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Les relations entre les États-Unis et le Canada posent plusieurs défis aux analystes de relations internationales et de la politique étrangère. Deux attirent particulièrement l’attention en considérant l’asymétrie de puissance entre les deux États : comment expliquer l’absence de guerres entre ces deux voisins depuis près de deux siècles et pourquoi, dans la défense de l’espace nord-américain, la coopération entre les deux partenaires est de nature plutôt égalitaire ? C’est à cette problématique d’ensemble que s’attaque l’ouvrage de Stéphane Roussel.

Issu de sa thèse de doctorat écrite originellement en français, l’ouvrage est composé de sept chapitres répartis en trois sections en plus d’un chapitre introductif, d’une préface et d’un avant-propos du professeur David G. Haglund de l’Université Queen. La première partie est consacrée à présenter les principaux aspects théoriques offerts par les théories des relations internationales pour tenter d’expliquer les raisons de la « longue paix » et de la coopération de nature égalitaire entre les deux voisins nord-américains ainsi que les choix effectués par Roussel pour expliquer cette situation. La seconde partie propose d’analyser l’évolution de la coopération en matière de sécurité et de défense à partir de la naissance du Canada, en 1867, jusqu’à la mise en place de l’organisation binationale de sécurité nord-américaine la plus connue et la plus importante, le norad, en 1958. La troisième partie conclut l’ouvrage.

Dans le chapitre introductif, Roussel s’interroge sur l’existence possible d’un ordre libéral nord-américain qui permettrait d’expliquer, à la fois, l’absence de guerre entre les deux États, mais aussi le fait qu’à travers le temps, une forme de coopération de nature plutôt égalitaire a été mise en place dans le domaine de la sécurité et de la défense, malgré l’asymétrie de puissance manifeste entre les deux États. Pour l’auteur, ni le structuro-réalisme, ni le transnationalisme et ni l’institutionnalisme n’arrivent à expliquer cet état de fait d’une manière satisfaisante même si ces approches demeurent utiles. Ainsi, il suggère d’appréhender cette situation à partir de la théorie de la paix démocratique et de l’approche constructiviste, principalement les travaux de Risse-Kappen concernant la coopération entre les démocraties.

Après la mise en place des justifications de son travail, la première partie approfondit les explications théoriques possibles pour comprendre les rapports canado-américains. Le chapitre deux s’affaire à proposer un survol bien structuré des caractéristiques générales des relations canado-américaines, dont l’asymétrie et les forces sociopolitiques libérales sont les plus saillantes. Par la suite, il analyse les théories générales développées pour comprendre la politique étrangère canadienne. Il s’agit de l’internationalisme (le Canada comme puissance moyenne) ; de la dépendance périphérique (le Canada comme satellite des États-Unis) ; le néo-réalisme complexe (le Canada comme puissance principale). Pour Roussel, ces approches théoriques de politique étrangère sont peu convaincantes pour diverses raisons, dont leur caractère davantage normatif qu’explicatif. Ainsi, il propose d’utiliser les ressources qu’offrent les théories de relations internationales pour appréhender les relations entre les deux voisins du Nord. Dans cette perspective, les chapitres trois et quatre font un survol des principaux aspects théoriques pouvant être utiles pour appréhender l’absence du recours à la force pour régler les différends et le caractère relativement égalitaire des relations canado-américaines. Plus précisément, le chapitre trois se propose de rechercher les facteurs égalisateurs qui permettent de comprendre le caractère particulier des relations entre le Canada et les États-Unis. Premièrement, Roussel interroge le réalisme et ses diverses écoles, de la stabilité hégémonique à la constitution d’un contrepoids. Si les hypothèses réalistes offrent des pistes explicatives utiles, elles sont incapables d’expliquer la persistance et le caractère égalitaire des interactions entre les deux voisins. Se tournant vers le transnationalisme et l’institutionnalisme, l’auteur constate certaines faiblesses, dont l’absence d’une véritable explication dans la disparition de l’utilisation de la violence chez Nye et Keohane (transnationalisme) et l’absence de contextualisation et d’explication sur le développement des institutions canado-américaines (institutionnalisme). Dans le chapitre quatre, à travers la réaction à la synthèse néo-néo (entre le néo-réalisme et le néo-libéralisme), Roussel constate que l’alternative théorique permettant de comprendre véritablement le caractère unique des relations entre les deux voisins nord-américains se trouve dans l’utilisation de la théorie de la paix démocratique et du constructivisme. Les liens ainsi tissés permettent de mettre en exergue le rôle des normes internes – libérales – et leurs influences dans la structuration et le développement des relations entre les deux partenaires malgré l’asymétrie de puissance. La dernière partie du chapitre propose l’identification des variables indépendantes (la démocratie libérale et ses perceptions) et dépendantes (l’interprétation des intentions et l’internationalisation des normes/valeurs libérales et démocratiques).

La seconde partie est consacrée à l’analyse empirique du développement de la coopération entre les deux voisins et plus particulièrement dans le domaine de la sécurité et de la défense. Roussel y dissèque les principaux aspects finement en les mettant en parallèle avec les différents éléments théoriques identifiés dans la première partie et dans son cadre théorique. Le chapitre cinq s’attarde principalement à la période qui va de la naissance du Canada en 1867 à l’éclatement du premier conflit mondial en 1914. Toutefois, Roussel s’intéresse également à la période précédente qui va de la guerre de 1812 à la naissance de la confédération canadienne. Bref du rôle de la Grande-Bretagne dans les relations entre les deux voisins nord-américains. Ceci lui permet entre autres de faire des parallèles entre les explications réalistes de l’équilibre des puissances avec le constructivisme libéral, c’est-à-dire de l’émergence d’un ordre libéral nord-américain. Dans ce chapitre, l’auteur constate que la perception des intentions américaines par les élites politiques canadiennes, à cette époque, était souvent liée à leur conception même des institutions politiques des États-Unis. Ce chapitre met aussi en exergue, qu’à la fin du xixe siècle, des normes et des pratiques libérales se développent et constituent le socle d’une coopération durable. Ces normes et pratiques libérales se mettent en place pour résoudre les différends nombreux (frontières, etc.) qui existent entre les deux États. Pour sa part, le chapitre six couvre la période allant de l’éclatement de la Grande Guerre à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette période charnière est marquée par le passage d’une relation basée sur le règlement des différends à une véritable coopération pour la défense commune du continent avec la création de la Commission permanente canado-américaine de défense en 1940. Comme le fait remarquer Roussel, cette période n’est pas exempte de tensions et de frustrations, principalement du côté canadien durant les années 1942-1943. Toutefois, ce dernier tempère les interprétations historiques classiques assez négatives en traçant un bilan nuancé de cette période. En effet, sans nier les excès américains observés, ceux-ci vont servir, selon Roussel, d’apprentissage pour mieux encadrer la coopération subséquente entre les deux États. Le chapitre sept trace le portrait du développement des mesures de défense conjointes jusqu’à la mise en place du norad en 1958. Dans le chapitre huit, Roussel conclut sur sa proposition initiale du développement d’un ordre libéral nord-américain pour comprendre les relations entre les deux partenaires si différents au niveau de la puissance mais plutôt semblable au niveau des normes, c’est-à-dire, des normes libérales et démocratiques. Sans nier l’utilité des autres théories, il démontre bien leur limite et l’utilité du paradigme constructiviste. Il propose également quelques réflexions suivant les événements de septembre 2001 quant à l’avenir de la coopération canado-américaine.

L’ouvrage de Roussel s’adresse à tous ceux et celles qui s’intéressent à la politique étrangère canadienne et à la coopération entre le Canada et les États-Unis. Il offre une grille de lecture convaincante de l’existence d’un ordre libéral nord-américain. De plus, son travail répond à l’absence d’études fouillées touchant la coopération bilatérale entre les États libéraux et démocratiques. Seule ombre au tableau : c’est l’amalgame que fait l’auteur – et une grande partie des études de la paix démocratique d’ailleurs – entre les valeurs libérales et démocratiques. Les deux ne sont pas nécessairement réductibles l’une à l’autre. Malgré cette réserve, c’est un excellent travail qu’a réalisé Roussel. Ce livre deviendra très certainement un incontournable dans ce domaine.