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L’analyse des réseaux sociaux, qui facilite l’étude des groupes terroristes et des processus de radicalisation, peut nous aider à lutter contre ces phénomènes. Si les experts s’accordent sur le potentiel de l’étude des réseaux sociaux, sur la richesse inhérente aux concepts associés et sur l’intérêt de modéliser les réseaux sociaux, la littérature sur le terrorisme peine à en démontrer la pertinence.

L’ouvrage collectif dirigé par Martin Bouchard est dès lors des plus ambitieux. Les réflexions contenues dans cet ouvrage, amorcées lors d’un atelier du Canadian Network for Research on Terrorism, Security and Society (tsas), visent à traiter de la manière la plus exhaustive possible l’intérêt de l’analyse des réseaux sociaux par et pour les études sur le terrorisme. La première section de l’ouvrage traite du terrorisme et de la radicalisation en mettant l’accent sur l’histoire, les trajectoires des réseaux et le rôle d’Internet. Elle comporte sept chapitres. La seconde section, divisée en quatre chapitres, se focalise sur la lutte contre le terrorisme. L’ouvrage révèle dès lors un déséquilibre dans sa conception, puisque la première section correspond aux deux tiers du livre. Des éléments de la lutte contre le terrorisme étant toutefois également traités dans la première partie de l’ouvrage, les praticiens, tout comme les universitaires, y trouveront leur compte.

Dans cette première section, le chapitre écrit par Gerolymatos fait figure de rappel des éléments historiques menant à la summa divisio entre les imaginaires occidentaux et arabo-islamiques. Dressant un portrait macro, l’auteur rappelle à juste titre la structuration d’une pensée anti-impérialiste et d’une cause palestinienne prégnantes au Moyen-Orient, ainsi que les multiples évolutions des relations entretenues par les groupes islamistes avec les Occidentaux et les États de la région. Les Frères musulmans constituent l’exemple clé du chapitre où l’on constate les intrications d’intérêts et d’acteurs qui poussent ce mouvement à monter en puissance et à se radicaliser. Le rôle régional de l’Arabie saoudite, abordé par l’auteur, aurait dû être davantage décortiqué dans la montée du terrorisme au Moyen-Orient.

Huey, Varanese et Broll traitent ensuite d’épistémologie avec une rare adresse. S’inspirant de l’événement du « cygne noir » de Nassim Taleb – événement très peu probable, mais à l’impact élevé –, les auteurs en déclinent le concept de « cygneau gris », c’est-à-dire un événement également très peu probable mais à l’impact plus faible que des événements de type « cygne noir ». Dans cette étude, le cygneau gris correspond aux Occidentaux qui se radicalisent et passent à l’acte dans le cadre d’un terrorisme islamiste. Pour les auteurs, le cygneau gris constitue statistiquement une observation aberrante, échappant aux variables et aux conditions classiques mobilisées par la littérature. Toutefois, pour eux, ces cas doivent être étudiés et documentés et nécessitent de mobiliser une approche holiste, plus souple, et intégrant différents niveaux d’analyse, à l’instar de l’étude des réseaux sociaux.

Le quatrième chapitre, coécrit par Bouchard et Nash, présente avec efficacité les apports de la modélisation des réseaux sociaux. Les acteurs clés, les acteurs pivots, le nombre de connexions du réseau et les regroupements d’acteurs sont autant d’éléments pouvant être analysés. Ils peuvent notamment permettre d’adopter une politique de lutte contre-terroriste plus pertinente, d’établir la résilience du réseau et de vérifier la pertinence de cibler des acteurs précis. Le cinquième chapitre, de Nash et Bouchard, démontre que les trajectoires individuelles d’un terroriste et d’un individu radicalisé peuvent être comprises et analysées par une cartographie du réseau social. Cependant, pour définir les périodes qui figent la représentation du réseau, permettant in fine l’observation des évolutions de celui-ci, ou encore du type de relations entre les acteurs, il est nécessaire de réaliser une analyse qualitative interprétative classique, mobilisant une approche narrative. À la lumière de cet exemple, l’analyse de réseaux sociaux apparaît n’être qu’un outil complémentaire à une analyse qualitative. Pourtant, dans ce chapitre, les auteurs n’évoquent pas ce lien ténu entre analyse qualitative et analyse de réseaux sociaux. Le texte de Ducol complète le propos en montrant que la sociabilité de l’individu doit être étudiée dans sa réalité quotidienne matérielle et virtuelle. L’auteur déconstruit la croyance associant les sites radicaux sur Internet et la présence d’espace d’échanges possibles avec des terroristes ou groupes terroristes en ligne avec le processus de radicalisation d’un individu, qui s’avère nettement plus complexe.

Dans la seconde section de l’ouvrage, tour à tour, Dupont puis Kitchen et Molnar démontrent qu’il est nécessaire de conserver un regard critique et d’éviter tout systématisme lors de la mise en place de politiques publiques pour la lutte contre le terrorisme. Dupont souligne qu’une lutte contre des réseaux terroristes n’implique pas de transformer en réseaux les structures organisationnelles des administrations. Kitchen et Molnar, quant à eux, interrogent la volonté de la sphère publique canadienne d’intégrer continuellement les différents réseaux de sécurité pour accroître la sécurité publique. Cette intégration n’est pas garante d’une disparition ou encore d’une diminution du risque d’attaques terroristes. Enfin, Park et Tsang présentent un modèle computationnel permettant de réaliser des simulations d’attaques terroristes pour améliorer, notamment, la gestion de crises.

Finalement, l’ouvrage réussit le tour de force de traiter des différents enjeux liés à l’étude des réseaux sociaux physiques et virtuels et d’en démontrer la pertinence pour étudier et lutter contre le terrorisme. Il serait intéressant à l’avenir de se pencher avec plus d’acuité sur les liens existants et possibles entre une approche narrative et l’analyse des réseaux sociaux. Cela pourrait renforcer l’intérêt et la rigueur de la modélisation des réseaux sociaux.