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Le livre Le devoir d’insoumission, regards croisés sur l’occupation américaine d’Haïti (1915-1934), réalisé sous la direction de Roberson Édouard et Fritz Calixte, est l’aboutissement d’une réflexion entamée en 2015 au colloque « Regards croisés sur la première occupation américaine d’Haïti (1915-1934) » organisé par le Centre interuniversitaire d’études et de recherche sur le changement social en Haïti (ciercsh). L’ouvrage est divisé en trois parties. Dans la première partie, Fritz Calixte, Franklin Midy et Georges Eddy Lucien analysent les raisons profondes qui ont poussé les États-Unis et Haïti (qui pourtant avaient toutes deux adopté les idées émancipatrices de l’Europe) à se retrouver aux prises l’une avec l’autre. Franklin Midy soutient l’idée qu’à la veille du 28 juillet 1915, jour où débarquent les premiers Marines à Port-au-Prince, Haïti est fragilisée par des luttes politiques intestines sanglantes qui perdurent depuis la création du pays en 1804. En effet, de 1843 à 1915, 22 chefs d’États se succèdent au pouvoir, principalement par des coups militaires. À la veille de l’intervention états-unienne de 1915, le Président haïtien Vilbrun Guillaume Sam est lynché par la foule. Haïti est matériellement et de facto militairement en position inférieure aux États-Unis. D’ailleurs, les États-Unis s’étaient déjà investis d’une politique étrangère marquée d’un élan providentiel d’expansion au sein du continent américain et d’un devoir de police internationale.

La deuxième partie traite des diverses représentations et des effets de l’occupation américaine en Haïti, tout particulièrement par l’entremise de la littérature haïtienne. Elle s’attarde notamment sur le cheminement personnel de l’écrivain Jacques Roumain, fondateur du parti communiste haïtien, à l’égard de l’évolution de sa relation au nationalisme lors de l’occupation. D’abord investi d’un nationalisme progressiste (marqué par les revendications des masses populaires), Roumain tend graduellement à un nationalisme de classe, préparant la transition vers le marxisme.

La troisième partie met quant à elle l’emphase sur quatre études de cas illustrant l’expérience de l’insoumission dans un espace symbolique à l’égard de l’occupant américain. Cette résistance s’incarne tant par la persistance de la religion vodoue (bien que l’État haïtien pénalise lui-même le vodouisme), la mise à l’écart des politiques d’éducation de l’occupant, la naissance d’une langue clandestine afin de tromper l’occupant, que par une esthétique de la résistance incarnée par la peinture.

Ce qui fait la force de l’ensemble de ce corpus d’articles, c’est le fil conducteur fourni par l’idée que l’expérience de l’insoumission lors de l’occupation américaine est générée par un sentiment viscéral de devoir. Comme le souligne à juste titre Roberson Édouard, la notion de devoir d’insoumission a des sources philosophiques, religieuses, politiques et historiques et puise ses racines jusqu’à l’antiquité grecque. Ainsi, au-delà de l’hétérogénéité de l’ensemble des articles présentés autour de la notion de devoir d’insoumission se dégage une idée commune : le devoir d’insoumission à l’occupation américaine entre 1915 et 1934 s’exprime certes par l’aspect militaire, mais également au sein de l’élite intellectuelle et de « l’espace symbolique », incarné par la religion, l’éducation, la langue et la peinture. L’insoumission s’illustre assurément par la prise des armes lors de la révolte des Cacos contre l’occupant américain, entre 1917 et 1920, qui se conclut par la défaite des Cacos. Toutefois, la troisième partie de l’ouvrage suggère que c’est principalement au sein de la littérature et de la religion, l’éducation, la langue et la peinture que l’insoumission se déploie en s’immisçant graduellement dans divers pans de l’espace intellectuel et symbolique haïtien. À titre d’exemple, ce n’est non pas la révolte des Cacos qui contribue à la remise en cause de l’occupation des Marines en sol haïtien, mais la résistance intellectuelle haïtienne. Celle-ci en vient à atteindre les médias américains en impliquant dans la lutte la société civile et l’opposition politique américaines. En 1921 a lieu une première Commission d’enquête sur l’occupation américaine en sol haïtien, la Commission McCormick. De plus, l’idée que l’insoumission s’exprime non pas en tant que droit, mais plutôt en tant que devoir (le sentiment de « devoir » étant généré par une objection personnelle de conscience) lui confère une portée qui dépasse l’épisode circonscrit entre 1915 et 1934.

Toutefois, des correspondances entre l’épisode de l’occupation américaine d’Haïti et la situation actuelle en Haïti sont malheureusement trop peu abordées. Certains textes du livre effleurent l’idée en faisant référence à la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah), mais avec trop peu d’emphase. Par ailleurs, il aurait été profitable que soit présenté l’héritage, s’il en est un, de l’insoumission lors de l’occupation américaine. En effet, l’insoumission dont on traite dans l’ensemble des articles (quoique suggérant une portée dépassant l’épisode de l’occupation tel que mentionné plus haut) est circonscrite dans un cadre historique bien délimité. Il aurait été intéressant que des ponts soient faits avec l’expression de l’insoumission d’aujourd’hui. Il va sans dire que ces manques laissent le lecteur sur sa faim. Néanmoins, en dépit de ces « absences », le corpus d’articles choisis, grâce à son originalité et à son fil conducteur, ouvre la porte à de nouvelles investigations sur la question.

Le « devoir d’insoumission » démontre, comme le souligne à juste titre Roberson Édouard, que la victoire la plus difficile à atteindre est celle que l’on remporte sur soi-même. Malgré les vicissitudes auxquelles Haïti fit face avant et pendant l’occupation américaine, les diverses expressions d’insoumission lors de l’occupation auront laissé croître de premiers germes de victoires sur « soi-même », offrant à l’avenir sa part fragile d’espoir.