Corps de l’article

Le caractère « ordinaire » de l’être humain est au coeur du plus récent ouvrage de Didier Epelbaum, consacré à la recherche des méthodes et mécanismes de recrutement des bourreaux génocidaires. L’argument d’Epelbaum se situe aux antipodes de la thèse de l’historien américain Christopher Browning selon laquelle tout individu plongé dans des conditions très spécifiques dans un contexte de guerre (obéissance, esprit de corps, cohésion du groupe, lien social, brutalisation, bonne organisation et « déshumanisation » des victimes) peut se transformer en bourreau. À travers quatre périodes marquantes du XXe siècle, à savoir l’extermination des Arméniens, la Shoah, le régime de Pol Pot et le génocide rwandais, Didier Epelbaum soutient au contraire que les bourreaux sont une minorité très spécifique de l’espère humaine, savamment détectée, conditionnée et préparée à commettre le mal absolu. Plutôt que de se livrer à une analyse philosophique ou psychologique de la problématique du génocide, l’auteur choisit de se consacrer à une étude méthodique du fonctionnement de la machine génocidaire, allant des architectes du système aux critères et aux moyens de recrutement des exécutants.

Afin de définir les rouages d’un système consacré au meurtre et à l’extermination, l’auteur crée le terme de « cidocratie », qui fait son apparition dans le deuxième chapitre de l’ouvrage. Il qualifie par-là un régime dans lequel le pouvoir appartient aux maîtres et aux bourreaux. Pénétrant dans l’élite de la cidocratie, les profils proches et comparables des « chefs » apparaissent dans les différentes études de cas. Outre la classe sociale privilégiée de ces chefs, sur les échelles sociales de leurs pays respectifs, ceux-ci se présentent également comme des êtres exceptionnels auxquels un culte est voué. L’élite, elle, serait recrutée selon quatre critères : l’adhésion à l’idéologie, la volonté, la jeunesse et la capacité à exercer la violence, la cruauté. Il s’agit des milices de l’Organisation spéciale ottomane dans le cas du génocide arménien, des SS du 3e Reich ou des Interahamwe au Rwanda. L’élite de la cidocratie est donc composée d’hommes « qui adhèrent à l’idéologie, qui sont volontaires, jeunes, vigoureux et endurants, loyaux et obéissants, ne reculant pas devant la violence extrême » (page 121).

Le profil des exécutants de l’appareil génocidaire, néanmoins, diffère selon les pays. Tandis qu’en Allemagne les troupes de choc représentaient l’élite de la race aryenne, dans l’Empire ottoman, au Cambodge et au Rwanda les bourreaux étaient recrutés au plus bas de l’échelle sociale. Les couches les plus vulnérables de la population, les personnes peu éduquées, les illettrés, les pauvres constituaient un vivier de recrutement de volontaires idéal.

Là réside l’une des principales contradictions de l’ouvrage. Tandis que l’auteur argue que les attributs du bourreau génocidaire sont de nature extraordinaire et que, par conséquent, un individu ordinaire, dans quelques conditions qu’il se trouve, ne se résoudra pas à devenir bourreau, il souligne dans le même temps la perméabilité des milieux ruraux modestes à la propagande comme étant propice au recrutement d’exécutants du génocide. Il reconnaît donc l’existence de conditions psychologiques et socioéconomiques, favorables à l’adhésion à une « idéologie du génocide » (page 235). En effet, si l’ouvrage d’Epelbaum se présente d’emblée comme une critique de l’ouvrage de Browning Des hommes ordinaires, de part et d’autre les titres suggestifs, en apparente opposition, cachent des textes beaucoup plus nuancés qu’il n’y paraît. Un constat fait par Epelbaum lui-même, évoquant « un décalage entre un bon titre incisif et les nuances du texte » (page 165) de l’ouvrage de Browning, qui malgré tout, reconnaissait une certaine forme de sélection parmi les bourreaux du 3e Reich. Ainsi, le manichéisme qui oppose les titres de ces deux ouvrages ne reflète pas les nombreux points communs qui font le pont entre les deux textes.

Touchant à la psychopathologie, à la justice et à la politique, cet ouvrage dépeint la complexité multidimensionnelle du génocide. La question de la responsabilité de l’auteur des crimes se retrouve en filigrane à travers l’ouvrage, celle-ci étant une conséquence directe du profil établi du bourreau. Est-il une personne ordinaire, responsable de ses actes ? Un monstre psychotique ? Un aliéné mental, pouvant bénéficier de circonstances atténuantes ? Si de nombreuses problématiques posées par le génocide sont évoquées, peu de réponses sont finalement apportées par ce livre qui aurait gagné en richesse et en profondeur s’il s’était concentré sur une seule ou deux études de cas plutôt que sur quatre.

Ponctué d’une succession de chapitres très courts, l’ouvrage, agréable et facile à lire par sa forme, propose un contenu sérieux et parfois déconcertant. Se posant en critique virulent de la « banalisation du mal », ce modèle de pensée majoritaire selon lequel l’attirance pour le mal serait inhérente à la nature humaine, Didier Epelbaum clôture son ouvrage en faisant honneur à ceux qui, au contraire, ont risqué leur vie pour protéger leur prochain : les sauveteurs.