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Ce livre réunit divers rapports et réflexions sur des initiatives diplomatiques originales, impliquant des ong, des États d’importance moyenne et des institutions des Nations Unies, ces différents acteurs travaillant de concert dans des coalitions ad hoc, pour instaurer des conventions internationales visant à améliorer la sécurité des personnes plutôt que celle des États. La sécurité des personnes est ici définie de façon large, comme garantie non seulement contre la peur, mais aussi contre le besoin, et comme possibilité de faire des projets d’avenir. Les ong sont vues comme une expression souvent partiale ou problématique de la société civile, mais elles offrent aussi une expertise et une crédibilité indispensables pour imaginer, négocier et implanter des codes de conduite dans la sphère internationale et la civiliser. Quant aux États qui s’allient à des ong et entre eux, pour tenter d’établir de tels codes, mobilisant les opinions publiques et court-circuitant les longs cheminements de la diplomatie classique, ils ne sont manifestement pas les plus grandes puissances, mais ils doivent éviter de trop s’opposer à ces dernières. Le Canada et les pays du Nord de l’Europe se retrouvent fréquemment parmi ces États. Les manoeuvres aboutissant à l’instauration de la Cour pénale internationale ou du traité bannissant les mines antipersonnel sont les exemples les plus cités et les plus étudiés dans ce livre, pour illustrer ce que pourrait être une diplomatie capable d’instaurer des formes de gouvernance internationale, où la société civile joue un rôle capital en union avec des États partageant un même souci éthique.

Ainsi présenté, le sujet de ce livre peut paraître flou. Ses divers chapitres correspondent à une exploration tortueuse, mais qui n’en est pas moins intéressante. S’en dégagent particulièrement le sens du compromis politique et diplomatique acquis par certaines ong et le doigté de certains gouvernements dans l’exercice d’une forme subtile de chantage moral pour imposer des règles dans la sphère internationale. Si ce livre offre des exemples à suivre, ils dépendent pourtant de circonstances très particulières qui sont signalées. Il repère des chemins neufs pour la gouvernance internationale et pour accroître la sécurité des personnes, mais il insiste autant sur leurs limitations que sur leurs possibilités. Il ne s’agit pas d’exposer un savoir-faire éprouvé et maîtrisé. Le leadership pour le changement en matière de sécurité humaine se heurte à la politique des grands, et notamment des États-Unis qui pensent leur sécurité en termes de puissance militaire, se soucient davantage de leur liberté et de leurs capacités de détruire, que de construire les conditions de la sécurité de tous. Ces choses sont dites en termes mesurés et clairs. Certes, ce n’est pas une prouesse intellectuelle, mais ce n’en est pas moins nécessaire au moment où se poursuit à feu et à sang la croisade contre l’axe du mal.

Le premier chapitre ouvre une perspective générale où se situe la suite, insistant sur l’opposition entre une diplomatie dont l’initiative est prise par les grandes puissances et une autre, plus agile, plus rapide, qui s’appuie sur la société civile et inclut des acteurs multiples que la fin de la guerre froide a libérés d’un alignement rigide sur l’un des deux camps. Le souci d’une bonne gouvernance mobilise des acteurs non gouvernementaux, qui non seulement peuvent rameuter l’opinion, mais peuvent aussi attirer l’attention sur des problèmes négligés, en délibérer en connaissance de cause et implanter des politiques publiques. Le second chapitre traite du Conseil de sécurité, de son fonctionnement et des contraintes dans lesquelles il opère, de son manque de représentativité, de légitimité et crédibilité. Le troisième poursuit sur la lancée du deuxième. Il souligne la collusion entre les cinq grands et le secrétariat de l’onu, et l’impatience de l’opinion vis-à-vis de cette situation, de la volonté de certaines ong d’intervenir au nom de causes humanitaires au sein du Conseil de sécurité au cours des années 90. Ces ong ont contribué à mettre en question la souveraineté à l’abri de laquelle des États commettaient ou laissaient commettre des abus ; elles ont aussi contribué à critiquer des sanctions internationales dont les coûts humains étaient trop élevés ; elles ont introduit au sein du Conseil le souci de la sécurité des personnes et de leurs droits, celui des victimes civiles et des enfants dans les conflits. Le rôle des crises du Rwanda et du Kosovo, mais aussi celui du ministre canadien des Affaires étrangères, Lloyd Axworthy, sont signalés dans la montée de l’influence de la société civile et des causes humanitaires au sein du Conseil. Le quatrième chapitre explique pourquoi les États Unis refusent souvent le multilatéralisme. Les raisons sont historiques autant que structurelles ; elles ne tiennent pas seulement à la puissance hors pair de ce pays.

Le cinquième chapitre tente de tirer des leçons de la campagne pour bannir les mines antipersonnel. Elle impliqua la société civile globale, elle avait son principal centre et moteur au sein du gouvernement canadien, et résista à l’opposition et aux pressions du gouvernement américain. Elle aboutit à un traité relativement radical qui, pour cette raison même, pouvait commander une large adhésion dans le monde, et qui se fondait sur un principe clair : les moyens de la guerre doivent être limités et les armes causant des dommages excessifs, spécialement si elles touchent les civils aussi bien que les militaires, doivent être prohibées. Le processus qui mena rapidement au traité prohibant les mines antipersonnel, fut ouvert à tous, mobilisa avec succès un large public, mais refusa d’être tenu en otage par aucun gouvernement en ne visant pas à obtenir l’adhésion de tous. Il demeure que son succès dépendit de circonstances singulières, notamment de la possibilité d’isoler la question des mines de questions plus complexes. Le sixième chapitre envisage comment la campagne contre les mines antipersonnel a impliqué la société, les partis politiques et le gouvernement de l’Australie. Le septième continue sur le même sujet, mais dans la perspective norvégienne. Il insiste sur l’expertise des ong – et des personnes en provenant – qui ont collaboré avec le ministère des Affaires étrangères.

Avec le huitième chapitre, on passe à un tout autre sujet : la campagne qui mena à l’instauration de la Cour pénale internationale. Toutefois, l’auteur fait remarquer que son succès doit beaucoup au succès de la campagne dont on vient de parler. Elle y ressemble à bien des égards. L’auteur s’intéresse aux caractères innovateurs de la Cour, notamment à sa relative indépendance du Conseil de sécurité et donc des grandes puissances. Le chapitre suivant revient sur cette indépendance de la Cour vis-à-vis des États hégémoniques et sur le large soutien que sa cause mobilisa.

Le dixième aborde la question de la régulation, de la co-régulation et de l’autorégulation des entreprises transnationales en matière de standards pour les employés. Comme le chapitre qui suit, il remarque la pauvreté des règles existantes et la faiblesse de l’Organisation internationale du travail. Il traite des mérites, des faiblesses et des multiples raisons de l’autorégulation. Il en distingue les diverses étapes qui vont de la simple déclaration d’engagements généraux à la vérification de l’application de standards précis par une autorité indépendante et crédible. Ce chapitre trouve sa place dans ce livre parce que, dans le cas de certaines corporations, des ong, le public et les consommateurs des pays industrialisés réclament des standards qui ne sont ni requis ni même envisagés dans les pays en développement où se situe la production. Il s’agit donc de pressions de la part de la société civile pour que s’instaure une autorégulation transnationale en contradiction avec la logique économique présidant à la (dé)localisation de la production et en avance sur les standards en usage dans les pays où se localise la production. La quête d’un bon renom par certaines entreprises transnationales – et l’inclusion de ce renom dans leur logique économique – comme l’efficacité de certaines campagnes visant leurs clients sont indéniables. Il faut cependant noter qu’un certain protectionnisme des travailleurs des pays industrialisés peut se mêler à ces campagnes. D’autre part, dans les campagnes internationales en faveur de travailleurs du tiers-monde, on a appris qu’on risquait de leur nuire en punissant les entreprises qui les traitaient mal ; on se heurte aussi à la difficulté d’influencer, au-delà d’une entreprise ciblée, les entreprises qui sont ses sous-traitants ou les sous-traitants de ses sous-traitants. Le chapitre suivant étudie la négociation par les importateurs canadiens de vêtement d’un code de bonne conduite sous la pression de l’opinion publique et avec une aide relative du gouvernement. Le douzième a pour sujet les relations entre la Chambre de commerce internationale (cci), la société civile, les gouvernements nationaux et les institutions internationales pour le développement d’un code minimal de bonne conduite pour les entreprises. Il reflète surtout le point de vue de la cci.

Dans le treizième chapitre, il est question de l’élaboration d’un code de conduite pour la protection des enfants dans les conflits armés. On y réfléchit à la transformation des mentalités et de la sensibilité éthique qui pourrait faire prévaloir l’intérêt des enfants sur l’intérêt militaire. Le chapitre douze traite des « diamants du sang », ceux dont la vente a financé des guerres civiles en Afrique, notamment en Angola. Des sanctions mieux ciblées, mieux pensées et plus vigoureuses peuvent en tarir le flux, notamment parce qu’il est possible de mobiliser l’opprobre qui s’attache à ces diamants et de pointer du doigt les firmes qui en font commerce et veulent sauvegarder leur respectabilité. Enfin, le livre se conclut par des considérations sur la sécurité humaine par rapport à la sécurité nationale, sur la loi internationale et le devoir d’intervention humanitaire qui doivent l’emporter sur la souveraineté nationale.

Cet ouvrage s’adresse à tous ceux qui étudient les diverses formes de gouvernance internationale et aux synergies entre ong, onu et gouvernements nationaux. Plus précisément, il vise les acteurs politiques qui viennent de ces trois milieux et voudraient tirer parti d’expériences réussies. La diversité des sujets abordés au cours des chapitres successifs peut en rendre la lecture ardue, mais cette diversité n’a rien d’arbitraire ou d’excessif. Elle permet d’explorer la complexité de quelques-uns des défis que pose la société actuelle et ses besoins de règles pour une civilité sans frontières. Ce livre offre un espoir à ceux qui veulent innover en la matière. Il est aussi assez approfondi et détaillé pour les inciter à une morale de responsabilité sans laquelle les convictions morales ne mènent à rien.