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Trois ans après la commotion internationale provoquée par l’annexion de la Crimée, que certains ont dénoncée comme un « anschluss russe »[1], force est de constater que les sanctions concertées prises à l’encontre de la Russie par le Canada et ses alliés du g7 n’ont produit aucun effet dissuasif, bien que le pays doive maintenant composer avec une situation économique fragilisée par ces mesures. Bien au contraire, considérant l’ampleur du nouvel engagement russe en Syrie – annoncé et expliqué par Vladimir Poutine en septembre 2015 durant la 70e session de l’Assemblée générale de l’onu[2] –, il semble que l’approche punitive ait plutôt accru la détermination de la Russie à intensifier la confrontation géopolitique avec son ancien rival de la guerre froide. Cherchant à accroître sa stature et sa crédibilité dans la région, il s’agit pour elle de combattre pour la « promotion d’un monde multipolaire », terme que l’on retrouve de façon récurrente dans les discours officiels pour dénoncer les périls associés à l’unilatéralisme de la dernière superpuissance[3].

La multipolarité qui est au centre des objectifs poursuivis par Moscou entraînerait selon certains experts des effets indésirables sur l’architecture de sécurité. C’est le cas notamment de partisans de la stabilité hégémonique comme William C. Wohlforth, qui croit à la pérennité et au caractère pacificateur d’une politique étrangère américaine formulée sans compromis (Wohlforth 1999). Le « retour de la Russie » est désormais associé au spectre de nouvelles guerres par procuration, comme en Ukraine et en Syrie, deux théâtres d’un processus de renégociation des rapports de force auquel il faudrait mettre un terme.

En réaction aux inquiétudes provoquées par cette politique étrangère désormais plus audacieuse de Moscou, le Canada a accepté en juillet 2016 de prendre le commandement d’un nouveau bataillon de l’Otan de 1000 hommes (dont 450 Canadiens), déployé en Lettonie dans le cadre de « mesures de réassurance ». Justin Trudeau répondait ainsi à une demande pressante du président Obama, alors que plusieurs des membres européens de l’Otan avaient refusé de compléter le contingent prévu de quatre bataillons. On semble donc bien loin de cette époque optimiste des années 1990 au cours de laquelle l’ancien ministre des Affaires étrangères Lloyd Axworthy (1997 : 110) soulignait, dans les pages de cette revue, « l’urgence d’établir une relation de sécurité harmonieuse » avec cet État que l’on ne pouvait se permettre d’ignorer, étant donné la taille de son arsenal nucléaire et de ses ressources naturelles. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Pour répondre à cette question, nous proposons dans un premier temps de retracer l’origine des choix actuels de la Russie et des moyens que celle-ci a mis en oeuvre dans la poursuite parfois discontinue d’un objectif que l’on pourrait qualifier, dans l’état actuel des choses, de revanchisme contre-hégémonique. Nous examinerons ensuite les conséquences qui en ont résulté dans les perceptions et les politiques du Canada à l’égard de la Russie et de son rôle dans le système international. Nous chercherons pour conclure à proposer des options susceptibles d’éviter au Canada d’être pris dans la spirale d’insécurité qui se développe.

I – Aux origines de la multipolarité

Parmi tous les États du g20, c’est la Russie, cinq ans après la dissolution de l’urss, qui a été la première à faire de la multipolarité et de sa promotion l’objectif central de sa politique internationale, avant que cet objectif se propage ailleurs.

Cette quête de la multipolarité par la Russie est tout banalement le produit de la dégradation de ses relations avec les États-Unis qui a commencé dès 1994 – trois ans après la fin de l’urss – et s’est poursuivie avec des interruptions parfois importantes et prometteuses, pour aboutir à la situation actuelle, qui est de loin la pire de tout son parcours. Ce sont les limites atteintes par la Pax Americana et l’incapacité de Washington à les mesurer adéquatement qui ont amené l’apparition d’un comportement russe qu’on peut qualifier de revanchiste, même si le terme est politiquement chargé. Toutefois, contrairement à ce qu’a affirmé Hillary Clinton, ce revanchisme ne peut être comparé à celui d’Hitler (Rucker 2014). Celui de Poutine n’était pas programmé longtemps à l’avance, pas plus qu’il n’était inéluctable, comme nous le verrons ici.

Il faut souligner que l’examen des causes et des conséquences du comportement de la Russie que nous proposons s’inscrit en faux contre l’interprétation dominante dans les milieux universitaires et politiques du monde euro-atlantique. Cette interprétation est clairement formulée sous sa forme la plus simple (pour ne pas dire simpliste) par Michael McFaul, professeur à l’Université Stanford, avant et après son affectation par Barack Obama comme ambassadeur des États-Unis en Russie. Dans un article paru en 2015, McFaul écrit avec Kathryn Stoner que le retournement de la Russie contre les États-Unis et ses alliés « fait partie de la stratégie de Poutine visant à préserver son régime ». Bref, il est le produit du caractère antidémocratique d’un régime qui a besoin d’un ennemi pour se maintenir. « En conséquence [ajoutent-ils] une politique différente des usa, que ce soit une posture plus agressive – ou une approche plus accommodante – n’aurait eu que des effets marginaux sur l’état actuel des relations russo-américaines » (Stoner et McFaul 2015 : 169).

La détérioration de ces relations a commencé bien avant la présidence de Poutine, à l’époque où Washington considérait la Russie de Boris Eltsine comme démocratique[4]. Les causes de cette dégradation sont certes nombreuses, mais on peut déjà dire que son principal facteur récurrent a été le processus d’élargissement de l’Otan vers la Russie dans ses étapes accomplies et surtout dans celles envisagées par la suite.

Dès 1993-1994, l’opposition au projet d’élargissement de l’Otan (qui visait alors la Pologne, la Hongrie et la République tchèque) a fait l’objet d’un très large consensus dans tous les courants politiques de la Russie. Pour les nationalistes radicaux et les communistes, la guerre froide reprenait contre la Russie, et l’expansion de l’Otan n’était rien d’autre qu’une poursuite plus avancée de son encerclement militaire. Les nationalistes modérés y voyaient surtout une volonté occidentale de fixer un statu quo géopolitique, alors éminemment défavorable à la Russie, pour empêcher la résurgence de celle-ci comme puissance importante en Europe. Les occidentalistes radicaux de l’entourage initial d’Eltsine n’y voyaient pas de menace militaire réelle. Ils étaient même disposés à accepter l’argument occidental selon lequel son objectif était de soutenir la transition démocratique en l’Europe de l’Est. Cependant, ils considéraient qu’en s’agrandissant l’Otan allait devenir, et de loin, la première organisation de sécurité collective en Europe, et même dans le monde, et que la Russie serait tenue à l’écart. Or, si ces occidentalistes avaient accepté et même préconisé la dissolution de l’urss, c’était précisément pour que la Russie puisse, selon leur propre expression, « joindre les rangs et les institutions du monde civilisé », terme qu’ils avaient utilisé pour désigner le monde euro-atlantique[5]. Dans leur perspective, c’étaient eux et non pas Ronald Reagan qui avaient joué le rôle le plus important dans la fin du communisme en Europe. Ils s’en estimaient bien mal récompensés. L’ancien premier ministre russe Egor Gaïdar, principal acteur de la thérapie de choc, dénonça l’élargissement de l’Otan comme « un coup de poignard dans le dos » qui délégitimait les politiques qu’il avait mises en oeuvre et renforcerait les positions et l’influence des nationalistes et des communistes (Parkhkalina 1999). À la fin de 1993, Eltsine lui-même affirmait déjà que le projet d’élargissement de l’Otan risquait de faire plonger dans une « paix froide » les relations de la Russie avec les États-Unis[6].

C’est la poursuite de ce projet d’extension de l’Otan malgré toutes les objections de Moscou qui amena Eltsine à congédier en 1996 son ministre des Affaires étrangères, Andreï Kozyrev, le dernier des occidentalistes de la première heure. Celui-ci fut remplacé par l’académicien Evgueny Primakov, qui avait été l’un des proches de Gorbatchev et dont on peut dire qu’il était un nationaliste modéré et prudent. Il était surtout un grand maître de la traditionnelle realpolitik russe, qui fut dès lors ramenée au premier plan, au grand soulagement de toutes les élites politiques russes. C’est Primakov qui fut l’architecte de la promotion d’un système international multipolaire et, à cette fin, l’artisan du « partenariat stratégique » avec la Chine, quatre ans avant l’arrivée de Poutine[7] au pouvoir.

Les rapports de force internationaux étaient alors tels que les deux partenaires évitaient de dire explicitement que l’objectif commun de la multipolarité était dirigé contre les États-Unis. Ils étaient parfaitement conscients que toute confrontation majeure avec Washington devait être évitée et que ce n’était que sur ses marges que son hégémonie pouvait être réduite ou freinée. Bref, c’est sur un rééquilibrage en douceur de l’ordre international que les deux pays s’entendaient. Primakov estimait qu’il fallait bien plus que les efforts de la Russie et de la Chine pour y parvenir. Malgré la méfiance traditionnelle entre la Chine et l’Inde, il réussit à institutionnaliser une rencontre annuelle trilatérale entre les ministres des Affaires étrangères des trois pays pour établir entre eux des points de concertation internationale. Le trio prit le nom de « troïka » dans les documents officiels russes.

Pendant cette période et longtemps par la suite, la première règle du jeu international en Europe, celle de l’intangibilité des frontières, fut remarquablement respectée par la Russie, particulièrement en ce qui concerne l’Ukraine. Peu de temps après la dissolution de l’urss, le Parlement russe avait, avec une très forte majorité, voté une résolution déclarant nulle et non avenue la cession de la Crimée à l’Ukraine par Khrouchtchev en 1954, en invoquant une violation de la constitution soviétique de l’époque[8]. Même si la Crimée comptait encore en 1992 près de 70 % de citoyens s’identifiant comme russes, Eltsine déclara qu’il ne s’estimait pas lié par cette résolution et qu’il n’allait y donner aucune suite. Plus encore, en 1997, il signa solennellement avec son homologue ukrainien un traité d’amitié entre les deux pays qui affirmait l’intangibilité des frontières de l’Ukraine[9]. Pour lui et Primakov, il s’agissait de rassurer l’Ukraine pour éviter son glissement vers l’Otan et de faire une démonstration de la respectabilité internationale de la conduite de la Russie.

Au début de 1999, une crise majeure bouscula la position de la Russie envers les États-Unis, tout au moins sur deux points. Cette crise a résulté de la guerre déclenchée par l’Otan, sous la gouverne de Washington, contre la Serbie pour l’expulser militairement du Kosovo. D’une part, cette guerre a été vue à Moscou comme la réalisation des pires craintes autant des nationalistes que des occidentalistes à l’égard de l’élargissement de l’Otan. Jusque-là, du fait même de ses statuts, l’Otan avait été une alliance strictement défensive. Or, c’est elle qui a pris l’initiative du déclenchement des hostilités. Pire encore, pour éviter de devoir continuer à négocier avec la Russie les termes et les limites d’une intervention, les États-Unis et l’Otan ont agi sans l’autorisation du Conseil de sécurité de l’onu, en violation du droit international. La Russie assistait ainsi à sa marginalisation sur un enjeu majeur pour elle et pour l’Europe où elle entendait être un joueur de premier plan. D’autre part, on estimait à Moscou que cette guerre allait fatalement conduire au démembrement de la Serbie, et cela, alors même que la remise en cause de l’intégrité territoriale des autres États post-yougoslaves avait été la raison première de la mise au ban de la Serbie par la communauté internationale. Bref, on considérait que les États-Unis et l’Otan violaient une règle qu’ils imposaient aux autres.

Pendant la crise, Eltsine proféra plusieurs menaces creuses (dont celle du danger de nouvelle guerre mondiale) qui ne révélaient que l’impuissance, l’humiliation et la frustration très largement ressenties dans le pays. Même s’il allait falloir beaucoup de temps avant qu’elle fasse sentir ses effets pervers, la plupart des analystes russes s’entendent pour affirmer que cette crise a marqué un tournant pour l’avenir de la politique russe. Poutine lui-même allait plus tard le rappeler[10].

II – Deux renversements géopolitiques majeurs de Poutine

Pendant près de deux ans après son accession à la présidence, le 31 décembre 1999, Poutine s’en tint fermement aux objectifs impulsés par Primakov en matière de multipolarité et fit pour cela des avancées importantes, notamment avec la Chine, par la mise sur pied d’une nouvelle organisation internationale : l’Organisation de coopération de Shanghai (ocs) qui regroupe avec eux la plupart des États de l’Asie centrale postsoviétique et qui devint l’instrument premier de leur partenariat stratégique en matière de concertation de politique internationale, économique et militaire[11]. Bien qu’il fût non dit, malgré sa transparence, un de ses objectifs premiers était de tenir les États-Unis en dehors de l’Asie centrale sur le plan militaire.

Un revirement totalement inattendu intervint dans la politique internationale russe à la suite des attentats spectaculaires du 11 septembre 2001 à New York et à Washington. Poutine y vit en effet le moment propice pour rien de moins qu’une refondation de ses relations avec les États-Unis. Contre l’avis de tous ses proches conseillers, il a facilité l’ouverture de bases pour les forces américaines en Kirghizie, au Tadjikistan et en Ouzbékistan pour la guerre d’Afghanistan, et ce, sans consultation avec la Chine. Obsédé qu’il était par la guerre de Tchétchénie qui battait son cours et par le terrorisme international, Poutine a rapidement compris que celui-ci allait passer au centre des préoccupations internationales des États-Unis. Il a alors cru que la Russie pouvait être pour eux, à cet égard, un partenaire plus utile que l’Otan et dont les intérêts seraient enfin pris en compte.

Très étonnamment, Poutine se contenta de déplorer que, dans les quelques mois qui suivirent le 11 septembre 2001, l’administration Bush ait donné le feu vert à l’admission dans l’Otan des trois républiques baltes. Même chose pour le retrait officiel des États-Unis du traité abm (Anti-Balistic Missile) sur l’interdiction des armes antimissiles qui avaient auparavant fait l’objet de mises en garde on ne peut plus vigoureuses. Poutine fit comme s’il s’agissait là des dernières séquelles d’un passé révolu.

La coopération militaire et notamment en matière de renseignement ainsi que les excellents rapports politiques se poursuivirent pendant deux ans. Le thème de la multipolarité fut mis en veilleuse, de même que le volet stratégique des relations avec la Chine. Le revirement était tel que des livres et des articles parurent alors aux États-Unis et en Europe sur l’émergence d’une alliance russo-américaine[12]. La relativement longue persistance de cette « alliance » malgré l’absence de réciprocité du côté américain a suscité en Russie un flot de critiques même par les intellectuels et par des politiciens libéraux et occidentalistes[13]. Ces événements sont rappelés ici pour souligner clairement qu’autant sous Eltsine que sous Poutine le premier choix pour la Russie aurait été celui d’une relation privilégiée avec les États-Unis et l’Europe avec une prise en compte ne serait-ce que partielle de ses intérêts majeurs. L’intensification des relations de la Russie avec l’Eurasie et la Chine a été et demeure une posture de repli.

Il faut attendre le début de 2005 pour que s’amorce très nettement le second renversement de la politique de Poutine. Celui-ci fait suite à la Révolution orange en Ukraine qui entraîna l’annulation pour fraude électorale de l’élection à la présidence de Viktor Yanukovitch (le candidat soutenu par Moscou) après des semaines de manifestations populaires qui avaient bénéficié d’une couverture médiatique occidentale sans précédent, de même que d’un soutien multiforme. Mais ce ne fut pas là la principale cause de l’importante dégradation des relations avec les États-Unis qui allait suivre. On retrouve ici encore l’élargissement de l’Otan, après que George W. Bush eut affirmé son soutien à la volonté du nouveau président de l’Ukraine, Viktor Iouchtchenko, d’adhérer rapidement à l’Alliance. Pour Moscou, l’affront était d’autant plus cuisant que tous les sondages ukrainiens montraient que la nette majorité de la population était opposée à l’adhésion[14]. C’est d’ailleurs pourquoi les nouveaux dirigeants ukrainiens refusaient de tenir un référendum sur la question. On savait tout cela à Washington, alors qu’un des premiers buts officiels de l’élargissement de l’Otan vers l’Est était d’y renforcer la démocratie…

C’est dans ce contexte qu’on assista bientôt à un essor tous azimuts de l’Organisation de coopération de Shanghai avec le début de grandes manoeuvres militaires communes et récurrentes de la Russie et de la Chine ainsi que des autres États membres, au point où des observateurs occidentaux parlèrent, bien abusivement, de l’ocs comme d’une « Otan de l’Est » (Alexandroni 2007).

Plus tôt, à la fin de 2003, Moscou avait accueilli plus calmement la révolution des Roses en Géorgie. En facilitant le départ d’Edouard Chevardnadze, Poutine crut pouvoir trouver un modus vivendi avec son successeur Mikhaïl Saakachvili. Mais ce dernier, qui avait pour sa part l’appui majoritaire de sa population, allait maintenir sa volonté d’adhésion à l’Otan avec le soutien de Bush. Certes, pour Moscou, la Géorgie représentait un enjeu beaucoup moins important que l’Ukraine, le plus important État de l’ancien espace soviétique après la Russie. Plus petite et plus vulnérable que l’Ukraine, elle fit néanmoins l’objet de menaces plus fortes de Moscou. En 2007, pour intimider Saakachvili et défier les États-Unis qui s’apprêtaient à reconnaître officiellement l’indépendance du Kosovo, Poutine déclara publiquement que, si cela se faisait sans l’aval du Conseil de sécurité de l’onu, la Russie pourrait de son côté reconnaître l’indépendance des deux républiques sécessionnistes de la Géorgie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud[15].

En février 2008, Washington passa outre à la menace russe sans que celle-ci soit immédiatement suivie d’effets. On a cru qu’il s’agissait encore une fois d’une menace creuse, alors que le redressement continu et spectaculaire de l’économie russe depuis 2002, grâce aux prix du pétrole et de sa renationalisation par Poutine, avait élargi les marges de manoeuvre de la Russie. Poutine s’attendait cependant à une victoire politique majeure à l’occasion du sommet de l’Otan d’avril 2008. On savait que Bush allait y demander l’octroi du Membership Action Plan (map) de l’Alliance à la Géorgie et à l’Ukraine. Mais l’Allemagne, la France et l’Italie avaient déjà annoncé qu’elles y opposeraient leur veto, justement pour ne pas provoquer la Russie dont elles évaluaient mieux les capacités de rétorsion. Et elles opposèrent effectivement leur veto. Cependant, de façon totalement inattendue, Bush réussit à arracher à ses alliés, pour éviter de perdre la face, une déclaration officielle commune stipulant que la Géorgie et l’Ukraine deviendraient membres de l’Otan. Si l’absence de toute précision d’une échéance à cet effet pouvait être vue comme une sorte de concession de la part de l’Otan, elle annulait pour Moscou la victoire anticipée.

Quelques provocations russes aidant, Saakachvili, surestimant l’appui de Bush et pour agir avant la fin du mandat de ce dernier (quatre mois plus tard), prit l’initiative de tenter une reconquête militaire de l’Ossétie du Sud. L’attaque entraîna une guerre avec la Russie, qui y avait des forces de maintien de la paix, et cette guerre se termina par une défaite rapide de la Géorgie et la perte finale de ses deux régions sécessionnistes. Washington fit convoquer l’Otan, dénoncer la Russie comme agresseur et annoncer des sanctions qui ne furent finalement pas appliquées. Mais les États-Unis, « sur-engagés » comme ils l’étaient alors en Afghanistan et en Irak, ne purent envisager une confrontation majeure avec la Russie, même pour un État à qui l’on venait de promettre l’appartenance à l’Otan.

On aurait cru que des leçons en avaient été tirées, même si la déclaration d’avril 2008 de l’Otan ne fut pas révoquée. Elle parut cependant être devenue sans objet pour l’Ukraine après la défaite électorale des dirigeants de la Révolution orange au début de 2010. Avec la victoire de Ianoukovitch, reconnue cette fois comme légitime par les observateurs de l’Union européenne, l’Ukraine se détournait elle-même de l’Otan, limitant pour un temps les tensions entre la Russie et l’Alliance. C’est dans ce contexte qu’intervint la « réinitialisation » des relations entre Washington et Moscou voulue par Obama, laquelle permit notamment la conclusion d’un nouveau traité start sur la limitation des armements stratégiques.

Cependant, trois ans plus tard, avec l’appui et l’encouragement qui leur furent donnés sur la place Maïdan de Kiev par la sous-secrétaire d’État américaine Victoria Nuland et le sénateur John McCain, ainsi que par le ministre canadien des Affaires étrangères John Baird, les revendications du long mouvement social qui s’y développait prirent une tournure insurrectionnelle et amenèrent un changement de régime. Tout cela ne confère évidemment aucune légitimité à l’annexion de la Crimée qui s’ensuivit, en violation flagrante de plusieurs traités signés par la Russie. On y voit néanmoins une totale sous-estimation occidentale de ses réactions possibles, considérant l’ampleur des conséquences qui découlaient pour elle de ce qui venait de se passer à Kiev. Ces conséquences étaient de deux ordres : d’une part, la reprise quasi certaine de la marche de l’Ukraine vers l’Otan en concomitance avec une abrogation du bail de la flotte russe de la mer Noire, d’une importance géopolitique croissante pour Moscou ; d’autre part, la perte de l’Ukraine portait un dur coup au projet d’Union eurasiatique qui était l’objectif central du dernier mandat de Poutine. Celui-ci y voyait non seulement un facteur important de multipolarité, mais aussi un instrument de négociation avec l’Union européenne d’une grande Europe où il voyait encore l’appartenance principale de la Russie.

III – La désuétude mal voilée de l’élargissement de l’Otan

La prise de la Crimée s’est faite on ne peut plus facilement et rapidement, sans mort d’hommes et sans tentative de résistance des effectifs militaires ukrainiens présents sur le terrain. L’erreur coûteuse de Poutine a été de procéder à son annexion formelle deux semaines plus tard. Si, après le référendum de Crimée, il avait laissé le statut de celle-ci incertain et à déterminer ultérieurement, en proposant par exemple une option de souveraineté partagée, très inégale mais à définir, il aurait été en bien meilleure posture pour négocier avec Kiev et ses nouveaux parrains le positionnement international de l’Ukraine. En encaissant l’hypothèque qu’il détenait sur son avenir, il a été amené à en prendre une autre en s’engageant derrière les rebelles du Donbass, avec des conséquences beaucoup plus lourdes et plus tragiques en pertes de vie humaine. C’est ce qui a conduit au point culminant d’une crise qui demeure entière à ce jour.

Sans surprise, les nouveaux dirigeants de l’Ukraine s’empressèrent de renouveler la demande d’appartenance et d’adhésion du pays à l’Otan, ce qui provoqua un embarras évident à Bruxelles, où l’on était déjà beaucoup plus frileux qu’à Washington à l’idée d’imposer des représailles économiques à la Russie. On se garda de toute promesse, rappelant du bout des lèvres que la déclaration du sommet d’avril 2008 était toujours valide. On constatait pourtant facilement toute sa vacuité. Certes, des armes et des conseillers militaires américains furent envoyés en Ukraine. Toutefois, non seulement l’Allemagne et la France, mais les États-Unis eux-mêmes ont refusé les demandes de Kiev pour l’envoi d’armes d’assaut pour éviter de trop s’engager dans ce conflit. Dans ces conditions, l’inclusion du Monténégro dans l’Otan sanctionnée par un protocole d’adhésion en mai 2016, pour montrer le maintien de son ouverture à de nouveaux membres, est apparue comme une démonstration dérisoire.

Incapable de venir efficacement au secours de l’Ukraine, l’Otan sous la pression de Washington et comme pour justifier sa pertinence, s’est engagée dans les manoeuvres militaires les plus imposantes depuis la fin de l’urss. En urgence, l’Alliance a mis sur pied quatre nouveaux bataillons totalisant 4 000 hommes pour la défense de la Pologne et des trois républiques baltes qui, contrairement à l’Ukraine, ne sont pas menacées dans les conditions actuelles. Pour Washington, c’est une occasion de maintenir la Pax Americana en Europe et de chercher à la renforcer.

Pendant un bon moment, la Pax Americana a paru pouvoir être « revisitée » à la suite des accords de Minsk conclus par l’Allemagne et la France avec la Russie et l’Ukraine en vue de mettre fin aux affrontements armés du Donbass. Il est significatif que ce soient les deux pays qui forment le noyau dur de l’Union européenne et ont toujours entretenu les meilleures relations politiques avec la Russie qui aient pris l’initiative de la négociation de ces accords malgré les réticences non voilées de Washington.

La principale pierre d’achoppement de leur exécution, qui traîne encore en longueur, réside dans la garantie d’autonomie (dont l’importance reste à définir) que doit donner l’Ukraine aux deux régions sécessionnistes du Donbass. On estime, avec raison, à Kiev et à Washington que cette clause est plus favorable à la Russie qu’à l’Ukraine. Mais la France et l’Allemagne ont réalistement estimé que dans l’état des rapports de force régionaux, cette concession était inéluctable. On craint à Kiev qu’une très forte autonomie fasse tache d’huile dans d’autres régions et leur donne un droit d’intervention dans sa politique extérieure. C’est d’ailleurs ce que souhaite la Russie qui demandait initialement une fédéralisation. Il est clair que la garantie d’autonomie exigée par Moscou vise à obtenir des assurances contre l’appartenance de l’Ukraine à l’Otan et sur sa place en Europe. La France et l’Allemagne le savent parfaitement. Elles savent aussi que la hauteur des exigences de Moscou quant à cette autonomie qui reste à définir est inversement proportionnelle à celle des assurances qui pourraient lui être données sur l’autre tableau.

Si les accords de Minsk pouvaient aboutir à un aggiornamento sur l’élargissement de l’Otan, un nouvel ordre international pourrait s’établir en Europe. Déjà, la France et l’Allemagne ont accepté que les termes de l’association de l’Ukraine à l’Union européenne soient négociés à trois avec Moscou. Avec un accord sur l’enjeu principal, on pourrait assister à une coopération fructueuse entre la Russie, l’Otan et l’Europe, en même temps qu’à un sauvetage de l’Ukraine de la faillite générale qui la menace.

Mais Washington ne l’entend pas ainsi, même si Obama reconnaissait le déclin relatif de l’hégémonie américaine et s’y adaptait ailleurs qu’en Europe. Bien que ce soit l’Ukraine qui bloque l’exécution des accords de Minsk sur la question de l’autonomie des régions du Donbass (Kramer 2016), Washington demande à l’Union européenne de poursuivre les sanctions économiques contre Moscou, malgré la résistance de plusieurs de ses membres qui s’expriment ouvertement. On en est au même point avec Donald Trump, malgré ses positions antérieures. On mise encore à Washington sur l’hostilité fort compréhensible des anciens satellites de l’urss et sur leur appartenance combinée à l’Otan et à l’Union européenne pour freiner chez cette dernière des accommodements géopolitiques avec la Russie de même que l’objectif européen d’une politique étrangère et de défense spécifique. C’est ce que vise l’investissement massif auquel l’Otan procède actuellement chez eux. Mais contrairement à l’époque de l’invasion de l’Irak où le secrétaire à la défense Donald Rumsfeld opposait la « vieille Europe » à la « nouvelle Europe » qui appuyait Washington, cette dernière est maintenant divisée. La Hongrie, la Slovaquie, la Tchéquie et la Bulgarie s’opposent à une dégradation des rapports avec la Russie.

Il faudra certes attendre pour que de nouvelles orientations se dessinent en Europe. La Russie poursuit le nouveau coup de barre à la fois économique et politique qu’elle donne depuis 2014 à ses rapports non seulement avec la Chine, mais plus largement avec l’Asie. Cela ne diminue en rien le risque d’escalade qui fragilise plus que jamais l’ordre international après-guerre froide.

IV – Le Canada dans l’engrenage de l’escalade

Bien qu’une puissance moyenne comme le Canada ne puisse peser très lourdement dans la renégociation des rapports de force entre Moscou et Washington, Ottawa n’a tout de même encore effectué aucune tentative pour y diminuer ce risque d’escalade. Bien au contraire, avec le gouvernement de Stephen Harper le Canada a contribué à la dégradation actuelle du climat en se positionnant comme l’un des chefs de file d’une approche de défiance et de confrontation avec la Russie qui a même été au-delà des attentes de l’administration Obama.

Comme ailleurs en Occident, la formation d’une telle approche illustre l’incapacité d’interpréter le comportement de Moscou en dehors du prisme étroit d’un raisonnement qui ne tient pas compte du processus de reconstruction identitaire opéré par la Russie depuis sa rupture volontariste avec son passé soviétique et qui néglige par conséquent de tenir compte du fondement relationnel du revanchisme actuel. Tout fonctionne comme si le postulat de la rationalité universelle et transhistorique de l’acteur dans la pensée économique et stratégique dominante avait empêché les décideurs de mesurer à quel point leurs actions pouvaient agir sur les perceptions et, de ce fait, sur les paramètres de calcul de l’ancienne superpuissance.

Grâce à la collaboration offerte par Moscou dans le cadre de la guerre menée par Washington contre les talibans en Afghanistan, le gouvernement canadien et ses alliés pouvaient encore espérer que les appréhensions de la Russie liées à la nouvelle vague d’élargissement de l’Otan – qui allait s’étendre aux rives des pays baltes – ne seraient pas un obstacle fatal à la collaboration harmonieuse souhaitée, notamment au sein du nouveau conseil Russie-Otan créé en grande pompe en 2002. On avait l’impression que la faiblesse de la Russie était finalement le meilleur gage de cette collaboration et que celle-ci ne venait pas d’un réel désir de rapprochement vers l’Ouest, mais bien de la nécessité pour Moscou de ne pas s’opposer à une alliance si puissante.

Dès 2003, avant l’avènement du gouvernement Harper, on a senti l’inquiétude gagner les commentateurs occidentaux lorsque le pouvoir russe a emprisonné le richissime actionnaire majoritaire de la pétrolière Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski, pour fraudes fiscales et autres, pour procéder ensuite à une renationalisation au profit de l’entreprise d’État Rosneft (Goldman 2004). Cet épisode a marqué le coup d’envoi d’une stratégie volontariste de Moscou visant à reprendre en partie le contrôle des grandes entreprises des secteurs dits stratégiques. Au minimum, le Kremlin cherchait à rendre les dirigeants d’entreprises beaucoup plus réceptifs à ses demandes. Celles-ci ne concernaient pas seulement le paiement de leurs impôts, mais aussi le respect d’une règle tacite selon laquelle ils devaient désormais rester à distance des luttes politiques et ne plus s’ingérer dans les processus électoraux.

Pour le nouveau gouvernement conservateur canadien, nettement plus attaché à une conception néolibérale de l’économie que son prédécesseur, l’extension de cette « verticale du pouvoir » à la sphère économique était inquiétante. Misant lui-même prioritairement sur le développement de l’industrie pétrolière, le premier ministre Stephen Harper devait en quelque sorte chercher à circonscrire l’influence grandissante de cette autre « superpuissance énergétique », gonflée à bloc par la hausse des prix des hydrocarbures. Dès lors, les efforts de la Russie pour sécuriser un meilleur accès au marché mondial de l’énergie n’ont plus été perçus comme une stratégie de développement économique légitime, mais plutôt comme une façon d’accroître à son profit la dépendance d’autres États, de façon à mieux exploiter leur vulnérabilité. La première guerre du gaz de janvier 2006, au cours de laquelle le géant gazier Gazprom a interrompu momentanément ses livraisons à l’Ukraine, a semblé confirmer les craintes relatives à l’instrumentalisation possible des gazoducs à des fins politiques. La Russie se retrouva au banc des accusés, alors qu’elle ne cherchait qu’à mettre un terme aux tarifs préférentiels qu’elle avait toujours consentis à l’Ukraine et qui n’avaient plus de raison d’être dès lors que celle-ci se détournait du projet d’intégration économique porté par Moscou. Cela n’a pas empêché le premier ministre canadien d’évoquer ce conflit gazier avec l’Ukraine pour critiquer durement l’existence de « stratégies politiques monopolistiques perverses (self-serving monopolistic political strategies) » lors de sa première visite en Russie à l’occasion de sommet du g8 à Saint-Pétersbourg (Taber 2006).

Le jugement sévère porté à l’endroit des politiques de Moscou a certainement contribué à renforcer le soutien d’Ottawa à l’inclusion dans l’Otan des États de l’ex-urss qui résistaient à l’influence de la Russie, même si l’enjeu électoraliste consistant à gagner le vote de l’importante minorité ukrainienne du Canada a été une incitation supplémentaire à maintenir une telle politique. Il faut d’ailleurs souligner ici que la position du Canada n’était pas simplement guidée par les politiques de Washington même si, en ce qui a trait aux relations avec Moscou, les deux pays avaient été jusque-là sur la même longueur d’onde. Ainsi, lorsque la nouvelle administration Obama a cherché à « réinitialiser » ses relations avec Moscou à la fin de l’année 2008, le gouvernement conservateur a clairement maintenu une attitude empreinte d’hostilité. Dénonçant le renforcement des capacités militaires russes dans l’Arctique, il a même appelé à une plus grande présence canadienne et servi des mises en garde contre toute éventuelle tentative d’incursion russe, comme s’il y avait des raisons de croire que Moscou avait des visées expansionnistes dans la région[16].

À l’hiver 2014, au moment où s’intensifiaient les manifestations consécutives à la décision du gouvernement ukrainien de laisser en suspens la signature du traité de libre-échange avec l’Union européenne, l’unanimité régnait à Ottawa pour soutenir au moins moralement les partisans de cette révolte populaire tout aussi pro-européenne que nationaliste antirusse sur la Place de l’indépendance (Maïdan). Pendant que le gouvernement conservateur envoyait son ministre des Affaires étrangères à Kiev pour y encourager les opposants ukrainiens, une influente députée libérale (l’actuelle ministre des Affaires étrangères) – journaliste très informée de la politique russe et auteure de deux ouvrages remarqués sur l’enrichissement des oligarques[17] – exprimait publiquement des opinions très favorables au projet des manifestants de faire tomber le gouvernement, certes très corrompu, mais qui avait été démocratiquement élu, selon les observateurs de l’Union européenne (Harding 2008). Personne ne s’est alors inquiété du rôle que jouaient les milices populaires d’extrême droite dans la dynamique révolutionnaire de l’Ukraine.

Sans surprise, au moment de l’annexion de la Crimée, Ottawa a condamné « avec la plus grande fermeté » la violation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine[18], en plus de suspendre unilatéralement tout contact militaire avec la Russie. Le règlement concernant les sanctions économiques adoptées en mars 2014 a été amendé pas moins de douze fois, pendant que le conflit se déplaçait et s’intensifiait au Donbass, afin d’y allonger à chaque occasion la liste des personnes, des entités et des types de marchandises faisant l’objet des mesures de rétorsion[19]. Le soutien militaire canadien apporté à l’Ukraine par l’entremise de 150 formateurs militaires dépêchés sur place et par des livraisons de matériel dit non létal ne fit l’objet d’aucune critique au Parlement d’Ottawa. Lors du sommet du g20 de Brisbane en novembre 2014, S. Harper disait à V. Poutine : « Je suppose que je vais vous serrer la main, mais je n’ai qu’une chose à vous dire : vous devez quitter l’Ukraine ». Sans adopter un ton aussi cavalier, le jeune chef du Parti libéral Justin Trudeau n’osera pas nuancer cette lecture qui fait peser sur la Russie l’entière responsabilité de la dégradation du climat international : « Si j’ai la chance de parler avec Vladimir Poutine, je vais lui dire à quel point ses actions sont irresponsables et inacceptables[20] ».

V – Une autre approche est-elle possible ?

Dans l’état actuel des choses, on imagine mal comment le profond désaccord entre le Canada et la Russie au sujet de l’intégrité territoriale de l’Ukraine pourrait s’estomper rapidement. La nomination en janvier 2017 de Chrystia Freeland au poste de ministre des Affaires étrangères laisserait plutôt présager l’inverse. Madame Freeland affirmait sans détour en décembre 2014 que la Russie avait des ambitions expansionnistes et qu’elle ne se sentait pas liée par les normes et les traités internationaux : « Un jour ou l’autre, il faudra l’arrêter », écrivait-elle alors dans les lignes du magazine Prospect (Freeland 2014)[21]. Depuis qu’elle est en poste, la ministre a publiquement exprimé des craintes selon lesquelles le Canada pourrait faire l’objet de cyberattaques et d’ingérences de Moscou dans ses processus électoraux (Fife 2017). C’est d’ailleurs sous cet angle qu’elle a interprété le rôle des médias d’information russes, lorsque ceux-ci ont relayé l’histoire de son grand-père ukrainien qui fut pendant la Seconde Guerre mondiale un sympathisant notoire du gouvernement ukrainien de collaboration avec l’Allemagne hitlérienne[22]. S’il n’en tenait qu’à la ministre, on pourrait présager une continuation du rôle que le Canada s’est donné sous le gouvernement Harper ; soit celui d’intervenir auprès des partenaires de l’Otan pour les convaincre de faire front commun contre la Russie. La décision prise en avril 2017 par le Canada de reconduire pour deux ans l’entente de coopération miliaire avec le gouvernement ukrainien (jusqu’en 2019) pointe dans cette direction.

En resituant le revanchisme contre-hégémonique de la Russie dans son contexte historique et en soulignant combien il résulte de l’indifférence des chancelleries occidentales à l’égard des objections croissantes de Moscou face à chaque nouvelle vague d’élargissement de l’Otan, il appert que ce n’est pas seulement aux alliés d’Europe orientale que le Canada devrait actuellement proposer des « mesures rassurantes », mais peut-être aussi à la Russie elle-même. Et pour cause. Celle-ci n’a pour le moment aucune raison de croire que les États-Unis et leurs alliés les plus fidèles soient disposés à prendre en considération, même partiellement, ses intérêts en matière de commerce international, comme en témoigne la rapidité avec laquelle le Canada et l’Union européenne se sont empressés de signer des traités de libre-échange avec l’Ukraine après la chute du président Ianoukovitch. La conséquence en est que la Russie fait preuve de plus en plus d’audace en jouant la carte de ses capacités militaires pour tâcher de rééquilibrer les rapports de force, entraînant du coup le Canada et ses alliés dans une spirale d’insécurité.

Même si le risque d’une prophétie autoréalisatrice des menaces de la Russie demeure entier, on aurait toutefois tort de conclure qu’une approche de confrontation constitue la seule option disponible pour le Canada, et ce, même si les relations entre Moscou et Washington devaient se dégrader sous la nouvelle administration Trump. Faut-il rappeler, pour s’en convaincre, que le Canada avait traditionnellement été l’un des principaux artisans de la détente pendant la guerre froide. Utilisant sa marge de manoeuvre même restreinte de puissance moyenne, il faisait alors preuve de créativité diplomatique pour tenter de faire baisser le niveau des tensions internationales. À l’époque de Lester B. Pearson, Ottawa avait ainsi tenu tête à son voisin du sud en refusant de lui prêter main-forte dans sa guerre au Vietnam, et avait même lancé un programme de coopération scientifique avec l’urss pour résoudre des enjeux de développement dans l’Arctique. Pierre E. Trudeau, successeur de Pearson et père de l’actuel premier ministre, avait effectué une première visite officielle remarquée en 1971, peu après l’invasion soviétique de l’Afghanistan, au cours de laquelle il avait proposé d’organiser un tournoi amical de hockey entre le Canada et l’urss, devenu célèbre. Misant sur l’établissement de relations directes et courtoises, il avait ensuite développé des liens personnels avec l’ambassadeur soviétique Alexandre Yakovlev[23], qui fut ultérieurement le bras droit de Mikhaïl Gorbatchev et une source d’inspiration de sa « nouvelle pensée » en matière de politique internationale.

Poursuivant avec Moscou une politique d’engagement, le premier ministre Jean Chrétien, au pouvoir de 1993 à 2004, a lui aussi constamment cherché à soigner les relations du Canada avec la Russie, notamment en soutenant son accession au g8 et à l’omc[24], malgré des positions divergentes à l’égard de la crise en Yougoslavie. Durant son dernier mandat, il a entretenu de bons rapports personnels avec Poutine et n’a pas hésité à se mettre en convergence avec son point de vue critique à l’égard de la décision unilatérale de Washington d’envahir l’Irak, tout comme l’avaient fait la France et l’Allemagne. Cette relation perdure d’ailleurs à ce jour, comme en témoigne le maintien de contacts privés entre les deux hommes (Chase 2015). Allant à contre-courant des positions de l’ancien gouvernement conservateur, Jean Chrétien a vu d’un oeil favorable les actions militaires de la Russie en Syrie, soulignant que Moscou pouvait jouer un rôle important dans la lutte contre Daech (Bailey 2015).

De tels antécédents en matière de politique étrangère laisseraient à penser que les libéraux pourraient jouir d’une certaine crédibilité auprès de la Russie pour amorcer un nouveau rapprochement s’ils le souhaitaient. En plus de la lutte au terrorisme international, il existe à coup sûr d’autres secteurs où la convergence des intérêts russes et canadiens pourrait faciliter la reprise d’un dialogue constructif. La nécessité commune de répondre aux enjeux environnementaux, économiques et sociaux propres à l’Arctique a depuis longtemps fait de cet espace le lieu de prédilection pour le resserrement des liens, notamment depuis la création du Conseil de l’Arctique en 1992. Malgré les différends territoriaux qui opposent les deux pays sur la question du partage des fonds marins, tout indique que la Russie cherche une solution qui soit conforme aux règles prévues par la Charte de l’onu (Overland 2011).

L’espace est un autre domaine dans lequel pourraient être renoués les liens russo-canadiens, étant entendu que les deux parties y trouvent leur compte dans un engagement réciproque à l’utiliser à des fins civiles et non militaires. La conclusion des accords de 1992 pour la construction de la Station spatiale internationale constitue une illustration probante qu’une telle collaboration peut se développer et se maintenir malgré d’importantes tensions géopolitiques (Moltz 2014). Si certains ont spéculé sur les risques que la collaboration spatiale soit affectée par la crise en Ukraine et le régime de sanctions économiques qui a suivi (Steadman 2014), on constate que ce n’est pas encore le cas. Le directeur de l’agence spatiale russe a déclaré en avril 2017 que la Russie était disposée à poursuivre son partenariat avec le Canada, les États-Unis, l’Europe et le Japon au-delà de la date butoir de 2024 (Klotz 2017).

Pendant un court moment, on a pu penser que ces trois enjeux d’intérêt commun que sont la lutte antiterroriste, la gouvernance de l’Arctique et l’exploration spatiale pourraient servir à amener un changement de ton dans l’attitude du Canada envers la Russie. Ces enjeux avaient d’ailleurs été explicitement énoncés par l’ex-ministre des Affaires étrangères Stéphane Dion lors de sa première rencontre officielle avec son homologue russe Sergei Lavrov, en marge du sommet de l’asean au Laos, en juillet 2016 (Berthiaume 2016). Il serait regrettable que le gouvernement n’y donne pas suite.

Si l’on se fie à sa volonté d’ouverture économique vis-à-vis de la Chine, où les grands acteurs économiques demeurent encore plus souvent qu’en Russie sous contrôle étatique, le gouvernement de Justin Trudeau pourrait être moins enclin que son prédécesseur à s’inquiéter des « stratégies monopolistiques » mises en oeuvre par Moscou pour les secteurs stratégiques de son économie. Dans la mesure où le gouvernement admet qu’il est possible d’engager un État autoritaire comme la Chine dans un jeu à somme positive, il n’y aucune raison pour refuser d’envisager la reconstruction des liens avec la Russie sur des bases similaires, quels que soient les jugements négatifs qu’on peut porter sur son régime politique. Le Canada reconnaît depuis longtemps que l’existence de contrepoids aux États-Unis constitue une condition nécessaire pour la négociation et le respect des règles de droit, notamment en ce qui a trait au commerce international. C’est d’ailleurs l’une des principales raisons pour lesquelles il s’est montré largement favorable à l’extension des zones de libre-échange avec l’Europe et l’Asie. Si l’on admettait que de tels contrepoids sont également nécessaires en matière de recours à la force, alors la montée en puissance de la Russie aux côtés d’acteurs économiques et politiques de plus en plus influents, dont la Chine et l’Inde, pourrait en principe favoriser le multilatéralisme qu’a traditionnellement souhaité le Canada.