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L’Afrique enlisée, telle pourrait être la traduction du titre de cet ouvrage qui rappelle le célèbre L’Afrique noire est mal partie, du regretté René Dumont, paru il y a plus de quarante ans. Les informations véhiculées par les médias écrits et électroniques nous laissent l’impression que l’Afrique sub-sahélienne est au bord du gouffre et qu’il en faudrait peu pour qu’elle y plonge de façon irrémédiable. Et pourtant, d’entrée de jeu, dans la préface, comme pour compenser l’effet du titre choisi, les auteurs font une mise en garde. En Afrique, tout ne va pas comme dans le plus mauvais des mondes. La majorité des pays ne connaissent pas de conflits armés, la démocratie progresse dans des pays tels le Botswana, le Ghana et le Sénégal alors que les deux premiers enregistrent une forte croissance économique tout comme la Tanzanie et l’Ouganda, alors que le fléau du sida se fait moins sévère dans les pays de l’Afrique centrale et de l’Ouest. Cependant, en parlant d’enlisement (notre traduction du mot stalle) les auteurs veulent faire référence aux décennies de stagnation économique qui caractérise la situation d’un grand nombre de pays où, avec un lien de cause à effet, on trouve la plus forte concentration de guerres civiles. En l’absence de changements structuraux importants, ils ne voient guère de possibilités d’améliorations sensibles dans un avenir rapproché. On comprendra ainsi l’importance accordée dans ce volume aux causes des conflits armés et aux moyens susceptibles d’y remédier.

Après quoi tous les espoirs seront permis selon David Leonard et Scott Strauss. Le premier, en tant que professeur de sciences politiques, est rattaché à un centre d’études internationales de l’Université de la Californie à Berkeley tandis que le second, après avoir travaillé comme journaliste en Afrique de l’Est et centrale, au moment de la parution de l’ouvrage était en rédaction de thèse à la même université sur le génocide rwandais. Ils débutent leur plaidoyer par une section intitulée The Personal Rule Paradigm. On trouve une référence ici au pouvoir personnel approprié par certains leaders friands d’opérations marquées du sceau de la corruption. Celles-ci se manifestant à travers des activités reliées à l’immobilier, au monde des affaires, aux propriétés foncières, aux avantages fiscaux et à toute autre forme d’intervention dans le cadre des responsabilités publiques pouvant servir à des fins personnelles. L’importance prise par ce type de comportement a conduit certains à voir dans le pouvoir personnel le facteur dominant de la scène politique africaine. Ceci étant admis, les auteurs estiment que les causes à la base d’un tel phénomène et les facteurs qui en favorisent la pérennité sont mal connus. Apporter un éclairage sur une telle situation représente le premier objectif de leur ouvrage. Les moyens pour en éviter la prolifération constituent leur deuxième objectif.

Le pouvoir personnel s’accompagne d’une économie enclavée (enclave production). Mobutu Sese Seko de l’ex-Zaïre représente l’exemple le plus marquant d’une telle situation. On sait que ce dictateur était parvenu à accumuler une fortune personnelle équivalant à la dette extérieure de son pays (6 milliards de dollars us). À l’opposé, les auteurs aiment présenter le Sénégal comme contre-exemple où il n’existe pas d’activités économiques enclavées. Hélas, dans un trop grand nombre de pays, aux yeux des auteurs, le pouvoir étatique est très faible. La structure de leur économie et son imbrication dans le système international ne sont pas de nature à offrir aux élites politiques la possibilité de réformes sérieuses.

Dans un chapitre sur la dette et l’aide internationale, les auteurs font allusion à ce qu’un de mes anciens professeurs de Louvain, au milieu des années soixante, qualifiait de tarte à la crème des économistes : l’évolution défavorable des termes d’échanges. C’est dire que le problème n’est pas nouveau. On comprendra qu’il s’agit d’une situation inextricable qui oblige les pays du tiers-monde à devoir exporter toujours davantage de leurs ressources pour se procurer les mêmes quantités de biens importés. Les auteurs ne manquent pas d’affirmer qu’en l’absence de cette détérioration depuis trente ans l’Afrique aurait pu se débarrasser de sa dette envers les pays industrialisés. En conséquence, ils plaident pour un effacement de cette dette du moins pour les pays les moins marqués par la corruption.

Le chapitre sur les guerres civiles apparaît à la fois comme le plus important et le plus original de ce volume. C’est en lettres majuscules que les auteurs jugent nécessaire de signaler à nouveau l’image erronée que les médias donnent de l’Afrique en la présentant comme un continent imprégné de violence et de désordre étant donné les rivalités tribales. Or, un constat s’impose et les auteurs en font un des éléments-clés de leur volume : si les tensions ethniques font partie de la toile de fond derrière les désastres humanitaires, elles n’en constituent pas la cause première. Ils le démontrent en opposant deux façons de voir : le constructivisme et l’instrumentalisme. Le premier se caractérise par la reconnaissance de groupes ethniques distincts comme l’ont voulu les puissances coloniales (le cas du Rwanda est hélas trop célèbre) en y conformant un type d’administration particulier. L’instrumentalisme pour sa part se veut une approche qui voit dans les différentes ethnies un moyen ou un instrument utilisé par les élites pour la défense de leurs intérêts. Les conflits armés s’expliquent avant tout par la recherche ou le maintien de privilèges économiques. Les auteurs soulignent que ces conflits ne se rattachent pas aux rivalités dites tribales, ayant avant tout pour origine la recherche d’un pouvoir économique. À notre avis le génocide rwandais, tout en s’expliquant à travers l’angle de l’approche constructiviste, ne cadre pas vraiment avec l’intérieur du modèle mis en évidence par les auteurs, à moins que l’on considère que le général Paul Kagame, en 1994, n’était pas celui qui tirait les ficelles et que les vrais responsables de la guerre menée par le fpr avaient pour but l’appropriation des mines de diamants de la province du Kivu dans l’ex-Zaïre. Il s’agirait alors d’un scénario conforme à la thèse développée pas les auteurs. Pour ces derniers, il importe de le souligner, les racines des conflits armés en Afrique sont d’ordre structurel et non culturel. Aussi longtemps que l’économie africaine s’appuiera essentiellement sur l’exportation de produits miniers et agricoles sous l’égide d’entreprises multinationales, le continent sera marqué par des guerres civiles.

Les auteurs ne se limitent pas à constater, ils proposent. En effet, pour favoriser le maintien d’une stabilité économique et politique indispensable à un véritable développement, il importe de briser le cercle vicieux dans lequel l’Afrique se trouve. Il s’agit d’une situation qui entrave la venue d’investissements domestiques et extérieurs à cause de l’instabilité. L’instabilité politique engendre l’instabilité économique. Pour briser ce cercle vicieux ils n’hésitent pas à proposer la mise en place d’un système international d’intervention auquel adhérerait l’ensemble des pays africains ou du moins un grand nombre d’entre eux. Ainsi l’intervention militaire d’une telle force en vue de favoriser la sauvegarde de la démocratie ne représenterait pas une violation de la souveraineté des pays concernés. L’intervention se justifierait dans les cas où un gouvernement légitiment élu se verrait menacé par des éléments associés aux intérêts des économies enclavées. Ici, le génocide rwandais sert aux auteurs pour montrer la pertinence d’un tel système d’intervention.

Si cet ouvrage paraît modeste par son nombre de pages, son contenu, par ailleurs, s’avère suffisamment dense pour offrir matière à réflexion autant aux élites africaines qu’à ceux qui oeuvrent au sein d’organismes internationaux ou de différents corps diplomatiques. Oui, il y a de l’espoir pour que l’Afrique s’engage dans un nouveau départ.