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Les dernières années ont été riches en contributions universitaires et journalistiques sur l’empire américain, les politiques impériales de l’administration Bush et sur la signification de l’hégémonie. Pourtant, les conclusions semblent toujours aussi simples malgré la complexité des questions. Ce numéro spécial veut apporter un éclairage approfondi sur les véritables mutations de la puissance américaine. Le débat reste entier : les États-Unis sont-ils un empire ou un hégémon ? Peut-on comparer cet empire à ceux du passé ? Le premier mandat de l’administration Bush témoigne-t-il d’une politique impériale pérenne ou éphémère, en continuité ou en rupture avec l’histoire de la politique étrangère des États-Unis ? Quelle part faut-il accorder aux facteurs géopolitiques, économiques, culturels, idéologiques et institutionnels pour expliquer l’évolution de la puissance américaine ? Autant de questions auxquelles ce numéro tente de répondre. Deux niveaux d’analyse sont privilégiés : au niveau théorique, les auteurs analysent la signification et la portée de l’hégémonie américaine ; au niveau empirique, ils en étudient les effets sur le système international. À la lecture des articles qui suivent, les chercheurs pourront vite réaliser que les débats sur l’empire américain donnent une impression de « déjà vu ». Et pour cause ! Si les théories sont parfois novatrices (notamment en permettant une lecture critique des termes utilisés), l’analyse n’évite parfois pas les jugements simplificateurs et, malgré tout, la recherche fondée sur un avancement des connaissances paraît toujours insuffisante. Bref, il y a matière à réflexion constante sur l’empire, tant les controverses qui entourent l’interprétation de l’hégémonie américaine restent nombreuses.

I – Le débat sur la notion d’empire et d’hégémonie

La recherche n’est pas en panne, loin de là. On compte par dizaines le nombre d’ouvrages et d’articles sur le thème de l’empire américain, et c’est là l’une des conséquences des politiques que l’administration Bush a menées depuis cinq ans. On retrouvera tout au long de ce numéro spécial quantité de références récentes sur la signification et la portée de l’hégémonie américaine. L’écueil principal demeure l’usage des termes. À cet égard, le débat reste aussi vif qu’il y a trente ou quarante ans : doit-on parler d’empire ou d’hégémonie dans le cas de la politique extérieure des États-Unis ? Il est vrai, comme le fait remarquer Michael Cox, que « l’idée même d’empire américain, il y a une ou deux décennies, aurait engendré l’indignation vertueuse de certains cercles aux États-Unis. Ce n’est vraisemblablement plus le cas aujourd’hui[1] ». Autrement dit, l’idée que les États-Unis constituent un empire et mènent une politique impériale est de plus en plus répandue, chez les chercheurs comme sur l’ensemble de l’échiquier politique. Et pourtant, les mots donnent un sens à l’explication. Le terme Empire a une connotation territoriale et se réfère à un contrôle direct et coercitif de ses sujets (à la manière des anciens empires européens), tandis que celui d’hégémonie renvoie plutôt à des formes indirectes ou informelles de persuasion et d’asservissement des acteurs du système international. Si le premier terme est plus réaliste et militaire, le second est plus libéral et institutionnel. Certains diront qu’au bout du compte, les deux finissent par se ressembler. Il y a cependant des différences à parler d’hégémonie américaine sous l’administration Clinton et d’empire américain sous la présidence Bush. Serait-il plus juste alors de faire référence à la « tentation impériale », comme le fait Michael Cox, ou à un « nouvel empire » (comme le font plusieurs auteurs d’un récent numéro de Security Dialogue[2]), voire à un « empire par défaut » comme l’affirme depuis longtemps l’historien John Lewis Gaddis[3] ? Dans tous les cas, les États-Unis sont une représentation et une articulation particulière de l’idée d’empire : ils ont maîtrisé des territoires dans leur histoire, ils ont utilisé une panoplie de moyens (militaires, économiques et idéologiques) pour façonner le système international, et ils ont recouru à leur pouvoir d’attraction et de persuasion pour convaincre des pays, des institutions internationales et nombre d’acteurs privés des mérites (de certaines) de leurs politiques. Au point où la frontière entre empire et hégémonie est devenue ténue, voire floue, particulièrement sous l’administration Bush. S’il était ainsi préférable de parler d’hégémonie sous Clinton, en considération de la faible manifestation d’une politique impériale (territoriale et militaire), il est sans doute plus pertinent de comparer les politiques de Bush à celles d’un empire et ce, en raison de visions et de projets idéologiques qui conjuguent une volonté impériale à des interventions militaires directes (et unilatérales) pour contrôler l’évolution du système international. Et pourtant, cette tendance est réversible et la rationalité de l’existence d’un véritable empire tout à fait contestable. En premier lieu, l’idée d’empire est largement rejetée par les Américains eux-mêmes, peu convaincus des mérites géopolitiques du contrôle territorial et direct sur les sujets de l’empire (ce que l’exemple irakien ne manquera pas de confirmer à terme). En second lieu, le pouvoir d’attraction et d’influence des États-Unis connaît ses limites, comme en témoigne un anti-américanisme répandu, et a engendré des revers importants notamment au sein des institutions internationales. Enfin, la récente sur-militarisation de la politique étrangère américaine exerce sur l’économie des États-Unis des pressions considérables qui ne manqueront pas de faire craindre un essoufflement de la puissance américaine. L’effet « boomerang » de la tentation impériale pourrait tout aussi bien générer une perte de puissance, au point où l’on se demandera s’il ne vaudra pas mieux mener une hégémonie d’une main de velours plutôt qu’un empire d’un gant de fer. Ce serait là le retour à la case départ, le résultat peut-être des projets illusoires de « nouvel empire » imaginé dans la première administration Bush.

II – Les politiques impériales de l’administration Bush

Plusieurs articles de ce numéro spécial analysent certaines des motivations de la politique étrangère du premier mandat de Bush et ses conséquences pour le système international. Jamais la « tentation impériale » n’a semblé aussi évidente que sous Bush, quoique nombre d’observateurs rappellent que l’hégémonie américaine ne date pas d’hier et que Bush ne représente rien de très nouveau[4]. En revanche, tout aussi nombreux sont les experts qui affirment que l’Amérique post-11 septembre est différente et rompt avec les habitudes diplomatiques de l’après-guerre froide[5]. Se retrouve-t-on ainsi en continuité ou en discontinuité avec l’évolution globale de la politique étrangère américaine ? Les approches et les écoles de pensée divergent, d’autant qu’elles interprètent l’histoire différemment[6]. Pour les réalistes, les États-Unis sont revenus à leur point de départ (tel en 1947), faisant face à un ennemi (certes nouveau dans ses caractéristiques non étatiques) qui exige le redéploiement et l’usage de la force armée pour mater le système international. Pour les critiques, notamment post-modernes, les discours du gouvernement sur l’ennemi permettent surtout de justifier une réponse militaire qui à la fois renouvelle « l’appel de l’empire » et réitère avec force et constance le message de l’exceptionnalisme américain. On est ici en présence d’une continuité historique et non d’une rupture dans l’évolution de la politique étrangère des États-Unis. Enfin, les libéraux qui croient à l’expansion de la démocratie et du libre-marché comme dogmes de la diplomatie américaine restent sur leur faim : le multilatéralisme sous Bush a été mis à mal et le consensus largement prédominant entre Washington et ses alliés depuis la Seconde Guerre mondiale s’est gravement fissuré sur la question irakienne. Désormais, l’hégémonie « restreinte » ou contrainte n’existerait plus dans cette vision (nostalgique) libérale institutionnelle de la politique étrangère américaine.

Il est sans nul doute possible d’affirmer que les politiques de l’administration Bush ont largement été impériales et ce, en raison de la conjugaison toute particulière de trois facteurs : idéologique, diplomatique et militaire. Il reste à savoir si cette conjugaison persistera durant les années à venir.

  • La politique hégémonique de la présidence Bush a d’abord reposé sur un projet idéologique, celui des néo-conservateurs, qui a grandement influencé l’administration américaine dans le sens de l’« impérialisme démocratique[7] ». Cette vision, animée par plusieurs hauts fonctionnaires situés en marge des principaux décideurs, a soumis tout le processus de la formulation de la politique étrangère post-11 septembre aux objectifs visés par les néo-conservateurs – l’invasion de l’Irak figurant au premier plan. Cette influence, cependant, est déjà moins affirmée au sein de la deuxième administration Bush, ce qui laisserait penser qu’elle a surtout bénéficié d’un concours de circonstances favorables. Sans l’alliance avec les courants plus religieux et traditionnels républicains, dans les cercles de prise de décision, le projet néo-conservateur aurait probablement eu beaucoup moins de résonance[8].

  • La politique impériale américaine, durant le premier mandat de Bush, a également été stimulée par un interventionnisme assez marqué. Cette volonté s’est traduite, d’une part, par l’emploi sur le terrain des forces armées, en Afghanistan puis en Irak (mais aussi dans la reconfiguration et la modernisation des forces spéciales) et, d’autre part, par des évolutions doctrinales fondant les stratégies de « guerre préventive ». Si ces stratégies sont adaptées aux États, elles le sont moins lorsqu’il s’agit de lutter contre les acteurs terroristes déterritorialisés. Si ces stratégies correspondent mieux à l’emploi de la force aérienne, elles semblent en revanche moins appropriées dans les conflits de type contre-insurrectionnel ou de guérilla. Ainsi, la guerre « asymétrique » ou « irrégulière » représente un défi de taille pour l’intervenant impérial, comme l’a démontré l’Irak depuis l’invasion américaine. En fait, observe Jeffrey Record, « les Américains n’ont jamais été de très bons impérialistes, et la faillite coûteuse de la stratégie d’édification d’État au Vietnam laisse en héritage une profonde aversion face à l’emploi de la force pour remodeler les autres nations à leur image[9] ». Le test irakien montrera si les États-Unis ont véritablement l’appétit impérial qu’on leur attribue, et si l’Irak sera un phare ou une faillite dans l’exercice de la puissance américaine.

  • Enfin, la politique impériale de Bush a été empreinte d’unilatéralisme, de surcroît dans un système international unipolaire, qui l’a conduit à mener une diplomatie très largement « jacksonienne » – pour reprendre les termes de Walter Russel Mead[10]. La puissance américaine a fait en quatre ans la démonstration d’une arrogance peu commune – il faut remonter aux années 1965-1968, de l’escalade militaire américaine au Vietnam, pour retrouver un équivalent. Cette arrogance s’est traduite par l’accroissement des capacités militaires américaines, l’abandon de la diplomatie publique, la constitution de « coalitions volontaires » plutôt que le recours aux alliances traditionnelles, le refus, le rejet ou le non-respect de certains traités, enfin, l’imposition d’une ligne de conduite américaine faisant peu de place aux compromis avec les alliés et peu de cas des institutions internationales. Si le second mandat de Bush peut (encore) réserver des surprises, la diplomatie américaine s’infléchissant dans le sens d’une conduite plus classique et multilatéraliste, il semble peu vraisemblable qu’elle revienne de sitôt à ses habitudes de l’après-guerre froide[11].

III – Le pluralisme des approches sur l’empire américain

Dans « The Imperial Temptation[12] », le chercheur Stein Tonnesson offre une classification claire et didactique des principales positions adoptées récemment sur la question de l’empire américain. Quoiqu’il souscrive à une distinction nette entre empire et hégémonie, il analyse surtout l’usage du terme « empire » dans les ouvrages récents les plus marquants. Ainsi, les auteurs qui adoptent une définition stricte de l’empire, soit le contrôle formel ou territorial, considèrent le plus souvent que les États-Unis ne sont pas vraiment une puissance impériale et ne devraient pas le devenir du fait de son coût prohibitif et de l’incompatibilité d’une telle projection de puissance avec les valeurs fondamentales américaines. En revanche, les auteurs favorables à une définition flexible de l’empire, se rapprochant davantage de l’influence hégémonique (soit la capacité d’influencer indirectement le système international), affirment pour leur part que les États-Unis sont un empire, mais qu’ils doivent en tout temps mener des politiques en mesure de favoriser le bien-être des Américains autant que celui des autres nations et de la communauté internationale. Tonnesson résume, dans le tableau suivant, la position des auteurs sur l’empire américain[13] :

Tableau

Les courants de pensée sur l’Empire américain

Les courants de pensée sur l’Empire américain

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Il n’est pas question d’approfondir ici chacune des thèses, d’autant que les articles de ce numéro spécial examinent certaines des positions avancées. Il suffit simplement de remarquer combien les thèses sont contradictoires pour comprendre que les débats sur l’existence et les conséquences de l’empire sont nombreux. Prenons ainsi les énoncés normatifs à l’horizontale et croisons-les avec les énoncés de nature empirique qu’on retrouve à la verticale.

Premièrement, la position selon laquelle les États-Unis doivent agir tel un empire est promue par divers auteurs pour des raisons très différentes. Ferguson, Kaplan et Boot y perçoivent une continuité historique, voire une « obligation » de contrôle du système international, dans la foulée des empires formels et territoriaux qui ont précédé celui des États-Unis (ces auteurs redoutent ou regrettent même parfois le refus ou l’absence d’une politique impériale). Ignatieff et Ikenberry, pour leur part, développent la même idée de responsabilité impériale mais pour des motifs associés plus étroitement à l’hégémonie : régulation indirecte par le recours aux institutions internationales, assistance et prise en main d’États déliquescents, ralliement des autres nations par des méthodes de persuasion et non de coercition. Tandis que Ferguson, Kaplan et Boot se réfèrent aux obligations de l’empire américain dans la tradition de la théorie réaliste, Ignatieff et Ikenberry se situent dans le courant de pensée néo-libéral qui vante les mérites de l’hégémonie (démocratique, économique et institutionnelle) américaine.

Deuxièmement, si les États-Unis peuvent être décrits comme un empire, il est en revanche moins évident que les auteurs s’entendent sur sa pérennité. Alors que Lundestad, à l’instar de Gaddis et de Ikenberry, estime que les États-Unis sont un empire par défaut ou « sur invitation » – en raison de leur histoire particulière avec l’Europe et du tissu des alliances qu’ils ont forgé avec celle-ci – Todd, au contraire, est convaincu que cet empire s’essouffle déjà et est condamné à expirer. La domination impériale américaine ne peut pas être maintenue car elle ne disposera pas de suffisamment de ressources (économiques et militaires) et ne pourra plus, pour longtemps encore, exporter son modèle (culturel et démocratique) sans susciter des résistances de plus en plus vives. Ainsi, selon Todd, il n’y aura plus d’empire américain en 2050. Son analyse est au fond assez proche de celle des réalistes qui étudient le phénomène de la puissance, alors que celle de Lundestad est conforme à la théorie néo-libérale du maintien de l’hégémonie des États-Unis.

Troisièmement, la position selon laquelle l’empire américain doit être dénoncé provoque le même contraste que l’on retrouve dans la catégorie précédente. Michael Mann décrit cet empire comme « informel » ou « indirect » mais incapable de maintenir longtemps sa prédominance sur les seules fondations de la puissance militaire alors que ses assises économiques sont fragiles. D’où l’incohérence irréversible de l’empire américain exacerbée en outre par les politiques impériales de l’administration Bush. Les États-Unis n’ont ainsi guère le choix, à son avis, que d’abandonner toute prétention impériale. Hardt et Negri offrent une interprétation post-moderne originale et différente de la signification de l’empire américain. Celui-ci s’est globalisé et « désaméricanisé » : le monde et les réseaux d’influence sont dominés par les États-Unis sans qu’il leur soit nécessaire de maîtriser des territoires ou de contrôler des États. Les politiques impériales américaines sont assimilées par les pays, les réseaux et les institutions à tel point que les pratiques et le discours de l’empire sont désormais transnationaux. Pour cette raison, comme d’autres auteurs, ils jugent cet empire tout à fait pérenne.

Quatrièmement, les auteurs qui pensent que les États-Unis ne doivent pas être un empire ne s’entendent pas non plus sur ce que sont véritablement les États-Unis aujourd’hui. Bacevich se situe dans la tradition de quelques grands historiens américains, estimant que les Américains n’ont pas vocation à mener une politique impériale qui va à l’encontre des idéaux et des valeurs américaines. Il dénonce les excès des politiques de l’administration Bush qui cherche à exploiter et à étendre l’empire américain. Huntington estime également que les États-Unis devraient renoncer à être un empire et plutôt préserver leur identité culturelle qu’il juge menacée. Il perçoit dans l’immigration hispanique une menace pour le cosmopolitisme de la société américaine, et met en garde son pays contre toute tentative de remodeler le reste du monde à l’image des États-Unis – au risque que ces derniers perdent alors leur propre identité. Johnson, à l’instar de Todd, conclut à l’impossibilité pour Washington de maintenir sa politique impériale, et ce pour quatre raisons : la multiplication des interventions militaires et des guerres, l’érosion des libertés aux États-Unis, les mensonges de la classe politique, et la banqueroute économique – des évolutions qui finiront par miner la légitimité et les capacités de l’empire. Johnson prédit comme Todd une « fin tragique » au destin américain. Comme Mann, il ne croit pas que cette éventualité soit réversible. Enfin, Nye, Brzezinski, Kagan (dans une moindre mesure) et Ikenberry (plus récemment) demeurent plus optimistes et ne cèdent pas facilement à la mode impériale. Pour eux, les États-Unis ne sont pas et ne devraient jamais être un empire. Une analyse complexe et nuancée des éléments constitutifs associés à la notion d’empire démontre que l’Amérique, au mieux, est capable sur certains plans et en certaines circonstances de politiques hégémoniques. La politique étrangère américaine n’est pas prévisible et peut subir des revers si importants que tout raisonnement impliquant qu’elle obéit à une « obligation » impériale ne résiste pas à l’analyse des faits. À l’inverse, les succès de cette politique étrangère peuvent justement être attribués au fait qu’elle ne suit pas et n’applique pas la logique de l’empire. À l’extrême, pour ces auteurs, c’est l’exceptionnalisme et non l’hégémonie qui expliquerait de tels succès.

La diversité de points de vue sur l’empire américain montre qu’il est difficile d’expliquer par cette seule notion la position des États-Unis dans le monde ou encore l’évolution de leur politique étrangère. Comment expliquer le choix d’une politique hégémonique ? Pourquoi les États-Unis sont-ils attirés par la « tentation » ou la « responsabilité » impériale ? Est-il possible d’offrir une explication rationnelle de l’action américaine dans le monde en recourant aux seules notions d’empire et d’hégémonie ? L’exercice de la puissance peut-il être expliqué selon une grille d’analyse aussi objective que prévisible, quelle que soit l’approche (réaliste, libérale ou critique) utilisée ? Il est permis d’en douter.

IV – Hégémonie américaine et prise de décision

Nombre de chercheurs en analyse de la politique étrangère américaine croient qu’il est erroné et inutile de proposer des explications utilitaristes et simplistes sur la conduite de cette politique[14]. La puissance des États-Unis et son déploiement dans le monde sont, avant tout, l’oeuvre de perceptions et de réalités politiques et bureaucratiques – construites certes mais en évolution constante[15]. Il est, pour cette raison, difficile, voire impossible d’analyser rationnellement la signification même de la politique étrangère américaine. D’où les contradictions entre une politique qui selon le moment promeut tour à tour la « tentation impériale » et le « refus de l’empire ». En ce sens, les analyses de la prise de décision sur la formulation de la politique étrangère américaine soulignent généralement deux tendances assez marquées[16] :

  • Il est impossible de prédire le cours de la politique étrangère des États-Unis. Il est tout aussi difficile d’évaluer objectivement la nature de la puissance américaine. Trop de facteurs doivent être pris en compte : la personnalité et le style de gestion de la présidence, l’idéologie et les perceptions des décideurs et des conseillers qui entourent le chef de la Maison-Blanche, les ressources organisationnelles et les manoeuvres bureaucratiques, les relations entre l’Exécutif et le Législatif, l’influence des médias et surtout l’imprévisibilité des événements internationaux et nationaux qui peuvent altérer très rapidement les objectifs et les moyens d’une politique étrangère – comme ce fut le cas après le 11 septembre 2001[17].

  • L’analyse de la politique étrangère américaine passe donc par une observation minutieuse des acteurs, des processus, des institutions et de la prise de décision – des dimensions peu incluses ou analysées par les théoriciens des relations internationales. Encore que les contributions plus récentes établissent des passerelles avec l’analyse décisionnelle, comme cela est le cas des approches constructivistes et critiques qui cherchent à étudier et comprendre la signification des idées et le poids des discours sur l’élaboration de la politique étrangère.

L’empire des États-Unis ou l’hégémonie américaine seraient ainsi davantage le produit de la prise de décision que le résultat de données objectives ou d’évolutions historiques, quoiqu’il faille reconnaître de toute évidence que ces dernières constituent des mises en contexte nécessaires à toute analyse du rôle des États-Unis dans le monde. Que ceux-ci possèdent ou non un empire, que l’hégémonie se manifeste sous ses côtés plus traditionnels ou nouveaux, que les desseins d’une politique impériale soient volontaires ou fortuits, le résultat est là : chacun des choix de politique étrangère américaine est le fruit de nombreuses influences qui finissent par se rencontrer – et à être confrontées – dans le cercle restreint des décideurs et des conseillers de la Maison-Blanche, car c’est là que se prennent les décisions. Où va l’empire américain ? Nul ne le sait car l’évolution dépend de ces choix effectués d’abord et avant tout par le pouvoir politique américain, au confluent des différents courants de pensée qui traversent la société américaine. Dans cette mesure, il n’est nullement surprenant qu’on puisse annoncer tantôt le déclin tantôt la résurgence de cet empire. Il est également assez frappant d’observer les excès doctrinaux et parfois résolument incompatibles : sous Clinton, une diplomatie en faveur de « l’élargissement démocratique » par les voies du multilatéralisme, sous Bush, un « impérialisme démocratique » s’appuyant sur une approche unilatéraliste et militaire. Seules les particularités et la complexité des institutions, des fondements et des acteurs de la politique étrangère des États-Unis peuvent ainsi rendre compte des contradictions perpétuelles de l’empire américain. En somme, il ne peut y avoir d’explication rationnelle, simple et objective des motifs pour lesquels et des moyens par lesquels l’hégémon agit. Les auteurs et les chercheurs examinent alors ces motifs et moyens pour déceler les récurrences et les tournants de la diplomatie américaine.

V – La contribution de ce numéro spécial

Les auteurs se sont efforcés de présenter, dans ce numéro spécial, certaines des dimensions de l’empire américain, à commencer par une analyse de ce qu’il représente, et les raisons autant que les conséquences des politiques impériales de l’administration Bush. Ainsi, tour à tour, Michael Mann, David Grondin, Frédérick Gagnon et Pascal Venesson font le point sur la redéfinition, les perceptions et le redéploiement de l’empire américain.

Michael Mann, professeur à l’Université de Californie à Los Angeles, pose la question de la signification du terme « empire » pour décrire la puissance américaine. Il conclut à l’existence d’un empire informel, en grande difficulté en raison des politiques impériales de l’administration Bush – notamment en Irak. Rejetant toute idée d’un empire devant accroître ses responsabilités (comme le proposent Ferguson ou Ignatieff), Mann prône le retour à une hégémonie plus éclairée et conciliante, en attendant la constitution d’un système international plus équitable.

David Grondin, chercheur invité à l’Université de Pennsylvanie et doctorant à l’Université du Québec à Montréal, analyse le discours de l’empire associé à la pensée néoconservatrice qui a tant influencé les perceptions par l’équipe Bush du rôle des États-Unis dans le monde après le 11 septembre 2001. Utilisant une approche critique et postmoderne de l’analyse des discours, David Grondin montre combien l’empire américain est un reflet de son histoire et aspire au maintien d’une domination globale. L’auteur veut convaincre de la durabilité du discours et des pratiques de l’empire. Au-delà des continuités, il évoque aussi des revers inquiétants pour la démocratie américaine dans son acceptation du discours néoconservateur.

Sur un autre registre, Frédérick Gagnon, doctorant à l’Université du Québec à Montréal, s’inquiète également de la convergence des institutions politiques tandis que le Congrès fait sienne la politique de sécurité nationale de Bush. Comment expliquer ce conformisme ? Le chercheur innove en proposant une hypothèse qui s’articule autour de trois niveaux d’analyse (individuel, institutionnel et international). Son argumentaire démontre que la cohérence et l’efficacité attribuées à l’empire sont tributaires des tournants et des humeurs de l’équilibre constitutionnel et politique américain. Il se garde de conclure que le contexte qui prévaut depuis 2001 restera le même pendant les années à venir. En ce sens, le conformisme peut faire de nouveau place à la concurrence.

Enfin, Pascal Vennesson, de l’Institut universitaire européen de Florence, compare les doctrines américaine et européenne dans l’emploi de la force armée et en explique les divergences notables en recourant à une grille d’analyse constructiviste qui met l’accent sur les cultures organisationnelles des armées. Venesson conclut à l’opposition assez nette de « deux arts de la guerre » qui orientent les préférences stratégiques de l’Amérique et de l’Europe en des directions différentes.

Les co-directeurs de ce numéro spécial tiennent à remercier le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour son appui aux travaux des chercheurs de cette publication, de même que l’Observatoire sur les États-Unis de l’Université du Québec à Montréal, coordonné par la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques, pour son soutien et son aide.