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Publié dans la prestigieuse collection Cambridge Studies in International Relations, le livre de Maja Zehfuss se veut une critique du constructivisme stricto sensu, c’est-à-dire moderniste, ou soft. Depuis l’impasse à laquelle avait abouti, à la fin des années quatre-vingt, l’opposition entre les approches rationalistes (ou positivistes) et les approches réflexivistes (ou postpositivistes), le constructivisme est généralement considéré, et se considère lui-même, comme la via media susceptible de rétablir le dialogue entre paradigmes mainstream et approches critiques : en effet, par opposition à la fois au (néo-)réalisme, (néo-)libéralisme et (néo-)marxisme voyant dans le monde social une réalité objective, et aux théoriciens critiques, postmodernistes et féministes n’y voyant qu’une construction subjective, les constructivistes partent de la réalité comme d’une réalité socialement construite à partir des valeurs partagées de façon intersubjective par les acteurs sociaux. L’essai de Zehfuss s’inscrit en faux contre cette vision : inspiré du postmodernisme de Jacques Derrida, son objectif est de montrer que le constructivisme est plus proche du rationalisme que du réflexivisme, en ce que ses insuffisances et incohérences internes l’amènent malgré lui à postuler l’existence d’une réalité sociale objective.

Pour ce faire, Zehfuss procède à une déconstruction des trois représentants majeurs du constructivisme que sont Wendt, Kratochwil et Onuf, en confrontant leur ontologie au changement intervenu en matière d’engagement militaire extérieur de la Bundeswehr entre la fin de la guerre froide et les guerres en ex-Yougoslavie : alors que la rfa avait refusé de participer à l’opération « Tempête du désert » contre Saddam Hussein en 1991, elle n’hésite pas à prêter main forte aux actions de l’otan en Bosnie contre les forces serbes en 1995, de même que des soldats allemands participent aux différentes forces de maintien de la paix à partir de la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix. Le constructivisme moderniste permet-il de rendre compte de l’avènement de cette nouvelle réalité sociale au sein de laquelle ce qui auparavant était illégitime et impossible – le déploiement de troupes allemandes en dehors du territoire fédéral à des fins autres que de défense nationale – devient envisageable et même nécessaire ?

À cette question, la réponse de Zehfuss est négative. Si Wendt avait raison, en affirmant qu’une inflexion dans le comportement politique d’un État est dû à un changement d’identité consécutif à ses interactions internationales, la décision allemande de s’engager militairement en Bosnie devrait être imputable à un changement intervenu au niveau de la socialisation internationale de l’Allemagne, c’est-à-dire des demandes adressées par les autres États à la rfa en matière de comportement extérieur : alors que tout au long de la guerre froide, l’identité sociale de l’Allemagne était celle d’être une puissance civile, dorénavant elle serait celle d’un État devant – aux yeux de ses partenaires – assumer sa part du fardeau du maintien de la paix et de la sécurité internationales. Or, d’après Zehfuss, affirmer cela, c’est oublier non seulement que la réorientation allemande vers davantage d’activisme militaire ne va pas exactement dans le sens de l’émergence annoncée par Wendt d’une culture anarchique kantienne, faite d’amitié entre États, mais aussi que cette inflexion s’explique au moins autant par les pressions internes au sein notamment de l’armée allemande que par les demandes externes de la part des alliés de l’Allemagne.

La prise en compte des changements internes est au centre des analyses de Kratochwil et, dans un deuxième chapitre, Zehfuss s’attaque à cet autre représentant du constructivisme. Kratochwil, dit-elle, a raison de souligner le rôle des règles et des normes internes dans les transformations de la diplomatie allemande, car en effet, à l’origine de celles-ci se trouve une relecture par les autorités fédérales des dispositions de la Loi fondamentale allemande relatives au recours à la force de la part de la Bundeswehr. Reste que cette nouvelle interprétation renvoie elle-même à des normes morales – ce qui est juste éthiquement –, et non seulement légales – ce qui est juste juridiquement. Or, contrairement aux normes sociales, les normes éthiques ne sont pas consensuellement admises, mais relèvent d’un choix politique, et l’explication par les valeurs intersubjectivement partagées ne permet pas de comprendre pourquoi l’incompatibilité éthique entre rejet de la guerre et rejet de la dictature conduit au refus de s’engager aux côtés des alliés au nom de la primauté de la paix en 1991, et à l’engagement aux côtés des alliés au nom du combat contre la dictature en 1995.

Le constructivisme de Onuf, qui fait de la réalité sociale une construction discursive, permet-il de pallier ce défaut ? A priori on pourrait penser que oui, dit Zehfuss, car Onuf met à juste titre l’accent sur les actes de langage dont le rôle est crucial dans la légitimation politique d’une norme par rapport à une autre étant donné que, à force d’être répétés, des discours ont des effets performatifs, en ce qu’ils façonnent les pratiques : dans notre cas de figure, le fait d’invoquer pendant plusieurs années de suite la nécessité de changer la pratique allemande en matière d’engagement de la Bundeswehr a fini par engendrer la nouvelle réalité que sont les nouvelles formes de déploiement de soldats allemands en dehors du territoire national. Il n’en reste pas moins, dit là encore Zehfuss, que pour expliquer pourquoi ce sont ces discours, plutôt que les discours des opposants au changement, qui ont engendré de nouvelles pratiques, Onuf est obligé de renvoyer aux plus grandes ressources politiques dont disposent ceux dont les discours constituent la nouvelle normalité : or, les ressources sont un facteur matériel, ce qui de nouveau contredit les fondements du constructivisme, en rétablissant la dualité du monde social et matériel.

L’ouvrage de Maja Zehfuss est bien sûr critiquable. Il n’est ainsi pas sûr que l’on puisse mettre dans le même sac trois versions du constructivisme aussi différentes l’une de l’autre que celles proposées par Wendt, Kratochwil et Onuf. Par ailleurs, si le constructivisme souffre de contradictions internes, n’est-ce pas là le propre de tout paradigme en relations internationales et, au-delà, en sciences sociales ? Ces critiques ne doivent cependant pas faire oublier l’essentiel : Constructivism in International Relations. The Politics of Reality est un livre à la fois important et exigeant. Important parce qu’il enrichit le débat suscité par l’irruption du post-positivisme en théorie des relations internationales, même s’il est peu probable qu’il parvienne à remettre en cause le succès du constructivisme moderniste comme troisième approche principale du champ des relations internationales. Exigeant parce qu’il nécessite, pour être abordé avec profit, la maîtrise approfondie du constructivisme soft et du postmodernisme de Derrida, ainsi que des connaissances détaillées des débats de la politique extérieure et des enjeux de la vie politique intérieure de l’Allemagne unifiée de l’après-guerre froide. Bref, voilà un ouvrage qui s’adresse à des connaisseurs très avertis.