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Il est malheureusement rare au Canada que les anciens conseillers politiques couchent sur le papier leurs expériences au sein de l’appareil décisionnel en matière de politique étrangère. Parmi les quelques exceptions notables figure l’ouvrage de Jocelyn Coulon, ancien conseiller du ministre des Affaires étrangères Stéphane Dion. À ce seul titre, l’ouvrage de Coulon est plus que bienvenu : il offre une vue de l’intérieur, une contribution effective à une meilleure compréhension de ce qui est autrement très opaque, à savoir les luttes de pouvoir entourant les prises de position du Canada en matière d’affaires internationales.

Dans Un selfie avec Justin Trudeau, Coulon offre bien plus que de simples révélations pour les manchettes quotidiennes. Il permet de cerner les fondements intellectuels et les considérations ayant façonné la politique étrangère de Justin Trudeau au cours de sa première année au pouvoir. Par exemple, Coulon affirme que Trudeau poursuit en grande partie la même politique étrangère que son prédécesseur, Stephen Harper, pourtant critiqué par plusieurs (y compris Coulon lui-même) pour avoir radicalement écarté le Canada de son attachement traditionnel au multilatéralisme, au droit international et à son rôle de médiateur. Coulon affirme même qu’« aucune initiative internationale ne porte le sceau du premier ministre » Trudeau (p. 11).

Tout comme Harper, Trudeau est décrit comme ayant pris le pouvoir sans aucune expérience internationale ni conception claire en matière de politique étrangère. Plus encore, Coulon accuse Trudeau d’être indécis et désorienté sur plusieurs dossiers, de céder aux groupes de pression, sondages et médias, ainsi que de participer à « l’ethnicisation » de la politique étrangère canadienne (p. 187). De nombreux diplomates estiment que Trudeau « subordonne la politique étrangère à des enjeux de politique intérieure et entre en collision avec la définition et la défense des intérêts nationaux du Canada » (p. 192).

La critique la plus dévastatrice qu’émet cet ouvrage porte sans doute sur le fait que Trudeau ait refusé de rencontrer son ministre des Affaires étrangères tout au long des quatorze mois de mandat qu’il lui avait confié, et ce malgré les demandes répétées du ministre. De cela on peut déduire soit que le Premier ministre éprouve peu d’intérêt pour les affaires internationales, soit qu’il tient Dion en piètre estime. Coulon soutient la seconde interprétation, bien qu’il note que Trudeau ne s’était toujours pas « fait une tête » sur les grandes orientations de la politique étrangère canadienne au printemps 2016 (p. 91). Mais si Dion avait été choisi « en signe de reconnaissance de ses capacités » et comme récompense en tant qu’ancien chef de parti (p. 65), il n’entretenait pas une bonne relation avec Trudeau, qui ne tolérait pas la propension de Dion à donner des leçons à ses collègues et à en faire pleurer certains. Rappelons que Dion, alors chef du Parti libéral, n’avait pas soutenu la candidature de Trudeau pour la circonscription de Papineau en 2007. Coulon prend largement le parti de Dion dans cette affaire, ne lésinant pas sur les termes élogieux pour un homme « à la stature intellectuelle incontestée et capable de promouvoir des idées destinées à rétablir la crédibilité du Canada sur la scène internationale après neuf années de règne conservateur » (p. 65).

La structure de l’ouvrage est claire, car chronologique pour l’essentiel, et la lecture très agréable, comme un bon roman. Coulon retrace d’abord les débuts de Trudeau comme politicien, chef de parti, puis comme Premier ministre. Puis il examine la performance du ministre Dion à la tête de la diplomatie canadienne jusqu’à sa chute « brutale » en janvier 2017 (p. 82). Enfin, il se penche sur quelques dossiers d’importance, dont le soi-disant « retour » du Canada sur la scène mondiale et ses relations avec les grandes puissances.

Dion y est décrit comme un fervent internationaliste libéral, qui promeut la justice, la démocratie et la liberté, ainsi qu’une politique d’engagement passant par une diplomatie très active. La vision de Dion tient à sa volonté que le Canada devienne un architecte de la paix. Si Dion participe à la politique du gouvernement Trudeau de réengagement en matière d’opérations de paix annoncée en août 2016, il n’a pas le temps de la mettre en oeuvre. Coulon critique d’ailleurs vertement le manque d’ambition de l’engagement canadien au Mali, finalement annoncé en mars 2018, bien en deçà de la politique élaborée 19 mois plus tôt, alors que Dion était toujours en poste. Trudeau a « cédé aux pressions internationales et à celles qui s’exprimaient au sein de son cabinet » sur cette question, car le premier ministre est « réactif plutôt que proactif. Il hésite, il procrastine, il est sujet aux volte-face » (p. 163). Ailleurs, Trudeau est dépeint comme un homme pragmatique qui cherche le consensus et le compromis (p. 123).

Coulon maintient qu’il sera difficile pour le Canada de remporter le siège non permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies lors du vote en juin 2020. Le Canada arrive tard dans la course et doit faire ses preuves. Or, sur deux sujets, le gouvernement Trudeau manque à l’appel. Il refuse d’écouter ses conseillers diplomatiques qui recommandent d’adopter une posture plus équilibrée sur le conflit israélo-palestinien, préférant poursuivre dans la même veine que son prédécesseur conservateur. Coulon accuse à ce sujet les conseillers politiques de Trudeau (essentiellement Gerald Butts et Katie Telford), qui lui rappellent son engagement électoral envers la communauté juive à ne pas changer l’approche adoptée par le gouvernement Harper. Par ailleurs, l’Afrique est laissée pour compte : en témoignent le faible investissement en aide publique au développement, le refus de Trudeau de prononcer un discours au sommet des chefs d’État de l’Union africaine et le modeste engagement en matière d’opérations de paix.

Sur la question des relations avec la Russie, Coulon soutient que Trudeau s’est rangé du côté de Chrystia Freeland contre Dion en s’opposant au réchauffement des relations avec la Russie. Sur les relations avec la Chine, Trudeau est accusé de ne considérer que le potentiel économique et commercial du pays. Et enfin, au sujet du président américain Donald Trump, Coulon semble approuver la stratégie de Trudeau qui vise à maximiser son influence auprès de l’entourage du président, des parlementaires fédéraux et des États américains favorables aux bonnes relations avec le Canada. Mais Coulon ne digère pas l’excuse que représente l’arrivée au pouvoir de Trump pour congédier Dion. Il soutient d’ailleurs que Freeland incarne l’aile gauche du Parti libéral et qu’elle portera le blâme en cas d’échec de la renégociation de l’alena.