargir leur vision » (Brett 1993).

Le début des années 1990 marque ainsi une (timide) inflexion dans le positionnement du groupe des travailleurs vis-à-vis du groupe des employeurs par rapport au lien entre croissance économique et environnement. Cette inflexion est également observée aux niveaux national (Barca et Kenfak 2015 ; Saincy 2015) et international (Morena 2015). En 1990, alors que le groupe des employeurs exprime son désaccord avec le rapport du directeur général en affirmant notamment que « la protection de l’environnement peut être bien assurée – et encore plus être favorisée – par la croissance économique et l’élévation du niveau de vie des citoyens » (oit 1990b : 11/17), le groupe des travailleurs soutient Michel Hansenne. Les travailleurs commencent ainsi à intégrer à leur discours des concepts comme celui de « croissance qualitative », qui vient nuancer la logique quantitative et productiviste de la croissance, et à placer la protection de l’environnement non pas comme conséquence de la croissance économique, mais comme ressource pour une croissance durable (oit 1990b : 11/29).

Cette divergence soulignée, les employeurs et les travailleurs se retrouvent aujourd’hui relativement en phase, à travers le concept d’emplois verts et d’économie verte, sur une conception de l’environnement comme ressource et opportunité pour l’emploi. Si le groupe des travailleurs met régulièrement en garde contre une labellisation trop rapide de certains emplois comme « emplois verts et décents », s’il développe un discours qui lui est propre autour de la « transition juste » (Morena 2015) et s’il alerte également sur le risque que ces emplois ne remplissent pas les critères d’emplois stables et durables, il est difficile d’établir, du moins à ce jour, une opposition de fond avec le groupe des employeurs sur la question environnementale.

C’est toutefois dans leur degré d’investissement et de prise d’initiative que les deux groupes se distinguent : là où le groupe des travailleurs se montre relativement proactif depuis les années 1990 et surtout depuis les années 2000, allant même jusqu’à regretter que l’oit n’occupe pas un rôle plus central dans la question du suivi des emplois verts (oit 2012b), notamment par l’intermédiaire de la csi (voir supra), le groupe des employeurs privilégie une position de « mise en garde » et de « prudence » quant à un investissement trop prononcé de l’oit sur les questions environnementales. Ce point a notamment été confirmé par l’un des responsables du programme sur les emplois verts au sein du secrétariat qui concède que l’impulsion observée chez les membres vient principalement des rangs des travailleurs et de certains gouvernements, mais pas des employeurs (Entretien 2015). Notons toutefois que ce type de positionnement est fréquent du côté du groupe des employeurs, qui se montre traditionnellement réticent à un élargissement du mandat de l’oit.

Clivages Est/Ouest et Nord/Sud : des catégories insuffisantes pour penser les dynamiques de négociation

Au-delà du clivage employeurs/travailleurs, les clivages Est/Ouest et Nord/Sud (qui peuvent également renvoyer, sur le plan économique, au clivage entre pays industrialisés et pays en développement) s’avèrent-ils plus éclairants pour comprendre les dynamiques de rapprochement ou au contraire de confrontation au niveau des conférences internationales du travail autour de la question environnementale sur la période envisagée ? La réponse doit ici à nouveau être nuancée.

Comme mentionné précédemment, il faut attendre le début des années 1990 pour que la question environnementale perce dans les débats tenus à la cit et au Conseil d’administration. À la lecture des comptes rendus de la cit, l’héritage de la guerre froide pèse clairement sur les débats. Non seulement des résolutions distinctes sur l’environnement sont proposées par les représentants des deux anciens blocs, mais ces derniers s’incriminent mutuellement pour leur irresponsabilité en matière environnementale : les uns dénoncent les effets délétères de l’économie de marché, les autres les stratégies planifiées d’industrialisation à grande échelle (oit 1990b).

À côté de la question économique, surgit également la question politique autour du lien entre démocratie et protection de l’environnement. En témoigne l’intervention du représentant des travailleurs des États-Unis accusant publiquement la Chine d’être « une place Tien Anmen de l’environnement » :

Les régimes totalitaires et autoritaires menacent l’environnement pour la même raison qu’ils menacent la paix ; les gens n’ont pas la liberté de s’associer et, par conséquent, n’ont pas les moyens d’influencer et de contrôler ceux qui les dirigent. Il est difficile d’imaginer, par exemple, que les despotes qui gouvernent la Chine abandonneront leurs plans tendant à accroître considérablement la consommation de combustibles fossiles en réponse à l’opinion publique nationale ou internationale. Leur contribution au réchauffement réduira à néant les mesures prises ailleurs – c’est une place Tien Anmen de l’environnement […] mes suggestions s’appliquent à tous les régimes dictatoriaux, et pas seulement à celui-ci.

oit 1990b : 22/25

À côté de ces confrontations qui témoignent davantage d’une instrumentalisation politique de la question environnementale au prisme de l’affrontement Est/Ouest, des dynamiques de résistance à l’intégration de la question environnementale par l’oit se font jour du côté des pays industrialisés regroupés depuis la fin des années 1970 au sein du groupe des pays industrialisés à économie de marché (piem). Ces derniers ne constituent toutefois pas un bloc homogène sur la question. À titre d’exemple, on peut mentionner la prise de position du Royaume-Uni, dont le représentant gouvernemental rappelle d’emblée que l’environnement n’est pas au coeur du mandat de l’oit, là où le groupe scandinave adopte une position très volontariste sur la question et pousse à des actions concrètes de l’organisation en la matière (oit 1990b). Dans les années 2000, lors des débats se tenant au Conseil d’administration sur la mise à l’ordre du jour de la cit de la question environnementale au prisme des emplois verts, des États comme l’Allemagne et le Japon se montrent favorables là où les États-Unis et la Chine demeurent réticents (oit 2010). Un an plus tard néanmoins, c’est la thématique des emplois verts qui recueille le plus de suffrages pour une mise à l’ordre du jour de la cit de 2013 (oit 2011b).

Si le clivage Est/Ouest s’atténue dans la décennie des années 2000, cela ne marque pas pour autant une accentuation du clivage Nord/Sud, même appréhendé du seul point de vue économique. En matière environnementale, c’est davantage autour de positions régionales que s’articulent les dynamiques de rapprochement et de confrontation, d’une part, et de résistance et de volontarisme, de l’autre. On prendra, à titre d’exemple, la dernière négociation s’étant déroulée au sein du Conseil d’administration sur le thème du développement durable et des emplois verts en novembre 2015, en amont de la COP21 de Paris, et à laquelle nous avons pu assister. Alors que les groupes africain et latino-américain faisaient état de leur soutien sans réserve aux principes d’action (« guidelines ») énoncés par l’oit sur la promotion du développement durable et des emplois verts, le groupe des piem s’est exprimé, par l’entremise du porte-parole du gouvernement des États-Unis et avec le soutien de l’Union européenne, en faveur d’une simple « prise en compte » (« to take note ») et non d’un soutien (« to endorse ») à ces principes, soulignant que les représentants des États à l’oit n’étaient pas en mesure de prendre des décisions engageant leurs gouvernements sur la question au niveau national. Il convient toutefois de ne pas généraliser ces résistances à l’ensemble du groupe, tant le soutien ou au contraire le blocage des négociations sur les questions environnementales peuvent aussi être corrélés à des facteurs de politique interne. Cela a notamment été le cas de l’Australie, l’un des principaux soutiens politiques et financiers du programme sur les emplois verts jusqu’en 2013 avant les élections législatives (Entretien 2015).

Si nous n’avons pas pour ambition de réaliser ici une sociologie des négociations environnementales à l’oit, l’élément qui ressort de ces quelques exemples réside dans le rôle relativement mineur des membres en matière de sensibilisation, d’adoption et de promotion de la question environnementale par l’oit, revalorisant du même coup le rôle du secrétariat.

C — Le rôle du secrétariat : entre volontarisme et autonomie relative

En parallèle des activités menées avec le pnue dès les années 1970, la dimension environnementale devient un enjeu politique de premier plan à partir des années 1990 et surtout dans les années 2000 en raison de l’impulsion donnée par le directeur général et ses services. Le rôle du secrétariat se manifeste notamment à travers trois types d’actions : les grandes orientations politiques de l’organisation résumées dans le rapport présenté à la cit chaque année, les relations entretenues avec les membres et les autres organisations internationales abordées plus haut et l’élaboration du budget de l’organisation.

Comme nous l’avons vu, l’arrivée de Michel Hansenne à la tête du bit coïncide avec la publication du premier rapport axé explicitement sur la question de l’environnement. Le directeur général joue donc par ce biais un rôle important dans la sensibilisation et l’interpellation des membres de l’oit. En effet, la thématique soulevée par le rapport du directeur général structure traditionnellement la discussion plénière, en plus des autres thèmes mis à l’agenda de la cit. La présentation du rapport annuel est également l’occasion pour le directeur général d’attirer l’attention des membres sur des thématiques qu’ils n’ont pas choisi eux-mêmes d’inscrire à l’agenda, ce qui était notamment le cas, au début des années 1990, pour l’environnement[7]. Cette stratégie de sensibilisation et d’interpellation des membres se poursuit sous le mandat de Juan Somavia (1999-2012) (oit 2007) et se confirme avec l’élection de Guy Ryder en 2012 (entretien en 2015) par le truchement de leurs rapports, mais surtout à travers les relations interinstitutionnelles entretenues avec l’onu, le pnue, la csi et l’oie. Autre élément significatif dans l’élévation de la question environnementale au rang de question politique de premier plan, le responsable du programme des emplois verts au sein du secrétariat rend directement des comptes, depuis l’élection de Guy Ryder en 2012, au directeur général (entretien en 2015).

L’accent mis sur l’environnement est également visible dans l’établissement du budget, préparé par le directeur général avant d’être amendé, puis validé par les membres. Dès 2008, des ressources prélevées sur le budget courant sont octroyées – et en augmentation régulière – pour financer le programme des emplois verts : cela s’est notamment traduit par la création de deux postes permanents au sein du secrétariat depuis 2008 (Entretien 2015). En outre, les fonctionnaires employés pour ce programme ont été recrutés, en interne, à un niveau élevé de la hiérarchie (niveau « P5 »), signe de l’importance reconnue à ce programme. Concernant le suivi de la résolution de 2013, il est toutefois prévu de continuer à recourir principalement à des ressources extrabudgétaires (les contributions volontaires des États membres) (oit 2015).

III – Les instruments du verdissement : la préférence pour les « bonnes pratiques »

Les premiers documents faisant état de l’insertion de la dimension environnementale dans les activités de l’oit (oit 1977, 1987) énoncent, sans les hiérarchiser, des instruments relevant plutôt de l’action normative (conventions, recommandations, codes de conduite), et d’autres de l’action scientifique (recherche, diffusion des données). Ces deux types d’instruments doivent être activés par le biais la formation des membres au moyen de séminaires et grâce à l’envoi d’experts. Dans cette dernière section, nous distinguons trois types d’instruments : les instruments normatifs, l’expertise et les « bonnes pratiques » (Klein, Laporte et Saiget 2015).

A — Les normes en débat

Bien que l’action normative soit au coeur de l’activité de l’oit et que les rapports et résolutions établissant un lien entre travail et environnement fassent systématiquement référence aux conventions, recommandations et résolutions adoptées par la cit dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail, la place des normes fait néanmoins débat comme outil de verdissement de l’action de l’oit.

Si l’adoption d’une convention générale liant travail et environnement trouve des soutiens du côté du groupe des travailleurs qui insistent régulièrement sur la nécessité de définir des normes permettant de s’assurer que les emplois verts sont aussi des emplois décents (oit 2013a), cette position ne fait pas consensus et souffre notamment d’une opposition très nette des employeurs.

Sans s’opposer toutefois à une harmonisation des normes (qui permettent en principe d’éviter une concurrence déloyale) (oit 1984), les organisations d’employeurs sont opposées à toute forme d’action uniforme et contraignante en matière de régulation de l’environnement. Leur position a peu changé de ce point de vue et est bien résumée en 1990 par le représentant des employeurs japonais pour qui :

Il n’est pas approprié que l’oit envisage d’aborder de nouvelles normes internationales du travail sur les questions de l’environnement global. L’oit a déjà adopté un certain nombre de conventions et de recommandations concernant la santé et la sécurité sur les lieux de travail […] Je suis persuadé que les problèmes d’environnement qui entrent dans le cadre du mandat de l’oit, à savoir le milieu de travail, seront bien traités tout simplement par la mise en oeuvre effective de ces instruments de l’oit.

oit 1990 : 11/19 et 11/20

Deux arguments principalement soutenus par les employeurs s’opposent ainsi à l’adoption de normes plus contraignantes par l’oit : d’une part, l’existence d’un socle de normes considérées comme suffisantes et, d’autre part, l’absence d’une conviction partagée sur la valeur ajoutée de l’oit en matière environnementale et la crainte subséquente d’une dissémination des efforts et des ressources par rapport à l’action entreprise par les autres organisations des Nations Unies.

Comme nous l’avons montré dans la première partie, l’action normative de l’oit s’est, jusqu’à 2013 en tout cas, restreinte à l’adoption de résolutions, sans mécanisme contraignant de suivi pour les membres. Nous avons également vu dans la deuxième partie les réticences des pays les plus industrialisés à promouvoir activement les quelques « principes d’action » (guidelines) découlant de cette résolution. C’est donc davantage dans d’autres types d’outils qu’il convient d’examiner une appropriation plus effective de la question environnementale par le secrétariat et les membres de l’oit.

B — De l’expertise aux bonnes pratiques

Lorsque la collaboration entre l’oit et le pnue se met en place dans les années 1970, le pnue se présente d’abord comme une organisation ressource, tant en matière de financement que d’expertise, sans toutefois chercher à empiéter sur le mandat de l’oit dont elle reconnaît la compétence sur les questions liées au monde du travail. Dans les premiers rapports publiés conjointement par les deux organisations, il s’agit donc d’échanger des informations et de mettre en place une division du travail harmonieuse entre les deux. Encore aujourd’hui, le responsable du programme sur les emplois verts estime que, si le pnue continue d’apporter un soutien moral et matériel aux activités de l’oit, les emplois verts restent l’innovation conceptuelle et institutionnelle de l’oit (Entretien 2015).

À cet égard, depuis la fin des années 1980 jusqu’à aujourd’hui, les réunions tripartites d’experts (issus principalement des ministères du Travail et des organisations syndicales et patronales) (oit 1989, 1992, 2015) ainsi que les rapports produits en lien avec le service de la recherche (Pereira 1991 ; oit 2009b, 2011a) se sont multipliés à la demande des membres pour produire des études concernant les impacts des politiques de développement durable en matière de destruction et de création d’emplois. Ils visent aussi à légitimer, par l’expertise, l’intervention de l’oit sur les questions concernant le changement climatique, ainsi qu’en témoigne l’extrait du rapport suivant :

L’oit s’efforce de devenir l’organisation internationale reconnue pour traiter les impacts du changement climatique sur le monde du travail. C’est pour cela qu’elle travaille à l’amélioration de sa compétence en matière d’analyse, d’avis politiques et d’applications pratiques dans la formulation et la mise en oeuvre de politiques et de mesures contribuant à court terme à sortir de la crise économique.

oit 2009a

À côté de la production de savoirs techniques en amont, l’accent est mis, en aval, et depuis les années 1970, sur les formations des organisations ouvrières et patronales. Ces formations, financées conjointement par le pnue et l’oit, ont pour objectif de disséminer, sur le lieu de travail, les informations relatives à une gestion responsable de l’environnement, principalement en lien avec la santé et la sécurité sur le lieu de travail, qui prennent notamment la forme de manuels et de codes de bonnes pratiques (oit 1977, 1985). L’accent est donc mis sur la formation des représentants des travailleurs et des employeurs, une pratique qui fait consensus parmi les membres et qui est présentée en 1993 par le syndicaliste britannique William Brett comme la meilleure stratégie à adopter pour sensibiliser les travailleurs aux questions environnementales : « C’est en formant des membres qui discutent activement des questions d’environnement et qui ont conscience de leur gravité que vous y arriverez le mieux » (Brett 1993 : 9).

Dernière initiative en date, qui fait toutefois écho aux sessions de formation organisées dans les années 1970 et 1980 avec le pnue, un mécanisme de certification non pas des membres, mais des fonctionnaires de l’oit a été mis en place dans le cadre du programme sur les emplois verts. Ce certificat est délivré par l’oit, en coopération avec le pnue (sur les contenus) et l’unesco (sur le protocole de certification). La formation et l’évaluation restent néanmoins pilotées par l’oit, en concertation avec le service des ressources humaines et avec l’appui technique de leur centre de formation situé à Turin. Comme nous l’a indiqué dans un entretien réalisé en 2015 le responsable du programme des emplois verts à l’oit, cette approche s’est largement inspirée des programmes d’égalité hommes-femmes et de promotion du genre mis en oeuvre par certains services du secrétariat depuis les années 1990-2000 (Entretien 2015).

La promotion de la formation comme instrument durable, car a priori dépolitisé et pragmatique, d’appropriation des questions environnementales par les membres l’oit et par ses fonctionnaires semble s’inscrire dans une tendance plus générale à la diffusion des « bonnes pratiques » dans et par les organisations internationales (Klein, Laporte et Saiget 2015 : 31) comme définies dans l’introduction générale.

Conclusion

L’appropriation de la question environnementale par l’oit est donc un processus à mi-chemin entre verdissement et environnementalisation. Si le concept d’emplois verts semble s’être imposé « à » et « par » l’oit et permet aujourd’hui de sortir conceptuellement de l’impasse soulevée dans le titre entre « emplois verts ou emplois tout court ? », on peut se demander avec Philippe Gouin et Patrick Roturier (qui observent une évolution semblable sur la scène française) si les emplois verts ne propageraient pas plutôt une « fausse unanimité comme paradigme alternatif » (Gouin et Roturier 2015). À cet égard, le paradoxe consistant à techniciser la notion d’emplois verts, à l’aide de cibles et d’indicateurs de mesure sans pour autant que les membres de l’oit ne s’accordent véritablement autour d’une définition de la notion et des politiques à mener au niveau national, n’est pas des moindres et manifeste une difficulté d’appropriation du concept par les membres.

Cette difficulté à s’accorder autour d’une définition précise du référentiel d’action de l’oit en matière de politique environnementale n’empêche toutefois pas, comme le montre la dernière partie, la mise sur pied de programmes et d’activités, qui tendent à délaisser le registre politico-normatif pour celui de l’expertise et, surtout, des bonnes pratiques, notamment par les activités de formation et d’évaluation.

À ce jour, on peut néanmoins douter des effets concrets de cette expertise ou, du moins, souligner son ambivalence, moins en termes d’appropriation que d’aide à la prise de décision. En effet, si l’oit gagne par ce moyen en légitimité vis-à-vis des autres organisations internationales par le développement d’une expertise qui lui est propre, ce phénomène de multiplication et de technicisation des rapports, à l’aide d’indicateurs, de cibles et de la sélection de pays « pilotes », ne permet pas aux membres de l’oit de s’accorder sur une position claire sur les questions environnementales, la production d’expertise semblant générer de nouveaux besoins et se trouvant régulièrement mise en débat par les membres.

Au-delà du cas environnemental, cette étude de cas inédite sur l’oit et l’environnement confirme à nouveau le rôle clé et la relative autonomie du secrétariat dans les stratégies de changement mises en oeuvre par les organisations internationales en vue d’adapter leur mandat (Reinalda et Verbeek 1998 ; Mathiason 2007 ; Nay 2011 ; Louis et Maertens 2014), ici eu égard à l’appropriation de la question environnementale. Que ce soit à travers la permanence de leur action sur le moyen terme, ou leur rôle de double interface (vis-à-vis des membres et vis-à-vis des autres organisations internationales), les bureaucraties internationales demeurent des entrepreneurs clés du changement dans les organisations internationales. Le verdissement affirmé et l’environnementalisation timide de l’oit s’inscrivent donc à la fois et de manière plus générale dans des stratégies de reconnaissance et d’expansion de l’organisation (Louis et Maertens 2014). Cette analyse confirme également, dans la lignée des travaux sur l’apprentissage organisationnel (Argyris et Schön 2001), la propension des institutions à apprendre et à se transformer, même à la marge. En l’occurrence, il ne s’agit pas tant d’apprendre d’éventuelles « erreurs » passées, dans la mesure où l’oit ne considère pas son inaction en matière environnementale comme condamnable. Cet apprentissage, marginal, mais pour autant tangible se fait sous la pression d’autres institutions, dont certaines comme la csi qui se situent à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de l’oit, en compilant puis en intégrant les résultats de recherches et d’expériences menées dans d’autres organisations, puis en essayant d’élaborer des connaissances et un référentiel propres à l’institution, comme celui des emplois verts.