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L’avènement du concept d’identité en théorie des relations internationales est relativement récent. En effet, il faut attendre les années 1990 pour que cette notion acquière le statut de variable explicative déterminante dans plusieurs courants de pensée[1]. Sur le plan de la politique internationale, la fin de la guerre froide s’accompagne d’un discours récurrent sur la résurgence des conflits nationalistes et ethniques[2]. Parallèlement, un nombre croissant d’observateurs s’inquiètent des effets homogénéisateurs de la mondialisation, souvent perçue comme une menace pour les spécificités culturelles. Au centre de cette double dynamique, la question identitaire redevient une préoccupation politique majeure. D’un point de vue théorique, ce qui est interprété comme un échec des approches classiques à expliquer les bouleversements contemporains conduit maints théoriciens à repenser les fondements traditionnels de la discipline[3]. De nouvelles pistes interprétatives sont ouvertes qui placent les phénomènes idéels et les variables internes au coeur de la politique étrangère. Dans un ouvrage au titre révélateur, The Return of Culture and Identity in ir Theory, Yosef Lapid donne le ton : « la culture et l’identité sont en train de faire un retour dramatique dans la théorie et la pratique sociales à la fin du vingtième siècle[4] ». Dans ce contexte, non seulement l’identité se voit attribuer une fonction essentielle en tant qu’outil d’analyse mais fait, en outre, l’objet d’une reconceptualisation de taille[5]. Fort de cette évolution, la relation étroite entre identité et sécurité s’affirme progressivement comme un thème central dans les études sur la sécurité[6].

Dans cet essai introductif, nous examinerons d’abord les divers éléments de la problématique générale des rapports entre identité et sécurité. Ensuite, nous verrons comment cette question est traitée par les diverses approches en théorie des relations internationales.

I – Les contours analytiques de la problématique identité/sécurité

Ni l’identité nationale ni la sécurité ne sont des concepts qui se prêtent à des définitions toutes faites. En fait, on ne peut les définir dans le sens habituel du terme, car il ne s’agit pas d’entités fixes, faciles à circonscrire[7]. Ce n’est pas seulement parce qu’il y a tant de controverses autour de la signification de ces deux notions en relations internationales, du moins depuis la fin de la guerre froide et la montée de la globalisation, mais aussi parce qu’il y a un débat de fond sur leur nature même. Dans le cas de l’identité, ce débat se résume à l’existence d’une « tension entre la notion que l’identité est essentielle, fondamentale, unitaire et immuable, et la notion que les identités sont construites et reconstruites à travers l’action historique[8] ». On pourrait en dire autant de la sécurité.

A — L’identité nationale

L’identité est un phénomène à multiples facettes dont l’usage en tant que concept renvoie à des réalités diverses. Le contenu de la notion est largement fonction de l’unité d’analyse que le chercheur entend privilégier (l’État, la nation, la région, la société, voire l’individu). Dans le cadre de ce projet, la problématique retenue relève en premier lieu de l’identité des États. Notons, à ce titre, que les concepts d’identité des États et d’identité nationale sont le plus souvent confondus et utilisés de façon interchangeable[9].

La question de l’identité renvoie essentiellement à une question apparemment très simple : « qui sommes-nous ? ». La réponse, hélas, l’est beaucoup moins. Si nous restons seulement au niveau national, nous pouvons dire qu’il s’agit d’un ensemble de croyances, d’attitudes et d’opinions à l’égard de soi et de l’Autre, partagé par une majorité importante des membres de l’entité nationale en question. Ces croyances, attitudes et opinions comprennent, entre autres, les valeurs, les normes, la culture et la perception des rôles que son État joue dans la politique internationale et du statut que celui-ci prétend occuper parmi les autres États.

Dans une tentative de rendre la notion d’identité nationale plus pertinente à la discipline des relations internationales, plusieurs auteurs ont tenté de faire une séparation entre deux dimensions de cette identité, une interne et l’autre externe. Ainsi selon Paul Kowert, il faut distinguer entre l’identité interne qui « décrit la cohésion ou l’uniformité des parties d’un État-nation et, en particulier la façon dont une telle cohésion se manifeste dans la fidélité à l’État-nation », et l’identité externe, qui réfère « au caractère distinct d’un État-nation par rapport aux autres États-nations[10] ». De son côté, Alexander Wendt propose une distinction semblable entre identités corporatives et identités sociales, les premières concernant les « qualités intrinsèques qui constituent l’individualité d’un acteur » tandis que les secondes sont des « ensembles de significations qu’un acteur s’attribue tout en adoptant le point de vue d’autres[11] ».

Il est cependant impossible d’établir une distinction aussi nette entre ces deux types d’identité, car ils sont intimement liés. L’identité interne ne saurait être définie, abstraction faite des conceptions que les membres d’un État ont de l’environnement extérieur. De même, toute définition de l’identité externe puise forcément ses sources à l’intérieur de l’État, ou plus précisément, dans la ou les sociétés qui constituent celui-ci. Tenter de définir une identité externe sans aucun rapport avec les valeurs et normes profondément ancrées dans la société n’est guère envisageable, du moins dans les sociétés les moindrement démocratiques.

B — La sécurité

Traditionnellement, en relations internationales, le concept de sécurité signifiait la protection d’un État, et donc de sa population, contre une menace, normalement militaire. À une époque où les débats sur l’ontologie de la théorie des relations internationales remettent en cause l’idée que l’État soit l’acteur principal du système international, et que l’on explore les différentes sources possibles de menace ou d’insécurité, cette vision simpliste de la sécurité ne tient plus. Sans entrer dans toute la discussion sur la nature de la sécurité depuis la fin de la guerre froide, on peut dire que même dans les approches théoriques les plus classiques, la notion de sécurité n’est plus tout à fait ce qu’elle était.

Parler de sécurité suppose répondre à au moins six questions. Premièrement, il faut savoir qui ou quoi doit être sécurisé. Autrement dit, quel est l’objet référent de la sécurité ? Autrefois, et encore aujourd’hui pour beaucoup de spécialistes en relations internationales, l’État était l’unique objet référent de la sécurité, mais depuis une quinzaine d’années on parle aussi de la société, de l’individu, des groupes vulnérables pour ne mentionner que trois des objets référents qui reviennent le plus souvent dans la littérature. Deuxièmement, quelle est la nature de la menace ? Celle-ci n’est plus essentiellement militaire[12]. Troisièmement, qui doit assurer la sécurité ? Encore une fois, la réponse traditionnelle, l’État, ne suffit plus. D’une part, les institutions internationales se voient dotées d’un rôle de plus en plus important sur le plan de la sécurité internationale, et de la sécurité à l’intérieur des États, et d’autre part, on assiste à une privatisation grandissante de la sécurité, non seulement sous la forme de mercenaires dans les pays en voie de développement mais aussi dans les pays industrialisés où les sociétés de sécurité privées prennent de plus en plus de place. Quatrièmement, comment assure-t-on la sécurité ? À une époque où la sécurité ne se limite plus au domaine militaire, les instruments militaires ne suffisent plus pour protéger contre certains types de menace. Étroitement liée à celle-ci est une cinquième interrogation : avons-nous une conception fondamentalement négative ou positive de la sécurité ? Une conception négative voit la sécurité avant tout comme l’absence de menace, et donc la meilleure façon d’assurer qu’une telle situation existe est d’éliminer physiquement la menace en question, à défaut de quoi il faut renforcer ses défenses contre celle-ci. Une conception négative de la sécurité est fondée sur la méfiance de l’Autre et sur l’existence perpétuelle d’un dilemme de la sécurité. Une vision plus positive de la sécurité suppose au moins deux idées : souvent la meilleure façon de chercher la sécurité est de rassurer ceux qui se méfient de vous ; la sécurité ne signifie pas seulement éliminer la menace immédiate mais aussi de travailler sur les sources de l’insécurité. Dans la pratique, la plupart des États industrialisés mélangent ces deux conceptions. Enfin, on doit se demander dans quelle mesure il est possible de distinguer entre sécurité interne, externe et internationale. Dans les analyses traditionnelles, il y avait une séparation nette entre les trois formes de sécurité, et seules les deux dernières faisaient partie de la discipline des relations internationales. La sécurité extérieure appartenait au domaine de la politique étrangère, tandis que la sécurité internationale était la préoccupation principale des adeptes des relations internationales au sens strict du terme. À l’époque de la globalisation, il est de moins en moins certain que l’on pourra tenir de façon convaincante de telles distinctions.

C — La relation identité/sécurité

Il va sans dire que la relation entre deux concepts aussi complexes que l’identité et la sécurité ne peut être analysée sous un seul angle, mais il y a au moins trois façons d’aborder la question.

En premier lieu, l’identité interne peut être perçue comme un objet référent de la sécurité. Les valeurs, le mode de vie, les normes, voire même l’appartenance à une civilisation sont autant de composantes de l’identité qu’il convient de défendre. Régulièrement invoquées au travers des discours sur la sécurité, ces composantes de l’identité deviennent, particulièrement en temps de guerre, un outil puissant de légitimation destiné à mobiliser la société. Dans l’un des ouvrages les plus cités en théorie des relations internationales, David Campbell soutient la thèse selon laquelle la politique étrangère des États-Unis au cours de la guerre froide serait fondée, avant tout, sur la défense de l’identité nationale américaine[13].

Deuxièmement, les valeurs et les normes associées à la sécurité peuvent être intériorisées par une population, au terme d’un processus de socialisation, à tel point qu’elles deviennent partie intégrante de la définition de l’identité nationale. Les cas de l’Allemagne et du Japon offrent des exemples intéressants de cette relation. Quintessence des puissances militarisées d’avant-guerre, ces deux pays, poursuivent depuis près d’un demi-siècle, de façon remarquablement constante, une politique de sécurité nationale imprégnée d’antimilitarisme. Ce qui s’explique non seulement par des contraintes externes mais aussi par l’adoption et l’internalisation, à tous les niveaux de la société, d’un ensemble de valeurs hostiles à l’affirmation nationale par le militaire[14].

Enfin, les perceptions de la menace et les conceptions de la sécurité sont étroitement liées à la définition de l’identité nationale. Parmi les éléments qui contribuent à façonner l’identité nationale, on notera : la représentation que les membres d’un État se font de celui-ci, de sa place et de son rôle au sein du système international; la perception qu’ils pensent que les autres États ont de leur État ; enfin, la conception qu’ils ont de ce système et des autres États qui le composent. La question de l’identité externe s’inscrit dans une problématique particulière de l’identité, celle de l’altérité[15]. La perception de l’« Autre » influence le décideur selon que l’« étranger » est un ami, un allié, un adversaire, un ennemi ou tout simplement neutre. Par exemple, Jutta Weldes explique le comportement américain pendant la crise des missiles de Cuba à partir du rôle joué par l’identité externe dans le processus de construction de l’intérêt national. Selon cette auteure, la représentation particulière de l’identité américaine qui prévalait alors à Washington a orienté la manière dont les dirigeants américains ont interprété le déploiement des missiles soviétiques[16].

II – La relation identité/sécurité et les différentes approches théoriques en ri

La plupart des théoriciens s’accordent désormais sur l’importance de l’identité en tant qu’instrument de compréhension de la politique de sécurité. Toutefois, la conceptualisation de l’identité et les explications quant à son impact sur la scène internationale diffèrent largement d’une théorie à l’autre. Bien que les distinctions opérées dans cet essai ne traduisent qu’imparfaitement la diversité et la complexité des enjeux qui relèvent de cette question, il est néanmoins possible d’identifier trois conceptions principales du lien entre identité nationale et sécurité dans les débats sur la théorie des relations internationales. La première approche, que l’on peut qualifier, à l’instar de Keohane, de rationaliste, représente une conception essentialiste de l’identité[17]. Ici, l’identité est largement rattachée à l’État. Elle est perçue comme une donnée fixe, naturelle, unitaire, spécifique et statique. À l’opposé, les deux autres approches appréhendent l’identité comme une construction sociale et historique qu’il convient d’étudier spécifiquement. Se rejoignant dans ce qu’il est convenu d’appeler le « tournant sociologique » des relations internationales, elles se distinguent néanmoins dans leur interprétation de l’identité. D’un côté, le courant constructiviste dominant (mainstream constructivism) considère l’identité comme une donnée relativement stable, bien que perméable au changement. De l’autre, les « théories critiques », en particulier le constructivisme « critique », le post-modernisme et le féminisme, perçoivent la relation entre identité et sécurité comme le fruit d’une construction et d’une reconstruction perpétuelle.

A — Le paradigme rationaliste

Il serait erroné d’affirmer que le paradigme rationaliste a totalement évacué la question de l’identité de ses analyses. Un des grands fondateurs du courant réaliste, Hans Morgenthau, évoque l’importance du « caractère national » et le fait « contesté mais incontestable » que « certaines qualités de l’intellect et du caractère se produisent plus fréquemment et sont plus valorisées dans une nation que dans une autre », et affirme que ces « qualités distinguent une nation d’une autre et qu’elles font preuve d’un degré élevé de résistance au changement[18] ». De son côté, le père fondateur du néoréalisme, Kenneth Waltz, rappelle que le système international « continuera à fonctionner si certains États décident de perdre leur identité politique, tandis que d’autres ne le font pas[19] », alors que Moravcsik se déclare partisan d’un « libéralisme idéationnel » qui « considère la configuration des identités sociales et des valeurs comme des déterminants des préférences d’un État et, donc, de conflit et de coopération entre États », et définit les « identités sociales » comme « l’ensemble de préférences partagées par des individus à propos de l’étendue et de la nature de la provision de biens publics[20] ». Si aucun de ces auteurs ne propose d’analyse systématique de la relation entre identité et sécurité, le réaliste Kal Holsti a fait un pas dans cette direction en proposant d’établir un lien entre conceptions des rôles nationaux et la politique étrangère, sans pour autant pousser l’analyse très loin pour établir une véritable dynamique entre ces deux notions, et n’explore pas l’idée de l’identité nationale en tant que telle[21].

D’une manière générale, le rationalisme traite l’identité comme un contexte donné, stable et peu enclin au changement. Cette définition qui privilégie une conception globalisante de l’identité rend difficile toute tentative de distinguer entre idées et comportements. Les deux font partie d’un seul et même ensemble, d’un « tout » à l’intérieur duquel s’inscrivent toutes les activités humaines. Dès lors, le rationalisme n’accorde que peu de place à l’identité en tant que facteur causal majeur. C’est le cas, en particulier, de la version waltzienne du néoréalisme mais aussi du néolibéralisme. Leurs ambitions positivistes les conduisent de facto à rejeter la valeur heuristique du concept. Pour le libéralisme, y compris dans sa version républicaine, à savoir la thèse de la paix démocratique, l’accent est mis sur l’influence des valeurs démocratiques et des institutions sur le comportement des États, bien plus que sur le rôle de l’identité.

Depuis la fin de la guerre froide, les approches rationalistes ont toutefois fait preuve d’un intérêt croissant pour le concept d’identité. Ainsi, au début des années 1990, l’« école de Copenhague » entend dépasser le cadre d’analyse traditionnel de la sécurité, strictement axé autour des questions militaires. À cette fin, elle intègre le concept de sécurité sociétale dans ses programmes de recherche. Ainsi, dans Security : A New Framework for Analysis, Buzan, Waever et de Wilde soutiennent que la société 

concerne l’identité, la conception de soi de communautés et d’individus s’identifiant comme membres d’une communauté. (…) L’insécurité sociétale existe quand des communautés, de quelque nature que ce soit, définissent un événement ou une situation potentielle comme une menace à leur survie en tant que communauté[22].

L’identité des communautés ou des groupes (tribu, clan, nation, civilisation, religion ou race) constitue un objet référent de la sécurité sociétale. Outre le fait qu’elle procède d’un concept d’identité réifié, la relation identité/sécurité concerne la seule société, clairement distincte de l’État[23]. Ce qui conduit finalement ces auteurs à écarter la question de l’identité des États.

Le néolibéralisme introduit lui aussi la notion d’identité. Dans Ideas and Foreign Policy, publié au début des années 1990, Goldstein et Keohane invitent les chercheurs en relations internationales à porter une attention accrue à ces nouvelles variables[24]. Les idées et les croyances deviennent, à l’instar des institutions, un déterminant du comportement des États. Toutefois, ces auteurs ne marquent pas de rupture fondamentale avec l’approche néo-libérale classique et soutiennent que « les idées, tout comme les intérêts, ont un poids causal dans l’explication de l’action humaine[25] ». Bien qu’ils admettent l’influence des idées dans la sphère politique, ils conservent le postulat rationaliste selon lequel populations et dirigeants agissent de « façon égoïste et, dans un sens assez large, rationnelle[26] ». Leur démarche se veut, toutefois, une tentative pour résoudre les « anomalies empiriques » qui résultent du manque d’attention accordé aux phénomènes idéels. Il s’agit de palier à la fois aux carences du rationalisme et au « parti pris anti-empirique des réflectivistes[27] ». Les visions du monde – world views – (définies comme les conceptions des différentes actions possibles), les croyances de principe – principle beliefs – (comprises comme les idées normatives) et les croyances causales – causal beliefs – (croyances concernant la relation de cause à effet) sont intégrées à l’analyse dans la mesure où elles jouent parfois un rôle dans la définition des préférences ou des intérêts. L’identité prend la forme d’une variable explicative complémentaire dont l’utilité dépend d’un contexte donné. Ainsi, les propositions de Goldstein et Keohane ne poussent pas suffisamment loin l’analyse en termes d’idées et de croyances pour que l’on puisse parler d’une réelle théorie de l’identité nationale. Dans cette perspective, les auteurs n’apportent pas véritablement d’éléments au débat sur identité et sécurité.

B — Le constructivisme dominant

Le constructivisme dominant ou conventionnel[28] se distingue du courant rationaliste surtout sur le plan ontologique ; il veut accorder une place beaucoup plus importante aux idées et aux normes dans les relations internationales. En particulier, il souligne le rôle qu’y joue l’identité, et établit un lien vital entre identité et sécurité. Au même titre que les conditions matérielles chez Waltz ou les institutions chez Keohane, l’identité est considérée comme un facteur déterminant de la politique internationale, qui permet d’expliquer « toute la gamme du comportement des États que l’on retrouve sur le plan internationale[29] ». L’illustration la plus marquante de cette reconceptualisation reste très certainement l’ouvrage de référence, The Culture of National Security. Dans leur introduction théorique, Jepperson, Wendt et Katzenstein soutiennent que « les identités génèrent et façonnent les intérêts[30] ». Plus largement, les facteurs culturels dans leur ensemble sont perçus comme influençant directement ou indirectement les intérêts de sécurité des États. Comme pour la plupart des travaux sur l’identité et la sécurité, les intérêts nationaux « dépendent d’une construction particulière de l’identité de soi par rapport à l’identité d’autres[31] ». Par ailleurs, le courant constructiviste appréhende la relation identité/sécurité dans une problématique causale. Comme le rappellent Jepperson, Wendt et Katzenstein, leurs analyses « présentent les normes, la culture ou les identités dans des arguments sur la causalité touchant la politique nationale de sécurité[32] ». En prenant soin d’inscrire leur démarche dans le cadre de la « science normale », ces auteurs ne marquent pas de rupture essentielle avec l’épistémologie positiviste qui sous-tend le rationalisme. Cette position, en dépit du discours originel sur la via media[33], traduit la tendance croissante de nombreux constructivistes en faveur d’une convergence entre les principales approches[34].

Afin de comprendre le rôle des identités, les constructivistes insistent sur la notion de structure internationale. Comme le soulignent Jepperson, Wendt et Katzenstein, les partisans du constructivisme dominant sont des « structuralistes convaincus » qui sont essentiellement intéressés à savoir « comment les structures construites d’une signification, incarnée dans des normes et des identités, influent sur ce que font les États[35] ». La structure internationale, selon Finnemore, détermine le comportement des États en « façonnant les perceptions qu’ils ont du monde et de leur rôle dans ce monde[36] ». De son côté, Wendt soutient que ces perceptions sont en interaction constante avec celles élaborées par les autres États[37]. Dès lors, identités et intérêts sont considérés comme des variables endogènes à l’intérieur d’un système d’interactions entre États. Conscient de réduire son analyse à la « dynamique du contexte externe de l’action étatique », Wendt tente de prendre en compte à la fois la structure et le processus qui conduisent à la formation des identités. L’auteur affirme que « la structure n’a ni existence ni de capacité de causalité en dehors des processus[38] ». Ce qui rejoint partiellement le point de vue rationaliste d’un intérêt national prédéterminé lorsqu’il affirme que les constructivistes mettraient l’accent sur le fait que les intérêts « soient toujours en devenir, soutenus par une pratique plutôt inhérente aux États, mais, dans la mesure où cette pratique est stable, le postulat rationaliste selon laquelle les intérêts constituent une donnée pourrait s’avérer utile[39] ».

Prolongeant en quelque sorte l’institutionnalisme néolibéral de Keohane, les constructivistes montrent comment la création de nouvelles institutions internationales participe à un processus d’internalisation de normes qui conduit les États à repenser leur identité et leurs intérêts. Les États sont amenés, selon Wendt, à redéfinir progressivement leurs intérêts nationaux et ce parce qu’ils « acquièrent une identité (…) en participant à ce type de représentations collectives[40] ». Trois types de cultures anarchiques – hobbesienne, lockienne et kantienne – déterminent le comportement des États au travers d’un continuum conflit-coopération. À ces trois cultures correspondent trois « structures de rôle » distinctes, comprises comme le caractère ou l’identité attribué à autrui : ennemi dans une culture hobbesienne, rival dans une culture lockienne et ami dans une culture kantienne.

En réduisant son analyse à « la façon dont le système entre États fonctionne », Wendt, outre le fait qu’il demeure partisan d’une vision stato-centrique, fournit peu d’explications concernant l’influence des sources internes dans la construction de l’identité nationale[41]. Les sphères de la politique interne et de la politique internationale demeurent des domaines distincts[42]. Il admet certes qu’« une théorie complète de l’identité a besoin d’une forte composante interne ». Il justifie néanmoins sa reproduction de la dichotomie classique interne/externe en arguant le fait que « les identités sont rendues possible par un contexte systémique dans lequel il est ancré[43] ». Ce qui, en définitive limite considérablement sa conception d’une formation de l’identité en tant que processus social.

Par ailleurs, s’il admet la possibilité pour les identités et les cultures d’évoluer, Wendt est contraint, afin d’assurer la cohérence de sa théorisation, d’admettre que ces changements sont extrêmement lents. Il conclut ainsi que « en tant que prédiction qui s’accomplit d’elle-même, la culture possède des tendances homéostatiques naturelles, et plus elle est profondément intériorisée par les acteurs, plus ces tendances seront[44] ». Ainsi, les notions de changement, de processus ou d’agent (essentiellement assimilé à l’État), lorsqu’elles ne sont pas tout simplement ignorées, se voient réduites à un rôle analytique formel ou marginal. Comme l’indique Maja Zehfuss, son concept de l’État ne lui permet pas de traiter d’« identités qui sont instables en elles-mêmes. Le changement d’identité (chez Wendt) est simplement une question de passer d’une identité relativement stable à une autre[45] ». Finalement, à l’instar du paradigme rationaliste, les analyses constructivistes insistent essentiellement sur les phénomènes de continuité. Il s’ensuit une perception de l’identité qui peine à retranscrire le processus complexe et la nature concurrentielle qui concourent à sa formation et son évolution.

C — Les approches « critiques »

Unies dans leur volonté de rompre avec la démarche positiviste qui domine les relations internationales, les approches post-positivistes ne « s’accordent pas nécessairement sur les raisons de le faire, ni sur l’alternative la plus viable à celle-ci[46] ». Toutefois, concernant la relation entre identité et sécurité, les constructivistes « critiques », les post-modernistes et les féministes ont en commun d’envisager la sécurité et l’identité non pas comme des biens ou des qualités que l’on possède mais comme des processus perpétuels. Ils s’accordent tous pour dire que le « concept d’identité (…) ne signifie jamais quelque chose de statique, immuable ou substantielle, mais plutôt toujours un élément situé dans le flux du temps, toujours changeant, quelque chose impliqué dans un processus[47] ». À partir de là, les notions d’intérêt et de puissance sont soumises à un réexamen qui place l’agent et le changement au coeur de l’analyse. Le courant critique prend ainsi ses distances avec la conception statique induite par le « structuralisme » de Wendt ou de Katzenstein. En effet, lorsqu’elles mettent l’accent sur les conditions et les processus sociaux et discursifs à la base de la construction identitaire, les approches critiques offrent un modèle plus dynamique de la problématique identité/sécurité.

Le postulat de Wendt selon lequel « les identités sont à la base des intérêts » demeure valable du point de vue critique. Toutefois, un auteur tel que McSweeney insiste sur la nécessité de prendre en compte la nature conflictuelle de l’identité nationale. Contestant la réification dont le concept d’identité fait l’objet de la part de l’« école de Copenhague », McSweeney soutient que « l’identité n’est pas un fait de l’histoire ; elle est un processus de négociation entre gens et entre groupes d’intérêt[48] ». Par ailleurs, bien qu’il critique le constructivisme dominant, l’auteur n’en rejette pas moins la position radicale du post-modernisme. En effet, « quand on la comprend comme une réalité socialement construite, la montée et la transformation de l’identité collective – et les questions de sécurité qu’elle touche – ne peuvent s’expliquer sans que l’on mette un accent égal sur le rôle qu’y jouent les intérêts matériels[49] ». McSweeney analyse les processus et les pratiques à travers lesquels les agents participent à la production et la reproduction des identités : « la clé de la production et de la reproduction de la sécurité et de la politique de sécurité se trouve dans le processus de la reproduction de l’identité collective[50] ». Cette conception rompt avec l’idée d’une identité définie comme le produit d’interactions à l’intérieur d’un environnement international, clairement distinct de l’environnement interne. L’analyse de McSweeney attire l’attention sur le fait que la construction identitaire fait partie d’un processus conflictuel permanent entre les différents groupes de la société. Par ailleurs, les discours sur l’identité nationale sont aussi des pratiques de légitimation qui s’adressent à la fois à un public interne et international. Enfin, les liens entre identité et sécurité sont enchâssés dans des imaginaires sociaux et collectifs qui dépassent largement le cadre des frontières étatiques.

Appréhender le processus de changement des identités ne signifie pas pour autant qu’il faille réduire l’analyse au niveau de l’agent au détriment de la structure. Les élites politiques ou les dirigeants nationaux ne construisent pas l’identité au gré de leur volonté. Les idées et les valeurs qu’ils véhiculent s’appuient nécessairement sur une certaine légitimité. Elles doivent faire écho à la culture, aux normes, à l’histoire et à l’environnement politique du groupe qu’elles sont censées représenter. Cette nécessaire adéquation est abordée par Weldes dans son analyse de la crise des missiles de Cuba. En effet, selon l’auteure, la société définit son identité à travers ce qu’elle appelle un imaginaire de sécurité (security imaginary), qu’elle définit comme 

une structure de significations et de relations sociales bien établies à partir desquelles on crée le monde des relations internationales. (…) L’imaginaire social d’une société, et, dans le cas de la politique étrangère, la sécurité imaginaire en particulier, fournit la réponse à diverses questions, y compris « Qui sommes-nous en tant que collectivité ? Que représentons-nous les uns pour les autres ? Où et dans quoi sommes-nous ? Que voulons-nous ? Que désirons-nous ? Qu’est-ce qui nous manque[51] ? ».

Weldes introduit la notion de crise, qui joue un rôle fondamental dans la relation identité/sécurité. Les crises ne sont pas des faits objectifs mais forgés par les décideurs « au cours de la production et la reproduction de l’identité de l’État[52] ». Selon cette auteure, c’est l’identité américaine de la guerre froide, comme « comme chef de file mondial dans la bataille contre le communisme et chef régional de l’hémisphère occidental » qui conduit les dirigeants américains à se représenter les évènements d’octobre 1962 comme une menace pour la sécurité nationale. Cette représentation circonscrit les termes du débat politique et laisse peu de place à l’expression de voix alternatives. Cependant, les divergences entre les discours, américain, soviétique et cubain sur le déploiement des missiles soviétiques, tendent à prouver que la nature de la crise n’était pas univoque. Ainsi, les trois visions se rejoignent simplement sur l’idée de crise. Elles diffèrent fondamentalement dès lors qu’il s’agit d’en interpréter les causes et d’en déterminer les issues possibles. L’importance du rôle joué par les crises pour causer des transformations de l’identité se retrouve aussi dans le concept de « conjonctures critiques » (critical junctures) proposé par Martin Marcussen et al., et qu’ils définissent comme des « situations perçues comme des crises, provenant de l’échec total d’une politique, mais provoquées aussi par des événements externes[53] ». C’est au cours de ces conjonctures critiques que les identités seraient les plus susceptibles de changer.

L’approche postmoderne partage l’idée selon laquelle les identités des États ne sont pas seulement produites mais aussi reproduites en permanence au travers des discours et des représentations des dirigeants. La construction identitaire est appréhendée comme un processus en perpétuel mouvement dont l’objectif majeur réside dans la pérennisation des significations collectives d’une société. L’identité est construite sur un mode d’exclusion par le biais de discours narratifs qui établissent en permanence des frontières symboliques entre soi et les autres. Dans Writing Security, Campbell analyse la façon dont la politique étrangère américaine a été écrite et réécrite à partir d’une définition de l’identité qui présente systématiquement l’Autre comme une menace. Ailleurs l’auteur insiste sur l’un des thèmes majeurs du postmodernisme en relations internationales et qui entend repenser la « problématique de la subjectivité[54] ». En s’appuyant sur l’hypothèse selon laquelle il n’existe pas d’unité nationale a priori, ces auteurs déconstruisent la notion d’État en tant que sujet prédéterminé et rejettent l’idée d’une identité donnée et stable. Finalement, dans la perspective critique, les États sont, tout au plus, des « communautés imaginaires » qui sont « dépourvues d’existence ontologique en dehors des pratiques nombreuses et variées qui constituent leur réalité[55] ».

Selon Campbell, la fonction de la politique étrangère, et donc de la politique de sécurité, est essentielle dans le processus de reproduction de l’identité. D’une part, les dirigeants se prévalent le plus souvent de l’identité nationale pour asseoir la légitimité de leurs décisions et de leurs actions. D’autre part, la politique étrangère contribue directement à perpétuer le contenu de l’identité en termes d’opposition « nous »/« eux ». Elle utilise pour cela un discours sur le danger qui construit les menaces comme « un extérieur distinct, lointain et moralement inférieur[56] ». Concourant au maintien des identités traditionnelles, cette stratégie réduit au silence les visions alternatives et s’appuie sur une représentation de la différence, aux niveaux interne et international, comme vecteur de dangerosité et synonyme de menace. Campbell soutient, à l’instar de Derrida, que les discours sur la définition de l’intérêt national représentent des « actes performatifs d’énonciation ». Loin de refléter des réalités objectives, ces pratiques discursives construisent la réalité en fonction de ce qu’elles entendent démontrer. Ainsi, Campbell définit la guerre froide « en termes du besoin de discipliner l’ambiguïté de la vie mondiale dans des sens qui contribuent à stabiliser des identités toujours fragiles[57] ». Les identités sont perçues comme le produit d’un discours sur le danger, perpétué à travers la politique étrangère d’un État :

tout comme la source du danger n’a jamais été fixe, l’identité qu’il était censé menacer ne l’était pas non plus. Les contours de cette identité ont été l’objet d’une (ré)écriture de la sécurité; il ne s’agit pas de réécrire dans le sens d’en transformer la signification, mais réécrire dans le sens d’inscrire quelque chose, de sorte que ce qui est contingent et sujet à des changements perpétuels est rendu plus permanent[58].

Par ailleurs, Campbell établit une distinction entre le concept de politique étrangère et celui de Politique Étrangère. La politique étrangère « peut être comprise comme se référant à toutes les pratiques de différenciation ou tous les modes d’exclusion (…) qui présentent leurs objets comme « étrangers » au cours de leurs relations avec eux[59] ». Dans ce cas, les représentations de l’identité et de la différence sont présentes à tous les niveaux de l’organisation sociale. Elles participent à la construction d’un « nous » stable et sécuritaire en confrontation permanente avec les Autres. Ces derniers, présentés comme essentiellement instables, voient leur ambiguïté ou leur contingence inscrites dans des catégories telles que l’ethnicité, la race, la classe, le genre ou la géographie[60]. La Politique étrangère, quant à elle, se réfère à sa définition plus conventionnelle de la politique extérieure des États. Elle « sert à reproduire la constitution de l’identité rendue possible par la politique étrangère et à contenir les défis posés à l’identité qui en résulte[61] ».

La rencontre entre post-modernisme et féminisme, à la fin des années 1980, ouvre de nouvelles pistes interprétatives. La problématique identité/sécurité sort du cadre de la théorisation dominante et dépasse largement l’analyse traditionnelle de l’identité des États. L’identité objective et stable des approches classiques cède la place à une identité subjective et malléable dont la définition est largement fonction des rapports de force sociaux à l’intérieur des sociétés. L’identité est interprétée en termes dichotomiques (intérieur/extérieur, souveraineté/anarchie, interne/international), semblables à ceux qui sous-tendent les relations de genre et les inégalités sociales (homme/femme, public/privé, rationnel/irrationnel, fort/faible). Là où Campbell soutient que la politique étrangère construit une identité unifiée et sécurisante, en opposition constante à un environnement externe anarchique et menaçant, les féministes montrent comment ces représentations sont liées à des relations d’inégalités basées sur le genre.

Pour Ann J. Tickner, « la plupart des approches féministes contemporaines prennent l’identité comme point de départ de leurs constructions théoriques[62] ». Le courant féministe récuse la vision néo-réaliste de l’identité. Il oppose à une identité unique, prédéterminée et nationalement définie, des identités multiples, fluctuantes et contingentes. Rejoignant en partie les postmodernes, le féminisme soutient que « tout comme l’homme indépendant dépendait de l’autre féminine pour son identité, l’État établit son identité à travers sa relation à des identités d’autres dévalués et dangereux, à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières[63] ». Les identités nationales sont créées à partir d’« une prétention mythique à l’homogénéité » qui justifie la violence et l’exclusion. L’intérêt des féministes pour l’identité ne se limite d’ailleurs pas à celle des « femmes » mais s’étend à l’ensemble du champ où des notions de différence sont établies. Certaines féministes préconisent, en outre, une nécessaire émancipation qui devrait, selon Tickner, conduire à « des réflexions sur la reconceptualisation des identités étatiques qui se font selon des façons qui ne sont pas associées à une forme exclusiviste, militariste et sexuée du patriotisme[64] ». Bien que les auteurs postmodernes soient souvent présentés comme réticents à ce type de discours normatif, la plupart d’entre eux partagent cette dimension éthique qui se traduit par leur critique de l’équation différence égale menace.

Les approches critiques mettent ainsi en évidence les effets concrets produits par des représentations particulières de l’identité et de la sécurité. Dans une situation qui se voit attribuer le qualificatif de crise, interprétée comme une menace pour la sécurité nationale, l’identité nationale est vécue comme une justification autorisant les dirigeants à circonscrire le champ des options disponibles. Pour les postmodernes et les féministes, ces représentations vont même jusqu’à neutraliser toute forme de discours alternatifs à travers des pratiques d’exclusion qui légitiment le maintien d’identités unitaires et stables. En dépit de leurs divergences, ces différentes visions participent d’une lecture critique de la relation identité/sécurité. Elles appréhendent de manière plus subtile les processus de formation et de transformation des identités nationales. À la différence du constructivisme dominant, elles insistent sur la malléabilité plutôt que sur la continuité, sur la fluctuation plutôt que sur la permanence. Les identités sont fluctuantes, multiples, conflictuelles et enchâssées dans des processus sociaux et discursifs et nécessitent, pour être comprises dans leur entière complexité, que soit dépassée l’approche statique du constructivisme dominant.

III – La méthodologie : l’analyse qualitative du discours

On ne saurait conclure cette esquisse de la problématique identité/sécurité sans ajouter un mot sur la méthodologie employée dans la série d’articles qui suit. Si l’on acceptait l’idée de Hopf, qui prétend que « reconstruire l’opération de la politique identitaire, même dans un domaine limité sur une courte période, exige des milliers de pages de lecture, des mois d’entrevues et de recherches dans les archives[65] », toute recherche dans ce domaine deviendrait en pratique impossible. Dans ce projet, nous avons opté pour une démarche plus modeste, basée sur une analyse qualitative des discours officiels formulés par les principaux acteurs politiques de la sécurité. Nous adoptons donc l’idée, lancée par Ole Waever, selon laquelle la définition de la sécurité constitue un « acte de langage[66] », commis par un « acteur de sécurisation », c’est-à-dire une personne ou un groupe de personnes dont on reconnaît l’autorité pour prononcer un tel acte de langage. Il s’agit d’un concept que Waever a emprunté au philosophe anglais J.L. Austin et qui insistait sur ce que celui-ci appellait l’effet « performatif » du langage, c’est-à-dire « exprimer un énoncé, c’est performer une action[67] ». Waever se sert de cette idée assez simple pour formuler la notion de « sécurisation », un processus où « l’énoncé lui-même est l’acte. En le faisant, quelque chose est réalisé (…). En prononçant le mot ‘sécurité’, un représentant de l’État déplace un développement particulier vers un domaine spécifique[68] ». Ainsi c’est l’acteur de sécurisation qui construit la sécurité. Il désigne l’objet référent de la sécurité et les moyens qu’il faut prendre pour le défendre. En suivant ce raisonnement, la définition de l’identité nationale devient, elle aussi, un acte de langage.

Dans les faits, les choses ne se déroulent jamais de façon aussi simple, surtout en période de crise. La définition de la sécurité, tout comme celle de l’identité, fait partie intégrante du processus politique et doit, à ce titre, être traitée comme tel. Le discours officiel n’est jamais un acte individuel. Il fait partie d’une tentative des dirigeants d’imposer leur conception de l’identité nationale et de la sécurité. C’est un geste hautement politique, qui tente, paradoxalement, de dépolitiser les débats sur la sécurité et sur l’identité, de les sortir de l’arène politique, comme si la définition de ces dernières allait de soi. Dans la réalité, les conceptions de l’identité et de la sécurité, générées à travers des discours officiels font l’objet d’un consensus au sein du gouvernement, souvent seulement après de longues discussions entre membres du gouvernement, députés du parti au pouvoir, conseillers et consultants, et parfois, avec des représentants de l’opposition. Le discours officiel, une fois prononcé, engage normalement l’État sur le plan international.

En insistant sur l’importance primordiale du discours des dirigeants dans la construction de l’identité et de la sécurité, nous mettons l’accent sur la notion d’agence. Nous rappelons que l’État n’est qu’une abstraction qui n’a aucune capacité d’agir de façon indépendante par rapport aux hommes et aux femmes qui prennent les décisions politiques. Dans ce sens, les définitions de l’identité nationale et de la sécurité d’un État sont celles qui sont déclarées par les dirigeants à un moment donné.

Il existe, bien entendu, des différences significatives d’un pays à l’autre. Par exemple, l’unité affichée par le gouvernement français en matière de politique étrangère n’a que peu de choses en commun avec la situation américaine. Toutefois, il semble possible d’identifier quelques acteurs clés que l’on retrouve dans chacun des pays étudiés. Ainsi, il convient de privilégier les déclarations du chef de l’exécutif et des ministres impliqués dans la définition de la sécurité et de l’identité (président, premier ministre, ministre de la Défense, ministre des Affaires étrangères), en faisant ressortir les thèmes qui semblent toucher directement ou indirectement la définition de la sécurité et de l’identité nationale.