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Le lien entre l’usage de la force et la promotion de certaines normes ou valeurs est depuis longtemps un sujet de préoccupation et d’étude qui divise tant la doctrine que les responsables politiques. On constate, d’une part, que les controverses à ce sujet reviennent régulièrement à l’avant-plan de l’actualité par le biais de prises de position d’intellectuels concernant, par exemple, la guerre américaine contre le terrorisme[1] ou l’opération de l’otan en Yougoslavie[2]. Dans la plupart des cas, le recours à la force est considéré comme un moyen légitime permettant de garantir le respect des droits de la personne et des libertés fondamentales[3]. D’autre part, la Charte de l’Organisation des Nations Unies interdit le recours unilatéral à la force sur la base de considérations liées à « Justice » ou par référence à des « valeurs » qui relèvent le plus souvent d’une conception jusnaturaliste du droit international. De ce point de vue, il y aurait donc une crise de légitimité du droit international positif que la revendication en faveur d’un « droit d’ingérence » exprime de manière implicite[4].

Cette contribution n’a pas pour objectif de rappeler les tenants et aboutissants de ces débats doctrinaux. Il ne s’agira donc pas de trancher en faveur de l’une ou l’autre des thèses en présence, mais de mettre en évidence les fondements doctrinaux qui sous-tendent le développement d’une politique européenne de sécurité et de défense qui se présente comme une conséquence logique autant que nécessaire de l’existence d’une Europe politique, « véritable acteur des relations internationales » apte à assurer l’effectivité des normes et valeurs qu’elle promeut[5].

Il ne semble pas inutile, dans un premier temps, de rappeler les positions prises au sein de la CE/UE concernant l’usage de la force dans les relations internationales. Cette analyse empirique se justifie essentiellement par le souci d’éviter de réinterpréter le passé en fonction des développements récents[6]. Afin de pouvoir tirer des enseignements généraux sur une éventuelle conception européenne de la légitimité du recours à la force, il convient donc d’avoir égard aux prises de position réellement adoptées par les États membres dans le cadre de la coopération politique (cpe) et, par la suite, dans celui de la « politique extérieure et de sécurité commune » (pesc) de l’Union européenne.

C’est à la lumière de ces données factuelles que seront introduites des considérations plus théoriques permettant de rendre compte des développements intervenus ces dernières années au sein de l’ue concernant l’élaboration d’une politique commune de sécurité et de défense (pecsd) et la mise sur pied de ce qui est présenté comme le « bras armé » de la diplomatie européenne. Il est en effet possible de trouver dans certaines doctrines politico-juridiques censées avoir inspiré le processus de construction européenne des arguments susceptibles de justifier le lien établi entre le recours à la force et la sauvegarde et la promotion d’un système de valeurs inscrites dans certaines normes internationales. Mais si le fil conducteur qui relie Kant, Kelsen et Habermas à ce sujet apparaît en filigrane dans certains propos tenus par des responsables politiques européens, il n’est pourtant pas évident de le retrouver dans les textes émanant plus directement des États membres. À cet égard, on ne peut manquer de relever la prégnance, en matière de recours à la force, de considérations liées à des intérêts particuliers – certes moins « nationaux » et plus « européens » – qui ne correspondent pas tout à fait au modèle plus prosélyte généralement présenté par une certaine doctrine comme un véritable « projet européen », précurseur du cosmopolitisme.

I – Les positions de l’Europe concernant le recours à la force : l’attitude critique d’une « Puissance civile »

Il est généralement admis qu’une des spécificités de l’Europe sur le plan de la conduite des relations internationales repose sur la volonté de se présenter comme une « Puissance civile » souhaitant rompre avec les pratiques étatiques traditionnelles d’imposition ou de coercition[7]. De fait, les prises de position des États membres élaborées dans le cadre de la Coopération politique européenne (cpe) montrent une attitude critique à l’égard de l’usage de la force dans les relations internationales qui s’inspire généralement des résolutions prises au sein des Nations Unies. La chute du Mur de Berlin, la multiplication des opérations militaires entreprises par l’organisation mondiale, le déclenchement des conflits yougoslaves et l’entrée en vigueur du traité de Maastricht vont cependant amener les Européens à envisager le recours à la force sous certaines conditions. Cela ne les conduit cependant pas à modifier de manière substantielle leur position restrictive en la matière. Au contraire, et dans une certaine mesure, les Européens vont tenter d’élargir la portée de la règle de non-recours à la force en critiquant l’usage de l’outil militaire au sein même des États.

A — La volonté de faire respecter la règle de non-recours à la force inscrite dans la Charte des Nations

Le Document sur l’identité européenne adopté en 1973 exprime assez clairement la nécessité de rompre avec les pratiques étatiques traditionnelles :

L’Europe des Neuf est consciente des devoirs internationaux que lui impose son unification. Celle-ci n’est dirigée contre personne ni inspirée par une quelconque volonté de puissance. Au contraire, les Neuf sont convaincus que leur union sera bénéfique pour la communauté internationale tout entière, en constituant un élément d’équilibre et un pôle de coopération avec toutes les nations, quels que soient leur dimension, leur culture et leur système social. Ils entendent jouer un rôle actif dans les affaires mondiales et contribuer ainsi, dans le respect des buts et des principes de la Charte des Nations Unies, à ce que les relations internationales soient fondées sur plus de justice, à ce que l’indépendance et l’égalité des États soient mieux préservées, la prospérité mieux partagée et la sécurité de chacun mieux assurée […][8].

De fait, l’analyse des positions prises dans le cadre de la cpe à partir du milieu des années 70 montre une attitude très critique, à défaut d’être universelle, à l’égard du recours à la force et qui, pour l’essentiel, se réfère aux dispositions pertinentes de la Charte des Nations Unies[9]. Cette situation découle en partie d’une prise de conscience des conséquences dramatiques liées aux pratiques interventionnistes passées qui a abouti à écarter de l’arsenal du droit international contemporain tout critère de légitimité politique ou moral susceptible de justifier des opérations militaires entreprises de manière unilatérale[10]. Elle s’explique également par le fait que les puissances européennes ont tourné la page du colonialisme et n’ont dès lors plus besoin d’un titre juridique pour légitimer des accroissements de territoires[11].

C’est sur cette base juridico-politique qu’ont été condamnées les interventions militaires menées par l’Afrique du Sud dans les pays voisins[12], les campagnes militaires de l’État hébreu[13], la présence des troupes soviétiques en Afghanistan[14], l’intervention militaire du Vietnam au Cambodge alors gouverné par les Khmers rouges[15]. Dans tous ces cas, on constate que les préoccupations « humanitaires » ne sont jamais considérées comme des motifs légitimes susceptibles de justifier un recours à la force en contravention des règles du droit international positif[16]. Il faut cependant relever que les États intervenants eux-mêmes n’ont pas cherché à légitimer leurs actions militaires par référence à un droit d’intervention humanitaire. Ils ont en revanche tenté de faire valoir leur droit de légitime défense tel que prévu à l’article 51 de la Charte. Mais, la référence à cette base juridique n’a pourtant pas eu l’heur de convaincre les États européens du bien-fondé des opérations militaires entreprises par le Vietnam au Cambodge, par l’Inde au Pakistan ou encore par la Tanzanie en Ouganda[17].

Dans le cas des conflits interétatiques qui ont opposé l’Iran et l’Irak ou l’Inde et le Pakistan, la ce et ses États membres n’ont jamais manqué de rappeler la nécessité de respecter les principes du règlement pacifique des différends et de l’interdiction de la menace de recourir à la force[18]. Certes, on ne trouvera aucune prise de position condamnant l’usage de la force par les États-Unis, que ce soit au Nicaragua, au Panama ou encore à l’égard de la Libye ; mais aussi, et par conséquent, nulle justification concernant une éventuelle exception à la règle du non-recours à la force basée sur des considérations liées au respect des droits de la personne et de la démocratie, à la lutte contre le terrorisme ou contre le narco-trafic[19].

On peut ainsi penser que, du moins jusqu’au début des années 90, la ce et ses États membres ont exclu un usage de l’outil militaire aux fins de diffusion de ce que d’aucuns ont appelé l’« hexagone de civilisation » (l’État de droit, la participation démocratique, la culture de règlement pacifique des conflits, la justice sociale, l’interdépendance et le monopole de la violence[20]). Si, au fil du temps, l’Europe semble se profiler comme un acteur « original » de la sécurité, c’est précisément en raison de l’attention portée aux dimensions sociale, économique et politique d’une conception de la sécurité singulièrement élargie par rapport à son acception traditionnelle et par le fait que sa « culture » reposerait sur un renoncement à l’emploi de la force pour le règlement des différends[21].

B — De la tentative d’étendre la portée de la règle de non-recours à la force à la tentation d’utiliser l’outil militaire

La période qui a suivi la chute du Mur de Berlin a fait apparaître certaines modifications dans les positions adoptées jusqu’alors. Si les condamnations du recours à la force entre États sont toujours présentes[22], en particulier à l’occasion de l’invasion du Koweït par l’Irak[23], on constate également une certaine propension à considérer que l’usage de la force au sein même des États n’est pas légitime, alors même que la prohibition de l’usage de la force s’impose uniquement dans les relations interétatiques[24]. Dans le cas yougoslave, les Européens ont ainsi fait référence au principe de non-recours à la force en tentant de l’imposer à tous les protagonistes, et ce dès avant les déclarations d’indépendance alors que le conflit ne présentait aucun caractère international[25]. Ce type d’attitude est le plus souvent motivé par des considérations liées au respect des libertés fondamentales et des droits individuels ou des minorités[26]. Cette tendance pourrait être interprétée comme une tentative d’extension du principe du non-recours à la force aux relations intra-étatiques. Cela étant, les déclarations européennes expriment davantage une critique du recours excessif à la force par l’État[27], ou par des groupes particuliers[28], qu’une volonté de transposer comme tel un principe destiné à régir les relations inter-étatiques et qui remettrait en cause celui du « monopole de la violence légitime » au sein des États.

Le non-respect de certaines normes liées aux valeurs de référence du modèle de la démocratie libérale n’a pas pour autant impliqué la promotion d’un droit unilatéral d’intervention militaire, un concept que les États européens rechignent visiblement à employer dans des textes officiels, quand ils ne le condamnent pas de manière plus explicite[29]. Cet état de fait peut s’expliquer par la fin de la guerre froide qui, dans une certaine mesure, a permis l’utilisation des possibilités offertes par la Charte des Nations Unies en matière de maintien ou d’imposition de la paix dans un cadre multilatéral. Dans la mesure où le Conseil de sécurité a établi une connexion plus étroite entre le respect des droits de l’homme et la paix et la sécurité internationales, les États se sont vu octroyer une possibilité d’user des « moyens nécessaires » (y compris le recours à la force) pour assurer la sécurité des convois humanitaires, l’interdiction de survol de certaines zones sensibles, etc.[30]. Dans ces circonstances, les États européens ont été amenés à faire usage de leurs outils militaires dans le cadre d’une politique de sécurité globale menée sous l’égide des Nations Unies tout en faisant l’économie d’une réflexion plus poussée sur le caractère souhaitable – ou pas – d’un droit unilatéral d’intervention militaire qui, par le passé, a fait l’objet d’une condamnation ferme sur un plan à la fois politique et juridique[31].

Les différents conflits nés de l’éclatement de la Fédération yougoslave ont cependant contribué à relancer les débats sur les limites politiques et juridiques entourant l’usage de la force[32]. Si la puissance économique de la Communauté est indéniable et lui assure un pouvoir de sanction non négligeable, il est évident qu’elle ne disposait pas en l’espèce de moyens réels de contrôler les « actions sociales » hors de ses frontières, et donc d’assurer l’effectivité des procédures de négociation ainsi que le respect de principes considérés comme fondamentaux[33]. Il n’est dès lors pas surprenant que le conflit yougoslave ait participé à la relance des débats autour de la défense européenne[34]. La crise du Kosovo en particulier a ainsi vu les États européens soutenir, au nom des droits de l’homme, une opération militaire de l’otan n’ayant pas obtenu l’aval du Conseil de sécurité. Toutefois, un certain nombre de responsables européens n’ont pas jugé opportun d’en revenir à un régime plus permissif en matière d’intervention humanitaire. J. Fischer, le ministre allemand des Affaires étrangères, a ainsi déclaré devant l’Assemblée générale des Nations Unies :

Des « interventions humanitaires » pourraient apparaître dans la pratique à l’extérieur du système des Nations Unies. Ce serait très problématique. L’intervention au Kosovo a eu lieu dans une situation où le Conseil de sécurité avait les mains liées, tous les efforts déployés en faveur d’une solution pacifique ayant échoué, et elle était conçue comme une aide d’urgence octroyée en dernier recours pour protéger les Albanais du Kosovo déplacés. La cohésion des États européens et de l’Alliance occidentale tout comme les différentes résolutions adoptées par le Conseil de sécurité ont joué un rôle décisif dans ce contexte. Cette démarche que seule justifie cette situation particulière ne doit toutefois pas créer de précédent qui affaiblirait le monopole détenu par le Conseil de sécurité pour autoriser l’emploi de la force à des fins légales à l’échelon international, et a fortiori donner carte blanche pour l’emploi extérieur de la force sous le prétexte de fournir une aide humanitaire. Ce serait ouvrir la porte à l’arbitraire et à l’anarchie et nous replongerait dans le monde du xixe siècle[35].

À cette occasion, les Européens, bien qu’ayant unanimement soutenu l’opération de l’otan contre la Yougoslavie, ont défendu des positions différentes concernant la portée de l’interdiction de recourir à la force dans les relations internationales et les possibilités offertes par la Charte des Nations Unies pour faire respecter les normes et valeurs internationales qui y sont charriées[36].

II – Les fondements doctrinaux du débat entourant la mise sur pied de la pecsd

Lorsqu’on analyse les raisons officielles invoquées à l’appui du développement d’une politique européenne de sécurité et de défense[37], la nécessité de se doter d’institutions pouvant assurer la mise en oeuvre et le respect de certaines normes apparaît en filigrane. C’est notamment au regard de l’insuffisante « performativité » d’une diplomatie européenne essentiellement déclaratoire ou encore, mais de manière moins explicite, en raison des échecs des politiques de sanction et d’une diplomatie « civile » que se justifient les différentes initiatives prises dans ce domaine. De ce point de vue, il est possible d’établir un lien avec les réflexions théoriques plus anciennes concernant l’effectivité du « Droit » et, dans une perspective cosmopolitique, la jouissance des droits naturels inhérents à tout individu[38]. Des arguments relevant d’un autre registre servent également à donner un fondement au processus d’intégration en matière de sécurité et de défense et confèrent une certaine légitimité au recours à la force. Ceux-ci n’ont toutefois qu’un lien indirect avec la question plus générale du respect des normes et des valeurs. Ainsi, les préoccupations exprimées dans les textes produits par les autorités étatiques renvoient surtout à la défense d’intérêts qui ne sont pas forcément liés à la diffusion de l’«  hexagone de civilisation ». Là encore, il est possible de retrouver une filiation doctrinale plus ancienne mais celle-ci semble, contrairement à la précédente, plus ancrée dans une tradition étatique et positiviste.

A — La contrainte comme condition de l’effectivité du droit : la filiation « kantienne » ?

Il est généralement convenu que le droit nécessite des institutions aptes à le faire respecter[39]. La possibilité de recourir à la contrainte constituerait à cet égard une condition de l’effectivité du droit, que celui-ci soit de nature purement interne ou internationale. C’est en tout cas le point de vue exprimé par Emmanuel Kant selon lequel le droit implique logiquement l’existence d’une contrainte. En tant que système, le droit se divise entre droit naturel, c’est-à-dire rationnel, et droit positif tel qu’il est institué dans chaque société…

[…] il y a des rapports de justice possibles avant l’institution de la société : ils peuvent se déduire de l’idée de rapports des libertés, avant même la loi instituée. C’est la tâche du philosophe jusnaturaliste. Simplement ces rapports de justice ne peuvent se réaliser (au sens de devenir réels) que dans une société qui les institue […][40].

C’est la contrainte publique, et donc l’État, qui défend le droit[41]. Dans la perspective de l’émergence d’un État cosmopolitique composé d’États libres, mais soumis à l’autorité de la loi, il convient de prévoir une force coercitive et une constitution cosmopolitique agissant comme autant de contraintes légitimes[42].

Ceci étant, la contrainte ne semble légitimement pourvoir s’exercer qu’au sein de la « Société des Nations ». Contrairement aux propos plus interventionnistes que l’on peut retrouver dans certains écrits « néo-kantiens », le philosophe allemand ne prône pas une démarche de type interventionniste qu’il semble plutôt condamner par principe[43]. Certes, la guerre n’est pas toujours considérée comme le mal absolu et, au contraire, peut s’avérer être une ruse de la raison travaillant au rapprochement des peuples et partant, à une plus grande diffusion des idéaux républicains[44]. Pour le reste, Kant demeure un critique radical de la guerre juste théorisée par ses prédécesseurs et estime impossible de pouvoir fonder la guerre sur le droit[45]. Hormis les cas de légitime défense, le recours aux armes doit, selon lui, être prohibé[46].

Dans les écrits plus militants de Hans Kelsen, on retrouve cette même référence à la nécessité de prévoir une contrainte visant à assurer l’existence d’un droit qui peut alors être qualifié de « positif » . Son engagement en faveur de l’établissement d’une « démocratie internationale » le conduit à considérer que le principe de souveraineté de l’État, en consacrant une pluralité de pouvoirs « suprêmes » , porte atteinte à toute possibilité de régulation par le droit[47]. La primauté du droit international implique la soumission des ordres juridiques étatiques et se justifie essentiellement par le fait que le droit international doit refléter l’unité du genre humain[48]. Le caractère primitif du droit international doit en outre être corrigé par la création d’une juridiction obligatoire ayant pour objectif d’interpréter et de faire appliquer le droit en prévoyant, le cas échéant, une force de police internationale apte à faire exécuter les jugements rendus[49]. Pour affirmer son caractère normatif, l’ordre juridique international doit donc organiser un mécanisme de sanctions permettant l’usage de moyens coercitifs visant à faire respecter le droit[50]. Kelsen voit ainsi dans le concept éthique de « guerre juste » une manifestation de la normativité du droit, voire une condition de son effectivité[51].

Les réflexions de Jürgen Habermas se situent dans le droit fil de cette tradition. Considérant que l’absence d’une force exécutive est le talon d’Achille du système de protection des droits de l’homme, il estime nécessaire de réviser la règle qui prohibe l’intervention[52]. C’est surtout à l’occasion de la crise du Kosovo qu’il développera la question de l’usage de l’outil militaire considéré, sous certaines conditions, comme un instrument au service d’une politique des droits de l’homme… « qui pourrait bien constituer une avancée majeure dans la transition d’un droit des gens classique, compris comme un droit des États, vers un droit cosmopolite d’une société des citoyens du monde[53] ». Certes, il met en évidence le fait que le non-respect des procédures instituées – en l’occurrence le fait de n’avoir pas obtenu l’aval du Conseil de sécurité – ne permet pas de qualifier cette opération « légale » (au sens kelsenien du terme). Mais il semble justifier le « paternalisme provisoire » des États membres de l’otan par l’insuffisante institutionnalisation du droit cosmopolitique[54]. Dans ce cas, la légitimité du recours à la force semble moins dépendre du respect des procédures instituées que des objectifs que les États intervenants s’assignent et, surtout, de leur référence à des valeurs universelles[55].

De ce point de vue, on peut se demander si la pecsd est appelée à combler cette lacune et si l’usage de l’outil militaire est vraiment conçu pour assurer le respect des valeurs que les Européens considèrent comme fondamentales[56] ? On peut effectivement trouver ce type de préoccupations dans certaines déclarations. Ainsi, et de manière générale, le Commissaire européen aux relations extérieures estime que : « Une politique étrangère n’a de sens que si elle est effective et s’inscrit dans un projet particulier […]. À cet égard, l’ue a toutes les raisons d’être fière de ses réalisations, de son influence et de la diffusion de ses valeurs[57] ». On relèvera à cet égard que le Parlement européen, contrairement aux gouvernements des États membres de l’ue, s’est également montré favorable à la reconnaissance d’un « droit d’ingérence » permettant l’utilisation de la force pour protéger les droits fondamentaux des personnes[58]. Le Haut-représentant de l’ue, Javier Solana, s’est aussi, en certaines occasions, fait le porte-parole d’un message à tonalité plus messianique :

La pesc, ce sont des moyens destinés à un objectif spécifique, à savoir la promotion de valeurs et de principes qui expliquent que l’ue est respectée sur la scène internationale. Nous devrions, plus que par le passé, faire en sorte que l’État de droit et les droits de la personne soient respectés afin que les peuples du monde entier puissent, comme nous, bénéficier des bienfaits de la liberté, de la démocratie et de la prospérité[59].

Pour Chris Patten, les échecs successifs de l’ue en Yougoslavie et les succès engrangés par l’intervention (y compris militaire) des États-Unis et de l’otan constituent des éléments à prendre en considération dans l’élaboration des projets de défense dont l’objectif est la « projection des valeurs européennes[60] ». Dans le contexte de la crise du Kosovo, Tony Blair constatait lui aussi que : « […] La seule chose qui était susceptible d’être efficace dans le dossier du Kosovo, c’était une diplomatie soutenue par une menace crédible de recourir à la force […][61].

Loin d’être motivées par des considérations idéologiques ou impérialistes, les interventions militaires qui seront entreprises dans le cadre de la pesd se justifieraient par l’existence de valeurs universelles qu’il s’agirait de garantir avec, comme objectif principal, la sauvegarde de la paix et la sécurité internationales conformément aux buts et principes de la Charte des Nations Unies[62].

B — La convergence entre valeurs et intérêts comme condition de l’efficacité du recours à la force : la filiation réaliste ?

L’existence d’une morale universelle qui fonde l’approche précédente est mise en doute par ceux qui considèrent qu’une « morale » est toujours ancrée dans une communauté particulière qui secrète son propre système de valeurs[63]. Ce type de réflexion s’inscrit nettement dans une tradition plus réaliste des relations internationales et critique de l’école du droit naturel inspirée par Kant[64]. Pour Hobbes, par exemple, l’idée du « juste » ou de l’« injuste » dépend étroitement de l’existence d’un pouvoir souverain, seul habilité à interpréter les normes de droit naturel. En l’absence de tout pouvoir politique supérieur à l’État, il suggérait de recourir à des règles de prudence pour tenter de « civiliser » les relations entre États[65]. Plus tard, Max Weber estimera que la transposition de la logique du droit moderne aux relations entre États conduirait à une limitation de la souveraineté. Cette limitation, opérée d’après des valeurs se donnant pour universelles, ne pourrait surmonter l’irrationalité de la domination, au contraire, elle favoriserait le développement de la « guerre des dieux[66] ».

Considérant que la politique mondiale ressortit à une logique de puissance, les auteurs qualifiés de « réalistes » privilégient des explications ancrées dans des considérations plus « égoïstes » . Ils mettent en évidence les intérêts nationaux, mais aussi collectifs, qui peuvent présider au choix de la contrainte armée pour, officiellement du moins, mettre un terme à des situations humanitaires dramatiques[67]. Ainsi, Stephen Krasner a montré que la capacité de neutralisation des comportements attentatoires à certaines normes ou valeurs considérées comme universelles dépend étroitement de la volonté des États les plus puissants[68]. Selon cet auteur, l’abolition de la traite des esclaves a notamment été rendue possible par les interventions militaires opérées par la marine britannique[69]. En revanche, l’échec de la politique de protection des minorités dans le cadre des traités conclus après la Première Guerre mondiale peut s’expliquer par l’absence de détermination et d’intérêts dans le cas des États qui étaient chargés de les faire respecter[70].

Dans ce cadre, tout recours à la force dans le but de faire respecter certaines normes est forcément lié à un intérêt spécifique, déterminé de manière contingente, en fonction du rapport de force et des enjeux de pouvoir du moment. À cet égard, le respect des normes ne pourrait véritablement devenir effectif qu’à condition qu’existent des intérêts particuliers, les considérations abstraites et générales liées à l’idée d’une « Justice » n’étant pas susceptibles de jouer un rôle déterminant[71].

Pour rappel, dans le Traité de l’ue, le premier objectif assigné à la pesc est « la sauvegarde des valeurs communes, des intérêts fondamentaux, de l’indépendance et de l’intégrité de l’Union » . Certaines positions défendues par les ministres français et britannique des Affaires étrangères à l’occasion de l’opération « force alliée » au Kosovo accréditent l’idée d’une convergence quasi « naturelle » entre valeurs et intérêts[72] tout en rappelant le présupposé selon lequel, dans les États démocratiques, l’intérêt national peut revêtir une dimension morale[73]. En tant que Haut-représentant pour la pesc, Javier Solana affirme ainsi : « Un des enjeux de la pesc consiste à imprimer sa marque dans la politique internationale. Il s’agit en l’occurrence d’être capable de ‘projeter’ ses valeurs et ses intérêts – la base de toute identité politique – afin qu’ils soient respectés par delà nos frontières[74]. »

Les textes qui émanent de l’ue reprennent l’idée d’une contribution autonome de l’Europe à des missions de prévention et de gestion de crise ; mais, dans le même temps, les limites politiques et juridiques encadrant l’usage de l’outil militaire accréditent plutôt les thèses réalistes. Les éléments suivants peuvent illustrer cette affirmation :

  • Comme l’ont noté certains observateurs, l’objectif principal de cette nouvelle ingénierie est avant tout destiné à assurer la sécurité de l’Europe occidentale[75]. À juste titre, ils soulignent que la notion de sécurité élargie – intégrant des aspects sociaux, environnementaux, énergétiques (l’approvisionnement en matières premières) et migratoires – fait référence à des événements susceptibles de porter atteinte au bien-être des populations européennes. Pour Dieter Mahncke,

    Toute définition de ce type implique que la force militaire – instrument traditionnel des politiques de sécurité – n’intervient que dans un nombre de cas limité et strictement défini. Son [celle de l’Europe] intervention se limiterait non seulement à réagir à l’agression menée par une armée ennemie mais aussi aux cas dans lesquels le tissu social court un danger vital et où la puissance militaire peut représenter un instrument utile[76].

    Les intérêts sont ici qualifiés de collectifs dans la mesure où ils engagent une organisation internationale, et pas des États défendant leurs intérêts nationaux. Sont-ils pour autant de nature très différente ? Ce n’est pas évident. Le recours à la force semble en effet surtout envisagé dans les situations où la violation des normes peut avoir des conséquences néfastes pour les États européens (et leur population). Les principales hypothèses de planification envisagent d’ailleurs des missions devant se dérouler en Europe ou à proximité, quand bien même une intervention plus lointaine n’est pas exclue[77].

  • Les missions dites de « Petersberg[78] » incluent des missions humanitaires et d’évacuation ainsi que des missions de maintien de la paix et les missions de force de combat pour la gestion des crises, y compris les missions de rétablissement de la paix. Dans les livres blancs élaborés par les administrations nationales des États membres, il est à vrai dire surtout question des missions d’évacuation de ressortissants de l’Union. Peu de responsables militaires ou politiques semblent prêts à engager leurs forces dans le seul but de faire respecter les droits de l’homme et la démocratie partout dans le monde[79].

  • Dès le départ, la pecsd a été conçue comme un moyen devant permettre à l’ue « de jouer tout son rôle sur la scène internationale […]. L’Europe a besoin de forces armées renforcées, capables de faire face rapidement aux nouveaux risques[80] ». À l’issue du Sommet de Vienne, la présidence de l’Union concluait qu’une politique européenne commune en matière de sécurité et de défense devait s’appuyer sur des capacités opérationnelles crédibles « si l’on veut que l’Union européenne soit en mesure d’occuper pleinement la place qui lui revient sur la scène internationale[81] ». Lors du Conseil Européen d’Helsinki, la présidence rappelait que toutes les mesures prises dans le cadre du renforcement de la politique européenne commune en matière de défense et de sécurité seront prises à l’appui de la pesc et « renforceront et étendront le rôle global de l’Union sur la scène internationale[82] ». Cette priorité est reprise comme telle dans les conclusions du Conseil Européen de Feira et de Nice[83]. À Göteborg, il était de nouveau question d’assurer que l’Europe puisse tenir son rang sur la scène internationale[84]. Cet objectif semble parfois constituer un but en soi, il n’est pas relié de manière évidente ou exclusive à la question du respect de normes et de valeurs universelles.

  • Le Traité d’Amsterdam, en incorporant les missions « Petersberg » de l’ueo, répond au souhait des États membres de participer activement aux missions de maintien de la paix ou de rétablissement de la paix. Dans ces circonstances, l’ue apparaît surtout comme une organisation régionale de sécurité, essentiellement appelée à mettre en oeuvre des opérations militaires décidées par le Conseil de sécurité. Elle ne semble pas vouloir s’instituer en porte-drapeau unique de la démocratie internationale, ni jouer le rôle de « gendarme du monde[85] ».

  • La plupart des textes produits au sein de l’ue ont surtout pour objectif d’organiser très concrètement ce nouveau pan de la politique extérieure de l’ue. Au final, ils donnent fort peu d’indications sur les conditions de l’emploi de la force armée, contrairement à une doctrine plus interventionniste qui s’attache surtout à proposer de nouveaux critères permettant d’assurer la légitimité des interventions militaires[86].

Les seules indications relatives au renforcement de l’État de droit et à la protection des droits de l’homme sont contenues dans des textes concernant les aspects civils de la gestion de crises[87]. Ils se retrouvent surtout dans les documents relatifs à la politique de prévention des conflits qui, par définition, ne requiert pas l’outil militaire même si elle peut impliquer certaines formes de contrainte comme, par exemple, le recours à des sanctions économiques[88]. Cette politique de prévention des conflits reflèterait par ailleurs les intérêts bien compris de l’Union :

Les conflits entraînent des souffrances humaines et nuisent au développement économique. De même, ils sont contraires aux intérêts de l’ue en ce qu’ils engendrent l’instabilité, réduisent les échanges commerciaux, menacent les investissements, font peser une lourde charge financière due aux coûts de la reconstruction et, enfin, mettent en danger la sécurité des citoyens[89].

Ces différents éléments mettent en évidence le lien existant entre le recours à la force et les intérêts de l’Union. Si, la question du respect des normes internationales n’est pas absente des discours, elle apparaît cependant en retrait par rapport aux objectifs politiques plus globaux qui sous-tendent la mise sur pied de la défense européenne.

Conclusion

À la question posée dans le titre de cette contribution, il n’est assurément pas aisé de répondre de manière tranchée. Manifestement, l’Europe hésite entre deux traditions. L’une, plus messianique, est liée à la diffusion de valeurs universelles, en recourant au besoin à l’usage de la force quand bien même l’héritage découlant de la nature « civile » de l’Europe semble devoir être préservé. Ainsi le Parlement[90] et la Commission[91] ne manquent pas de rappeler l’importance des outils non militaires dans la gestion et la prévention des crises afin d’assurer le « passage d’une culture de la réaction à une culture de la prévention[92] ». L’autre tradition est nettement plus ancrée dans la défense d’intérêts plus strictement européens et semble reposer sur la conviction que l’usage de la force est avant tout une condition de la crédibilité de l’Union sur la scène internationale et une garantie de la défense des droits de ses propres citoyens[93].

Par ailleurs, les nombreuses références à la responsabilité première du Conseil de sécurité et l’insistance à présenter d’éventuelles actions de l’ue comme « devant contribuer à la paix et à la sécurité internationales, conformément aux principes de la Charte des Nations Unies[94] » permettent d’affirmer que, collectivement du moins, les États membres de l’Union ne sont pas encore disposés à accepter ce qu’une certaine doctrine suggère depuis longtemps : que l’Europe se transforme en une institution dont la tâche principale serait de défendre la démocratie, l’économie de marché et les droits et libertés fondamentales, le cas échéant en recourant unilatéralement à la force militaire[95]. Si cette hypothèse est présente dans quelques esprits, elle ne se traduit pas encore clairement dans les textes officiels[96], faute sans doute d’un accord entre les États membres. Mais, d’autre part, les conclusions du sommet de Laeken pourraient bien donner quelque espérance à ceux qui souhaitent une Europe plus audacieuse en matière de diffusion d’un système de valeurs…

Maintenant qu’elle est enfin unie, l’Europe ne doit-elle pas jouer un rôle de premier plan dans un nouvel ordre planétaire, celui d’une puissance qui est à même de jouer un rôle stabilisateur au plan mondial et d’être un repère pour un grand nombre de pays et de peuples ? L’Europe, continent des valeurs humanistes, de la Magna Carta, du Bill of Rights, de la révolution française, de la chute du Mur de Berlin. Le continent de la liberté, de la solidarité, de la diversité surtout, ce qui implique le respect de la langue, des traditions de la culture d’autrui […] Maintenant que la guerre froide est terminée et que nous vivons dans un monde à la fois mondialisé et éclaté, le moment est venu pour l’Europe de prendre ses responsabilités dans la gouvernance de la globalisation. Le rôle qu’elle doit jouer est celui d’une puissance qui part résolument en guerre contre toute violence, toute terreur, tout fanatisme mais qui ne ferme pas les yeux sur les injustices criantes qui existent dans le monde[97].

On retrouve dans cette déclaration des traces d’un certain pluralisme politique et culturel qui imprégnait le document sur l’identité européenne[98], mais aussi une forme de séduction pour un projet visant à garantir la prééminence d’un modèle libéral spécifique. À cet égard la disparition de l’adjectif « civil », traditionnellement accolé au terme « puissance », est assez significative. La coexistence de différentes figures rhétoriques n’est certes pas nouvelle dans les discours européens[99]. Dans ce cas, elle témoigne sans doute de la difficulté de définir un projet politique commun qui ait sa propre cohérence et fasse référence à un fondement lui aussi commun[100].