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Selon la professeure d’histoire Noriko Kawamura, deux interprétations historiques à propos de l’empereur Shōwa ont été exagérées : soit on lui accole l’étiquette de pacifiste, soit on le dénonce comme un monarque absolu ayant un pouvoir réel (page 7). Le but de l’ouvrage est de démontrer que ces affirmations peuvent être nuancées grâce à l’analyse de journaux intimes et de notes de plusieurs officiers militaires et de personnes-clés entourant l’empereur, du journal confidentiel de l’armée et des 61 volumes des Annales officielles de l’empereur Shōwa, publiés en 2014 par la Maison impériale, en japonais. Alors que le général MacArthur s’est publiquement interrogé sur les raisons ayant motivé l’empereur à entrer en guerre contre les États-Unis, Kawamura construit cet essai autour d’une thèse centrale qui renverse complètement la question de MacArthur : si l’empereur n’avait pas le pouvoir d’empêcher le Japon d’entrer en guerre, comme elle le démontre, pourquoi a-t-il été capable de jouer un rôle crucial lorsqu’est venu le temps d’y mettre fin (page 13) ?

Notons d’abord que le titre de l’ouvrage est discutable. L’historienne utilise le terme « Hirohito ». Il est d’usage de renommer l’empereur, après son décès, du nom de son ère, soit Shōwa dans ce cas-ci. Il est évident que cet ouvrage s’adresse à un public occidental où le nom « Hirohito » est davantage connu, mais cet essai cible un public averti, qui aurait été au fait de la signification de « Shōwa ». Surtout que Taishō, le père de l’empereur, est nommé uniquement par le nom de son ère.

Ensuite, l’historienne utilise le terme « guerre du Pacifique » qui fait généralement référence, en français comme en anglais, à la période 1941-1945. Or son ouvrage va bien au-delà, couvrant plutôt la « guerre de Quinze ans », soit la période 1931-1946. Kawamura en traite largement par ailleurs dans sa première note de fin, tentant d’éclaircir les noms de ces conflits, ce qui laisse croire que le terme « guerre du Pacifique » fut peut-être un choix éditorial. Quoi qu’il en soit, l’usage de deux termes plus ou moins justes donne l’impression d’un ouvrage portant un regard américain sur la situation, ce qui n’est pourtant pas le cas.

Kawamura s’intéresse au pouvoir réel de l’empereur japonais qui, au début du 20e siècle, était à la tête d’une monarchie absolue restaurée sous Meiji, en 1868. Toutefois, l’existence d’un cabinet civil créait plutôt une hybridation entre une monarchie constitutionnelle et une monarchie absolue, selon l’auteure (page 32). Kawamura montre bien que le Japon politique des années 1920 et du début des années 1930 fut chaotique, entre la longue maladie de l’empereur Taishō, le séisme du Kantō en 1923 qui fit 100 000 morts, les tentatives d’assassinat, les coups d’État manqués en 1931 et, la même année, des chefs militaires qui envahissent la Mandchourie avant même d’obtenir le sceau de l’empereur, ce dernier « approuvant » l’action après les faits (pages 39 et 170).

L’historienne expose en détail les conséquences de ces crises consécutives, y voyant la justification des hésitations subséquentes de l’empereur. L’incident du 26 février 1936, tentative de coup d’État qui fera plusieurs victimes parmi les membres du Cabinet et qui verra Tokyo occupée par les insurgés pendant quelques jours, montrera à l’empereur la violence utilisée par certains militaires pour arriver à leurs fins. Après ce putsch finalement contenu, l’armée dominera le gouvernement et contrôlera l’image de l’empereur (page 67), ce dernier incarnant la neutralité pour éviter de bouleverser la situation politique instable (page 70). Il est à noter que Kawamura critique à ce stade certaines interprétations de Herbert Bix, gagnant du Prix Pulitzer avec son essai Hirohito and the Making of Modern Japan, publié en 2000, arguant qu’il se base sur des traductions erronées (pages 152, 194, 199 et 203).

Tout au long de sa description des événements ayant mené à Pearl Harbor, Kawamura fait la démonstration que l’empereur Shōwa désapprouvait la guerre, mais bien davantage à cause de la peur de l’effondrement de son pays que par pacifisme (page 88). Pendant la guerre du Pacifique (1941-1945), l’empereur était de plus en plus nerveux, convaincu qu’il serait impossible de sortir gagnant de ce conflit (page 115). Dès 1943, l’empereur avait exprimé son désir d’y mettre fin (page 123), mais les divisions idéologiques entre l’armée et la marine, et plus tard entre une faction pour la paix et une autre, prête à se battre jusqu’à la fin, empêchèrent toute coordination efficace (page 132).

Si la possibilité d’un seidan impérial (la décision sacrée de l’empereur) a toujours été présente, Shōwa n’avait pas la légitimité de l’imposer avant l’été 1945 (page 157). Les bombes atomiques et la déclaration de guerre de l’Union soviétique représentent le coup de grâce qui a créé des conditions favorables pour l’empereur, le gouvernement et l’armée étant incapables de s’entendre sur les décisions à prendre (page 154). Malgré les résistances des militaires, Kawamura affirme que l’attitude ferme de l’empereur a permis de faire une différence (page 168).

Le livre de Noriko Kawamura est très instructif sur les nuances à apporter quant au pouvoir réel que détient un personnage politique important sur les orientations de son pays. Pour l’empereur du Japon, s’opposer à l’entrée en guerre n’était pas aussi évident que son image de monarque absolu pouvait le laisser croire, et la capitulation a pu être pilotée par la monarchie grâce à des conditions ayant fait basculer le pouvoir vers l’empereur. Les nombreuses notes de fin obligeront le lecteur à utiliser deux signets, mais elles ne se limitent pas à des références à de nombreuses sources : elles ajoutent également des commentaires pertinents. Elles ne sont donc pas à négliger pour saisir toutes les contradictions d’un personnage historique controversé, dont l’ouvrage de Kawamura permet de comprendre la complexité.